Les limites de la rationalité et la nature sociale des comportements économiques

 

Nous nous sommes quittés sur un inventaire des questions restant à explorer, et la première d’entre elles, me semble-t-il, peut se résumer ainsi : sommes-nous vraiment ces individus rationnels et égoïstes qui semblent nécessaires au fonctionnement idéal d’une économie de marché ? Je souhaiterais déjà savoir ce que les économistes entendent précisément par « rationnel ».
Pour l’économie mathématique, la rationalité est une hypothèse forgée à la fin du XIXe siècle, au moment où les « néoclassiques » engagent l’élaboration d’une science des choix individuels. Pour éviter tout malentendu, il faut comprendre que cette science ne prétend pas décrire les comportements humains réels ; au contraire, elle imagine un être fictif – un homo œconomicus – qui remplit les conditions nécessaires à l’élaboration d’une théorie mathématique de l’équilibre économique. Cela conduit alors les économistes à postuler une forme particulièrement forte de rationalité économique : l’individu est censé connaître tous les choix possibles, il peut classer ces possibilités dans un ordre de préférences cohérent, et, enfin, il prend toujours la meilleure décision, celle qui maximise sa satisfaction. En termes pratiques, l’individu rationnel est celui qui, à tout moment, ne laisse jamais passer une occasion d’améliorer son plaisir ou de minimiser sa peine.

 

Cette conception de la rationalité implique-t-elle un comportement strictement égoïste ?
Non, pas nécessairement. La rationalité, au sens économique, désigne une simple technique de décision consistant à choisir les moyens les plus adaptés à une fin quelconque : accroître ses profits, servir son pays, rendre service à ses voisins… ou les assassiner. Que l’individu agisse dans son intérêt propre ou dans l’intérêt général, il s’efforce d’atteindre son but en tirant le meilleur parti des ressources disponibles.

Ainsi, l’économie mathématique prétend n’être qu’une science de l’efficacité, une science du choix entre des moyens alternatifs qui ne se prononce à aucun moment sur les fins de l’action humaine. Elle adopte l’adage latin : de gustibus non est disputandum – les goûts, cela ne se discute pas ! Autrement dit : la morale, les valeurs, les préférences, les désirs qui guident l’action sont propres à chaque individu et rigoureusement indiscutables ; ils sont donc considérés comme des données fixes dans le modèle économique standard. La science économique se présente comme moralement neutre ; elle est présumée compatible avec toutes les finalités humaines, dont elle délègue toute discussion aux philosophes et aux psychologues. Cette méthode de raisonnement amoral est censée garantir la scientificité et l’universalité du discours économique : celui-ci est vierge de tout jugement de valeur et il ne décrit que des solutions efficaces à des problèmes mécaniques d’ajustement entre des moyens et des fins. C’est là, en tout cas, ce que l’on apprend dans la plupart des manuels d’économie.

 

Mais ce n’est pas la réalité ? Vous semblez insinuer que cette science n’est pas aussi neutre moralement qu’elle le prétend.
En effet, cette science ne se contente pas de postuler une rationalité instrumentale des agents économiques ; elle n’est pas toujours compatible avec n’importe quelle finalité de l’action humaine, et, le plus souvent, elle repose sur le postulat de l’action égoïste. Ainsi, l’homo œconomicus fait toujours passer son intérêt propre avant celui d’autrui, et s’il lui arrive d’agir pour le bien d’autrui, c’est nécessairement en vue d’un intérêt personnel bien compris ; l’acte réellement désintéressé n’existe pas. Dans la théorie économique, un patron est supposé se soucier exclusivement de son propre profit ; un salarié n’accepte de travailler plus que pour gagner davantage d’argent ; un pollueur ne consent à polluer moins que s’il doit payer une taxe… Bref : les gens sont censés se comporter comme des machines à calculer leur avantage personnel, sans se soucier d’autrui ou de la société.

 

Pourquoi ce postulat de l’égoïsme est-il nécessaire à la construction de la science économique ?
D’abord, parce que la séparation stricte entre les fins de l’action (jugements de valeur) et ses moyens (choix techniques) – entre le juste et l’efficace – est une séparation artificielle et impossible. En effet, la façon dont nous concevons les fins transforme la panoplie, le mode d’emploi et l’efficacité des moyens que nous mobilisons. Si un patron adopte la morale d’Emmanuel Kant plutôt qu’une morale utilitariste, il renoncera à utiliser des êtres humains comme un moyen d’atteindre ses propres objectifs ; cela affectera nécessairement sa manière de gérer l’entreprise ! De même, les méthodes de management varieront selon que les dirigeants visent en priorité la gloire, le pouvoir, le profit monétaire, la reconnaissance de leur communauté, la croissance de l’entreprise, le bien-être de leurs salariés, leur propre plaisir d’entreprendre, etc. Par ailleurs, selon l’idée que les salariés se font de la justice, une même grille de salaires peut améliorer ou détériorer la productivité du travail. Bref, les moyens ne sont pas strictement indépendants des fins !

