Le débat sur la relance keynésienne

 

La logique keynésienne est assez facilement convaincante, tant qu’il s’agit de contester le mythe de l’économie autorégulée par des marchés libres. Nous savons tous par expérience que le capitalisme engendre des crises récurrentes et que l’on n’en sort jamais sans l’intervention de l’État et des banques centrales. Mais la relance par les déficits publics est-elle pour autant le mode d’intervention idéal ? Cela ne va pas de soi : cette politique keynésienne est souvent contestée de nos jours, et j’ai déjà une bonne liste d’objections à vous soumettre.
À ce stade, je vous arrête un instant pour éviter un malentendu. Vous répétez une caricature fréquente en réduisant la politique keynésienne au déficit public. Or, pour commencer, le budget n’est qu’un outil parmi d’autres : crédit, salaires, taux d’intérêt… Ensuite et surtout, toutes les politiques sont keynésiennes dès l’instant où elles tentent de réguler la demande globale en vue de corriger ou d’éviter les déséquilibres macroéconomiques tels que le chômage, l’inflation ou la récession.

Ainsi, un excédent budgétaire qui freine la demande dans une phase de surchauffe inflationniste est une politique typiquement keynésienne. En revanche, un déficit creusé par des cadeaux fiscaux aux plus riches dans une période de plein-emploi est l’exact opposé d’une politique keynésienne.

Ne vous méprenez pas sur le sens de cette mise en garde. Le véritable enjeu n’est pas ici d’employer le label « keynésien » à bon escient : peu importe l’étiquette, tant que vous ne vous trompez pas de produit ! L’essentiel est de comprendre que le solde du budget, à lui seul, ne vous dit rien sur la nature ni sur l’orientation de la politique économique. Pour interpréter cette dernière, il faut identifier précisément les divers instruments utilisés, faire la part des choix délibérés et des évolutions subies, considérer la situation dans laquelle elle intervient, se demander à qui elle profite, etc.

 

Votre mise au point tombe à pic, car je voulais précisément commencer par des questions relatives au choix des instruments d’intervention. Par exemple, face à une récession, on peut accroître les dépenses publiques, alléger les taxes, faciliter le crédit… Faut-il agir sur tous ces leviers à la fois ? Sinon, comment choisir ?
Dans l’immédiat, on peut commencer par ne rien faire. En effet, même si le gouvernement ne prend aucune décision nouvelle, les budgets publics agissent comme des stabilisateurs automatiques de la demande globale. Lorsque la croissance est forte, la hausse des recettes fiscales et la chute des dépenses sociales atténuent l’expansion des revenus distribués ; elles améliorent aussi les comptes de l’État et de la Sécurité sociale. Inversement, en cas de récession, les prélèvements fiscaux et sociaux baissent tandis que les aides sociales s’accroissent rapidement ; cela vient atténuer la chute des revenus disponibles.

Plus la part des services publics dans l’économie nationale est importante, plus ces derniers jouent ce rôle contra-cyclique, à rebours de la conjoncture, en freinant la circulation du revenu pendant l’expansion et en la soutenant pendant la récession.

 

Ce mécanisme de stabilisation automatique n’est pas vraiment ce que l’on imagine quand on évoque une politique de « relance » ou de « rigueur ».
Il est vrai que ces expressions, consacrées par l’usage, désignent plutôt une intervention délibérée du gouvernement en vue de renforcer ou de contrarier l’action des stabilisateurs automatiques. On parle alors de « politique discrétionnaire ».

 

Entendu. Cela dit, on n’observe jamais que le résultat global de la conjoncture et de la politique. Comment peut-on faire la part des deux ? Comment savoir par exemple si un déficit est subi et toléré par le gouvernement, ou délibérément provoqué pour relancer l’activité ?
Les économistes tentent de le savoir en distinguant le « solde conjoncturel » des administrations publiques de leur « solde structurel ».

Pour isoler l’impact de la conjoncture sur les comptes publics, on se demande à quel niveau se situerait le déficit ou l’excédent du budget, en l’absence de fluctuations conjoncturelles. Dans ce but, on estime le PIB potentiel, autrement dit le niveau d’activité qui serait atteint à une date donnée si l’économie suivait sa tendance moyenne de croissance à long terme. On calcule ensuite les recettes fiscales et les dépenses publiques qui seraient associées à ce niveau d’activité ; la différence entre recettes et dépenses donne le « solde structurel » des finances publiques. Par définition, tout écart entre le solde courant (solde enregistré dans les comptes) et le solde structurel reflète des fluctuations conjoncturelles du PIB autour de sa tendance ; cet écart constitue donc le « solde conjoncturel » : l’excédent ou le déficit imputable à la conjoncture. De son côté, l’évolution du solde structurel nous signale l’orientation délibérée de la politique économique. Enfin, en théorie !

 

Mais pas en pratique ?

Disons que les statistiques disponibles sur le solde structurel reposent entièrement sur une estimation du taux de croissance potentiel, laquelle repose elle-même sur diverses techniques de bricolage statistique dont aucune ne fait l’unanimité. Toutefois, si le chiffre absolu du solde structurel n’est pas vraiment fiable, ses variations donnent néanmoins une indication qualitative sur l’orientation de la politique économique.

Même imparfaite, la distinction entre déficit conjonc-turel et déficit structurel a des vertus pédagogiques indispensables. Si cette distinction avait été comprise au début de la Grande Dépression des années 1930, elle aurait permis d’éviter les politiques calamiteuses choisies par la plupart des gouvernants. À l’époque, l’opinion dominante suivait la « doctrine du Trésor » (Treasury View) soutenue par Churchill en 1929, lors de sa présentation du budget devant le parlement : un déficit est toujours nuisible pour l’économie, car toute somme que l’État doit emprunter pour se financer est retranchée aux capitaux disponibles pour les entreprises. Dans ce cadre de pensée, l’explosion du déficit provoquée par une récession peut justifier des coupes claires dans les dépenses, et des hausses d’impôts, en vue de restaurer l’équilibre budgétaire. Mais, comme vous le savez déjà, en donnant ainsi la priorité à la réduction immédiate des déficits, un gouvernement ne fait qu’aggraver la récession et les déficits. Un peu comme si l’on pratiquait la saignée sur un patient hémorragique ! La politique devient alors pro-cyclique : elle accentue les fluctuations conjoncturelles au lieu de les contenir.

