Les marges de manœuvre des États face à la finance internationale

 

Ne perdez pas de vue ma question précédente : une relance de l’économie par la baisse des taux d’intérêt ne risque-t-elle pas de se solder par une fuite des capitaux vers l’étranger ? Vous me dites que cela sera le cas si le taux de change est fixe. Je crois savoir ce qu’est un taux de change. Mais qu’est-ce qu’un taux de change « fixe » ?
Commençons tout de même par nous entendre sur une définition du taux de change : c’est un rapport qui mesure le prix d’une unité de monnaie (un euro, un dollar, une livre sterling, un yen…) exprimé dans une autre monnaie. Ainsi, on peut dire que 1 euro (€) vaut 1,30 dollar ($) et 0,80 livre (£). Dans ce cas, on peut aussi dire que 1 $ vaut 0,77 € et que 1 £ vaut 1,25 €. Nous choisirons ici la première définition, c’est-à-dire 1 € = 1,30 $ = 0,80 £. Cette définition est plus fréquente et elle facilite la compréhension des termes « appréciation » et « dépréciation » de la monnaie. Lorsque le taux de change de l’euro monte (par exemple de 1,30 à 1,43), cela signifie que la monnaie européenne s’apprécie par rapport à la monnaie américaine. Inversement, l’euro se déprécie quand le taux de change baisse1.

 

Pourquoi et comment le taux de change monte-t-il ou descend-il ?
Les monnaies convertibles (on dit aussi les « devises ») s’échangent sur le marché des changes. Pour faire simple, ce marché est constitué par des réseaux internationaux de communication et de règlement qui mettent en relation les banques, les banques centrales et des intermédiaires spécialisés. Ce marché permet de centraliser en continu toutes les offres et les demandes d’une devise contre une autre. C’est l’un des relativement rares marchés réels, un espace de négociation où les prix varient en permanence en fonction de l’offre et de la demande.

En l’absence de conventions monétaires internationales et d’interventions contraires des banques centrales, le taux de change fluctue librement. On dit alors que l’on est dans un « régime de changes flexibles » ou encore de « changes flottants ». Dans ce cas, une monnaie s’apprécie lorsqu’elle est plus demandée qu’offerte ; dans le cas contraire, elle se déprécie.

 

Ce qui m’amène à reformuler ma question. Pourquoi une monnaie est-elle plus demandée qu’offerte ou l’inverse ?
Les agents résidents d’un pays quelconque ont besoin – et sont donc demandeurs – de monnaies étrangères pour :

– payer des importations de biens et de services ;

– transférer des revenus vers l’étranger (salaires de travailleurs immigrés envoyés à leur famille restée au pays, aides à des États étrangers, contributions versées à des organisations internationales, etc.) ;

– effectuer des investissements directs à l’étranger (construction d’une usine, prise de participation durable dans le capital de firmes étrangères, etc.) ;

– réaliser des placements financiers à l’étranger (actions, obligations, fonds d’investissement, etc.).

Réciproquement, les agents résidents reçoivent des devises étrangères – et sont donc offreurs de ces devises contre leur monnaie nationale – lorsqu’ils exportent des biens et des services, empruntent des fonds à l’étranger, bénéficient de transferts en provenance de l’étranger, ou encore lorsque des agents étrangers viennent investir ou placer des capitaux dans leur pays.

 

Ce sont là, sans doute, les opérations qui composent la fameuse « balance des paiements ». On entend surtout parler de la « balance commerciale ». Quelle est la différence exacte entre ces deux indicateurs ?
La « balance des paiements » est un compte qui recense toutes les opérations qui entraînent une entrée de monnaie dans le pays ou une sortie de monnaie vers le reste du monde. La « balance commerciale » n’est qu’une section de ce compte, celle qui enregistre les exportations et les importations de marchandises (les biens matériels). Si l’on ajoute à la balance commerciale les échanges de services (dépenses des touristes, assurances, transports, etc.) et les transferts courants (revenus, dons, subventions…), on obtient la « balance des transactions courantes » (BTC).

Vient ensuite la « balance des capitaux » (BCA), qui regroupe tous les flux associés aux investissements, prêts, emprunts, placements, etc. Au total, l’addition de BTC et BCA, c’est-à-dire de toutes les entrées et sorties de monnaie, nous donne la balance globale des paiements (BG).

 

Donc, si cette addition donne un solde positif, cela veut dire que le pays reçoit plus de monnaie qu’il n’en verse à l’étranger. C’est bien cela ?
Oui. Un excédent de la balance globale reflète une « entrée nette » de devises (entrées supérieures aux sorties). Réciproquement, un déficit implique une sortie nette de devises hors du pays.

 

Alors dites-moi maintenant comment cela agit sur le taux de change.
C’est ici que la distinction entre taux de change flexible et taux de change fixe devient importante. Dans un régime de changes flexibles, le taux de change varie librement en fonction de l’offre et de la demande. Dans un régime de changes fixes, les banques centrales interviennent sur le marché des changes pour contrer les mouvements spontanés du taux de change, en vue de maintenir celui-ci à un niveau déterminé.

Je vous propose de comparer les effets d’un excédent de BG (balance globale) dans ces deux régimes.

