Néoclassiques, néolibéraux et marchéistes

 

Avant d’aborder cette deuxième conception de la science économique, j’ai besoin de clarifier une question de vocabulaire. Dans les médias, on n’entend jamais parler de vos « néoclassiques », mais beaucoup des « néolibéraux » ; quels sont précisément le lien et la différence entre ces deux étiquettes ?
Je commencerai par souligner la différence. « Néoclassique » désigne un courant théorique qui a dominé la science économique dans les années 1880-1920, puis à nouveau depuis les années 1980. « Néolibéral » qualifie un courant politique pro-marché qui, à des degrés divers, peut inspirer des gouvernements et des hommes d’affaires.

Plus précisément, dans l’histoire de la pensée économique, « néoclassique » est le nom donné au nouveau modèle central qui émerge dans les années 18701. Ce nom est discutable. Certes, les économistes ainsi désignés sont un peu des nouveaux classiques : ils reprennent une partie des concepts et des analyses classiques. Mais, ils inaugureront aussi une tout autre manière de faire de l’économie. Leur modèle central décrit le fonctionnement idéal d’une économie de marchés libres, et entend démontrer comment cette dernière conduit vers un optimum social. C’est pourquoi il a pu servir de justification théorique à des politiques qui comptent sur l’initiative individuelle et sur la libre concurrence pour résoudre la plupart des problèmes sociaux.

 

Et ces politiques sont bien celles que l’on dit « néolibérales » ?
Oui, surtout quand elles deviennent « ultralibérales ». Mais n’en déduisez pas que ces politiques sont systématiquement fondées sur des résultats de la science économique néoclassique ! Le terme « néolibéral » n’a en réalité pas grand-chose à voir avec la science économique – ni avec le libéralisme, d’ailleurs. C’est le label sous lequel s’est constitué l’assemblage hétéroclite d’intellectuels qui fonde la Société du Mont-Pèlerin en 1947 – sous la houlette notamment du philosophe autrichien Friedrich von Hayek et de l’économiste américain Milton Friedman2. Constatant partout la victoire de l’étatisme – keynésien à l’Ouest, stalinien à l’Est –, ces intellectuels veulent restaurer un « nouveau libéralisme » : il s’agit en fait de restaurer un capitalisme déréglementé et d’étendre la libre concurrence à toutes les sphères de la vie sociale.

L’écho intellectuel et médiatique de ce mouvement sera quasi nul, jusqu’au moment où leur programme économique commencera à être appliqué dans les années 1980, sous l’impulsion de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux États-Unis. À partir de ce moment, l’usage du label « néolibéral » se répand très vite, parce que tous les opposants à cette politique s’en servent pour désigner leur adversaire.

Ce sont eux, les critiques du « néolibéralisme », qui vont assurer la diffusion d’un terme que ses promoteurs n’avaient pas réussi à installer dans le langage commun. Et ce ne fut pas très malin de leur part, car ce terme a une connotation positive dans la culture occidentale : nous sommes (presque) tous « libéraux », en ce sens que nous voulons une société démocratique qui respecte notre liberté, les « droits de l’homme », l’égalité des droits, etc. Ainsi, grâce à leurs adversaires, les prétendus « néolibéraux » ont pu passer pour des nouveaux libéraux, c’est-à-dire pour les héritiers d’une philosophie de l’émancipation humaine qui a contribué à fonder les démocraties modernes.

 

« Prétendus néolibéraux » ? Vous voulez dire que ces derniers ne sont pas libéraux ?
Au sens strict de la philosophie politique, ils sont plutôt des « réactionnaires », des antilibéraux. Ils méprisent la philosophie des Lumières, cette pensée éprise d’égalité, de justice et de souveraineté populaire. Ils rejettent la conception libérale de la liberté, fondée sur le respect de la loi dans un État de droit démocratique. Leur société idéale correspond à ce que j’ai appelé la « dissociété »3 : une société d’individus strictement indépendants les uns des autres, à qui la loi n’interdit rien d’autre que les atteintes aux biens et aux personnes, et dont les liens sociaux se résument aux échanges marchands et aux contrats libres qu’ils passent entre eux.

Cette dissociété engendre évidemment de grandes inégalités, mais le politique ne doit rien faire pour les combattre, car elles reflètent l’inégalité « naturelle » des talents, ou résultent du libre choix des individus (d’investir, de travailler, etc.). L’État ne sert qu’à faire la police pour protéger les biens et les personnes contre les voleurs et les criminels. Il se trouve même quelques auteurs, dans la mouvance « libertarienne », pour estimer que cette fonction minimale de l’État pourrait avantageusement être confiée à une police privée.