 

Vous parlez de ces politiques inefficaces au passé, mais, comme nombre de mes contemporains, je vis dans un pays où la rigueur budgétaire est à nouveau considérée comme la réaction la plus appropriée, en pleine récession pourtant !
L’éternel retour des idées fausses est en effet déconcertant. Mais, si vous en êtes d’accord, nous devrions mettre ce sujet de côté, pour l’instant. Avant d’interpréter la déraison apparente de nos dirigeants, et ne serait-ce que pour en apprécier l’étendue, il nous faut bien comprendre la mécanique d’une politique sensée.

 

Alors admettons justement qu’un gouvernement clairvoyant décide d’une politique budgétaire combattant la récession au lieu de la nourrir. Doit-il dépenser plus, ou baisser les impôts ? Cela fait-il d’ailleurs une différence essentielle ? Injecter des fonds supplémentaires dans l’économie ou en prélever moins qu’avant… cela revient à peu près au même, non ?
Non, pas nécessairement. Cela dépend de la manière d’« injecter les fonds », c’est-à-dire de dépenser l’argent public.

Imaginez que le gouvernement hésite entre les deux politiques suivantes : investir 100 milliards1 (Mds) dans la construction d’infrastructures (hôpitaux, crèches, routes, etc.), ou bien distribuer 100 Mds de prestations sociales nouvelles aux ménages (indemnisation des chômeurs, aides au logement, allocations familiales, etc.). Dans les deux cas, notez bien que le montant « injecté » est identique. Mais le premier instrument est un investissement qui agit en engageant une production de biens, tandis que le second est un transfert qui agit en modifiant le revenu disponible des ménages. Croyez-vous vraiment que ces deux politiques auront un impact identique sur l’économie ?

 

Je pense que les prestations sociales ont un effet plus rapide que les investissements : on a plus vite fait de distribuer des chèques aux ménages que de construire des hôpitaux.
Cela va plus vite, oui. Mais l’impact final sur l’activité et l’emploi est plus faible. On le montre aisément en reprenant notre exemple.

Les 100 Mds d’investissement représentent autant de production supplémentaire réalisée par des entreprises de travaux publics et des fournisseurs de divers biens d’équipement. Dès cette première vague d’effets, le PIB du pays s’accroît donc de 100 Mds. Et ce n’est pas tout. Car les 100 Mds payés par l’État pour cette production servent à rémunérer les salariés, entrepreneurs, artisans, actionnaires, prêteurs, loueurs, bref, toutes les parties prenantes à la construction et à l’équipement des infrastructures ; au bout de la chaîne, tout cet argent se retrouve sur les comptes en banque de millions de personnes. Autrement dit, 100 Mds de production nouvelle, c’est aussi 100 Mds de revenu distribué. Or une partie de ce revenu supplémentaire est dépensée en biens de consommation et déclenche ainsi une nouvelle vague de production.

Keynes énonce une « loi psychologique fondamentale » selon laquelle les ménages tendent à consacrer à la consommation une fraction stable de tout accroissement du revenu. On appelle cette fraction la « propension marginale à consommer ». Admettons que cette propension marginale à consommer soit de 80 % (ou 0,8). Alors nos 100 Mds de revenus distribués engendrent une nouvelle vague de production de 80 Mds. À ce stade, le PIB a donc crû de 100 Mds dans les industries de travaux publics et de biens d’équipement, et de 80 Mds dans les industries de biens de consommation.

En revanche, si le gouvernement se contente de distribuer 100 Mds de revenus supplémentaires, cela va plus vite : il évite le délai plus ou moins long qui est nécessaire à la conception et à la réalisation d’investissements. Mais il perd aussi les 100 Mds de PIB associés à ces investissements. La première vague d’effets d’une politique de transferts sociaux consiste dans la hausse du revenu dont seulement 80 % seront consommés ; le supplément de production initial n’est donc que de 80 Mds, alors que ces 80 Mds sont déjà la deuxième vague d’effets d’une politique d’investissement.

 

Et que faites-vous des 20 Mds épargnés ? Ils ne servent à rien ?
Ils seront peut-être employés à des investissements productifs, auquel cas l’effet de relance final sera encore plus fort. Mais cela prendra bien plus de temps que l’impact quasi immédiat de la hausse du revenu sur la consommation. Pour simplifier, on peut ici raisonner à court terme, car il s’agit bien de stimuler la demande tout de suite et non pas dans deux ou trois ans. Or, à court terme, on peut considérer que les 20 Mds non consommés sont thésaurisés, c’est-à-dire qu’ils alimentent une épargne liquide qui n’est pas encore employée à financer des investissements.

 

Très bien : faisons comme si la hausse du revenu ne stimulait que la demande de biens de consommation. Alors, que se passe-t-il après la deuxième vague d’effets ? On en était à 100 Mds d’investissement qui déclenchaient une production de 80 Mds de biens de consommation. Mais si j’ai bien compris le raisonnement, il n’y a pas de raison que le processus s’arrête là. Car 80 Mds de production supplémentaire impliquent la distribution de revenus équivalents qui seront dépensés et susciteront une nouvelle vague de production, et ainsi de suite…
Cela me semble à la fois très logique et assez incroyable. On n’imagine pas et on ne constate pas non plus une multiplication indéfinie des productions nouvelles engendrées par une dépense publique initiale…
Mais, effectivement, ce processus n’a rien d’infini. Certes, il existe un effet multiplicateur2 : la hausse finale du PIB est un multiple de la hausse initiale de la dépense publique. Mais chaque vague de dépense supplémentaire est plus faible que la précédente parce que les ménages mettent de l’argent de côté. Dans notre exemple, à la troisième vague d’effets, les 80 Mds de revenu entraînent 64 Mds de consommation supplémentaire, une fois déduits les 20 % épargnés. La production nouvelle ne sera plus que de 51,2 à la quatrième vague et de 41 à la cinquième… Si l’on va au terme de cette réaction en chaîne, les 100 Mds initialement investis auront engendré 500 Mds de PIB supplémentaire3 au bout de deux ou trois ans. Soit un « multiplicateur d’investissement » égal à 5. C’est considérable mais pas infini.

Qui plus est, dans la réalité, les fuites dans ce circuit ne se limitent pas à l’épargne.

