Les limites de la rationalité et la nature sociale des comportements économiques
Ainsi, l’économie mathématique prétend n’être qu’une science de l’efficacité, une science du choix entre des moyens alternatifs qui ne se prononce à aucun moment sur les fins de l’action humaine. Elle adopte l’adage latin : de gustibus non est disputandum – les goûts, cela ne se discute pas ! Autrement dit : la morale, les valeurs, les préférences, les désirs qui guident l’action sont propres à chaque individu et rigoureusement indiscutables ; ils sont donc considérés comme des données fixes dans le modèle économique standard. La science économique se présente comme moralement neutre ; elle est présumée compatible avec toutes les finalités humaines, dont elle délègue toute discussion aux philosophes et aux psychologues. Cette méthode de raisonnement amoral est censée garantir la scientificité et l’universalité du discours économique : celui-ci est vierge de tout jugement de valeur et il ne décrit que des solutions efficaces à des problèmes mécaniques d’ajustement entre des moyens et des fins. C’est là, en tout cas, ce que l’on apprend dans la plupart des manuels d’économie.
Or un modèle mathématique simple ne peut pas rendre compte d’une telle interaction entre les objectifs et les instruments. Pour pouvoir concentrer l’analyse sur l’efficacité des moyens, il faut supposer une fin invariable et commune à tous les acteurs. Alors l’économie mathématique a retenu l’hypothèse la plus plausible pour expliquer les comportements économiques : l’appât du gain pour les producteurs et les marchands, la quête du plaisir personnel pour les consommateurs.
Et encore cela ne suffit-il pas à dessiner complètement l’homo œconomicus. Il faut en outre supposer un individu asocial, indifférent à autrui et strictement indépendant d’autrui. Sans ce postulat supplémentaire, il est impossible de construire un modèle élémentaire du marché, avec une offre et une demande variant en fonction du prix et dont la confrontation détermine un prix d’équilibre.
De plus, si les offres et les demandes des uns s’ajustent continuellement en fonction de celles des autres, l’idée même d’équilibre d’un marché n’a plus aucun sens. Par conséquent, si la théorie économique veut sauver la loi de l’offre et de la demande, si elle entend démontrer que de simples variations de prix maintiennent tous les marchés en équilibre, alors cette théorie doit poser l’hypothèse d’une indépendance radicale entre les individus ; on doit imaginer des agents économiques qui n’éprouvent ni envie, ni jalousie, ni empathie, ni compassion, ni désir de reconnaissance, des êtres qui ne s’intéressent qu’à eux seuls et sont indifférents au bien-être ou au jugement d’autrui. L’homo œconomicus est une simple machine à calculer, parfaitement isolée, et qui réagit mécaniquement à des mouvements de prix : il n’a pas de relations humaines à proprement parler ; il est seulement connecté aux autres sur des réseaux de communication dénommés « marchés ».
Bref, l’homo œconomicus n’est pas un être social de chair et d’os : c’est un concept, un paquet de postulats nécessaire au fonctionnement théorique d’une économie de marché idéale.
Pour Walras, et pour la plupart des premiers néoclassiques, il va de soi que l’homo œconomicus n’est rien d’autre qu’un outil abstrait utile à la seule économie pure (mathématique) ; c’est une fiction nécessaire à la description d’un marché parfait. L’économie appliquée doit ensuite déterminer les cas où cette fiction constitue un outil utile pour comprendre la réalité, et les cas où elle doit être amendée ou abandonnée. Jusqu’aux années 1970, si l’on met à part l’école monétariste, l’essentiel du travail des économistes (y compris des néoclassiques) a consisté à déconstruire les hypothèses excessivement abstraites du modèle initial pour rapprocher la théorie du monde réel.
À partir de la fin des années 1970, avec l’essor de la psychologie économique expérimentale, cette irrationalité est devenue une réalité comportementale observée en laboratoire et mesurée par des enquêtes. Une série de travaux2 démontrent que les décisions économiques sont souvent irrationnelles et déterminées par nos émotions. L’euphorie du gain, la peur de perdre, l’aversion pour le risque, l’illusion monétaire, certaines pulsions mimétiques, notamment, peuvent mener à des décisions contraires à celles qui résulteraient d’un calcul élémentaire. Ces résultats sont largement confortés par les progrès récents de la neurobiologie et de la neuro-imagerie, qui mettent en évidence les zones et les processus chimiques activés dans notre cerveau dans diverses situations de décision. À partir des années 2000, l’application de cette piste de recherche dans le domaine des choix économiques donne naissance à la « neuro-économie », qui poursuit la démolition de l’homo œconomicus en scrutant le cerveau des traders survoltés et celui des consommateurs manipulés par la publicité.