Nous avons donc une entrée nette de devises étrangères qui devront être converties en monnaie nationale pour pouvoir effectuer des règlements dans le pays (achats de marchandises, investissements, placements, etc.). Sur le marché des changes, on aura alors une augmentation de la demande de monnaie nationale contre devises. Il s’ensuit une appréciation de la monnaie nationale (une hausse du taux de change). Un déficit de BG produit l’effet inverse : les agents résidents sont alors acheteurs nets (ou demandeurs nets) de devises contre la monnaie nationale, et, dans ce cas, les devises demandées s’apprécient et la monnaie nationale se déprécie.

 

Au fond, le taux de change c’est aussi simple que le prix des tomates ! Plus les étrangers veulent acheter nos produits ou placer leurs capitaux chez nous, plus notre monnaie est demandée et plus sa valeur monte sur le marché des monnaies. Inversement, si nous achetons plus que nous ne vendons à l’étranger et si les capitaux sortent au lieu de rentrer, notre monnaie se déprécie. Mais, disiez-vous, en régime de changes fixes les banques centrales interviennent pour empêcher ces variations du taux de change. Comment font-elles ?
D’abord, une banque centrale n’« empêche » pas le marché de fonctionner : elle intervient pour soutenir la demande ou l’offre de sa monnaie sur le marché des changes. Pour éviter une dépréciation de la monnaie, il faut en soutenir la demande ; la banque centrale utilise ses avoirs en devises (ou « réserves de change ») pour acheter sa propre monnaie. Inversement, pour contenir une appréciation du taux de change, il faut accroître l’offre de monnaie nationale ; la banque centrale vend alors sa monnaie contre des devises.

Il faut savoir que, même en régime dit de « changes flottants », lorsque le marché des changes est officiellement libre, les banques centrales ne cessent jamais vraiment d’intervenir pour tempérer certaines variations des taux de change. On parle alors plutôt d’un régime de « flottement impur ».

 

Mais pourquoi doivent-elles intervenir ?
Parce que le taux de change est une variable trop importante pour que les banques centrales se désintéressent complètement de son niveau. Une appréciation de la monnaie abaisse le prix intérieur des produits importés et élève le prix international des produits exportés. Par exemple, avec un taux de change à 1,20 € la livre (équivalent à 0,83 £/€), une voiture anglaise à 10 000 £ vaut 12 000 € sur le marché européen. Réciproquement, une voiture française à 12 000 € vaut 10 000 £ outre-Manche. Si la livre s’apprécie de 10 %, le taux de change passe à 1,32 €/£ (soit 0,76 £/€) ; le prix de la voiture anglaise vendue en France grimpe alors à 13 200 € ; le prix du véhicule français sur le marché britannique chute à 9 090 £.

Donc, si notre monnaie s’apprécie, cela améliore notre pouvoir d’achat de produits étrangers et cela freine l’inflation, mais cela pénalise les entreprises exportatrices. Une dépréciation de la monnaie a les effets inverses : la facture des importations et les prix intérieurs grimpent, mais les prix des produits exportés baissent ; on perd du pouvoir d’achat, mais on améliore la compétitivité de nos produits sur le marché international.

De plus, à la hausse comme à la baisse, les variations du taux de change déterminent le coût réel des importations et la valeur réelle des recettes à l’exportation. Par conséquent, si le taux de change est trop « volatile », c’est-à-dire s’il subit d’amples et fréquentes variations, cela engendre une forte incertitude pour les entreprises et peut freiner le commerce international. Bref, les banques centrales ont de bonnes raisons de surveiller les taux de change.

 

Pour surveiller et décider d’intervenir, il faut bien que la banque centrale ait un objectif de taux de change. Comment définit-elle le bon taux de change ? Comment savoir si ce taux est trop élevé ou trop bas ?
Le prix d’une variable clé (taux de change, taux d’intérêt, salaire minimum, etc.) n’a jamais de « bon » niveau dans l’absolu. Car ce niveau affecte nécessairement divers objectifs de la politique économique, ainsi que la répartition des coûts et des bénéfices au sein de la population. Aucune technique économique ne peut ici se substituer à un arbitrage politique. Mais la technique offre parfois des critères qui aident à clarifier les termes de cet arbitrage. En matière de taux de change, c’est le cas avec le concept de « parité des pouvoirs d’achat » qui fonde une définition de la surévaluation et de la sous-évaluation d’une monnaie.

Commençons par la notion de parité des pouvoirs d’achat. Si, en convertissant un billet de 50 euros en livres, je peux acheter à Londres la même quantité de biens qu’à Paris, alors mon billet de 50 euros a le même pouvoir d’achat de part et d’autre de la Manche. Il y a « parité des pouvoirs d’achat » ; le taux de change assure une simple conversion entre deux formes de monnaie, sans affecter leur valeur réelle. En revanche, si mon billet de 50 euros me permet d’acheter davantage de biens à Londres qu’à Paris, je peux dire que l’euro est surévalué par rapport à la livre. Inversement, si le pouvoir d’achat de mon billet est plus faible au Royaume-Uni qu’en France, l’euro est sous-évalué.