À chaque vague d’accroissement du revenu national, une part de celle-ci est consacrée à l’achat de produits importés et ne relance donc pas le produit intérieur. Cette part que l’on appelle « propension marginale à importer » est très variable d’un pays à l’autre.

Par ailleurs, l’augmentation de la demande peut profiter à des secteurs qui utilisent déjà l’essentiel de leurs capacités de production ; dans ce cas, l’offre ne peut pas suivre et la pression de la demande fait monter les prix plutôt que la production.

Si l’ensemble de ces fuites représentent, disons par exemple 50 %, alors, à chaque vague d’effets, on a seulement 50 % de demande nouvelle pour la consommation de produits nationaux, et le multiplicateur d’investissement est égal à 2 : 100 Mds d’investissement public engendrent à terme 200 Mds de PIB. Si le gouvernement relance par des transferts sociaux, comme on l’a vu, il perd le bénéfice de la première vague de production, et l’effet total de relance se limite à 100 Mds. Le multiplicateur des transferts sociaux4 est alors tout juste égal à 1.

 

Et celui d’une baisse des impôts ?
Celui-là est identique au multiplicateur d’une hausse des prestations sociales. En termes de revenu distribué et d’effet multiplicateur, réduire les impôts d’un milliard ou augmenter les aides sociales d’un milliard revient exactement au même.

 

Certes, mais, d’un point de vue politique, ces deux stratégies ne sont vraiment pas équivalentes. En gros, lorsqu’ils sont décidés à relancer l’économie, les gouvernements de droite préfèrent la baisse des impôts à la hausse des dépenses, et ceux de gauche ont la préférence inverse.
Et, en cela, ils sont tous keynésiens ! Car, encore une fois, ces deux politiques ont une signification économique équivalente : elles consistent à dépenser plus d’argent public pour soutenir la demande. Une réduction d’impôt qui n’est pas compensée par une baisse équivalente des dépenses publiques ne constitue pas une politique libérale en vue de restreindre le rôle et le poids de l’État : c’est une charge supplémentaire. On parle même de « dépense fiscale », lorsque cette charge résulte de mesures dérogatoires au régime fiscal ordinaire. Dans tous les cas, réduire délibérément les recettes sans réduire les dépenses crée un déficit qui devra être financé d’une manière ou d’une autre.

 

Alors justement, parlons du financement de la relance keynésienne. Car toutes les dépenses supplémentaires doivent être financées. Si on relève les impôts pour payer les nouvelles dépenses, cela revient à reprendre d’un côté les revenus que le gouvernement injecte de l’autre dans le circuit économique. Donc, a priori, un budget équilibré n’a pas d’effets sur la conjoncture. Si le gouvernement veut stimuler la demande, il lui faut dépenser plus qu’il ne prélève et donc creuser délibérément le déficit public… c’est bien cela ?
Absolument pas. Encore une fois, tout dépend de la manière de dépenser l’argent public. Si vous distribuez 100 Mds de prestations sociales supplémentaires et augmentez d’autant les cotisations sociales, le revenu net des ménages reste inchangé ; cela ne modifie donc en rien la demande et la production.

En revanche, même sans déficit budgétaire, une simple transformation de la répartition des impôts et des dépenses peut exercer un effet stimulant. Ainsi, une réforme fiscale qui réduit fortement les inégalités de revenus aura pour effet d’accroître la propension moyenne à consommer dans le pays. Si la propension à consommer est de 50 % en haut de l’échelle des revenus et de 90 % en bas, alors chaque milliard transféré du haut vers le bas accroît la demande de consommation de 400 millions5. Cela peut être obtenu à budget constant, par une redistribution de la charge fiscale entre les diverses catégories de contribuables.

On peut aussi financer des dépenses publiques utiles par la baisse des dépenses fiscales inutiles. Pour un pays moyen comme la France, dans les années 2010, les « niches fiscales » favorables au revenu du capital et sans effets notables sur l’économie représentent 2 à 4 points de PIB6 ! Or souvenez-vous que, dans le capitalisme contemporain, une large part des revenus du capital n’est plus investie dans des activités productives mais placée sur des produits financiers purement spéculatifs. Si les exonérations fiscales improductives sont supprimées, et si les recettes fiscales ainsi récupérées financent des dépenses productives, l’activité et l’emploi sont stimulés sans un centime de déficit public supplémentaire.

 

Ces possibilités d’intervenir sans creuser le déficit ne concernent que les pays où la fiscalité est très injuste ou très inefficace. Mais qu’en est-il dans un pays « normal » ?
J’ai le regret de vous dire que, depuis quelques décennies, la majorité des pays capitalistes ont allégé la fiscalité pour les riches et l’ont alourdie pour les pauvres. La concurrence pour attirer les capitaux internationaux a nourri la course au moins-disant fiscal, social et réglementaire, tant et si bien qu’un pays capitaliste « normal », comme vous dites, est un terrain de jeu ouvert pour des capitaux largement exonérés d’impôts et placés dans des activités spéculatives qui déclenchent des crises financières à répétition. Il reste donc beaucoup à faire, partout dans le monde, pour remettre les capitaux au service de l’économie réelle.

Mais considérons un pays « anormal » – dont la politique fiscale est déjà juste et efficace. Il reste à celui-ci un moyen essentiel de soutenir l’activité sans déficit. En effet, une relance par des investissements publics a toujours un effet stimulant au moins égal au montant de ces investissements, même si elle est intégralement financée par des impôts nouveaux.

Dans le cas de nos 100 Mds investis en hôpitaux, crèches, etc., on l’a vu, l’effet direct, dès la première vague, est une hausse équivalente du PIB. Ce n’est là qu’une évidence, pour ne pas dire une tautologie : 100 Mds de travaux publics, c’est 100 Mds de production ! Et, de surcroît, c’est autant de revenus distribués. Si l’État prélève alors 100 Mds d’impôts nouveaux pour éviter le déficit, il ne fait qu’absorber les 100 Mds de revenus nouveaux distribués grâce aux investissements publics. Mais il ne détruit évidemment pas les hôpitaux qui ont été construits, pas plus qu’il n’arrête les chantiers en cours. Les 100 Mds de PIB supplémentaires ne vont pas s’évaporer ! Par conséquent, le multiplicateur des dépenses d’investissement entièrement financées par des impôts n’est pas égal à zéro mais à un7.

