L’autodestruction des politiques macroéconomiques
Le monde que je viens de décrire commence à s’effondrer au début des années 1970. Le 15 août 1971, Richard Nixon décide unilatéralement la fin du SMI en supprimant la convertibilité du dollar en or.
Ce système était de toute façon intenable à long terme, miné qu’il était par une contradiction fondamentale. La monnaie pivot, celle qui servait d’étalon, de monnaie de réserve pour les banques centrales et de principal instrument de paiement international, le dollar donc, était aussi une monnaie nationale. Par conséquent, l’émission de la monnaie internationale n’était pas gérée par une banque mondiale en fonction des besoins du commerce mondial et de l’intérêt commun des nations (comme l’avait préconisé Keynes en 1944) ; elle était réglée par la Fed (petit nom de la banque centrale américaine) en fonction des intérêts de la seule économie américaine.
Les États-Unis pouvaient donc accumuler des déficits commerciaux croissants sans subir une réelle contrainte financière puisqu’ils payaient leurs importations dans leur propre monnaie. Ils n’étaient pas davantage contraints de défendre un taux de change, car la stabilisation des changes incombait aux autres pays. Ne se privant nullement d’abuser de leurs privilèges, les États-Unis ont inondé la planète de dollars. Avec, dans un premier temps et jusqu’au début des années 1960, la bénédiction des autres États, trop heureux de vendre leurs produits aux États-Unis et de profiter des aides américaines. Mais la masse de dollars accumulée dans les réserves de change des banques centrales ne pouvait enfler indéfiniment sans que ces dernières commencent à en demander la conversion partielle en or par la Fed. Les réserves en or de l’Amérique étaient donc condamnées à s’épuiser si l’inondation de dollars persistait et si les banques du monde entier conservaient le droit de convertir ces dollars en or.
Il était donc inévitable qu’un gouvernement américain finisse par stopper l’hémorragie de ses réserves en or et fasse sauter le pivot du SMI.
Faute d’accord possible sur une refondation, le SMI se délite assez vite entre 1971 et 1973. La plupart des États vont alors se tourner vers la deuxième option : ils laissent flotter leur monnaie et renoncent à la politique de change (e), en vue de préserver l’autonomie de leurs instruments budgétaires (b) et monétaires (i). L’option « bi » succède ainsi à « bie », mais avec une différence qui va bien au-delà de la simple amputation de l’instrument (e). En effet, la circulation internationale des capitaux est alors bien plus intense qu’au cours des décennies précédentes, et elle va être progressivement libérée.
L’abondance de capitaux en dollars désormais inconvertibles en or vient enfler la masse des liquidités en quête de placements financiers. Cette masse sera encore amplifiée par les chocs pétroliers des années 1970, car certains pays exportateurs de pétrole – subitement enrichis par la flambée des prix de l’or noir – cherchent à recycler leurs « pétrodollars » sur le marché financier.
Par ailleurs, l’effondrement du SMI a généré une grande instabilité des taux de change, très pénalisante pour les exportateurs et les importateurs. C’est pourquoi on laisse se développer des instruments financiers spéculatifs, initialement destinés à permettre aux investisseurs et aux entreprises de se couvrir contre le risque de change. Mais ceux qui couvrent ce risque – des banques très souvent – veulent à leur tour se protéger contre le risque qu’ils viennent d’endosser. On inventera donc de nouveaux produits financiers pour se prémunir contre la volatilité des instruments qui couvrent les risques de change, puis d’autres encore qui permettront de parier sur l’évolution du cours des contrats qui couvrent le risque des instruments de couverture de… etc., etc. La grande vague des « innovations financières » est ainsi lancée et ne cessera plus de se déployer jusqu’à nos jours.
Dans un premier temps, les pays de la Communauté européenne vont tenter de restaurer l’option « bie ». Ainsi, pour contenir l’instabilité des taux de change, ils essayent de reconstituer entre eux un système monétaire qui pallie la disparition du SMI. C’est la création du « serpent monétaire européen » (1973), qui préfigure le SME installé en 1979. Celui-ci parvient à stabiliser les taux de change tant qu’il reste bien conforme à l’option « bie », c’est-à-dire tant que les mouvements de capitaux restent contrôlés par les États.