Par ailleurs, la critique scientifique d’une conception économique de l’humain ne se borne pas à l’inventaire de nos erreurs de calcul. Les progrès accomplis par les sciences de l’homme nous forcent aujourd’hui à repenser entièrement le fondement anthropologique de la science économique3.
Prenez par exemple le discours suivant : « Si l’on plafonne le salaire des patrons, les meilleurs dirigeants d’entreprises fuiront vers l’étranger. » Pouvez-vous me décrire la théorie de l’homme qui autorise à soutenir cet argument ?
Au fil de cette évolution, les humains ont perdu la force physique de leurs antiques cousins – perdu les griffes et les crocs –, et ils ont alors compensé leur relative faiblesse par une hypercapacité à la communication et à l’interaction sociale4. Paradoxalement, cette faculté remarquable de parler, de travailler ensemble, de partager émotions et idées n’a pas éliminé la rivalité prédatrice entre les êtres humains ; elle en a, au contraire, permis la continuation5.
En effet, la survie d’une espèce si douée pour nouer des liens, et si peu armée physiquement pour tuer, n’a pas nécessité la mise en place d’un instinct de non-violence entre congénères. Durant des millions d’années, la violence potentielle entre humains s’est trouvée efficacement contenue par l’attachement naturel au sein de petits groupes de chasseurs-cueilleurs dont la vie reposait entièrement sur leur coopération efficace. Dans l’ultime phase de cette évolution, l’homo sapiens a régulé la violence par des institutions sociales de plus en plus sophistiquées : tabous, croyances et pratiques religieuses, rites sociaux, coutumes, lois, etc. En un mot, la culture a pris le pas sur la nature dans l’évolution humaine. Les groupes d’humains ont tellement bien réussi à contenir la rivalité prédatrice par leurs pratiques sociales, que leur évolution biologique n’a pas eu besoin d’installer un frein inné à l’agression physique, à l’attaque mortelle entre les individus.
À partir de ces constats, nous pouvons tirer une première conclusion : nous ne sommes ni bons, ni méchants, ni égoïstes, ni altruistes par nature ; nous pouvons être tout cela, séparément ou à la fois, et l’équilibre entre ces diverses dispositions dépend principalement du cadre familial, culturel et institutionnel dans lequel nous sommes élevés et éduqués, puis du cadre social dans lequel nous développons nos activités tout au long de notre vie.
L’être humain fonctionne sur un moteur à deux temps : le désir d’être avec autrui et le désir d’être soi-même7. Quand le moteur est bien huilé, quand la sécurité de l’attachement encourage à quitter sa base pour explorer le monde, quand l’exploration solitaire réveille le désir de l’étreinte, alors les deux aspirations entrent en synergie positive : les liens sont d’autant plus forts qu’ils libèrent l’individu au lieu de l’étouffer ; et les liens libèrent d’autant plus l’individu qu’ils sont forts et sécurisants. L’individu est alors tour à tour, ou en même temps, égoïste et altruiste, grégaire et solitaire, conformiste et rebelle, indépendant et dépendant, etc. L’histoire singulière de chacun peut aussi déformer ou gripper le moteur, faire que le désir d’« être soi » et le désir d’« être avec » se bloquent au lieu de s’entraîner l’un l’autre, engendrer une hypertrophie de l’un et une atrophie de l’autre. Les comportements tendent alors à se fixer sur l’une ou l’autre tendance.
Pour le sujet qui nous occupe, l’essentiel à retenir est ceci : nos comportements économiques, comme toutes nos autres manières d’être au monde, dépendent justement du monde dans lequel nous vivons, de notre éducation, de la culture ou des cultures propres à notre société, des conventions sociales, du cadre institutionnel organisant la production et les échanges, etc.
En effet, nos comportements économiques ne suivent aucune loi biologique universelle ; ils sont construits par l’interaction des individus avec leur milieu social, culturel et institutionnel. Les systèmes économiques sont donc eux-mêmes des constructions sociales et politiques situées et datées. Par conséquent, le fonctionnement de notre économie est en partie façonné par l’action politique. Et, puisque cette dernière ne peut être fondée sur de quelconques « lois naturelles », elle est inspirée par des jugements moraux sur les finalités de la société et de la vie humaine, en même temps qu’elle reflète des rapports de force entre des intérêts particuliers.