 

Et si l’on a déjà assez d’hôpitaux ou de crèches, que fait-on ? Je ne dis pas que c’est toujours le cas. Je soulève juste une difficulté assez claire : il ne suffit pas de vouloir investir de l’argent public ; il s’agit de commander des biens utiles et que l’on est capable de produire assez vite. Si l’État doit dépenser rapidement l’équivalent de 3 à 5 % du PIB pour sortir une économie de la récession, il peut manquer d’opportunités d’investissement pertinentes et réalisables à brève échéance.
C’est juste. Dans le cas où des investissements ne suffisent pas à stopper net la récession et la montée du chômage, la politique budgétaire agira aussi en baissant les impôts, en relevant les prestations sociales, en versant des subventions aux entreprises… C’est-à-dire en distribuant plus de revenus qu’elle n’en prélève…

 

C’est-à-dire en créant un gros déficit budgétaire ! J’ai bien compris qu’un budget équilibré n’est pas sans effets stimulants sur l’économie. Mais vous confirmez que seul un déficit budgétaire substantiel a des chances de contrer la crise rapidement. Alors, en admettant même que cela marche, le déficit pose un problème de financement. Puisque l’État ne se finance plus intégralement par l’impôt, il doit emprunter de l’argent qui devra bien être remboursé un jour avec intérêts. Autrement dit, on ne fait que reporter une charge présente sur les générations futures. La relance d’aujourd’hui ne prépare-t-elle donc pas la rigueur de demain ?
Tout dépend de son efficacité. Si l’activité redémarre et si le chômage recule, la hausse des rentrées fiscales et la chute des dépenses sociales fourniront les excédents de recettes nécessaires pour rembourser la dette. Un gonflement spectaculaire du déficit en phase de récession peut se trouver largement autofinancé par un excédent en phase d’expansion.

Le financement n’est donc pas un problème en soi, à condition que la relance soit employée à bon escient, c’est-à-dire que :

– il existe des capacités de production et des travailleurs largement sous-employés et rapidement employables pour répondre à toute reprise de la demande ;

– une large part de cette demande soit susceptible de s’adresser à la production intérieure plutôt qu’à des fournisseurs étrangers ;

– le gouvernement privilégie les dépenses et les allégements d’impôts qui sont le plus en mesure de stimuler l’activité.

Nous aurons l’occasion d’évoquer des cas où les conditions d’une relance de la demande efficace ne sont pas réunies. Mais ce n’était pas le cadre de votre question. Si je reprends vos propres termes, « en admettant que cela marche » – autrement dit quand l’activité et l’emploi sont vraiment stimulés –, la relance par le déficit engendre à terme les ressources nécessaires pour la financer.

 

Vous me dites en somme que des déficits conjoncturels, même importants, ne sont pas problématiques parce qu’ils seront compensés par des excédents. J’en déduis que le gouvernement doit viser un équilibre budgétaire à moyen ou long terme. Les États de l’Union européenne se sont entendus sur un objectif de ce type, mais je ne suis pas certain qu’il s’agisse exactement de la même chose.
En effet, 25 États de l’Union européenne ont signé un traité communément appelé Pacte budgétaire ou désigné par son sigle, le TSCG8. L’objectif auquel vous faites allusion est celui dit de la « règle d’or », à savoir : le déficit structurel annuel de toutes les administrations publiques (État, collectivités locales, Sécurité sociale) ne doit pas dépasser 0,5 % du PIB.

Cela ressemble à l’idée d’un équilibre budgétaire à long terme, mais c’est en fait très différent. Notre discussion précédente conduit à penser que les États en phase de récession devraient tolérer, voire creuser délibérément les déficits à court terme. Ensuite, en phase d’expansion, ils peuvent affecter les excédents de recettes fiscales au remboursement de la dette. Notez bien ce que cela implique pour le « déficit structurel » (cette part du déficit qui est imputable aux mesures nouvelles de relance de l’économie) : ce déficit structurel peut être élevé en période de récession, et financé par des excédents en période d’expansion.

Or la stratégie que je viens de décrire est interdite par le Pacte budgétaire européen. Ce pacte n’autorise pas les gouvernements à creuser le déficit structurel durant les années de crise, à condition d’équilibrer les comptes à long terme ; il exige au contraire que des États en pleine crise (en 2012-2013) réduisent rapidement leur déficit structurel pour atteindre et rester ensuite à un niveau annuel maximal de 0,5 % du PIB. C’est donc là, non seulement une politique pro-cyclique totalement inadaptée à la situation d’une économie européenne en récession, mais aussi une limitation drastique des marges de manœuvre autorisées face aux futures récessions.

 

Mais pourquoi les gouvernements européens veulent-ils s’interdire de combattre les crises ?
Nous voilà renvoyés au succès des idées fausses. Mais assurons-nous d’abord qu’elles sont fausses. Et pour cela nous devons aller au bout de notre étude des instruments de la politique économique. Permettez donc que je lance deux réponses lapidaires à votre question, en sorte de reprendre assez vite le fil central de notre discussion.

Primo, certains gouvernants instrumentalisent la crise et l’inquiétude suscitée par l’état des finances publiques pour faire avancer leur projet « néolibéral » d’un État minimal, allégé au profit du secteur marchand. Secundo, ces gouvernants néolibéraux et d’autres qui se disent plutôt sociaux-démocrates croient que la relance budgétaire peut être remplacée par la relance de la compétitivité. Ils entendent donc lutter contre la crise en abaissant les coûts salariaux et les impôts, en gagnant des parts de marché dans la compétition internationale, etc. En bref, chaque pays espère faire l’économie d’une politique publique de relance en comptant sur la demande des autres pays pour tirer sa propre croissance. Mais si personne ne fait rien pour stimuler sa propre demande et si tout le monde fait tout pour prendre des parts de marché aux autres, freine les salaires, réduit les commandes publiques, on se demande bien qui va acheter plus de produits qu’avant et avec quel argent ! Vous retrouvez ici l’absurdité des politiques de l’offre en temps de crise.

Alors si vous tenez à expliquer pourquoi tant de gouvernants appliquent une logique économique absurde, vous devrez choisir entre (ou combiner) quatre explications :

– ils sont tous devenus fous ;

– leur entendement est verrouillé par une idéologie ;

– ils ne peuvent pas faire autrement ;

– ils agissent au service d’un projet politique et/ou d’intérêts particuliers compatibles avec l’allongement de la crise et avec le maintien d’un chômage massif.