Mais la pression en faveur d’une libération totale de la finance est relancée par la victoire politique de Margaret Thatcher (au Royaume-Uni en 1979) et de Ronald Reagan (aux États-Unis en 1980). La victoire politique de ce que l’on appellera le « néolibéralisme » s’étend ensuite assez vite à l’ensemble des grands pays industriels.
Je ne peux évidemment pas vous retracer l’histoire complète des transformations économiques, sociales, techniques et culturelles qui ont engendré ce bouleversement des rapports de force politiques, à la charnière des années 1970 et des années 19801. Il suffit ici de souligner que la libération intégrale de la finance résulte de ce qu’une majorité des gouvernements démocratiquement élus a alors choisi cette stratégie. Et nous nous intéressons ici d’abord à l’explication des conséquences économiques de ce choix politique.
Or la libération des mouvements de capitaux, on l’a démontré, est incompatible avec le maintien simultané de changes stables et de politiques nationales autonomes. Comme les gouvernements européens mènent des politiques divergentes, leurs taux de change divergent systématiquement. Les spéculateurs anticipent donc sans peine les variations futures des taux de change, et peuvent même les provoquer en achetant ou en vendant massivement des devises. Dans ce contexte, aucune banque centrale ne peut durablement stabiliser son taux de change. Le gouvernement doit alors laisser tomber le taux de change, ou bien aligner sa politique sur celle que les spéculateurs sont convenus de considérer comme la bonne, c’est-à-dire, en l’occurrence, celle de l’Allemagne.
Les États qui veulent récupérer leur indépendance nationale passent à l’option « bi » : ils laissent flotter le taux de change, ils sortent du SME (Royaume-Uni, Italie), leur monnaie est dépréciée, mais ils peuvent mener une politique budgétaire ou monétaire indépendante. Les pays qui veulent absolument préserver leur taux de change fixe (la France notamment) perdent leur indépendance : ils sont obligés d’aligner leur politique sur celle de l’Allemagne, c’est-à-dire sur une politique monétaire rigoureuse qui donne la priorité à la maîtrise de l’inflation et qui inspire le plus confiance aux marchés financiers. C’est la troisième option, que nous appellerons « e », puisque le taux de change reste le seul instrument qui préoccupe vraiment le gouvernement. Les taux d’intérêt tout comme le budget ne sont plus des instruments autonomes ; ils sont entièrement subordonnés à l’objectif de taux de change.
C’était là une situation de soumission politique difficilement supportable. Mais, pour autant, les gouvernements pro-européens ne pouvaient se résoudre à abandonner purement et simplement le SME. Ils souhaitaient au contraire maintenir et renforcer la coopération monétaire. Avec la signature de l’« Acte unique européen » (1986), les Européens étaient engagés sur la voie du « grand marché intérieur » où circuleraient librement biens, services, personnes, investissements, capitaux… Le renforcement de l’intégration économique des marchés européens n’était pas concevable dans un contexte de volatilité aléatoire des taux de change entre les monnaies nationales.
C’est dans ce contexte que l’Allemagne et la France vont entraîner la plupart de leurs partenaires – à l’exception notable des Britanniques – vers une quatrième option. Puisque le problème majeur tient à la spéculation sur les taux de change, mais qu’il n’est pas question d’interdire la spéculation, il ne reste qu’à supprimer les taux de change. Avec la monnaie unique, les pays de la zone euro vont perdre définitivement l’usage des deux instruments monétaires (i) et (e), puisqu’ils n’ont plus de monnaie et que la politique monétaire est transférée à une BCE totalement indépendante des gouvernements. Mais ils vont retrouver l’autonomie de leur politique budgétaire (b), par définition immunisée contre des attaques spéculatives sur des taux de change qui n’existent plus.
Car, jusqu’à ce moment-là, et depuis le lancement de l’euro en 1999, la disparition de la spéculation contre les taux de change a bel et bien accru les marges de manœuvre budgétaires des États membres de la zone euro. Certes, les États ont dû respecter les fameux critères du traité de Maastricht pour entrer dans l’euro : pas de déficit supérieur à 3 % du PIB et pas de dette publique supérieure à 60 % du PIB. Mais, une fois dans l’euro, rien n’a jamais empêché les États de faire ce qu’ils voulaient. Même l’Allemagne n’a pas toujours respecté le Pacte de stabilité, comme bien d’autres pays. Aucun gouvernement n’a été sanctionné pour cette violation des traités.