Du point de vue français, un euro surévalué c’est fantastique pour profiter des fameux soldes londoniens et pour alléger la facture des importations, mais c’est aussi une forte incitation à préférer les produits étrangers, un frein à l’activité des entreprises françaises, et une source de chômage. Ces derniers inconvénients n’empêchent pas certains gouvernants de choisir la surévaluation, précisément parce qu’elle met entrepreneurs et travailleurs en difficulté : cette pression est censée forcer ces derniers à négocier la baisse des coûts salariaux et à rechercher une compétitivité structurelle (indépendante des prix) fondée sur la qualité des produits. C’est la stratégie dite de « désinflation compétitive ».

 

Tandis qu’un euro sous-évalué, c’est une stratégie de dévaluation compétitive, n’est-ce pas ?
Pour les consommateurs et les producteurs de la zone euro, une sous-évaluation de l’euro présente des avantages et inconvénients symétriques à ceux d’une surévaluation : des exportations plus compétitives sans effort supplémentaire, un pétrole plus cher… et des soldes moins exotiques – à côté de chez vous, plutôt que sur Oxford Street.

L’arbitrage optimal relève ici d’un choix politique, mais l’économiste peut s’autoriser à formuler un conseil. La parité des pouvoirs d’achat est une cible intéressante, car elle ne présente ni avantage ni inconvénient particulier ; elle est neutre et permet au taux de change d’accomplir sa fonction essentielle : assurer que la monnaie constitue un instrument commode pour les échanges par-delà les frontières. Viser la sous-évaluation, c’est transformer le taux de change en arme de guerre commerciale contre ses voisins ; chercher la surévaluation, c’est employer le taux de change comme une arme de guerre sociale contre ses propres travailleurs. Reste à décider si l’on préfère la paix à la guerre…

 

Si un pays décide de fixer ce qu’il estime être son bon taux de change, il doit logiquement choisir un système de changes fixes. Mais il ne peut pas faire cela tout seul.
En effet. Un « régime de changes fixes » est un système monétaire international défini dans un traité signé par un ensemble d’États en vue d’assurer la stabilité des taux de change. Chaque État décide d’un taux de change officiel, dénommé « parité ». La parité fixe la valeur de chaque monnaie nationale dans un étalon commun. Par exemple, dans le système monétaire international (SMI) institué en 1944 par les accords de Bretton Woods, chaque État fixait la parité de sa monnaie en dollars, la valeur du dollar étant, quant à elle, définie par une certaine quantité d’or. Les banques centrales devaient intervenir sur le marché des changes pour éviter que leurs taux de change varient de plus ou moins 1 % par rapport à la parité.

 

Mais ce système n’existe plus.
Le SMI de Bretton Woods a été abandonné au début des années 1970, mais des régimes de changes fixes ont été instaurés dans des zones monétaires plus restreintes. Par exemple, en 1979, certains pays de l’Union européenne (UE) ont adopté un système monétaire européen (SME) fondé sur des principes comparables à ceux du SMI, avec des marges de fluctuation élargies à 2,25 %. En 1999, après la création de l’euro, une sorte de SME bis a été mis en place pour les États membres de l’UE qui avait décidé de conserver leur monnaie nationale : le « Mécanisme de change européen II » (MCE II), avec une parité fixe par rapport à l’euro, et des marges de fluctuation de + ou – 15 %. La Suède et le Royaume-Uni ne participent pas à ce mécanisme : ils sont donc en régime de changes flottants ou de « flottement impur », comme le reste des grands pays industriels. Le régime de change fondé sur une parité fixe est donc minoritaire, mais il n’a pas disparu.

 

Je ne vois pas comment l’on peut maintenir une valeur fixe de la monnaie, alors que la demande et l’offre varient tous les jours sur le marché des changes.
Un régime de changes fixes n’interdit pas toute variation du taux de change. En effet, les États s’entendent sur des « marges de fluctuation autorisées » : les banques centrales laissent faire le marché tant que le taux de change librement négocié ne s’écarte pas de plus ou moins x % par rapport à la parité. En revanche, dès que le taux du marché tend à dépasser les marges autorisées, les banques centrales doivent intervenir.

Prenons un exemple concret. Imaginons le Royaume-Uni et les États-Unis dans un régime de change conforme à l’ancien SMI. Dans ce cadre, la livre sterling a une parité fixe en dollar, et la Banque d’Angleterre laisse fluctuer librement le taux de change tant qu’il ne varie pas de plus de 1 % au-dessus ou en dessous de la parité. Si la livre risque de s’apprécier de plus de 1 % par rapport au dollar, cela reflète une demande excédentaire de livres contre dollars. La Banque d’Angleterre doit alors offrir davantage de livres contre des dollars pour ramener le taux de change dans les marges autorisées. Concrètement, elle achète des dollars avec des livres. En sens inverse, si la livre menace de se déprécier de plus de 1 %, la banque centrale doit vendre les dollars qu’elle détient contre des livres, en vue de soutenir la demande et la valeur de la livre.