Ainsi, lorsque vous faites vos courses au supermarché, lorsqu’un patron négocie les prix avec ses fournisseurs, lorsqu’une banque accorde un crédit, lorsque des pêcheurs vendent leur poisson à la criée, bref, dans tous les actes de la vie économique ordinaire, il n’est pas déraisonnable de supposer que chacun défend son intérêt propre et cherche à obtenir le plus de biens ou d’argent en consentant le moins de sacrifices possible. Il serait rigoureusement faux de prétendre que nous ne faisons alors que cela, car en toute situation nous restons des êtres sociaux bien plus complexes qu’une simple machine à calculer. Mais, pour l’économiste, il demeure raisonnable de faire « comme si » notre comportement se résumait à celui d’un homo œconomicus, tant que cela permet de prédire correctement comment fonctionne un marché ou quels seront les effets d’une hausse de la TVA, d’une dévaluation, d’un choc pétrolier, etc. L’essentiel des conclusions qui ressortent de nos longues discussions sur les politiques économiques ne nécessite pas de recourir à un modèle beaucoup plus sophistiqué que celui de l’homo œconomicus.
Le modèle de l’homo œconomicus est relativement performant parce que nos actes économiques s’inscrivent dans un cadre institutionnel (une société de marché capitaliste) qui tend à dépersonnaliser les relations et qui incite les individus à se comporter en compétiteurs calculateurs et égoïstes. Dans un univers de guerre économique où une entreprise ne survit pas si elle ne maximise pas son profit, il n’est guère étonnant que l’entrepreneur soit obsédé par la rentabilité. Deux soldats ennemis s’entre-tuent, non pas parce qu’ils sont des tueurs, mais parce qu’ils sont en guerre, parce que la société les a placés dans une situation où, pour chacun, tuer l’autre est la condition de sa propre survie.
L’économie mathématique fondée sur le comportement de l’homo œconomicus nous explique assez bien le fonctionnement de l’économie, mais cela dans le seul cadre d’un système où tout pousse les individus à se comporter comme tel.
Se contenter d’une science de l’existant revient à naturaliser un cadre social particulier, à prendre les mécanismes de la compétition propres au régime capitaliste pour des lois naturelles et universelles de l’économie. Or l’histoire, la paléoanthropologie, l’archéologie, l’ethnologie, la sociologie nous apprennent que les relations sociales typiques de notre société marchande n’ont rien de naturel ni d’universel.
L’histoire de l’humanité est tout, sauf l’histoire de la compétition pour les biens et l’accumulation d’argent.
La rivalité potentielle entre des êtres sociaux prend au moins deux formes : la rivalité acquisitive (pour la possession des biens et des partenaires sexuels) et la rivalité pour l’honneur (pour l’admiration et la reconnaissance sociale). Or il se trouve que, de ces deux modalités de la compétition, la seconde a prévalu sur la première durant la quasi-totalité de notre histoire.
Au Paléolithique (entre 3 millions d’années et 12 000 ans avant notre ère), l’espèce humaine s’est en effet constituée au sein de petits groupes de chasseurs-cueilleurs nomades qui partageaient leur nourriture et ne possédaient quasiment aucun bien. Par la suite, la sédentarisation et l’essor de l’agriculture vont certes entraîner le développement des échanges puis celui de la propriété. Mais, dans toutes les sociétés agraires traditionnelles – et ce, quasiment jusqu’aux révolutions industrielles du XIXe siècle –, la production, la distribution et l’échange des biens ont été principalement organisés par des institutions et des rites sociaux fondés sur la solidarité communautaire, la réciprocité générale, la triple obligation sociale de donner, de recevoir et de rendre8. Durant toute cette époque précapitaliste, l’usage de la monnaie est resté limité, le plus souvent réservé au commerce lointain avec les étrangers.
Entre amis, entre collègues d’atelier ou de bureau, entre parents, entre voisins, ce n’est pas de l’argent qui circule ; ce sont plutôt des dons (matériels ou symboliques) et des contre-dons qui entretiennent une sorte de dette perpétuelle des uns envers les autres, qui nourrissent et consolident la relation. Toujours et partout, les êtres sociaux font ce qu’ils peuvent pour contenir et réprimer la violence destructive qui est inhérente à la rivalité acquisitive.
Au sein d’une famille ou d’un groupe d’amis, il n’est pas trop compliqué de pacifier les relations, car on peut s’appuyer sur l’alchimie de l’attachement. Mais une société doit maintenir la paix ou l’unité entre des familles, entre des communautés étrangères les unes aux autres. C’est pourquoi, jusqu’à la généralisation très récente de la logique marchande, les rites sociaux ont visé à canaliser la rivalité humaine vers une compétition pour l’honneur (pour être aimé et admiré) et à refréner la compétition pour les biens et pour l’argent. Et, même au XXe siècle, jusqu’aux années 1970, les sociétés industrielles se sont efforcées de limiter la compétition acquisitive et de compenser le déclin des solidarités communautaires traditionnelles par l’essor des systèmes de protection sociale.