Or un modèle mathématique simple ne peut pas rendre compte d’une telle interaction entre les objectifs et les instruments. Pour pouvoir concentrer l’analyse sur l’efficacité des moyens, il faut supposer une fin invariable et commune à tous les acteurs. Alors l’économie mathématique a retenu l’hypothèse la plus plausible pour expliquer les comportements économiques : l’appât du gain pour les producteurs et les marchands, la quête du plaisir personnel pour les consommateurs.

Et encore cela ne suffit-il pas à dessiner complètement l’homo œconomicus. Il faut en outre supposer un individu asocial, indifférent à autrui et strictement indépendant d’autrui. Sans ce postulat supplémentaire, il est impossible de construire un modèle élémentaire du marché, avec une offre et une demande variant en fonction du prix et dont la confrontation détermine un prix d’équilibre.

 

Pardon, mais je ne vois pas le rapport entre la nature asociale des acteurs et la fixation du prix d’équilibre sur un marché.
Je vous l’explique. Supposez un processus d’échange dans lequel les acheteurs et les vendeurs se soucient d’autrui, se préoccupent du bien-être des autres, de leurs opinions, de leurs goûts, de leurs décisions, de leur estime, de leur regard… Alors les préférences et les choix des uns varient en permanence en fonction de ce que font, disent ou pensent les autres. Mais, dans ces conditions, il est impossible de penser le marché comme la simple rencontre d’une offre et d’une demande qui ne dépendraient elles-mêmes que du prix de vente, du revenu des acheteurs et des coûts de production des vendeurs.

De plus, si les offres et les demandes des uns s’ajustent continuellement en fonction de celles des autres, l’idée même d’équilibre d’un marché n’a plus aucun sens. Par conséquent, si la théorie économique veut sauver la loi de l’offre et de la demande, si elle entend démontrer que de simples variations de prix maintiennent tous les marchés en équilibre, alors cette théorie doit poser l’hypothèse d’une indépendance radicale entre les individus ; on doit imaginer des agents économiques qui n’éprouvent ni envie, ni jalousie, ni empathie, ni compassion, ni désir de reconnaissance, des êtres qui ne s’intéressent qu’à eux seuls et sont indifférents au bien-être ou au jugement d’autrui. L’homo œconomicus est une simple machine à calculer, parfaitement isolée, et qui réagit mécaniquement à des mouvements de prix : il n’a pas de relations humaines à proprement parler ; il est seulement connecté aux autres sur des réseaux de communication dénommés « marchés ».

Bref, l’homo œconomicus n’est pas un être social de chair et d’os : c’est un concept, un paquet de postulats nécessaire au fonctionnement théorique d’une économie de marché idéale.

 

Et plus d’un siècle après la conception de ce modèle, la science économique n’a toujours pas révisé sa conception de l’homme ?
En fait, dès l’origine, les concepteurs de ce modèle avaient une autre conception de l’homme. Pour Walras, l’inventeur du modèle d’équilibre général, une analyse économique complète doit être successivement pure, appliquée et sociale. L’« économie pure » est la science mathématique des relations entre les choses ; elle décrit un fonctionnement théorique des marchés en faisant abstraction de toute la complexité des véritables relations sociales et de tout jugement de valeur. Dans un second temps, l’économiste prend en compte la réalité sociale, les relations concrètes entre les humains et les choses ; il construit alors une « économie appliquée » et conçoit tous les aménagements nécessaires pour faire le pont entre la théorie pure et la pratique. Enfin, l’économiste intègre les jugements de valeur indispensables pour régler les relations entre les êtres humains ; il construit l’« économie morale », qui cherche à définir la juste répartition des richesses et le juste équilibre entre la liberté individuelle et l’intérêt collectif.

Pour Walras, et pour la plupart des premiers néoclassiques, il va de soi que l’homo œconomicus n’est rien d’autre qu’un outil abstrait utile à la seule économie pure (mathématique) ; c’est une fiction nécessaire à la description d’un marché parfait. L’économie appliquée doit ensuite déterminer les cas où cette fiction constitue un outil utile pour comprendre la réalité, et les cas où elle doit être amendée ou abandonnée. Jusqu’aux années 1970, si l’on met à part l’école monétariste, l’essentiel du travail des économistes (y compris des néoclassiques) a consisté à déconstruire les hypothèses excessivement abstraites du modèle initial pour rapprocher la théorie du monde réel.

 

Alors, comment cet effort de réalisme s’est-il traduit en ce qui concerne la conception du fameux homo œconomicus ?
Eh bien, dès les années 1950, Herbert Simon1 a montré l’impossibilité de postuler une « rationalité forte », une rationalité telle que les individus atteignent toujours le maximum d’utilité. Compte tenu de leur capacité limitée à calculer et à traiter une information par ailleurs coûteuse et imparfaite, les individus peuvent au mieux chercher un niveau satisfaisant d’utilité, mais certainement pas atteindre le maximum. Simon définit ainsi une « rationalité limitée », avant de préférer l’expression de « rationalité procédurale », car c’est la méthode de décision qui est rationnelle, et non pas le résultat. Autrement dit, l’individu rationnel n’est plus celui qui fait le meilleur choix à tous les coups, mais celui qui, compte tenu des moyens limités qui sont les siens, s’efforce de raisonner pour faire de son mieux ! Autant dire qu’il risque de se tromper assez souvent. La rationalité ne nous met pas à l’abri de décisions économiques erronées, tout simplement parce qu’en situation d’information imparfaite, inexistante ou très coûteuse, les individus sont contraints de faire avec les moyens limités dont ils disposent et d’assumer le risque de l’erreur.