 

Je comprends que la Banque d’Angleterre peut créer autant de livres qu’elle veut pour acheter des dollars, dans le cas où elle doit contrer une trop forte appréciation de sa propre monnaie. Mais, pour autant que je sache, elle ne peut pas fabriquer des dollars. Alors, comment fait-elle pour empêcher une dépréciation de la livre, le jour où elle n’a plus assez de dollars pour le faire ?
Si une banque centrale ne peut vraiment plus défendre le taux de change, le gouvernement sera obligé soit de dévaluer – c’est-à-dire d’abaisser la parité que la banque centrale s’engage à défendre –, soit de sortir du système de change en laissant flotter sa monnaie.

Cela dit, avant d’en arriver là, la banque centrale dispose d’un autre instrument pour défendre la parité de sa monnaie : la hausse des taux d’intérêt. En effet, en relevant ses taux au-dessus des taux américains, la Banque d’Angleterre peut inciter beaucoup d’investisseurs à vendre leurs dollars contre des livres afin de profiter d’une meilleure rémunération sur la City. Cet afflux de capitaux entretient une forte demande pour la livre et soutient ainsi son taux de change.

 

Le taux de change entre deux monnaies est donc en réalité déterminé par les taux d’intérêt pratiqués dans les deux pays concernés ?
Les taux d’intérêt jouent un rôle déterminant dans les fluctuations des changes à court terme.

Mais, par ailleurs, vous vous souvenez que le taux de change s’apprécie quand la balance globale est excédentaire, et qu’il se déprécie quand elle est déficitaire. Le taux de change est donc aussi influencé par les résultats de la balance commerciale, c’est-à-dire par la compétitivité du pays dans le commerce international, par les écarts d’inflation ou de croissance entre les pays, etc. Le solde des paiements est également affecté par les investissements à long terme, et donc par l’attractivité du territoire pour les entreprises étrangères. Mais tous les facteurs que je viens d’évoquer exercent une influence sur la tendance du taux de change à moyen ou long terme. À court terme, ce sont les mouvements de capitaux en quête du meilleur rendement qui déterminent les fluctuations des changes. Et cela en raison de la masse des capitaux engagés.

Sachez que, sur la valeur totale des opérations financières dans le monde, moins de 2 % servent au financement de l’économie réelle (production, investissement, échanges commerciaux)2 ; l’essentiel des mouvements de capitaux est constitué par des placements à court terme, et, au sein de ces dernières, la majeure partie porte sur des instruments financiers de spéculation, c’est-à-dire des contrats qui permettent de prendre des paris sur l’évolution des taux d’intérêt, des taux de change, du cours des matières premières, des indices boursiers, etc. Dans ce contexte, les mouvements de capitaux à long terme sont noyés dans la masse incommensurable des flux de capitaux à très court terme, qui font des allers et retours entre les bourses du monde entier, dans la journée, dans l’heure, voire dans la nanoseconde grâce aux « robots-traders » (des ordinateurs programmés pour faire du commerce d’actifs financiers à très haute vitesse).

 

Êtes-vous en train de me dire que ce sont les spéculateurs qui décident des taux de change ?
Non, pas uniquement, et pas toujours. Mais ils en ont souvent le pouvoir, tant que les gouvernements renoncent à réglementer la création d’instruments financiers et la circulation internationale des capitaux.

Avant toute autre précision, il faut clarifier ce que l’on entend par « spéculation ». Quand une entreprise anglaise convertit une partie de sa trésorerie en dollars pour tirer profit d’une meilleure rémunération offerte sur le marché américain, elle ne spécule pas. Elle effectue un arbitrage rationnel entre deux affectations possibles. Vous faites la même chose tous les jours en arbitrant entre deux achats ou entre deux programmes de télévision. La spéculation ne consiste donc pas à tirer le meilleur parti des opportunités disponibles ; elle consiste à parier sur des opportunités de gain potentielles mais incertaines.

Le spéculateur assume un risque ; il achète ou vend, prête ou emprunte des instruments financiers, des matières premières, des devises, etc., en sorte de réaliser un profit dans le cas où ses anticipations se réaliseraient comme prévu et au moment prévu. Selon que ses anticipations auront été correctes ou erronées, il pourra gagner beaucoup d’argent ou faire faillite.

 

La spéculation ne sert à rien d’autre qu’à faire de l’argent avec de l’argent, et ne sert à personne, hormis au spéculateur.
Pas forcément. Cette activité peut être utile aux acteurs de l’économie réelle qui, eux, souhaitent se couvrir contre un risque. Par exemple : un exportateur européen qui attend un règlement important en dollars dans trois mois ne veut normalement pas assumer le risque de change – c’est-à-dire le risque d’une dépréciation sensible du dollar qui ferait chuter sa recette à terme. Cet exportateur ne peut se couvrir contre un tel risque que parce qu’il existe des acteurs qui spéculent sur l’avenir, qui s’engagent à lui acheter ses dollars dans six mois, à un prix fixe convenu aujourd’hui, en pariant sur une appréciation future du dollar. Tant qu’ils se contentent de prendre des risques à la place des producteurs, les spéculateurs assument ainsi une fonction utile à l’économie.