On peut à la limite rebaptiser cette philosophie en la déclarant « hyperlibérale », ou bien « hyperindividualiste », si le préfixe « hyper » est pris pour désigner une pathologie de la pensée, une déviance de la pensée libérale en religion fanatique de l’individu et du marché. Le libéralisme des Lumières – de John Locke à Emmanuel Kant, en passant par Adam Smith – n’a rien à voir avec cette religion. C’est une philosophie de l’émancipation humaine qui compte sur la loi d’un État démocratique pour remplacer les lois inégalitaires de la société aristocratique. Elle ne vise pas la liberté maximale de l’individu, mais la justice conçue comme une égale liberté des citoyens.

Ceux que l’on dénomme « néolibéraux » ne sont habituellement que des adeptes d’un marché autorégulé étendu à toutes les sphères de la vie et de l’activité humaines. Voilà pourquoi j’ai suggéré de les appeler les « marchéistes » et de baptiser leur doctrine le « marchéisme ».

 

Bien. Me voilà armé contre la confusion habituellement faite entre néolibéraux et libéraux. J’espère que vous serez lu par vos collègues hétérodoxes qui entretiennent cette confusion en se présentant comme « antilibéraux », mettant ainsi dans le même sac Locke, Hayek, Smith, Friedman et les autres !
Mais revenons à l’objet initial de cet entretien : la nouvelle science économique néoclassique. Une voie ouverte par Say, m’avez-vous dit.
Oui, à plusieurs égards. On s’en aperçoit déjà en observant comment Say transforme la manière d’aborder le débat sur la répartition des revenus. Mercantilistes, physiocrates et classiques anglais avaient un point commun dans leur économie politique : la vision d’une société divisée en classes sociales aux intérêts éventuellement divergents ; ils étudiaient donc la répartition du revenu entre ces classes. Or, Say rejette cette approche. Pour lui, les revenus ne sont pas partagés entre des catégories sociales, mais entre les trois facteurs de production : ils rémunèrent les services productifs du travail, de la terre, et du capital investi dans les moyens de production. Chaque facteur (travail, terre, capital) reçoit une rétribution (salaire, rente, profit), qui est proportionnelle à sa contribution à la production.

Say propose ainsi une théorie générale applicable à la formation de tous les revenus, en lieu et place des explications spécifiques que les classiques anglais doivent élaborer pour chaque type de revenu. Et l’on trouve déjà là, à quelques détails techniques près, la théorie néoclassique de la répartition – celle-là même qui fonde le discours économique aujourd’hui dominant.

Mais la « manière » de Say a une portée plus large encore. Sa façon de raisonner efface les divisions et les inégalités sociales ; elle met en relation des « facteurs » impersonnels, comme si n’importe quel individu pouvait décider d’offrir soit du travail, soit de la terre, soit du capital, indépendamment de son milieu social et de sa fortune. Say élimine ainsi les questions soulevées par les rapports de force entre groupes sociaux, et il peut alors ramener les relations économiques à de simples relations d’échange entre des individus. C’est là une première différence essentielle de méthode avec les classiques et Marx – celle qui fera bifurquer la science économique, de la macroéconomie politique et sociale vers une microéconomie individualiste.

 

Je vois une autre différence évidente. Dans le raisonnement de Say, la production résulte d’une combinaison de trois facteurs ; la valeur n’est plus créée par le seul travail. Ainsi il y aurait donc trois sources de la valeur ?
Non ! Car, là encore, Say bouleverse la manière de poser la question. Alors que les classiques anglais ont une conception matérielle ou marchande de la production et cherchent une mesure objective de sa valeur, Say adopte une approche subjective de la production et de la valeur. Selon lui, est productive toute activité qui est « utile » aux individus, c’est-à-dire susceptible de leur procurer une satisfaction. Peu lui importe que le produit soit matériel ou immatériel, marchand ou non marchand ; ce qui compte, c’est le service rendu aux individus. La valeur d’un bien, c’est sa « valeur d’usage », son utilité subjective, telle qu’elle est perçue par un individu, lequel est seul capable d’en apprécier l’intensité.

Cette approche de la valeur est en phase avec un nouveau courant philosophique qui s’installe à partir de la fin du XVIIIe siècle et qui constituera peu à peu le cadre de pensée dominant chez les économistes. Il s’agit de l’« utilitarisme ». Pour son principal fondateur, Jeremy Bentham4, « utile » désigne ce qui est bien pour l’homme, « bien » est équivalent à plaisir, et « mal », équivalent à peine ou douleur. Le but souhaitable et effectif de la vie humaine est donc de maximiser l’utilité ainsi comprise. La finalité de la société, quant à elle, est de rechercher « le plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre », cela étant entendu comme la somme des utilités individuelles la plus élevée possible.

