Je ne vais évidemment pas
vous demander de conclure, puisque notre sujet de discussion est
sans fin. Nous avons laissé de côté bien des débats, et notre
entretien n’est au fond qu’une invitation à poursuivre le
questionnement. Alors, à défaut d’une impossible conclusion, je
solliciterai plutôt un avis sur la manière de prolonger la
réflexion. Parmi toutes les questions que nous n’avons pas
abordées, lesquelles devraient, selon vous et en priorité,
mobiliser notre attention ?
Notre discussion n’était en effet
qu’une entrée en matière. Elle répondait à vos propres
préoccupations immédiates, c’est-à-dire celles d’un citoyen qui
cherche quelques clés de lecture du débat sur la politique
économique dans un pays développé, riche et démocratique. Or ce
cadre de réflexion ne concerne qu’un quart de
l’humanité – en comptant large. À l’échelle planétaire,
le plus impérieux des problèmes économiques n’est évidemment pas de
trouver la bonne combinaison des politiques budgétaire et
monétaire ; il est d’assurer à tous la satisfaction des
besoins fondamentaux : l’accès à l’alimentation, à l’eau, aux
soins, à l’éducation. On sait déjà que la solution à ce problème ne
viendra pas de l’extension générale du système économique des pays
les plus avancés, puisque ces pays se révèlent eux-mêmes incapables
de mobiliser leur richesse croissante pour assurer à tous un
emploi,
un revenu décent et une
couverture sociale des dépenses de santé.
De toute façon, il me
semble aujourd’hui admis que, d’un point de vue écologique,
l’extension planétaire du mode de développement des pays les plus
riches ne sera pas soutenable.
En effet, et vous soulignez là un
deuxième prolongement nécessaire à nos discussions. Celles-ci ont
mis de côté nombre de questions relatives à la croissance, à
l’épuisement des ressources, à la destruction des écosystèmes, à la
reconversion écologique des modes de production et de consommation,
à l’expansion démographique et aux mouvements migratoires engendrés
par le changement climatique ou par les écarts de
développement, etc. Intégrer ces questions relatives au long
terme est d’autant plus indispensable que, depuis la première
révolution industrielle, notre planète est entrée dans une nouvelle
époque géologique : l’« anthropocène ». Ce terme,
désormais consacré par de nombreux scientifiques
1, exprime l’idée que,
depuis la fin du
XVIIIe siècle, l’évolution physique de notre planète
est en partie déterminée par l’action humaine, et plus
particulièrement par les productions humaines. Or, la théorie
économique orthodoxe – la science de l’affectation
rationnelle des ressources rares à des emplois
alternatifs – a considéré les
« ressources naturelles » comme des données. Cette
science ne s’est pas inquiétée du fait que les économies
industrielles transformaient l’abondance des ressources en rareté,
ni du fait que ce que nous appelons la
« nature » – notre Terre, le climat, la
composition des sols – se
trouvait durablement transformée par notre système
économique.
La préservation d’une planète viable
pour les dix milliards d’humains qui la peupleront à la fin de ce
siècle, l’égal accès des peuples à la satisfaction des besoins
fondamentaux, l’éradication d’une pauvreté scandaleuse dans les
pays les plus riches : voilà les trois défis majeurs qui
devraient occuper en priorité les économistes.
Mais les économistes ne
nous donneront pas LA solution. Voilà au moins une leçon que je
tire de notre discussion : quel que soit le problème à régler,
aucune loi de l’économie n’impose une seule et unique voie
d’action ; ce sont encore et toujours les gouvernements qui
arbitrent entre des options multiples, même lorsqu’ils prétendent
mener la « seule politique possible ». C’est là une leçon
rassurante en un sens : nous avons le choix, à condition bien
sûr de restaurer pleinement les marges de manœuvre de l’action
publique comme nous en avons longuement discuté.