 

La spéculation ne consiste-t-elle pas aussi en de purs jeux financiers qui n’ont rien à voir avec un service d’assurance offert aux entreprises ?
Elle consiste surtout en cela. Et c’est bien cette spéculation « purement financière » (sans utilité directe pour le financement de l’économie réelle) qui suscite le plus de critiques. Concentrons-nous, pour l’instant, sur la critique relative à la déstabilisation du marché des changes.

Dans une économie où la circulation des capitaux est régulée et la spéculation contenue, le taux de change reflète à la fois la politique de change et les facteurs économiques fondamentaux (inflation, taux d’intérêt, croissance, coûts, etc.) qui déterminent la compétitivité des produits et l’attractivité des différents territoires pour les investisseurs. Quand la circulation internationale des capitaux et les techniques financières sont parfaitement libres, la spéculation devient un facteur autonome dans la détermination des taux de change. Un facteur qui, dans certains cas, peut déconnecter la valeur de la monnaie de toute réalité économique objective et de toute volonté politique.

En effet, les spéculateurs ne se contentent pas de parier sur les taux de change futurs, à la manière d’un bookmaker qui prend des paris sur les résultats d’un match de foot. Ils agissent en sorte de fabriquer le résultat du match ! Ils cherchent à provoquer les mouvements nécessaires à la réalisation de leurs paris. Ils peuvent en effet emprunter des sommes colossales sur le marché mondial des capitaux et les placer pour faire monter ou descendre la valeur de n’importe quel actif ou instrument coté sur une bourse (matière première, devise, action, etc.). Sur le marché des changes, le volume des capitaux susceptibles de se déplacer rapidement d’une monnaie vers une autre est tel que les spéculateurs peuvent anéantir la capacité des banques centrales à défendre un taux de change.

Ainsi, en septembre 1992, la Banque d’Italie – pourtant soutenue par la Bundesbank – puis la Banque d’Angleterre sont contraintes de dévaluer leur monnaie et de sortir du SME, après quelques semaines de spéculation intense. La petite histoire retient qu’un seul homme, le financier américain George Soros, a pu décider du sort de la livre sterling.

 

Mais comment cela se passe-t-il concrètement ? Comment les spéculateurs gagnent-ils de l’argent en provoquant une dévaluation ?
Le principe général de ce genre d’attaque spéculative est simple. Par exemple, les spéculateurs empruntent des milliards de livres et vendent celles-ci contre des dollars au taux de change fixe défendu par la Banque d’Angleterre. Le taux de change de la livre devrait alors se déprécier, mais la banque centrale empêche la livre de tomber en achetant des milliards de livres contre les dollars qu’elle détient dans ses réserves de change. Sauf que les réserves de change sont vite épuisées. La banque centrale pourrait alors relever ses taux d’intérêt à un niveau suffisant pour attirer massivement des dollars. En réalité, ce n’est pas si simple : si la croissance est faible et le chômage élevé, la banque centrale doit raisonnablement renoncer à accabler davantage son pays. Donc, sans dollars, elle ne peut plus soutenir le cours de la livre, et la dévaluation est alors inévitable. Si la livre est dévaluée de 15 %, un capital de 100 £ emprunté et converti en dollars avant la dévaluation, vaut 115 £ après celle-ci. Après remboursement des 100 £ empruntées et, disons 1 £ d’intérêts, il reste 14 £ de profit, c’est-à-dire 140 millions de livres par milliard engagé dans l’opération ! Voilà comment les spéculateurs font fortune.

 

Tout ce que vous venez de m’expliquer sur le marché des changes conforte mon doute initial sur l’efficacité de la politique monétaire. La banque centrale est sacrément contrainte par la masse des capitaux qui circulent dans le monde. Cela dit, je n’ai pas encore vraiment la réponse à ma première question, celle qui a rendu nécessaire ce long détour par les régimes de change.
Je vous rappelle mon argument. Si la banque centrale abaisse fortement les taux d’intérêt pour stimuler la croissance, elle provoque des sorties de capitaux vers des placements étrangers plus rémunérateurs. Au fond, elle risque de relancer le crédit dans le reste du monde plutôt que dans son propre pays ! Alors je comprends bien, c’est évident, que cela suppose une libre circulation des capitaux. Mais je ne vois toujours pas en quoi le fait que le taux de change soit fixe ou flexible devrait modifier mon raisonnement. Change fixe ou pas, si les capitaux sont mieux payés ailleurs, ils s’en vont.
Change fixe ou pas : cela change tout !

Examinons d’abord ce qui se passe avec des changes flottants. Imaginons que la BCE abaisse ses taux d’intérêt d’un point en dessous des taux américains (– 1 %). Si les investisseurs de la zone euro veulent alors déplacer leurs capitaux vers des placements en dollars sur le marché américain, ils doivent convertir leurs euros en dollars. En régime de changes flottants, cela induit une brusque ascension de la demande de dollars, et une appréciation rapide de la devise américaine.

Par conséquent, pour gagner 1 % de plus en taux d’intérêt, les investisseurs européens doivent payer leurs dollars nettement plus cher. Autrement dit, en échange de leurs euros, ils obtiennent moins de dollars à placer, ce qui entame la rentabilité de l’opération. À supposer que celle-ci reste néanmoins avantageuse, les capitaux continuent à fuir et le dollar continue à s’apprécier. Donc, inévitablement, le renchérissement du dollar se poursuit jusqu’au point où le gain associé à l’écart de taux d’intérêt est annulé par le coût d’achat du dollar.