Notez bien que Smith croit aussi que l’essence de la valeur d’un bien est liée à sa « valeur d’usage » (son utilité). Mais il ne voit pas comment on pourrait expliquer la « valeur d’échange » (le prix) par cette utilité. En effet, il constate que certains biens des plus utiles (comme l’eau) n’ont quasiment pas de valeur marchande, tandis que d’autres, infiniment moins utiles que l’eau (comme les diamants), sont extrêmement chers. À cause de ce paradoxe de l’eau et des diamants, Smith estime impossible d’expliquer le prix des biens par leur utilité, et propose une explication par la quantité de travail incorporée dans leur production.

Say, de son côté, ne voit là aucun paradoxe. Les diamants sont chers parce que rares, et l’eau, bon marché car abondante. Or, plus un bien est rare, plus la satisfaction de l’acquérir peut être élevée. On peut donc expliquer le prix des diamants par le désir d’en posséder (utilité subjective). Par ailleurs, des biens exigeant la même quantité de travail auront des prix différents selon qu’ils sont plus ou moins fortement désirés (utiles). L’utilité reste la vraie source de la valeur, et la meilleure explication des prix.

 

Soit ! Mais cela change quoi ? Je veux dire : cette conception de la valeur comme utilité ressentie par l’individu modifie-t-elle quelque chose d’important dans la manière de faire de l’économie ?
Pas dans l’immédiat, pas au moment où se déroule cette discussion entre classiques (au début des années 1800). Mais l’approche de Say – la valeur-utilité – et la poursuite de la réflexion sur le lien entre utilité subjective, besoin et quantité d’un bien, vont mener vers une révolution méthodologique dans les années 1870. On appelle ce moment la « révolution marginaliste », qui marque la fondation de ce que l’on nommera ensuite l’école néoclassique.

Comme Say, les premiers néoclassiques attachent la valeur d’un bien à son utilité pour l’individu. Mais ils distinguent l’utilité totale – satisfaction associée à la quantité totale de bien utilisé – et l’utilité marginale – satisfaction procurée par une unité supplémentaire du bien. Prenons un exemple concret : quand vous avez soif, vous pouvez faire la différence entre le bien-être total procuré par le fait de boire jusqu’à n’avoir plus soif, et le bien-être supplémentaire attaché à chaque gorgée d’eau. La première gorgée est la plus délicieuse, parce que l’intensité du besoin est alors au plus haut ; les gorgées suivantes sont agréables et augmentent votre satisfaction totale, mais, au fur et à mesure que vous buvez, la soif est moins intense ; chaque nouvelle gorgée vous procure donc une satisfaction (utilité marginale) plus faible que la gorgée précédente ; à la fin, l’utilité marginale d’une gorgée d’eau devient nulle, et vous arrêtez de boire, parce que vous n’avez plus soif et que des gorgées d’eau supplémentaires vous seraient désagréables (utilité marginale négative).

 

Et ça, c’est une révolution scientifique ?
Attendez seulement de voir les conséquences de cette innovation ! D’abord, appliquez cette façon de raisonner au paradoxe de l’eau et des diamants. Smith ne résout pas cette énigme parce qu’il ne tient compte que de l’utilité totale des biens. L’utilité totale de l’eau utilisée par les êtres humains est, bien sûr, infiniment plus élevée que celle des diamants. Donc l’utilité totale ne permet pas d’expliquer le faible prix relatif de l’eau par rapport au diamant. Seule l’utilité marginale explique ce prix relatif : si l’eau est disponible en grande quantité à faible coût et que personne ne souffre de la soif, l’utilité marginale d’un verre d’eau (et donc son prix) est très faible par rapport à celle du diamant, qui, lui, est extrêmement rare.

Mais là n’est pas l’essentiel. Ce concept d’utilité marginale n’est que l’étincelle initiale qui débouche sur une vaste révolution méthodologique. À partir de là, en effet, les néoclassiques vont construire la théorie du comportement rationnel d’un individu type qui cherche à maximiser son utilité. Et ils découvrent une méthode scientifique pour expliquer, pensent-ils, toutes les décisions humaines : ces dernières consisteraient toujours à égaliser un coût marginal et une utilité marginale, parce que telle est la condition mathématique nécessaire pour atteindre le maximum de satisfaction.

 

Oh là là ! On décolle vers les nuages ! « Toutes les décisions humaines », avez-vous dit, impliquent votre calcul mathématique. Là maintenant, en décidant de vous écouter, je suis, sans le savoir, en train d’égaliser un coût marginal et une utilité marginale ?
Bien sûr ! Et je vous le démontre.