Cela dit, relever les
trois défis que vous avez évoqués exige bien plus que des marges
d’action restaurées au niveau national ; cela suppose un degré
inédit de coopération internationale pour organiser le partage des
ressources non reproductibles et la convergence des politiques
écologiques. Il ne sert en effet pas à grand-chose de réduire les
émissions de CO2 dans un seul
pays ! Bref, me semble-t-il, ces défis ne peuvent être
surmontés qu’au niveau mondial.
Sur ce point, je pense exactement
le contraire : les impulsions décisives pour relever ces défis
ne viendront que des démocraties nationales. Et ce, pour deux
raisons, l’une politique et l’autre économique.
Voici la raison politique : il
n’y a pas de gouvernement mondial. Les conférences internationales
sur l’environnement et le développement organisées par l’ONU depuis
1972 n’ont jamais été, pour l’essentiel, qu’un lieu de confrontation et de compromis entre des
chefs d’États et de gouvernement venant défendre les intérêts
économiques de leur pays. Les gouvernements sont piégés dans un
gigantesque dilemme du prisonnier : si les autres États ne
s’engagent pas tous dans une stratégie coopérative de partage
équitable des ressources et de révolution écologique des modes de
production, un État particulier juge irrationnel et inutile de s’y
engager seul. Tout le monde attend que les autres commencent à
jouer le jeu de la coopération, et du coup personne ne le joue
vraiment. Une seule éventualité peut briser ce cercle vicieux de
l’impuissance : l’avènement de nouveaux gouvernements disposés
à s’engager sur la voie écologique et coopérative de façon
unilatérale et inconditionnelle. Alors, chaque fois qu’une nation
prendra un tel chemin, celle-ci renforcera l’incitation des autres
nations à l’emprunter à leur tour.
Mais les politiques n’agissent que
dans la mesure où leurs électeurs font pression sur eux. Et puisque
la vie politique se joue encore, et pour longtemps, au niveau des
grandes métropoles et au niveau des nations, c’est la pression des
électeurs à ces niveaux-là qui peut changer quelque chose. Et cela
m’amène à la raison économique qui m’incite également à fonder plus
d’espoir sur les démocraties nationales que sur une gouvernance
mondiale.
Comment des électeurs pourraient-ils
se mobiliser massivement pour sauver la planète ou pour un partage
planétaire des ressources, quand ils subissent le stress au
travail, la peur du chômage, la pauvreté, le manque de soins ?
Par quel tour de magie les individus deviendraient-ils solidaires
des peuples lointains et des générations futures, lorsqu’ils vivent
dans une société fondée sur la compétition généralisée, le culte de
la performance individuelle et l’explosion des inégalités
sociales ? Comment apprendre le partage équitable avec les
étrangers, quand ce partage n’est
pratiqué nulle part dans sa propre ville, dans sa propre
entreprise ?
Vous voyez où je veux en venir :
le défi écologique global n’est pas indépendant du règlement de la
question sociale locale. Pour sauver la planète, il faut commencer
par lutter contre le chômage, la précarité, la pauvreté et
l’inégalité. Pour fabriquer des citoyens solidaires du monde et des
générations futures, il faut d’abord que les vertus de la
solidarité se manifestent là où vivent ces citoyens. Une bonne
politique économique et sociale, locale et nationale, est donc une
condition nécessaire à la constitution d’une opinion publique
soutenant l’urgente révolution écologique.
C’est d’ailleurs bien
vers la quête de cette bonne politique économique et sociale que
j’ai moi-même orienté l’essentiel de nos débats. J’étais venu
chercher des réponses à mes questions bien sûr, et j’en ai obtenu
quelques-unes. Mais le plus utile aura sans doute été de découvrir
une analyse économique qui n’a pas réponse à tout.
Tant mieux. Car le point
d’interrogation est toujours plus utile à la compréhension du monde
que le point final. Je donne souvent ce conseil méthodologique à
mes étudiants : quand on vous pose une question, ne répondez
pas à cette question, posez-la-vous ! C’est, je crois, ce que
nous avons essayé de faire ensemble.