Débrouillez-vous avec cela pour l’instant, car je souhaiterais vraiment que nous avancions dans notre discussion sur les instruments d’action.

 

Entendu. Je reprends donc votre reproche central au Pacte budgétaire – pour être sûr de bien comprendre votre message : il ne faut pas se fixer un objectif d’équilibre ou de quasi-équilibre annuel des finances. Mais vous seriez d’accord avec un objectif d’équilibre du solde structurel à long terme.
Pas exactement. En tout cas, pas pour tous les types de dépenses. Les charges courantes de fonctionnement des services publics doivent normalement être couvertes par des recettes courantes. Si l’État s’endette pour financer sa consommation annuelle de papier et d’électricité, c’est de la folie pure qui mène à la banqueroute, je n’ai pas besoin de vous en faire la démonstration. Dans une démocratie bien ordonnée, les citoyens décident par leur vote du niveau souhaitable de biens publics et consentent à payer des impôts à la hauteur nécessaire pour les financer. Dans ce cadre, il n’y a aucune raison de payer sur dix ans les sommes nécessaires pour les consommations et les salaires de l’année en cours. L’équilibre budgétaire est donc la bonne règle pour les dépenses courantes. Mais il y a deux types de dépenses qui justifient l’étalement des dépenses dans le temps et donc le recours au crédit.

En premier lieu, celles qui sont nécessaires pour sortir l’économie d’une récession. Comme on l’a déjà dit, celles-ci seront compensées par des recettes supplémentaires avec la reprise de l’activité ; elles ne menacent donc pas l’équilibre des finances publiques à long terme.

En second lieu, les dépenses d’investissement peuvent, et parfois doivent, être étalées dans le temps. C’est bien ce qui se passe d’ailleurs dans la sphère privée. Une entreprise qui achète aujourd’hui une machine à un million pour produire des biens pendant dix ans ne considère pas cette dépense comme une charge de l’année, mais comme une charge des dix exercices comptables à venir. Chaque année, elle inscrit un dixième de cet achat (soit 100 000) au débit de son compte d’exploitation, au poste « amortissement ». Dans le cas où elle ne dispose pas d’une capacité d’autofinancement suffisante, tout le monde estime parfaitement normal qu’elle emprunte la somme nécessaire sur dix ans et rembourse sa dette grâce aux produits générés chaque année par son investissement. Pourquoi ce qui est économiquement sain pour une clinique privée qui ouvre un nouveau bloc opératoire cesserait-il de l’être quand c’est un hôpital public qui procède à ce même investissement ?

 

Je ne vois pas pourquoi, en effet. Peut-être s’inquiète-t-on davantage des dettes contractées par l’État parce que celui-ci est constamment en déficit, alors que, dans la même situation, les entreprises peuvent rarement souscrire de nouveaux crédits.
Détrompez-vous, les entreprises qui empruntent pour financer leurs investissements font aussi du « déficit », au sens qu’a ce terme dans la comptabilité publique. L’État ne peut pas inscrire dans son budget de l’année seulement un dixième du prix d’achat d’un équipement, comme le fait une entreprise avec l’amortissement. En effet, la démocratie exige que le Parlement vote toutes les dépenses engagées dans l’année, même celles qui serviront à produire des biens publics durant des décennies. Si l’on applique cette même règle comptable au secteur des entreprises pris dans son ensemble, celui-ci est le plus souvent en déficit : le total des dépenses de l’année (investissements inclus) est supérieur au total des ressources. Dans les comptes de la nation, ce « déficit » s’appelle « besoin de financement ». Habituellement, les entreprises ont un besoin de financement parce qu’elles assurent l’essentiel des investissements productifs et que, fort heureusement, elles n’attendent pas toujours d’avoir épargné les fonds nécessaires avant d’investir. Les « ménages » (les personnes physiques), pris dans leur ensemble, ont au contraire une « capacité de financement » parce qu’ils reçoivent in fine l’essentiel du revenu national et peuvent dégager une épargne.

Lorsque l’économie se porte bien, les entreprises investissent beaucoup et ont un gros besoin de financement : un gros déficit en somme. L’effondrement éventuel de ce déficit privé, voire l’apparition d’un excédent (une capacité de financement), est une très mauvaise nouvelle, puisqu’il indique une forte chute de l’investissement. Quand tout va bien donc, les entreprises ont un déficit structurel permanent. Il n’y a pas de raison de décréter que, de leur côté, les administrations publiques devraient s’abstenir de tout déficit structurel, à moins de décider de ne plus engager les investissements publics que les contribuables ne seraient pas en mesure de payer en totalité dès la première année de leur réalisation.

 

Voulez-vous dire que, dans la mesure où il finance des investissements, on devrait préférer un gros déficit structurel à un petit ?
Non, je ne dis pas cela, car le niveau du déficit en lui-même ne nous dit rien ni sur la qualité des dépenses engagées, ni sur leurs effets à long terme. Il serait aussi stupide de rendre obligatoire le déficit structurel à long terme que de l’interdire ! Le pays ne se porte pas mieux à long terme juste parce que l’État dépense plus ou, au contraire, juste parce qu’il dépense moins. L’important est de savoir comment et pourquoi il dépense.

L’essentiel est donc ici de faire la distinction entre la bonne dette et la mauvaise dette. La bonne dette publique, assurément, est celle qui finance des investissements vraiment utiles et prépare un avenir meilleur. Si, de surcroît, elle favorise la restauration et le maintien du plein-emploi à long terme, c’est parfait, puisqu’elle contribue à nourrir des recettes fiscales futures.

Il faut par ailleurs éviter l’emballement incontrôlé de la dette, le fameux « effet boule de neige » : de nouveaux emprunts se révèlent nécessaires uniquement pour assurer la charge annuelle de la dette qui, du coup, ne cesse de croître et de susciter de nouveaux emprunts. On ne peut pas fixer ici une norme absolue pour le taux d’endettement soutenable : celui-ci dépend du taux de croissance de l’économie, des taux d’intérêt, de la nature des dépenses financées (qui stimule ou pas les recettes futures)…

Les techniciens sont là pour faire les calculs nécessaires. Mais c’est aux politiques et aux citoyens de faire les choix fondamentaux. Aucune loi de l’économie ne peut décider du « bon » niveau des services et des investissements publics. De plus, un même niveau de biens publics peut être produit avec plus ou moins de dette, selon que l’on accepte plus ou moins de prélèvements obligatoires.