 

En fait, l’erreur est rationnelle ?
Absolument ! En effet, pour la plupart des décisions de la vie courante – économiques ou pas –, il serait irrationnel de sacrifier du temps et des ressources à la collecte des informations nécessaires pour se mettre à l’abri de toute erreur de calcul. C’est pourquoi, au lieu de calculer vraiment les coûts et avantages associés à une décision, nous suivons notre intuition, nous imitons les autres, nous procédons comme à notre habitude, nous nous fions à une convention… Les erreurs qui s’ensuivent résultent des limites rationnelles que nous imposons à notre recherche d’information. C’est la répétition systématique de la même erreur – et non pas l’erreur en elle-même – qui est irrationnelle.

 

Mais, justement, peut-on exclure de l’analyse ce genre d’erreurs systématiques ? Peut-on faire comme si nos erreurs étaient uniquement imputables à un défaut d’information ?
Non, on ne le peut pas. L’homo sapiens n’est pas sujet qu’aux seules erreurs rationnelles. Il est aussi coutumier des erreurs irrationnelles, celles qu’il pourrait éviter par un raisonnement relativement simple et qui tombe sous le sens aux yeux d’un observateur indépendant.

À partir de la fin des années 1970, avec l’essor de la psychologie économique expérimentale, cette irrationalité est devenue une réalité comportementale observée en laboratoire et mesurée par des enquêtes. Une série de travaux2 démontrent que les décisions économiques sont souvent irrationnelles et déterminées par nos émotions. L’euphorie du gain, la peur de perdre, l’aversion pour le risque, l’illusion monétaire, certaines pulsions mimétiques, notamment, peuvent mener à des décisions contraires à celles qui résulteraient d’un calcul élémentaire. Ces résultats sont largement confortés par les progrès récents de la neurobiologie et de la neuro-imagerie, qui mettent en évidence les zones et les processus chimiques activés dans notre cerveau dans diverses situations de décision. À partir des années 2000, l’application de cette piste de recherche dans le domaine des choix économiques donne naissance à la « neuro-économie », qui poursuit la démolition de l’homo œconomicus en scrutant le cerveau des traders survoltés et celui des consommateurs manipulés par la publicité.

Par ailleurs, la critique scientifique d’une conception économique de l’humain ne se borne pas à l’inventaire de nos erreurs de calcul. Les progrès accomplis par les sciences de l’homme nous forcent aujourd’hui à repenser entièrement le fondement anthropologique de la science économique3.

 

C’est-à-dire ? Qu’entendez-vous précisément par « fondement anthropologique » ?
Il s’agit de ce dont nous discutons depuis le début de cet entretien : les hypothèses concernant le fonctionnement des êtres humains, et sur lesquelles repose tout discours économique, sociologique ou politique. Toute proposition concernant la société s’appuie en effet sur une théorie (logos en grec) de l’être humain (anthropos), mais cette anthropologie reste le plus souvent implicite, inexprimée ou inconsciente.

Prenez par exemple le discours suivant : « Si l’on plafonne le salaire des patrons, les meilleurs dirigeants d’entreprises fuiront vers l’étranger. » Pouvez-vous me décrire la théorie de l’homme qui autorise à soutenir cet argument ?

 

Eh bien, cette affirmation suppose que les patrons ne s’intéressent qu’à l’argent, se fichent complètement des gens avec qui ils travaillent, et sont tout autant indifférents au pays dans lequel ils mènent leurs activités.
En effet : si les individus étaient des robots programmés pour maximiser un profit monétaire, tous les patrons pénalisés par un plafonnement des salaires partiraient à l’étranger. Dans la vie réelle en revanche, peu d’entrepreneurs sont disposés à bouleverser leur existence, celle de leurs proches et celle de leurs salariés, uniquement pour gagner davantage d’argent. Pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pas des robots justement, mais des êtres sociaux attachés à des gens et à des lieux, qui sont nés et ont grandi quelque part, qui sont habités par des croyances collectives, soucieux de reconnaissance sociale, attachés à l’œuvre qu’ils accomplissent, au sens de leur action… bref : des êtres humains, tout simplement.

 

Certes, mais il n’y a pas que des gentils ! Il existe aussi des patrons qui n’hésitent pas à s’exiler pour des raisons fiscales, des marchands qui vendent de l’alimentation toxique, ou encore des employeurs qui harcèlent certains salariés pour les pousser à la démission, au risque de les pousser plutôt au suicide.
En effet. Mais cela prouve quoi ? Seulement que tout et son contraire coexistent dans les pulsions qui animent l’action humaine. Nous sommes tout à la fois extrêmement doués pour la coopération solidaire et pour la compétition fratricide, pour le dévouement désintéressé et pour la cupidité sans frein, pour la compassion et pour la cruauté. Cette ambivalence radicale est l’effet d’une longue évolution biologique qui, au sein de la famille des hominidés (les « grands singes » si vous préférez), a fait émerger le genre humain, genre dont l’homme moderne – homo sapiens – constitue le dernier représentant, apparu voici environ 200 000 ans.