Donc, jusqu’à l’apparition d’une nouvelle spéculation massive contre les titres de la dette publique (en 2009), les gouvernements ont fait ce qu’ils voulaient de leur budget.
Mais, notez le bien, cette pression n’est pas imposée par les marchés financiers à des politiques impuissants. Elle a été délibérément programmée par les politiques eux-mêmes, dès le traité de Maastricht, en vue de maintenir les États sous la surveillance des marchés. En effet, en négociant ce traité, les partisans de la « rigueur » à l’allemande savaient pertinemment qu’en l’absence de spéculation sur leur taux de change, les États membres de la zone euro allaient pouvoir pratiquer à peu près n’importe quel niveau de déficit public. Les rigoristes tenaient donc à ce que la spéculation sur les taux de change soit remplacée par une autre spéculation.
Le traité prévoit donc deux dispositions qui étaient censées éviter tout « laxisme » budgétaire. Primo, les États ne peuvent plus emprunter à leur banque centrale et la BCE n’a pas le droit de concourir au financement des déficits publics ; donc les États doivent emprunter sur le marché financier. Secundo, les capitaux circulent librement, non seulement à l’intérieur de l’union monétaire et de l’UE, mais aussi à l’extérieur ; par conséquent, les États qui empruntent se retrouvent en compétition avec tous les emprunteurs sur le marché mondial des capitaux.
Dès lors, un État qui s’endette au-delà des normes convenues comme raisonnables voit sa note dégradée par les agences spécialisées qui évaluent la solvabilité de tous les gros emprunteurs sur le marché financier. Et plus le taux d’endettement s’écarte des normes, plus les taux de rémunération exigés par les prêteurs sont élevés. En un mot, les États se retrouvent potentiellement à la merci d’un mouvement de fuite devant les titres de leur dette, mouvement qui provoquerait l’envolée des taux à payer pour leurs nouveaux emprunts.
Les partisans de la rigueur espéraient que cette pression des marchés imposerait une plus grande discipline budgétaire.
Ce que les dirigeants européens découvrent avec la crise de la zone euro ouverte à partir de 2009, c’est que le pouvoir de surveillance donné aux marchés financiers est un boomerang qui revient dans la figure de tous les gouvernements.
Lorsque, en 2008, la plus grande crise financière – depuis celle de 1929 – est déclenchée par la spéculation, la récession qui s’ensuit et le sauvetage des banques en faillite font exploser les déficits et la dette de tous les pays, et amènent ceux qui étaient déjà surendettés au bord de la cessation de paiements. Les États solvables doivent intervenir en urgence pour éviter la faillite de ces derniers, non par charité bien sûr, mais parce que la faillite d’un pays met en péril les banques européennes qui détiennent sa dette. De plus, si on laisse tomber un petit pays, on prévient les spéculateurs qu’ils peuvent jouer à coup sûr contre n’importe quel autre pays en difficulté. C’est l’« effet dominos » tant redouté : la chute d’une petite pièce de l’édifice peut tout mettre par terre.
À l’arrivée, ce ne sont pas seulement les « laxistes » qui se retrouvent sous la coupe des marchés financiers, mais tous les « vertueux » qui ont feint d’ignorer une catastrophe annoncée.
Si l’on doit appliquer partout la même politique du crédit et les mêmes taux d’intérêt, il faut déjà que toutes les régions concernées se situent au même niveau de croissance et d’inflation. Sinon, on aurait besoin de relancer le crédit par-ci, de relever les taux d’intérêt par-là et de ne rien faire ailleurs. Et si l’on a besoin de mener des politiques monétaires différentes, mieux vaut disposer d’une banque centrale et d’une monnaie par région.