 

Alors justement, en tant que citoyen qui doit décider du « bon » niveau de déficit et d’endettement, il me reste un problème à éclaircir. Quand l’État emprunte sur les marchés financiers pour financer une politique de relance, il absorbe une partie des fonds disponibles. Cela fait autant de capitaux en moins pour financer les entreprises. L’État dépense plus, mais du coup les entreprises investissent moins. Que reste-t-il de la relance dans ces conditions ?
Vous évoquez ce que le courant monétariste a baptisé « effet d’éviction » : les dépenses publiques engagées pour relancer l’économie évinceraient les investisseurs du marché financier, tant et si bien qu’en fin de compte le supplément de PIB dû à la politique budgétaire serait intégralement compensé par une réduction équivalente de l’investissement privé.

 

Vous pourriez situer le courant « monétariste », en quelques mots ?
Le « monétarisme » est un sous-courant de l’école néoclassique, développé dans les années 1960 autour de Milton Friedman. On parle d’une « contre-révolution monétariste », car il s’agit d’un mouvement visant à renverser le paradigme installé par la révolution keynésienne. Les monétaristes s’efforcent de restaurer le primat de la théorie de l’équilibre général, primat remis en question par le succès du modèle keynésien. Leurs travaux tendent donc surtout à démontrer l’inefficacité et l’inutilité des politiques de régulation de la demande.

 

Et leur « effet d’éviction », c’est quoi exactement ?
L’effet d’éviction soulève une bonne question, mais dans le mauvais modèle. Les monétaristes raisonnent en effet dans le cadre d’un équilibre général automatique des marchés. Or, dans ce cadre, l’économie est au plein-emploi : il n’y a pas de chômeurs involontaires prêts à travailler immédiatement aux taux de salaire offerts dans les entreprises ; toute l’épargne disponible est mobilisée pour financer l’investissement. Dans une telle situation, la relance de la demande par le déficit ne peut évidemment pas développer durablement le PIB et l’emploi puisque ceux-ci sont déjà au maximum ! En revanche, l’État peut détourner les capitaux investis dans le secteur privé en offrant des taux d’intérêt plus élevés. La production de biens publics peut donc augmenter, mais seulement au prix d’un recul équivalent de l’investissement privé.

Le seul moyen d’échapper à cet effet d’éviction consisterait à financer le déficit par une création monétaire ad hoc ; c’est alors la banque centrale qui crédite le compte de l’État. Mais cette augmentation de la masse monétaire injectée et dépensée dans l’économie n’est pas accompagnée par la production de nouveaux biens marchands, puisque les biens publics ne sont pas vendus sur les marchés. Cela engendre forcément un excès de demande qui se solde par de l’inflation. En effet, au bout du processus, une quantité plus importante de monnaie est dépensée sur une quantité inchangée de biens : le prix moyen des biens achetés a donc nécessairement augmenté.

Ainsi, le financement monétaire du déficit crée une autre forme d’éviction : le pouvoir d’achat est amputé, les consommateurs payent donc le déficit à travers l’inflation et doivent réduire leur consommation ; la production publique supplémentaire est, cette fois encore, compensée par une chute de la production privée.

Conclusions, selon les monétaristes : 1) sans recours à la politique monétaire, la politique budgétaire n’a aucun effet stimulant sur l’économie ; et 2) avec la politique monétaire, la relance n’aura finalement qu’un effet inflationniste.

 

Ce sont là de simples affirmations, car je ne vois pas l’ombre d’une démonstration dans l’argument que vous avez présenté. Les monétaristes « montrent » l’inefficacité d’une politique de relance dans une économie en équilibre général et au plein-emploi, laquelle, par définition, n’a besoin d’aucune relance. C’est grotesque ! La vraie question est de savoir si un médicament est efficace pour soigner un malade et pas un bien-portant. Je n’ai pas besoin que l’on m’explique comment l’eau versée dans un verre déjà plein évince l’eau qui déborde. La critique monétariste n’a donc aucun intérêt si l’on raisonne dans une économie au plein-emploi. L’effet d’éviction annule-t-il l’efficacité de la relance budgétaire, lorsque l’économie est en pleine déprime ? Voilà la bonne question.
Et la réponse est non, évidemment. Des entreprises dont les carnets de commandes sont à moitié vides et qui, pour cette raison, cessent d’investir, n’ont pas besoin des capitaux disponibles sur le marché financier. Dans le même temps, les ménages inquiets pour leur emploi se lancent moins aisément dans des investissements immobiliers ; ils constituent parfois une épargne de précaution. Ce contexte nourrit la déprime de la demande globale et la surabondance de capitaux oisifs. Par conséquent, quand l’État émet des obligations pour emprunter des fonds, il n’est pas réellement en concurrence avec les investisseurs en quête de capitaux.

Dès lors, non seulement personne n’est privé de financement à cause des emprunts publics, mais, en outre, les taux d’intérêt n’ont aucune raison de s’élever sensiblement. En effet, en règle générale, les titres de la dette publique constituent des placements plus sûrs que les titres émis par des entreprises soumises aux aléas de la conjoncture. L’État peut donc verser un taux d’intérêt plus faible qu’un emprunteur privé. Cette différence de risque et de taux est encore plus marquée en phase de récession. Quand la demande de capitaux s’effondre et que les titres privés semblent de plus en plus risqués, ceux qui disposent de fonds prêtables en temps de crise sont alors bien heureux de trouver encore des emprunteurs publics à qui prêter de l’argent sans risque, même à un taux relativement faible, voire très faible.

Conclusion : en temps de crise, l’État n’évince pas les investisseurs privés, il prend leur relais et mobilise des capitaux oisifs pour soutenir l’activité. Et il doit le faire, car il est alors le seul acteur qui peut continuer à emprunter et à investir sans se soucier d’un carnet de commandes, le seul qui peut anticiper les recettes associées à la future reprise de l’activité.

 

Oublions donc l’effet d’éviction. Mais je suppose que les monétaristes ont d’autres raisons plus sérieuses de contester les politiques keynésiennes.
N’oublions pas tout à fait l’effet d’éviction, car le succès même d’une relance de la demande finit par exercer une pression sur la demande de crédit et sur les taux d’intérêt. Or la hausse de ces taux peut constituer un frein à certains investissements privés. Nous allons en reparler tout à l’heure. Je réponds tout d’abord à votre question sur les autres critiques monétaristes.