Au fil de cette évolution, les humains ont perdu la force physique de leurs antiques cousins – perdu les griffes et les crocs –, et ils ont alors compensé leur relative faiblesse par une hypercapacité à la communication et à l’interaction sociale4. Paradoxalement, cette faculté remarquable de parler, de travailler ensemble, de partager émotions et idées n’a pas éliminé la rivalité prédatrice entre les êtres humains ; elle en a, au contraire, permis la continuation5.

En effet, la survie d’une espèce si douée pour nouer des liens, et si peu armée physiquement pour tuer, n’a pas nécessité la mise en place d’un instinct de non-violence entre congénères. Durant des millions d’années, la violence potentielle entre humains s’est trouvée efficacement contenue par l’attachement naturel au sein de petits groupes de chasseurs-cueilleurs dont la vie reposait entièrement sur leur coopération efficace. Dans l’ultime phase de cette évolution, l’homo sapiens a régulé la violence par des institutions sociales de plus en plus sophistiquées : tabous, croyances et pratiques religieuses, rites sociaux, coutumes, lois, etc. En un mot, la culture a pris le pas sur la nature dans l’évolution humaine. Les groupes d’humains ont tellement bien réussi à contenir la rivalité prédatrice par leurs pratiques sociales, que leur évolution biologique n’a pas eu besoin d’installer un frein inné à l’agression physique, à l’attaque mortelle entre les individus.

À partir de ces constats, nous pouvons tirer une première conclusion : nous ne sommes ni bons, ni méchants, ni égoïstes, ni altruistes par nature ; nous pouvons être tout cela, séparément ou à la fois, et l’équilibre entre ces diverses dispositions dépend principalement du cadre familial, culturel et institutionnel dans lequel nous sommes élevés et éduqués, puis du cadre social dans lequel nous développons nos activités tout au long de notre vie.

 

Autrement dit, il n’y a pas de « nature » humaine, du moins en matière de comportements économiques et sociaux ?
Ces comportements ne sont en effet pas codés génétiquement. Il n’y a pas un gène de la délinquance, un gène de l’abnégation, un gène de la cupidité, etc. En revanche, il existe une chimie cérébrale de l’attachement qui, dès notre relation première avec notre mère, puis dans toutes nos relations intimes, nous incite à alterner l’étreinte sécurisante et le détachement libérateur6. Mais cela ne prédispose à aucun comportement social spécifique. Cela nourrit au contraire une ambivalence fondamentale.

L’être humain fonctionne sur un moteur à deux temps : le désir d’être avec autrui et le désir d’être soi-même7. Quand le moteur est bien huilé, quand la sécurité de l’attachement encourage à quitter sa base pour explorer le monde, quand l’exploration solitaire réveille le désir de l’étreinte, alors les deux aspirations entrent en synergie positive : les liens sont d’autant plus forts qu’ils libèrent l’individu au lieu de l’étouffer ; et les liens libèrent d’autant plus l’individu qu’ils sont forts et sécurisants. L’individu est alors tour à tour, ou en même temps, égoïste et altruiste, grégaire et solitaire, conformiste et rebelle, indépendant et dépendant, etc. L’histoire singulière de chacun peut aussi déformer ou gripper le moteur, faire que le désir d’« être soi » et le désir d’« être avec » se bloquent au lieu de s’entraîner l’un l’autre, engendrer une hypertrophie de l’un et une atrophie de l’autre. Les comportements tendent alors à se fixer sur l’une ou l’autre tendance.

 

Il existe donc bien un mode de fonctionnement inscrit dans la nature des êtres humains, même si les comportements précis qui en résultent ne sont pas prédéterminés.
Si cela peut aider à fixer les idées, on pourrait dire que la nature de l’être humain fait de lui un être social, c’est-à-dire un être construit par son interaction singulière avec la société dans laquelle il grandit, et non pas prédéterminé par sa constitution biologique. L’idée d’une nature sociale de l’être humain est confortée par ce que nous savons du fonctionnement de notre cerveau. En effet, les connexions neuronales nécessaires à la mise en place de la marche, du langage, de nos manières d’être et de penser se développent, pour l’essentiel, après la naissance. Or ce processus est conditionné par la communication et par l’interaction avec les êtres qui accompagnent notre enfance. Nous avons en quelque sorte un « cerveau social ». Nous ne naissons pas avec une personnalité ; celle-ci se construit au fil d’une histoire singulière : celle de nos relations avec les autres, c’est-à-dire avec leurs propres manières d’être et de penser.

Pour le sujet qui nous occupe, l’essentiel à retenir est ceci : nos comportements économiques, comme toutes nos autres manières d’être au monde, dépendent justement du monde dans lequel nous vivons, de notre éducation, de la culture ou des cultures propres à notre société, des conventions sociales, du cadre institutionnel organisant la production et les échanges, etc.