Au vu de cette brève histoire de l’humanité, le mode de fonctionnement actuel de notre système économique apparaît comme une exception, et certainement pas comme la perpétuation d’un régime naturel. Le fait que la théorie orthodoxe soit en phase avec ce système ne valide pas ladite théorie. Il réduit sa pertinence à l’étude d’un système particulier.
Dans les démocraties, la politique économique consiste rarement à ordonner une action aux acteurs privés. Elle consiste le plus souvent à prendre des mesures qui vont inciter les individus à modifier leurs choix dans un certain sens. Il en va de même dans l’entreprise. On n’obtient pas l’implication souhaitée des individus dans leur travail par la contrainte brute, mais par leur adhésion à un objectif, grâce à l’intérêt qu’ils peuvent trouver à l’exercice d’une tâche. Par conséquent, la compréhension des motivations réelles des individus est déterminante pour concevoir une gestion efficace des politiques publiques ou des entreprises.
Or, justement, les sciences de l’homme remettent en question bien des idées reçues sur les motivations économiques. Par exemple, le discours économique vulgaire, comme celui de nombreux économistes, suppose souvent que les individus sont exclusivement ou principalement motivés et stimulés par les gains monétaires. Ce qui est pourtant faux.
Je ne reviens pas sur le rôle essentiel de la compétition pour l’honneur. À cela s’ajoute le fait que la perspective d’un gain quelconque n’est parfois même pas nécessaire pour mobiliser l’énergie d’un individu. De multiples travaux ont démontré que les êtres humains sont capables d’un authentique désintéressement, c’est-à-dire disposés à agir dans l’intérêt d’un groupe humain, sans aucune espérance de gain personnel, matériel ou immatériel (pouvoir, honneur, reconnaissance, réputation, etc.)9.
Par ailleurs, à la suite des travaux de l’économiste suisse Bruno Frey10, il a même été établi que l’introduction d’incitations monétaires en vue de renforcer l’efficacité et la motivation des individus pouvait produire le contraire de l’effet recherché. Par exemple, lorsqu’on instaure une indemnité monétaire pour une activité bénévole, on peut constater que les bénévoles s’investissent moins dans cette activité qu’ils ne le faisaient en l’absence de toute rémunération. Ou encore, lorsqu’on inflige une amende aux parents qui amènent leurs enfants en retard à l’école, cela augmente la fréquence et l’ampleur des retards au lieu de les réduire.
Dans le cas des amendes infligées aux parents d’élèves, le directeur de l’école oublie que ces derniers sont spontanément ancrés dans une logique de l’honneur : ils savent pertinemment qu’il n’est pas convenable d’arriver en retard et que cela engendre un sentiment de honte chez leurs enfants. Quand l’école institue une amende, elle transforme le statut social du retard : d’acte immoral, celui-ci devient un acte payant. Dès lors, les parents adoptent la logique marchande instituée par l’école. La sanction financière se substitue à la sanction morale, et les parents éprouvent moins de gêne à arriver en retard. L’école croyait les contraindre davantage ; en réalité, elle leur offre la liberté de choisir le nombre de retards qu’ils peuvent se payer !
De ces expériences, on peut tirer la leçon suivante : l’obsession pour les incitations financières conduit la société à se priver de tout ce que les êtres sociaux sont disposés à faire gratuitement pour le simple bonheur qu’ils éprouvent à bien faire quelque chose, ou par respect des conventions, ou encore pour s’attirer l’estime et la reconnaissance des autres.
Or les grandes entreprises d’aujourd’hui ne sont pas pour autant mieux gérées que celles d’antan. L’efficacité des managers n’a pas été soudainement multipliée par dix ! En revanche, leur stratégie est nettement plus orientée vers la « création de valeur pour l’actionnaire », c’est-à-dire vers la réalisation des profits maxima à court terme, en vue de distribuer davantage de dividendes et de faire monter le cours des actions en bourse. D’un strict point de vue économique, cette forme d’incitation financière est contre-productive : elle pénalise les stratégies industrielles à long terme, elle réduit la part des profits affectée à l’investissement productif, elle conduit les entreprises à gaspiller leurs liquidités dans le rachat de leurs propres actions (car cela fait monter le cours des actions).