Friedman a contesté le mécanisme multiplicateur que la politique de relance est censée enclencher. Ce mécanisme, on l’a vu, est constitué par des vagues successives de consommation déclenchées par l’injection d’un revenu supplémentaire. Il repose entièrement sur l’hypothèse d’une propension des ménages à consommer une fraction stable de toute augmentation du revenu.

Or, selon Friedman, la consommation ne dépend pas du revenu courant de l’année ; elle varie en fonction du « revenu permanent », c’est-à-dire du flux de revenu à long terme que les individus peuvent espérer obtenir en utilisant au mieux leur temps et leur capital humain. Si, pour des raisons accidentelles ou conjoncturelles, leur revenu courant est supérieur à leur revenu permanent, les individus rationnels épargnent la différence (le « revenu transitoire »), car ils s’attendent aussi à devoir affronter des chutes inattendues de leur revenu courant en deçà de leur revenu permanent.

Par conséquent, pour Friedman, une hausse des prestations sociales est sans effet sur la consommation des ménages, car ces derniers interprètent le cadeau de l’État comme une variation transitoire et non permanente de leur revenu : il s’agit d’une aide provisoire qui devra bien être payée un jour ou l’autre par des cotisations sociales ou des impôts supplémentaires.

 

Et qu’en est-il dans les faits ?
Il est vrai que les ménages ne tiennent pas compte que de leur revenu courant. Pour leurs décisions concernant le crédit ou l’achat d’un logement par exemple, ils font des prévisions quant à l’évolution de leur revenu à moyen ou long terme. Mais toutes les études confirment que la consommation courante (de l’année) dépend tout de même principalement du niveau des revenus courants. Toute relance du revenu des ménages a donc bien un effet stimulant sur la consommation.

Par ailleurs, les ménages n’ont aucune raison de considérer une hausse des prestations sociales comme un avantage temporaire qui leur sera repris à brève échéance. Cette prédiction des monétaristes repose, une fois de plus, sur l’hypothèse préalable d’une économie au plein-emploi, dans laquelle on peut seulement redistribuer le revenu national existant et non pas l’accroître durablement. Mais, dans une économie déprimée, la relance crée vraiment une production et des revenus supplémentaires, et par conséquent des recettes fiscales supplémentaires. Si la relance est effective, et l’action de l’État crédible, les ménages ont toutes les raisons de considérer les aides de l’État comme la levure qui fait gonfler le gâteau du revenu à partager. Ils peuvent donc dépenser sans crainte de devoir rembourser les aides en question. Ils le feront encore plus volontiers avec les premiers signes de reprise sur le marché de l’emploi. L’épargne de précaution recule en effet en même temps que le taux de chômage.

 

Il y a vraiment un truc qui m’échappe dans la démarche des monétaristes. Ils auraient pu étudier concrètement les limites des politiques keynésiennes en période de crise, au lieu de procéder à la critique absurde d’une relance budgétaire dans une économie en état d’équilibre général et de plein-emploi. Et puis, s’ils sont aussi certains que cette politique n’a aucun effet positif, comment expliquent-ils que des gouvernements l’utilisent régulièrement depuis les années 1930 ? Pourquoi diable des dirigeants iraient-ils relancer la demande, si le libre jeu des marchés résout déjà automatiquement tous les problèmes ? Pourquoi engageraient-ils une politique coûteuse dont ils savent à l’avance qu’elle ne servira à rien si ce n’est à créer de nouveaux problèmes ?
Les monétaristes ne sont pas stupides, ils ont anticipé vos deux interrogations et peuvent leur apporter deux réponses. En premier lieu, n’oubliez jamais la logique normative qui imprègne la démarche des néoclassiques. Ces économistes savent bien que, dans l’économie réelle, les crises et le chômage ne disparaissent pas automatiquement. Mais, selon eux, cela tient précisément à l’excès d’intervention politique, aux règles et aux charges imposées par l’État et qui entravent la réalisation de l’équilibre général. Du coup, la persistance de déséquilibres macroéconomiques soutient une demande d’intervention permanente de la part des électeurs. Or des gouvernements élus cherchent à satisfaire l’attente de leurs électeurs. Mais ils le font de la mauvaise manière, en ajoutant des règles et des charges, au lieu de supprimer toutes celles qui entravent le libre jeu de la concurrence.

 

Vous avez déjà réglé son compte à cette première réponse : elle aurait un sens si l’on pouvait disposer de centaines de bourses assurant l’équilibre automatique pour des millions de marchés présents et futurs ; cette économie de marché idéale n’étant qu’une fable mathématique sans intérêt pratique, on peut dire que cette première réponse est une blague. Voyons la seconde…
Elle n’est pas triste non plus, mais elle est plus subtile. Je la résume d’abord en une phrase : les politiques keynésiennes sont totalement inefficaces à long terme, mais elles ont des effets réels temporaires à court terme ; des gouvernants en quête perpétuelle de victoire aux prochaines élections peuvent donc avoir intérêt à mener des politiques qui produisent un effet positif avant les élections, même si l’effet en question « fait pschitt » juste après celles-ci.

 

J’attends la suite, car je ne vois pas comment une relance de la demande peut avoir des effets réels sur l’activité, même à très court terme, puisque les monétaristes supposent que l’économie est spontanément au plein-emploi.
Eh bien, c’est possible, explique Friedman, pour deux raisons. D’abord, le plein-emploi ne signifie pas l’absence d’une réserve de main-d’œuvre éventuellement mobilisable. Au plein-emploi, souvenez-vous, il existe un chômage volontaire de recherche d’information : le chômage frictionnel, qui constitue l’essentiel de ce que Friedman appelle le « chômage naturel »9. En relevant les salaires au-dessus du prix de marché, les employeurs peuvent toujours convaincre des chômeurs de rester moins longtemps sur le marché et de retourner plus vite au travail. De la même manière, une hausse des salaires peut attirer des étudiants et des inactifs sur le marché du travail. Ainsi, même au plein-emploi, il subsiste une possibilité matérielle d’accroître l’offre de travail et donc aussi l’offre réelle de biens et services.