 

Mais, en quoi une conclusion aussi générale peut-elle affecter la manière de penser l’économie ?
Le fait de prendre vraiment en compte la nature sociale et culturelle de l’être humain oblige à restaurer pleinement l’économie morale, l’économie politique et l’économie historique et institutionnelle aux côtés de l’économie mécanique et mathématique.

En effet, nos comportements économiques ne suivent aucune loi biologique universelle ; ils sont construits par l’interaction des individus avec leur milieu social, culturel et institutionnel. Les systèmes économiques sont donc eux-mêmes des constructions sociales et politiques situées et datées. Par conséquent, le fonctionnement de notre économie est en partie façonné par l’action politique. Et, puisque cette dernière ne peut être fondée sur de quelconques « lois naturelles », elle est inspirée par des jugements moraux sur les finalités de la société et de la vie humaine, en même temps qu’elle reflète des rapports de force entre des intérêts particuliers.

 

Mais quelle place reste-t-il alors pour l’économie pure, pour la théorie du calcul économique rationnel et la science des marchés, bref pour ce qui semble constituer l’essentiel de la science économique contemporaine ?
Il lui reste une place non négligeable, en réalité. Comme je vous l’ai déjà expliqué, la théorie simple des marchés s’écroule dès l’instant où l’on abandonne la fiction de l’homo œconomicus qui offre et demande des biens en maximisant son profit personnel. Mais il se trouve que nous vivons dans des sociétés marchandes et que, de ce fait, une large part de nos opérations économiques nous met en relation avec des choses, autant ou davantage qu’avec des gens. Or, dans ce type de situation, la théorie économique simple donne d’assez bons résultats.

Ainsi, lorsque vous faites vos courses au supermarché, lorsqu’un patron négocie les prix avec ses fournisseurs, lorsqu’une banque accorde un crédit, lorsque des pêcheurs vendent leur poisson à la criée, bref, dans tous les actes de la vie économique ordinaire, il n’est pas déraisonnable de supposer que chacun défend son intérêt propre et cherche à obtenir le plus de biens ou d’argent en consentant le moins de sacrifices possible. Il serait rigoureusement faux de prétendre que nous ne faisons alors que cela, car en toute situation nous restons des êtres sociaux bien plus complexes qu’une simple machine à calculer. Mais, pour l’économiste, il demeure raisonnable de faire « comme si » notre comportement se résumait à celui d’un homo œconomicus, tant que cela permet de prédire correctement comment fonctionne un marché ou quels seront les effets d’une hausse de la TVA, d’une dévaluation, d’un choc pétrolier, etc. L’essentiel des conclusions qui ressortent de nos longues discussions sur les politiques économiques ne nécessite pas de recourir à un modèle beaucoup plus sophistiqué que celui de l’homo œconomicus.

 

Mais alors, si tel est le cas, à quoi bon affiner la compréhension de l’homme social réel ? Pourquoi compliquer les choses, si une théorie plus simple est tout aussi efficace pour comprendre l’économie ?
Parce que cette théorie ne nous éclaire que sur un système particulier.

Le modèle de l’homo œconomicus est relativement performant parce que nos actes économiques s’inscrivent dans un cadre institutionnel (une société de marché capitaliste) qui tend à dépersonnaliser les relations et qui incite les individus à se comporter en compétiteurs calculateurs et égoïstes. Dans un univers de guerre économique où une entreprise ne survit pas si elle ne maximise pas son profit, il n’est guère étonnant que l’entrepreneur soit obsédé par la rentabilité. Deux soldats ennemis s’entre-tuent, non pas parce qu’ils sont des tueurs, mais parce qu’ils sont en guerre, parce que la société les a placés dans une situation où, pour chacun, tuer l’autre est la condition de sa propre survie.

L’économie mathématique fondée sur le comportement de l’homo œconomicus nous explique assez bien le fonctionnement de l’économie, mais cela dans le seul cadre d’un système où tout pousse les individus à se comporter comme tel.

 

Ce n’est déjà pas si mal, puisque, ainsi, elle nous aide à comprendre le système dans lequel nous vivons.
Certes, expliquer les choses telles qu’elles sont est toujours utile. Mais c’est aussi très insuffisant lorsque les choses en question ne sont pas des phénomènes naturels, mais des faits sociaux qui pourraient être tout autres que ce qu’ils sont. Une théorie qui se contente d’être la science du capitalisme tel qu’il est ne nous apprend rien sur les questions essentielles : notre système économique est-il le bon système ? D’où vient-il, ou va-t-il, faut-il et peut-on le transformer ?

Se contenter d’une science de l’existant revient à naturaliser un cadre social particulier, à prendre les mécanismes de la compétition propres au régime capitaliste pour des lois naturelles et universelles de l’économie. Or l’histoire, la paléoanthropologie, l’archéologie, l’ethnologie, la sociologie nous apprennent que les relations sociales typiques de notre société marchande n’ont rien de naturel ni d’universel.

L’histoire de l’humanité est tout, sauf l’histoire de la compétition pour les biens et l’accumulation d’argent.