En réalité, du point de vue de l’intérêt de l’entreprise et de l’économie nationale à long terme (et non de celui des actionnaires), le retour aux méthodes et aux niveaux de rémunération des années 1960 serait parfaitement fondé. Et si l’on ramenait l’écart maximal des rémunérations à 30 ou 40 fois le salaire minimum, croyez-vous que l’on ne trouverait plus de patrons pour diriger les entreprises ?
Dans le modèle économique orthodoxe, le travail est une « désutilité » ou « utilité négative », c’est-à-dire un déplaisir engendré par la privation d’un temps de loisir. Le travail n’est donc consenti qu’en échange d’une rémunération, grâce à laquelle les salariés se procurent des biens dont l’utilité compense la désutilité du travail. Or, en réalité, un être social s’investit dans un travail pour de multiples autres raisons. Il s’attache au sens de son activité, à la reconnaissance de sa contribution, à la qualité des relations avec ses collègues. Le travail n’est donc pas une « désutilité » ; c’est l’un des moyens par lesquels les êtres déploient leur existence et tentent de s’épanouir eux-mêmes dans la relation avec les autres.
Si l’employeur pense et traite l’employé comme une machine qui vend du temps contre un salaire, et si par ailleurs il est tenu de maximiser le profit pour les actionnaires, alors il cherche à tirer du « facteur travail » le maximum de production en contrepartie du minimum de rémunération. À cette fin, il exige du salarié une productivité toujours plus forte, tout en lui en octroyant le minimum de moyens pour atteindre ces objectifs ; il met les salariés en compétition les uns contre les autres ; il installe des procédures d’évaluation permanente de la performance individuelle ; il instrumentalise la peur du chômage pour briser toute résistance, bref il traite l’humain comme une chose.
Cela pourrait fonctionner avec des robots programmés pour échanger de la production contre un salaire. Mais cela produit des effets dramatiques sur des êtres humains : le sens et le goût du travail sont anéantis, l’estime de soi est fragilisée, les relations humaines sont dégradées, l’implication volontaire est détruite. De surcroît, le stress permanent, la peur de ne pas être à la hauteur et la fatigue installent une souffrance physique et surtout psychique qui dégrade la santé du salarié et, dans le pire des cas, mène à la dépression, voire au suicide.
À long terme, ce processus est également destructeur pour l’entreprise et pour l’économie nationale : le coût global du stress au travail, dans les grands pays industriels, est estimé dans une fourchette qui va de deux à trois points de PIB.
Les dirigeants sont des êtres sociaux comme les autres. Comme les autres, ils se débrouillent pour être à la hauteur de ce qu’ils perçoivent des exigences du système dans lequel ils vivent. Comme les autres, ils s’inventent des justifications pour éloigner tout sentiment de culpabilité et pour préserver l’estime d’eux-mêmes. Ils se convainquent qu’ils ne peuvent pas faire autrement, ou qu’ils agissent dans l’intérêt du plus grand nombre, compte tenu d’un contexte dont ils ne sont pas responsables : la guerre économique mondiale.
Je le répète : les guerriers ne s’entretuent pas parce qu’ils sont des tueurs, mais parce qu’ils sont en guerre.
Herbert A. Simon (1916-2001), prix Nobel 1978.
On parle aussi d’« économie comportementale » pour désigner ces travaux initiés notamment par Daniel Kahneman (prix Nobel 2002), Richard Thaler et Amos Tversky. Sur ce sujet, voir Jon Elster, L’Irrationalité, Traité critique de l’homme économique, II, Seuil, 2011.
Cette refondation anthropologique est l’objet de mon livre : L’Autre Société. À la recherche du progrès humain – 2 , op. cit.
Voir notamment Pascal Picq, Les Origines de l’homme. L’odyssée de l’espèce, Seuil, « Points Science », 2005.
Voir notamment Jean-Marie Pelt, La Loi de la jungle. L’agressivité chez les plantes, les animaux, les humains, Le Livre de Poche, 2006.
Voir notamment Boris Cyrulnik, De chair et d’âme, Odile Jacob, 2006.
Voir Jacques Généreux, L’Autre Société, op. cit.
Il faut lire à ce propos le fameux Essai sur le don de Marcel Mauss (1924-1925). Voir aussi Alain Caillé, Anthropologie du don, La Découverte, 1995.
Voir Jon Elster, Le Désintéressement, Traité de l’homme économique, I, Seuil, 2009.
On trouvera une présentation synthétique de ces travaux dans Alain Caillé et Jean-Edouard Grésy, La Révolution du don, Seuil, à paraître.