Par ailleurs, une monnaie unique signifie un seul taux de change vis-à-vis des pays hors zone. Or si les régions ont des structures industrielles et des coûts de production très contrastés, elles ne sont pas également compétitives vis-à-vis du reste du monde. Dans ce cas, le taux de change unique sera systématiquement sous-évalué pour certaines régions et surévalué pour d’autres. Une ZMO suppose donc une grande homogénéité des coûts salariaux et de la productivité, c’est-à-dire aussi du droit du travail et de la protection sociale. Et puis, avec un marché intérieur unique où les biens circulent librement, les régions sont aussi en compétition entre elles. Que faire, dès lors, si une région a systématiquement moins d’atouts qu’une autre et marque un retard permanent de compétitivité ? Avec des monnaies propres à chaque région, les écarts de compétitivité pourraient être corrigés ou atténués par la dévaluation des unes et la réévaluation des autres.
En bref, dans la pratique, une ZMO est un espace relativement homogène, et dans lequel les chocs asymétriques ou les divergences de développement sont aisément compensés grâce à la mobilité du travail, à l’intervention des services publics centraux et à la solidarité financière assurée par un budget national ou fédéral important. Une autre caractéristique surplombe toutes celles-là : les habitants de cet espace intégré se considèrent mutuellement comme les membres d’une communauté solidaire, dans laquelle chacun accepte de payer des impôts pour des services publics délivrés loin de chez lui, et où chaque membre admet que les politiques du pouvoir central résultent de la volonté majoritaire exprimée par les représentants légitimes de tous les territoires composant la zone. En un mot, une ZMO ne se constitue pas seulement sur une communauté efficace d’intérêts économiques ; elle nécessite aussi une union politique, elle-même fondée sur une communauté politique forgée par l’histoire.
Je ne pense pas avoir besoin de vous démontrer que les 18 pays adhérant à la zone euro – ou les 28 États membres de l’UE (en 2014) – ne constituent pas une communauté politique de citoyens préfigurant le proche avènement des États-Unis d’Europe.
Nul besoin non plus de lister les divergences considérables en matière de structures économiques et sociales. Ni de rappeler que, pour compenser ces divergences, il n’existe aucun gouvernement central doté du pouvoir de lever l’impôt, d’emprunter, de faire des déficits publics, de relancer l’économie européenne, de redistribuer la richesse, d’assurer les transferts interrégionaux nécessaires pour compenser les chocs conjoncturels asymétriques. Cette union n’est pas seulement impuissante au plan budgétaire. Elle l’est pareillement au niveau monétaire. La BCE, contrairement aux banques centrales de toutes les grandes puissances, ne peut ni prêter d’argent aux États, ni choisir une autre priorité que la lutte contre l’inflation. Et, pour finir, les institutions de l’UE ne forment pas une union politique démocratique dans laquelle les politiques seraient déterminées par la majorité politique élue au Parlement.
L’histoire de la zone euro manifeste la victoire de la conception néolibérale de l’UE : un espace de libre-échange intégral entre des États dépossédés de tous les instruments d’intervention macroéconomique, en sorte de contraindre les nations à converger vers les solutions ultralibérales.
D’un côté, le traité de Maastricht retire aux États la politique du crédit et des taux d’intérêt (i), la possibilité de modifier leur taux de change (e) et la liberté de choisir leur niveau de déficit public (b). C’est ce que vous avez appelé l’option « zéro politique nationale ». Et il ne s’agit pas de transférer la gestion d’une politique macroéconomique quelconque à un niveau supranational pour gagner en puissance ou en efficacité. Il n’existe en effet aucune politique budgétaire possible au niveau de l’UE, ni aucune politique monétaire réellement autonome, puisqu’une priorité unique (la faible inflation) est assignée par le traité à la BCE. Donc, il s’agit plutôt de l’option « zéro politique », que ce soit au plan national ou au niveau de l’UE.
D’un autre côté, les États désarmés par l’union monétaire sont livrés à une libre compétition de plus en plus vive, non seulement entre eux mais avec le reste du monde, c’est-à-dire notamment avec des pays qui, eux, n’hésitent pas à employer tous les instruments de la puissance publique dont les traités européens interdisent l’usage.
Quels moyens d’action leur reste-t-il alors pour supporter une telle compétition ? Il leur reste la réduction des « charges sociales », la déréglementation du marché du travail, la baisse des salaires, la baisse des impôts sur les bénéfices des sociétés et sur les revenus financiers. Tous moyens que l’on peut commodément résumer en trois mots : dumping fiscal et social3. Et cette forme de concurrence joue en faveur du modèle néolibéral. En effet, l’érosion des recettes fiscales et des cotisations sociales appelle la réduction des dépenses publiques, le remplacement des services publics par des services privés, la substitution d’assurances privées à la sécurité sociale publique.