La rivalité potentielle entre des êtres sociaux prend au moins deux formes : la rivalité acquisitive (pour la possession des biens et des partenaires sexuels) et la rivalité pour l’honneur (pour l’admiration et la reconnaissance sociale). Or il se trouve que, de ces deux modalités de la compétition, la seconde a prévalu sur la première durant la quasi-totalité de notre histoire.

Au Paléolithique (entre 3 millions d’années et 12 000 ans avant notre ère), l’espèce humaine s’est en effet constituée au sein de petits groupes de chasseurs-cueilleurs nomades qui partageaient leur nourriture et ne possédaient quasiment aucun bien. Par la suite, la sédentarisation et l’essor de l’agriculture vont certes entraîner le développement des échanges puis celui de la propriété. Mais, dans toutes les sociétés agraires traditionnelles – et ce, quasiment jusqu’aux révolutions industrielles du XIXe siècle –, la production, la distribution et l’échange des biens ont été principalement organisés par des institutions et des rites sociaux fondés sur la solidarité communautaire, la réciprocité générale, la triple obligation sociale de donner, de recevoir et de rendre8. Durant toute cette époque précapitaliste, l’usage de la monnaie est resté limité, le plus souvent réservé au commerce lointain avec les étrangers.

 

J’ajouterais que de nos jours, en pleine société de consommation marchande, l’essentiel de nos relations humaines échappe encore à la logique de l’échange marchand.
C’est précisément sur cette observation de bon sens que Marcel Mauss concluait son Essai sur le don : l’étude des sociétés anciennes, tout comme celle des rares tribus qui ont poursuivi leur histoire hors de la société moderne, présente plus qu’un intérêt historique ; elle nous renseigne sur une forme quasi universelle des relations humaines.

Entre amis, entre collègues d’atelier ou de bureau, entre parents, entre voisins, ce n’est pas de l’argent qui circule ; ce sont plutôt des dons (matériels ou symboliques) et des contre-dons qui entretiennent une sorte de dette perpétuelle des uns envers les autres, qui nourrissent et consolident la relation. Toujours et partout, les êtres sociaux font ce qu’ils peuvent pour contenir et réprimer la violence destructive qui est inhérente à la rivalité acquisitive.

Au sein d’une famille ou d’un groupe d’amis, il n’est pas trop compliqué de pacifier les relations, car on peut s’appuyer sur l’alchimie de l’attachement. Mais une société doit maintenir la paix ou l’unité entre des familles, entre des communautés étrangères les unes aux autres. C’est pourquoi, jusqu’à la généralisation très récente de la logique marchande, les rites sociaux ont visé à canaliser la rivalité humaine vers une compétition pour l’honneur (pour être aimé et admiré) et à refréner la compétition pour les biens et pour l’argent. Et, même au XXe siècle, jusqu’aux années 1970, les sociétés industrielles se sont efforcées de limiter la compétition acquisitive et de compenser le déclin des solidarités communautaires traditionnelles par l’essor des systèmes de protection sociale.

Au vu de cette brève histoire de l’humanité, le mode de fonctionnement actuel de notre système économique apparaît comme une exception, et certainement pas comme la perpétuation d’un régime naturel. Le fait que la théorie orthodoxe soit en phase avec ce système ne valide pas ladite théorie. Il réduit sa pertinence à l’étude d’un système particulier.

 

Plus concrètement, le fait de mieux prendre en compte la nature sociale des êtres humains change-t-il la manière de penser la politique économique ou encore la gestion de l’entreprise ?
Assurément, car la méconnaissance des motivations complexes des êtres humains risque de conduire managers et responsables politiques vers des stratégies contre-productives.

Dans les démocraties, la politique économique consiste rarement à ordonner une action aux acteurs privés. Elle consiste le plus souvent à prendre des mesures qui vont inciter les individus à modifier leurs choix dans un certain sens. Il en va de même dans l’entreprise. On n’obtient pas l’implication souhaitée des individus dans leur travail par la contrainte brute, mais par leur adhésion à un objectif, grâce à l’intérêt qu’ils peuvent trouver à l’exercice d’une tâche. Par conséquent, la compréhension des motivations réelles des individus est déterminante pour concevoir une gestion efficace des politiques publiques ou des entreprises.

Or, justement, les sciences de l’homme remettent en question bien des idées reçues sur les motivations économiques. Par exemple, le discours économique vulgaire, comme celui de nombreux économistes, suppose souvent que les individus sont exclusivement ou principalement motivés et stimulés par les gains monétaires. Ce qui est pourtant faux.

Je ne reviens pas sur le rôle essentiel de la compétition pour l’honneur. À cela s’ajoute le fait que la perspective d’un gain quelconque n’est parfois même pas nécessaire pour mobiliser l’énergie d’un individu. De multiples travaux ont démontré que les êtres humains sont capables d’un authentique désintéressement, c’est-à-dire disposés à agir dans l’intérêt d’un groupe humain, sans aucune espérance de gain personnel, matériel ou immatériel (pouvoir, honneur, reconnaissance, réputation, etc.)9.