Or, sur le marché des changes, qui réagit en continu au moindre frémissement de l’offre et de la demande, cet ajustement du taux de change va se produire quasi instantanément, dès que la BCE annonce la baisse de ses taux d’intérêt. Les variations du taux de change compensent donc automatiquement tout écart de taux d’intérêt entre les pays ou les zones monétaires. En conséquence, il n’y aura pas de sortie massive des capitaux, mais seulement une dépréciation de l’euro. Ainsi, en régime de changes flexibles, la baisse des taux par la BCE a bien l’effet recherché : elle développe le crédit intérieur.

 

Et en régime de changes fixes ?
Dans ce cadre, la BCE est obligée d’intervenir pour maintenir l’euro à son taux officiel. Dès lors, si elle baisse ses taux d’intérêt, elle déclenche une sortie effective de monnaie vers l’étranger. Aucune hausse du taux de change ne vient dissuader les investisseurs de chercher des placements en dollars, plus rémunérateurs. Pour éviter la dépréciation de l’euro, la BCE doit puiser dans ses réserves en dollars pour acheter tous les euros que les investisseurs veulent convertir en dollars. Elle détruit donc de la monnaie européenne, alors qu’il s’agirait d’en mettre davantage en circulation. La baisse des taux est donc cette fois inefficace.

De toute façon, les réserves de change ne sont pas inépuisables. Si la banque centrale ne relève pas ses taux, elle devra continuellement acheter des euros jusqu’à l’épuisement de ses réserves en dollars. Au-delà de ce point, la banque centrale ne peut plus défendre sa monnaie sur le marché des changes : elle doit, soit dévaluer la monnaie – c’est-à-dire abaisser le taux de change qu’elle s’engage à défendre –, soit relever ses taux d’intérêt. Bref, si elle veut mener une politique monétaire autonome, elle doit renoncer à la stabilité du change. Si elle préfère stabiliser le taux de change, elle doit renoncer à toute politique monétaire.

 

Et que se passe-t-il dans le cas d’une politique monétaire restrictive, lorsque la BCE relève ses taux pour freiner l’expansion du crédit ?
C’est tout autant inefficace. La hausse des taux attire des capitaux étrangers, la demande d’euros progresse rapidement, le taux de change tend à s’apprécier en proportion et, pour contrer cette tendance, la BCE doit accepter de convertir à un taux inchangé toutes les devises qui entrent dans le pays. Elle crée donc autant de monnaie que nécessaire pour satisfaire toute la demande d’euros, et accroît ainsi la masse monétaire. L’afflux de liquidités fait alors baisser les taux d’intérêt sur le marché financier et les capitaux continuent d’affluer jusqu’au moment où l’écart de taux souhaité par la BCE a disparu.

Ainsi, que ce soit pour stimuler la demande intérieure ou pour la freiner, la banque centrale est impuissante à mener une politique monétaire autonome.

 

Le seul moyen de conserver l’usage d’une politique monétaire nationale indépendante serait donc de laisser fluctuer librement les taux de change.
Non, ce n’est pas le seul. Le dilemme dont nous venons de discuter se pose uniquement parce que nous avons raisonné dans une économie où la mobilité internationale des capitaux est très forte et surtout parfaitement libre. Une politique monétaire autonome reste compatible avec un régime de changes fixes si le gouvernement instaure un contrôle strict des mouvements de capitaux : prohibition ou forte taxation des flux de capitaux à des fins de placement financier, autorisation administrative pour les investissements directs entrants et sortants, contrôle des achats et des ventes de devises (contrôle des changes).

Les États ont donc ici des choix à faire. Les options ouvertes sont connues depuis les années 1960 grâce aux travaux de deux économistes américains : Robert Mundell et Marcus Fleming. Ces derniers énoncent le « théorème d’incompatibilité3 » suivant : un pays ne peut pas préserver en même temps un taux de change fixe, la libre circulation des capitaux et l’autonomie de sa politique monétaire ; parmi ces trois objectifs, il faut en choisir deux et renoncer au troisième.

Un gouvernement peut donc, au choix :

1. conserver une politique monétaire nationale indépendante et des changes fixes, à condition de contrôler les mouvements de capitaux ;

2. préserver l’indépendance de sa politique monétaire sans entraver la libre circulation des capitaux, à condition de laisser son taux de change fluctuer librement ;

3. donner la priorité à la stabilité du taux de change sans contrôler les mouvements de capitaux, à condition de renoncer à toute politique monétaire autonome.

 

Ne devriez-vous pas envisager cette quatrième option : remplacer la politique monétaire par la politique budgétaire ? Pourquoi s’embarrasser d’un instrument monétaire si vulnérable aux mouvements de capitaux spéculatifs et qui, de surcroît – vous l’avez dit –, est moins efficace que l’instrument budgétaire pour soutenir l’activité et l’emploi ?
En fait, les trois options possibles que je viens de décrire concernent à peu près identiquement les deux instruments. Maintenant que vous connaissez bien les mécanismes et les effets de la spéculation, posez-vous cette question : croyez-vous que l’efficacité d’une relance budgétaire n’est pas, tout comme celle de la relance monétaire, dépendante de ce qui se passe sur le marché des changes ?