On a vu le résultat final de cette incohérence : la liberté totale laissée à la finance, dans l’espoir que celle-ci disciplinerait les États, ne produit en fait que les crises, les récessions, toujours plus de déficit et de dette, et finit même par forcer les gouvernements les plus rigoristes à payer le sauvetage des pays les plus laxistes.
L’impuissance de la zone euro à sortir rapidement de la crise résulte de l’entêtement des dirigeants à sauver leur modèle insoutenable. Fidèles à leur logique de l’offre comme à leur alliance avec la finance, ils ne tuent pas la spéculation qui les paralyse, ils ne relancent pas la croissance qui, seule, pourrait rééquilibrer leurs finances. Au lieu de cela, ils tentent d’installer le chaînon manquant dans leur dispositif : la suppression de la souveraineté budgétaire des États. Telle est en effet la fonction du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), première expression d’une réflexion engagée pour instaurer un fédéralisme budgétaire dans lequel un gouvernement fédéral pourrait rectifier d’office les budgets nationaux.
– un système de changes fixes ;
– le contrôle des mouvements de capitaux ;
– une banque centrale libre de poursuivre tous les objectifs (croissance, inflation, emploi, équilibre extérieur) et d’employer tous les instruments, y compris les prêts à l’État et le contrôle des changes.
Si les Européens choisissent de mettre fin à l’anéantissement de la politique et s’ils veulent se mettre à l’abri des catastrophes financières à répétition, ils doivent d’abord restaurer ces trois piliers.
Donc, si je reprends à présent votre question, « abandonner l’euro », cela signifie seulement restaurer des unités monétaires nationales (lire, peseta, franc, Deutschemark, etc.). On peut donc renoncer à l’euro sans restreindre la liberté de la finance, sans étendre les moyens d’action de la banque centrale nationale et sans stabiliser les taux de change ; dans ce cas on ne restaure aucun des trois piliers que je viens de lister. En revanche, si l’on procède uniquement à la re-réglementation de la finance et à la refonte des statuts de la BCE, on reconstruit deux piliers et demi sur les trois.
Le « demi-pilier » c’est l’euro, car il constitue un système de changes absolument fixes. L’euro émis à Berlin a strictement et toujours la même valeur que l’euro émis à Madrid, à Rome, à Riga, etc. Il n’y a pas de marché où l’on pourrait négocier l’euro allemand contre l’euro français ; toute spéculation sur les taux de change intra-européens est par définition impossible. Ce n’est là qu’un demi-pilier, car un régime de changes fixes entre des monnaies nationales offre un degré supplémentaire de liberté : la possibilité d’ajuster les taux de change, non pas pour pratiquer des dévaluations compétitives agressives, mais pour corriger des déséquilibres structurels persistants dans les échanges extérieurs.
En conservant l’euro, on perd donc une marge de manœuvre dans la panoplie des instruments mobilisables. Mais c’est là le seul inconvénient de cette solution. Dans un cadre où les politiques monétaire et budgétaire retrouvent leur pleine autonomie, leur pleine capacité à éviter ou à combattre les crises, les responsables politiques peuvent estimer que les avantages liés au maintien de l’euro l’emportent sur son unique inconvénient.
Au plan pratique – dans un processus de refondation déjà compliqué à négocier et à mettre en œuvre –, il est évidemment plus simple d’éviter les complications et les coûts associés au transfert vers un autre système monétaire.
D’un point de vue politique, la force symbolique d’une monnaie partagée par des centaines de millions de femmes et d’hommes sur tout un continent est une source bénéfique de rapprochement entre les peuples. L’abandon de l’euro serait inévitablement ressenti comme une régression de la coopération entre ces peuples. Et quand il s’agit de refonder une union entre des communautés humaines qui croient de moins en moins au projet européen, on ne commence pas par briser l’unique symbole tangible de leur unité.
Sur le plan économique enfin, et pour chacun des États membres, le fait de disposer d’une monnaie qui est aussi un instrument de paiement international de plus en plus reconnu permet de partager un peu le privilège qui était jusqu’ici réservé aux Américains, et dans une moindre mesure aux Britanniques : le privilège de régler certains contrats internationaux dans sa propre monnaie.