Par ailleurs, à la suite des travaux de l’économiste suisse Bruno Frey10, il a même été établi que l’introduction d’incitations monétaires en vue de renforcer l’efficacité et la motivation des individus pouvait produire le contraire de l’effet recherché. Par exemple, lorsqu’on instaure une indemnité monétaire pour une activité bénévole, on peut constater que les bénévoles s’investissent moins dans cette activité qu’ils ne le faisaient en l’absence de toute rémunération. Ou encore, lorsqu’on inflige une amende aux parents qui amènent leurs enfants en retard à l’école, cela augmente la fréquence et l’ampleur des retards au lieu de les réduire.

 

Et, du point de vue anthropologique, comment explique-t-on ces effets paradoxaux ?
Ils résultent très logiquement de la nature sociale des êtres humains. Nous tendons en effet à adopter une logique comportementale conforme à la logique instituée par les systèmes sociaux auxquels nous participons. Ainsi, un bénévole suit spontanément la logique du don. Par l’institution d’une rémunération, le système brise cette logique et ramène l’action de l’individu à un simple contrat d’échange de services. Cela dévalorise le don et fait basculer l’individu dans la logique marchande. Or, dans cette logique, l’indemnité qui lui est consentie est démotivante, car elle n’est évidemment pas à la mesure du salaire qu’il serait en droit d’exiger pour le travail qu’il fournit.

Dans le cas des amendes infligées aux parents d’élèves, le directeur de l’école oublie que ces derniers sont spontanément ancrés dans une logique de l’honneur : ils savent pertinemment qu’il n’est pas convenable d’arriver en retard et que cela engendre un sentiment de honte chez leurs enfants. Quand l’école institue une amende, elle transforme le statut social du retard : d’acte immoral, celui-ci devient un acte payant. Dès lors, les parents adoptent la logique marchande instituée par l’école. La sanction financière se substitue à la sanction morale, et les parents éprouvent moins de gêne à arriver en retard. L’école croyait les contraindre davantage ; en réalité, elle leur offre la liberté de choisir le nombre de retards qu’ils peuvent se payer !

De ces expériences, on peut tirer la leçon suivante : l’obsession pour les incitations financières conduit la société à se priver de tout ce que les êtres sociaux sont disposés à faire gratuitement pour le simple bonheur qu’ils éprouvent à bien faire quelque chose, ou par respect des conventions, ou encore pour s’attirer l’estime et la reconnaissance des autres.

 

Si l’on appliquait cette leçon au débat sur la rémunération des « grands patrons », cela mènerait vers quelle conclusion pratique ?

En ce domaine, il est évident que les entreprises gaspillent beaucoup d’argent pour rien. Dans les années 1960, on constatait un écart de 1 à 30 environ entre le salaire minimum des employés et la rémunération des patrons des grands groupes cotés en bourse. De nos jours, l’écart est plutôt de 1 à 300. Cette envolée des inégalités résulte surtout des nouveaux mécanismes d’indexation des rémunérations patronales sur les profits et sur la valeur des actions.

Or les grandes entreprises d’aujourd’hui ne sont pas pour autant mieux gérées que celles d’antan. L’efficacité des managers n’a pas été soudainement multipliée par dix ! En revanche, leur stratégie est nettement plus orientée vers la « création de valeur pour l’actionnaire », c’est-à-dire vers la réalisation des profits maxima à court terme, en vue de distribuer davantage de dividendes et de faire monter le cours des actions en bourse. D’un strict point de vue économique, cette forme d’incitation financière est contre-productive : elle pénalise les stratégies industrielles à long terme, elle réduit la part des profits affectée à l’investissement productif, elle conduit les entreprises à gaspiller leurs liquidités dans le rachat de leurs propres actions (car cela fait monter le cours des actions).

En réalité, du point de vue de l’intérêt de l’entreprise et de l’économie nationale à long terme (et non de celui des actionnaires), le retour aux méthodes et aux niveaux de rémunération des années 1960 serait parfaitement fondé. Et si l’on ramenait l’écart maximal des rémunérations à 30 ou 40 fois le salaire minimum, croyez-vous que l’on ne trouverait plus de patrons pour diriger les entreprises ?

 

On en trouverait sans doute, mais pas forcément les mêmes ! Il est probable que certains des actuels dirigeants d’entreprise offriraient leurs services à l’étranger.
C’est en effet une possibilité. Mais cela aurait pour conséquence positive d’effectuer une sélection efficace parmi les dirigeants potentiels. Ne resteraient que ceux qui attachent plus d’importance à leur vie d’entrepreneur qu’au fait d’accumuler quelques millions supplémentaires dont ils n’ont par ailleurs absolument pas besoin. Et l’anthropologue peut même prédire que la plupart d’entre eux resteraient. Car les managers ne sont pas une espèce à part. Comme les parents d’élèves et les travailleurs bénévoles, ils sont des êtres humains qui s’adaptent aux conventions et aux institutions sociales.

 

Pour l’instant, nous n’avons parlé que des patrons, mais je suppose que le point de vue de l’anthropologue modifie plus largement la manière de penser l’entreprise et sa gestion, notamment la gestion du personnel ?
Bien évidemment, et c’est même dans cette gestion du personnel que la logique simpliste de l’homo œconomicus risque de faire le plus de ravages.