Si vous êtes libre et rationnel – c’est-à-dire en pleine capacité de décider, de trier les choix possibles et de choisir la solution qui maximise votre satisfaction personnelle –, alors, à chaque minute qui passe, vous avez le choix entre poursuivre cet entretien ou passer à l’autre activité la plus utile que vous pourriez pratiquer en ce moment. Si vous poursuivez, c’est donc que vous estimez l’utilité marginale d’une minute d’entretien supérieure à son coût marginal (c’est-à-dire l’utilité que vous pourriez obtenir en optant pour une autre activité). Si l’on suppose que l’utilité marginale décroît avec la satisfaction du besoin (comme pour la soif), l’entretien prendra fin quand l’utilité d’une minute supplémentaire sera juste égale à son coût. CQFD !

Plus sérieusement, cette méthode sert d’abord à décrire des décisions économiques majeures. Voici quelques exemples :

– une entreprise choisit le volume de production qui maximise son profit ; or le profit progresse tant que la recette tirée de la vente d’une unité de produit supplémentaire est supérieure au coût de cette unité ; donc, le profit cesse d’augmenter et atteint son maximum quand la recette marginale est égale au coût marginal ;

– un employeur décide d’augmenter l’emploi du travail tant que la valeur du produit tiré d’une heure de travail (productivité marginale) est supérieure au salaire horaire (coût marginal du travail) ; le volume d’emploi qui maximise le profit est atteint quand le salaire horaire est égal à la productivité marginale ;

– un employé arbitre entre l’utilité marginale d’une heure de temps libre (qui est aussi la désutilité marginale d’une heure de travail) et l’utilité marginale du salaire horaire obtenu en compensation ; etc., etc.

 

En fait, on peut appliquer cette façon de décrire les comportements à n’importe quelle décision, dès lors qu’il faut arbitrer entre des coûts et des avantages ?
Oui, c’est bien pour cela que l’on parle d’une « révolution » marginaliste. C’est un changement de paradigme dans l’analyse économique. Jusqu’alors, et depuis Aristote, l’économie se définissait par un objet concret : la production, la répartition et l’échange des biens. Mais c’est là un domaine partagé avec l’histoire et la sociologie, entre autres disciplines. À partir de la révolution marginaliste, la science économique entend se distinguer des autres sciences sociales par sa méthode spécifique. Elle devient la science des choix rationnels ; elle explique comment les individus affectent les ressources rares à des emplois alternatifs en vue de satisfaire au mieux leurs besoins5.

L’économie ne se définit plus par une liste concrète de sujets, mais par un phénomène générique – la rareté – et par une méthode d’analyse du comportement humain face à ce phénomène – le calcul rationnel. La rareté des ressources (temps, biens, argent…) contraint les humains à des choix coûteux. Tout usage d’une ressource rare a un « coût d’opportunité », c’est-à-dire : le bien-être sacrifié en n’affectant pas cette ressource à la satisfaction d’un autre besoin, en renonçant au meilleur emploi alternatif possible. Voilà qui définit le problème économique. L’économie devient la discipline qui étudie comment ce problème est traité par un homo œconomicus, c’est-à-dire : un individu rationnel motivé par la quête exclusive de son propre intérêt.

Forts de cette méthode, les économistes du XXe siècle vont sortir de leur champ d’étude ancien et proposer une analyse économique de la vie politique, une économie des choix publics, du mariage, de la famille, de l’amour, du crime, de la religion… Puisque, selon eux, l’économie devient une science générale du comportement, elle a vocation à s’appliquer à toutes les sphères de l’activité humaine.


1.

On distingue habituellement trois branches fondatrices de ce courant : française (Léon Walras, 1834-1910), autrichienne (Carl Menger, 1840-1921) et anglaise (Stanley Jevons, 1835-1882).

2.

Milton Friedman (1912-2006), Capitalisme et Liberté (1962), Calmann-Lévy, 1982. Friedrich A. von Hayek (1899-1992), Droit, Législation et Liberté. Une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’économie politique (1973-1979), PUF, 2007.

3.

La Dissociété. À la recherche du progrès humain – 1, Seuil, 2006, et « Points Essais » no 592, 2008, 3e éd. revue, 2011.

4.

Jeremy Bentham (1748-1832), Principles of Morals and Legislation (1789).

5.

Lionel Robbins, en 1932, est le premier à définir ainsi l’objet de la science économique. Et depuis lors, telle est la définition la plus usitée dans les manuels d’économie.