Cela dit, ces avantages économiques et politiques seraient en partie maintenus si l’euro était transformé en monnaie commune.
– instaurer un contrôle strict des entrées et des sorties de capitaux ;
– arrêter de rembourser la dette, et entamer les négociations pour procéder à son annulation partielle ;
– émettre les nouveaux emprunts uniquement auprès de la banque centrale ;
– éventuellement, si le reste ne suffit pas, faire racheter et détruire par la banque centrale une partie de la dette non annulée ;
– relancer l’activité sans se préoccuper du niveau de déficit à court terme.
Tout cela serait possible… à condition de réécrire le Traité de Lisbonne qui interdit toutes ces politiques, à l’exception de la négociation avec les créanciers.
Un pays peut donc prendre toutes les mesures nécessaires pour sortir de la crise, uniquement s’il cesse d’appliquer le Traité de Lisbonne. À cette fin, il peut procéder de deux manières. La plus simple est de sortir de la zone euro. La plus utile, selon moi, consisterait à rester dans la zone euro tout en prenant les mesures nécessaires en violant le traité ! C’est là un coup de force politique qui contraint les autres pays à faire un choix : soit ils excluent le pays rebelle hors de la zone euro, soit ils acceptent de renégocier le traité4.
Si les Européens avaient engagé cette renégociation dès 2008, pour réagir à la crise financière déclenchée aux États-Unis, il n’y aurait eu ni crise de la zone euro, ni récession, ni explosion du chômage.
Dans un deuxième temps, la persistance de la crise et de nouvelles vagues de spéculation poussent des pays à sortir de l’euro. Si aucun des instruments clés (monétisation de la dette, emprunt à la BCE, interdiction de la spéculation) n’est libéré, et une fois que les autres pays ont épuisé leur volonté et leurs moyens d’un nouveau plan de sauvetage, un pays comme la Grèce n’a plus d’autre issue que de sortir de l’euro : s’il cesse de payer sa dette, les marchés ne lui prêtent plus rien. Il est donc forcé de recouvrer sa souveraineté monétaire pour créer de la monnaie et emprunter auprès de sa banque centrale.
Dans un troisième temps, l’effet dominos se met en route, et la spéculation s’attaque au chaînon le plus faible qui suit la Grèce sur la liste des pays à éjecter de la zone euro. Là, on sait où cela commence, mais pas quand ni comment cela se termine. Aux pays qui sont forcés de sortir par la spéculation et par la nécessité absolue de créer de la monnaie, peuvent s’ajouter des pays qui suivent le mouvement pour éviter une compétition insoutenable. Si la Grèce, l’Italie, le Portugal et l’Espagne restaurent des monnaies nationales dévaluées de 30 à 50 % par rapport à l’euro, on comprend que la France est quasiment obligée de sortir pour dévaluer à son tour.
Les pays sortant de l’euro mais restant dans l’UE pourraient s’entendre sur un nouveau SME, qui aurait des chances de fonctionner à peu près bien, à condition d’être assorti du contrôle des mouvements de capitaux afin de contenir la spéculation sur les taux de change. Les avantages que ces pays retireraient de leur souveraineté monétaire, tout en bénéficiant de la stabilité des changes, feraient assurément des envieux parmi les pays de la zone euro interdits d’emprunt auprès de leur banque centrale. Ainsi s’installeraient peut-être des conditions favorables pour une renégociation générale du fonctionnement de la zone euro.
La Grande Régression. À la recherche du progrès humain – 3, Seuil, 2010, et « Points Essais » no 668, 2011.
Cf. supra, chap. 8, p. 140.
Initialement, le terme dumping désigne une forme de concurrence déloyale dans le commerce international, consistant à exporter des biens à un prix inférieur au prix pratiqué dans le pays d’origine. Par extension, les critiques du néolibéralisme l’appliquent à la recherche d’une compétitivité fondée sur les baisses d’impôts ou de salaires et sur le recul des normes sociales.
Pour un exposé plus rigoureux et plus complet des stratégies et instruments de sortie de crise, cf. Jacques Généreux, Nous on peut ! Manuel anticrise à l’usage du citoyen, Seuil, « Points », 2012.
Voir p. 236.