 

Il me semble que la relance budgétaire a l’avantage d’éviter le problème posé par la fuite des capitaux et la spéculation. Le gros souci de la politique monétaire vient de ce qu’elle agit par les taux d’intérêt, et provoque ainsi forcément des mouvements de capitaux et des variations du taux de change. On ne rencontre pas cette difficulté si l’État relance en construisant davantage de maternités et de logements sociaux, me semble-t-il.
En fait, si ! On se heurte à cette même difficulté, dès lors que l’économie est ouverte au libre-échange et à la libre circulation des capitaux.

Une relance budgétaire, précisément parce qu’elle est efficace pour stimuler la demande, peut engendrer un gros déficit de la balance commerciale, car elle stimule aussi les importations. Si ce déficit commercial n’est pas compensé par des entrées de capitaux, le taux de change tend à se déprécier. La politique budgétaire est donc sous contrainte, dès l’instant où le gouvernement tient à stabiliser son taux de change.

Cette contrainte est gérable si la réglementation financière met le pays à l’abri des mouvements spéculatifs à court terme. En revanche, si la finance internationale est déréglementée, la politique budgétaire perd vite son supplément d’autonomie et d’efficacité par rapport à la politique monétaire. Car les spéculateurs n’attendent pas qu’une dévaluation soit nécessaire pour la provoquer, on l’a vu. Dès l’instant où un gouvernement annonce une politique de relance budgétaire simplement susceptible de dégrader la balance commerciale, des spéculateurs peuvent se porter vendeurs de la monnaie nationale en pariant sur une future dévaluation. Une fois engagée, une simple tendance à la dépréciation de la monnaie conforte l’idée que le gouvernement pourrait dévaluer. Dès lors, les gestionnaires de trésorerie qui ne pratiquent pas la spéculation purement financière mais un simple arbitrage rationnel, vont suivre le mouvement et vendre la monnaie nationale contre des devises plus sûres. Les anticipations deviennent ainsi autoréalisatrices. Le fait qu’une majorité d’intervenants s’attende à une dévaluation nourrit une fuite générale devant la monnaie menacée. Le contexte est alors propice à la réussite d’une attaque spéculative par des opérateurs qui ne craignent pas la dévaluation mais la désirent pour réaliser leurs paris juteux.

Face à une telle situation, le gouvernement devra fatalement se résoudre à dévaluer sa monnaie assez fortement pour rendre la nouvelle parité crédible. Mais cela ne suffira pas à stopper les attaques spéculatives. Tant que le gouvernement se prétend déterminé à défendre une parité quelconque, les marchés jaugent la capacité réelle de la banque centrale à la défendre. Si le gouvernement poursuit une politique de relance qui creuse le déficit commercial, les spéculateurs anticipent une nouvelle dévaluation, et ils parviendront généralement à la provoquer avant même qu’elle ne soit devenue inévitable. Par conséquent, le gouvernement devra renoncer purement et simplement à toute politique de change, et laisser le taux de change fluctuer librement.

 

Pourquoi le gouvernement ne se contente-t-il pas de continuer à dévaluer sa monnaie ? Il y gagnerait un supplément de compétitivité dans la concurrence internationale et pourrait continuer la politique qu’il a choisie.
Cela est impossible, parce que la dévaluation est une arme à double tranchant. Certes, elle améliore la compétitivité-prix des produits nationaux. Mais les consommateurs et les producteurs ne changent pas du jour au lendemain leurs habitudes, leurs matières premières, leurs sources d’énergie ou leurs réseaux de fournisseurs. Certaines importations sont même tout à fait incompressibles, parce que les biens concernés ne peuvent tout simplement pas être produits sur place. Résultat : à court terme, une large part des quantités importées ou exportées ne change pas, tandis que les prix, eux, varient juste après la dévaluation. En conséquence, la facture des importations s’envole, les recettes à l’exportation dégringolent et le déficit commercial s’aggrave sérieusement. Et il faudra attendre un, deux ou trois ans, avant que le gain de compétitivité ne commence à améliorer vraiment la balance commerciale4. Or, pendant ce temps-là, les spéculateurs ne chôment pas. Il leur suffit de quelques mois, quand ce n’est pas de quelques semaines, pour provoquer une nouvelle dévaluation, et faire à nouveau exploser le déficit commercial.

 

Soit, oublions donc ma fausse bonne idée des dévaluations à répétition. Mais alors, le gouvernement pourrait demander à la banque centrale de relever les taux d’intérêt assez haut pour attirer des capitaux dont l’entrée soutiendrait la demande pour la monnaie nationale.
Oui, le cas échéant. Mais à condition de relever les taux d’intérêt à un niveau tel que les entreprises se trouveraient étranglées par les charges financières et cesseraient d’investir. Autrement dit, à condition de renoncer à la relance de l’économie, d’accepter l’envolée du taux de chômage, de préférer la défense d’un taux de change à la création d’emplois. C’est le choix effectué par la France au début des années 1990. Quand, face à la spéculation, les Anglais et les Italiens décident de lâcher leur monnaie et de sortir du SME, la France préfère s’accrocher à un taux de change insoutenable, et indemniser un million de chômeurs supplémentaires.