Dans le modèle économique orthodoxe, le travail est une « désutilité » ou « utilité négative », c’est-à-dire un déplaisir engendré par la privation d’un temps de loisir. Le travail n’est donc consenti qu’en échange d’une rémunération, grâce à laquelle les salariés se procurent des biens dont l’utilité compense la désutilité du travail. Or, en réalité, un être social s’investit dans un travail pour de multiples autres raisons. Il s’attache au sens de son activité, à la reconnaissance de sa contribution, à la qualité des relations avec ses collègues. Le travail n’est donc pas une « désutilité » ; c’est l’un des moyens par lesquels les êtres déploient leur existence et tentent de s’épanouir eux-mêmes dans la relation avec les autres.

Si l’employeur pense et traite l’employé comme une machine qui vend du temps contre un salaire, et si par ailleurs il est tenu de maximiser le profit pour les actionnaires, alors il cherche à tirer du « facteur travail » le maximum de production en contrepartie du minimum de rémunération. À cette fin, il exige du salarié une productivité toujours plus forte, tout en lui en octroyant le minimum de moyens pour atteindre ces objectifs ; il met les salariés en compétition les uns contre les autres ; il installe des procédures d’évaluation permanente de la performance individuelle ; il instrumentalise la peur du chômage pour briser toute résistance, bref il traite l’humain comme une chose.

Cela pourrait fonctionner avec des robots programmés pour échanger de la production contre un salaire. Mais cela produit des effets dramatiques sur des êtres humains : le sens et le goût du travail sont anéantis, l’estime de soi est fragilisée, les relations humaines sont dégradées, l’implication volontaire est détruite. De surcroît, le stress permanent, la peur de ne pas être à la hauteur et la fatigue installent une souffrance physique et surtout psychique qui dégrade la santé du salarié et, dans le pire des cas, mène à la dépression, voire au suicide.

À long terme, ce processus est également destructeur pour l’entreprise et pour l’économie nationale : le coût global du stress au travail, dans les grands pays industriels, est estimé dans une fourchette qui va de deux à trois points de PIB.

 

Fort heureusement, toutes les entreprises ne ressemblent pas à l’enfer que vous décrivez. Mais on se demande bien pourquoi les dirigeants qui pratiquent ce management inhumain ne sont pas conscients que ce dernier est insoutenable et finalement contre-productif pour l’entreprise elle-même.
Les dirigeants sont eux-mêmes piégés dans un système de guerre économique et de pouvoir absolu des gestionnaires de capitaux. Dans ce cadre, personne ne se soucie vraiment des effets à long terme : les managers doivent justifier leur salaire et répondre de leur gestion à l’occasion d’un examen trimestriel des résultats de l’entreprise, oui : trimestriel !

Les dirigeants sont des êtres sociaux comme les autres. Comme les autres, ils se débrouillent pour être à la hauteur de ce qu’ils perçoivent des exigences du système dans lequel ils vivent. Comme les autres, ils s’inventent des justifications pour éloigner tout sentiment de culpabilité et pour préserver l’estime d’eux-mêmes. Ils se convainquent qu’ils ne peuvent pas faire autrement, ou qu’ils agissent dans l’intérêt du plus grand nombre, compte tenu d’un contexte dont ils ne sont pas responsables : la guerre économique mondiale.

Je le répète : les guerriers ne s’entretuent pas parce qu’ils sont des tueurs, mais parce qu’ils sont en guerre.

 

C’est donc la guerre qu’il faut arrêter ! C’est l’intensité et les modalités de la concurrence qu’il faut régler.
Entre autres choses, assurément. Il faut chercher la bonne concurrence, celle qui installe le bon équilibre entre le stimulus de la compétition et les bienfaits de la coopération : voilà un bon sujet pour notre prochaine discussion.

1.

Herbert A. Simon (1916-2001), prix Nobel 1978.

2.

On parle aussi d’« économie comportementale » pour désigner ces travaux initiés notamment par Daniel Kahneman (prix Nobel 2002), Richard Thaler et Amos Tversky. Sur ce sujet, voir Jon Elster, L’Irrationalité, Traité critique de l’homme économique, II, Seuil, 2011.

3.

Cette refondation anthropologique est l’objet de mon livre : L’Autre Société. À la recherche du progrès humain – 2 , op. cit.

4.

Voir notamment Pascal Picq, Les Origines de l’homme. L’odyssée de l’espèce, Seuil, « Points Science », 2005.

5.

Voir notamment Jean-Marie Pelt, La Loi de la jungle. L’agressivité chez les plantes, les animaux, les humains, Le Livre de Poche, 2006.

6.

Voir notamment Boris Cyrulnik, De chair et d’âme, Odile Jacob, 2006.

7.

Voir Jacques Généreux, L’Autre Société, op. cit.

8.

Il faut lire à ce propos le fameux Essai sur le don de Marcel Mauss (1924-1925). Voir aussi Alain Caillé, Anthropologie du don, La Découverte, 1995.

9.

Voir Jon Elster, Le Désintéressement, Traité de l’homme économique, I, Seuil, 2009.

On trouvera une présentation synthétique de ces travaux dans Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy, La Révolution du don, Seuil, à paraître.