 

Donc, le gouvernement est coincé de toutes parts. En réalité, politique monétaire et politique budgétaire sont dans le même bain : face à la finance internationale, leurs marges de manœuvre sont pareillement réduites à la portion congrue.
Oui, à partir du moment où les dirigeants le veulent bien, c’est-à-dire renoncent à interdire les produits financiers purement spéculatifs et à limiter la libre circulation des capitaux. À partir de ce constat, je vous propose de retranscrire les trois options politiques décrites tout à l’heure à partir des trois instruments clés de la politique économique : budget (b), taux d’intérêt (i) et taux de change (e).

La première option consiste à préserver la capacité du pays à employer les trois instruments. On la nommera donc, par commodité, l’option « bie ».

Cette combinaison idéale est possible à la seule condition de maintenir un contrôle strict des mouvements de capitaux qui puisse immuniser le marché des changes contre toute attaque spéculative. Dans ce cadre, le gouvernement peut, comme on l’a décrit, combiner les politiques monétaire et budgétaire pour soutenir l’activité et l’emploi en basse conjoncture, ou pour éviter l’accélération de l’inflation en phase de plein-emploi.

Il se peut que des divergences importantes avec les partenaires commerciaux – divergences en termes de croissance, d’inflation, de compétitivité – engendrent des déficits commerciaux structurels pour les uns et des excédents structurels pour les autres. Dans ce cas, et dans le cadre d’un système monétaire international de changes fixes, les États peuvent ajuster régulièrement les parités en dévaluant les monnaies des pays déficitaires et en réévaluant celles des pays excédentaires.

 

Là vous me parlez d’un monde de rêve, mais pas de la réalité !
Je vous parle d’une époque pas si lointaine où l’option « bie » était la norme. Entre 1945 et le tout début des années 1970, le SMI a garanti la stabilité des changes, les capitaux circulaient principalement pour financer les échanges et les investissements réels, les mouvements de capitaux purement financiers étaient quasiment inexistants et de toute façon strictement réglementés. Dans la plupart des pays capitalistes, la conception keynésienne de la politique économique était dominante.

Il y a, bien sûr, des nuances importantes dans ce tableau général. Le Royaume-Uni, notamment, se distingue par une alternance plus contrastée des politiques : les gouvernements conservateurs donnent la priorité à la faible inflation et à la défense de la livre sterling, tandis que les travaillistes privilégient la croissance et l’emploi ; chaque gouvernement a ainsi tendance à mener une politique conjoncturelle inverse de celle du précédent : les travaillistes accélèrent la croissance (et l’inflation), les conservateurs freinent l’inflation (et la croissance), les travaillistes accélèrent… Et ainsi de suite. On appellera cela la politique du stop and go.

La France, de son côté, est traumatisée par l’expérience d’avant-guerre où la priorité systématique à la défense de la parité-or du franc est tenue pour partie responsable du chômage. Après la guerre, et jusqu’au milieu des années 1970, la France donnera donc presque toujours la priorité à la croissance et à l’emploi, n’hésitant pas à dévaluer régulièrement le franc pour restaurer sans peine sa compétitivité, notamment vis-à-vis du grand voisin allemand qui a, tout au long de cette période, une inflation plus faible.

C’est que l’Allemagne souffre d’un traumatisme inverse à celui de la France : elle a connu deux épisodes dramatiques d’hyperinflation, en 1923 et en 1948. Pour cette raison, à partir des années 1950, l’Allemagne donnera la priorité absolue à la stabilité de la monnaie et à la lutte contre toute tendance inflationniste.

En résumé, les pays ont des priorités nationales différentes et, en conséquence, conduisent des politiques parfois très contrastées ; ils peuvent mener chacun des politiques singulières et indépendantes, car ils gardent la maîtrise simultanée des trois instruments clés (« bie ») ; cette autonomie est compatible avec un régime de changes fixes ; le tout est rendu possible grâce à la réglementation de la finance internationale (SMI) et au contrôle national des mouvements de capitaux vers ou en provenance de l’étranger.

Vous devinez la suite : ce cadre préservant les marges de manœuvre politiques va s’effondrer progressivement à partir des années 1970, avec la déréglementation de la finance…


1.

NB. En retenant l’autre définition (1 $ vaut 0,77 €), une hausse du taux de change signifierait une dépréciation de l’euro, et une baisse du taux de change impliquerait une appréciation de l’euro.

2.

On trouvera toutes les statistiques et analyses pertinentes sur ce phénomène dans François Morin, Le Nouveau Mur de l’argent. Essai sur la finance globalisée, Seuil, « Économie humaine », 2012.

3.

On dit aussi « triangle d’incompatibilité » pour désigner la présentation graphique de leur modèle sous la forme d’un triangle.

4.

Phénomène dit de « la courbe en J » : sur un graphique, la courbe représentant l’évolution du solde de la balance commerciale après une dévaluation commence par descendre avant de remonter, dessinant ainsi une sorte de « J », plus ou moins couché.