 

Oui mais, pour cela, il faudrait que les entreprises puissent payer des salaires plus élevés. Or, à moins que je n’aie rien compris au modèle de l’équilibre général, il me semble qu’à l’équilibre de plein-emploi les salaires sont déjà au niveau qui maximise le profit des entreprises. Autrement dit, si celles-ci pouvaient offrir des salaires supérieurs pour développer une production rentable, elles l’auraient déjà fait !
Bravo. Vous avez parfaitement compris le modèle, et donc vous avez tout à fait raison. Mais Friedman a une petite longueur d’avance sur vous. Voici la seconde raison qui permet l’augmentation temporaire de l’offre au plein-emploi : les salariés sont moins bien informés que les patrons et que le gouvernement ; ils n’anticipent pas parfaitement les phénomènes économiques complexes, et notamment pas le niveau de l’inflation en cours et le véritable niveau de leur pouvoir d’achat.

Alors voici ce qui se passe selon Friedman. La relance budgétaire est inflationniste. En effet, elle crée un excès de demande pour des entreprises qui, dans un premier temps, sont incapables de produire davantage. Les entreprises peuvent donc augmenter les prix, mais elles ne sont pas obligées de relever les salaires nominaux tant que les travailleurs n’anticipent pas correctement l’inflation en cours. Par conséquent, les salaires réels pour l’employeur diminuent, et il devient rentable d’utiliser plus de travail.

Les employeurs peuvent alors attirer des travailleurs supplémentaires en proposant une hausse des salaires nominaux inférieure à la hausse des prix. Tant que les individus n’anticipent pas l’inflation, ils croient que les salaires réels ont augmenté et ils acceptent de travailler plus. Du coup, les entreprises peuvent momentanément accroître leur production.

Mais, lorsque les travailleurs prennent conscience de l’inflation et la mesurent correctement, ils exigent des hausses compensatrices de leurs salaires nominaux. Les salaires réels reviennent alors à leur niveau initial. Par conséquent, l’offre et la demande de travail comme le chômage retournent aussi à leur niveau de départ.

Au total, la relance budgétaire permet une hausse temporaire de la production et de l’emploi, tant que l’on peut tromper les individus sur le niveau réel des salaires. Une fois que les anticipations se sont adaptées à la réalité, l’économie réelle reste absolument inchangée par la relance budgétaire ; le seul effet de cette dernière est une hausse générale des prix et des salaires dans les mêmes proportions.

Un gouvernement peut donc faire baisser le taux de chômage en dessous de son taux naturel durant les deux années qui précèdent les élections, mais, assez vite, le taux d’inflation s’élève et le taux de chômage revient à son niveau initial. Si les politiques cherchent à nouveau à abaisser le taux de chômage, tout ce qu’ils réussiront à produire est une accélération continuelle de l’inflation. Voilà, pour Friedman, une bonne raison de renoncer à toute politique discrétionnaire et de laisser faire l’équilibre général spontané des marchés. La seule mission politique consiste à assurer une progression constante de la masse monétaire, en phase avec le rythme de croissance de la production réelle.

 

La petite histoire des gouvernements qui cherchent des effets immédiats en se fichant pas mal des effets à long terme est, hélas, assez convaincante. En revanche, celle des patrons qui trompent les salariés en leur laissant croire que les salaires augmentent plus vite que les prix est problématique. On peut faire le coup une fois ou deux, mais pas indéfiniment.
C’est là un reproche qui sera fait à Friedman au sein même de l’école néoclassique. Dans le modèle de Friedman, la politique budgétaire ne peut avoir d’effet à court terme que dans la mesure où les individus mettent vraiment du temps à comprendre ce qui se passe. Friedman imagine des anticipations adaptatives qui sont corrigées, à chaque période, en fonction des erreurs constatées dans les périodes passées. Cette approche va être contestée, dans les années 1970, par la théorie des anticipations rationnelles, qui pose deux postulats :

– les individus rationnels exploitent au mieux et instantanément toute l’information disponible ;

– les individus connaissent le fonctionnement de l’économie et les effets des politiques économiques.

À partir de là, les inventeurs de cette nouvelle théorie n’ont aucun mal à revisiter la petite histoire de Friedman pour démontrer qu’en réalité une politique de relance de la demande n’a strictement aucun effet réel, pas plus à court terme qu’à long terme. En effet, puisque nous sommes tous des génies de l’économie, à la seconde même où le gouvernement annonce sa relance, tout le monde sait déjà que les prix vont monter et jusqu’où. Les salaires nominaux sont alors renégociés à la hausse pour couvrir exactement l’inflation. Résultat : le salaire réel, l’offre de travail et la production n’ont pas bougé d’un iota, même pas une seconde.

 

Le postulat de départ est idiot. Je ne serais pas là en train de vous questionner si j’avais la science économique infuse. Et, en admettant même que tout un chacun sache exploiter au mieux toute l’information disponible, comment fait-on lorsque l’information n’est pas disponible ?
Non seulement le postulat des anticipations rationnelles ne tient pas la route, mais, de surcroît, s’il était vérifié, il renforcerait l’efficacité d’une politique keynésienne au lieu de l’anéantir.

Pour commencer, des individus vraiment rationnels n’utilisent pas toute l’information disponible, car cela nécessite beaucoup de temps et d’énergie. Si les électeurs voulaient orienter les choix politiques en toute connaissance de cause, ils devraient passer la moitié de leur existence à devenir et demeurer des experts sur tous les sujets du débat public. Et pourquoi consentiraient-ils à cet effort colossal, quand leur unique bulletin de vote n’a qu’une infime influence sur les politiques effectivement décidées ? Dans la réalité, chacun d’entre nous investit dans la quête des informations vraiment utiles à sa vie privée ou professionnelle et se contente de peu de chose en matière d’informations économiques et politiques. Hormis, bien sûr, les économistes et les politiques. Or, comme ces experts passent leur temps à débattre et à afficher leurs désaccords sur tous les sujets, notamment économiques, il est insensé de postuler que la plupart des individus connaissent parfaitement à l’avance les effets de n’importe quelle mesure gouvernementale.

Mais le plus absurde dans la théorie des anticipations rationnelles est ailleurs. Celle-ci, comme le modèle monétariste, raisonne dans le cadre fantaisiste de l’équilibre général, c’est-à-dire dans une situation où le pays n’a nul besoin de la moindre politique économique. Elle démontre donc que la politique keynésienne ne sert à rien quand on n’en a pas besoin. Tous les keynésiens sont d’accord avec cette conclusion extraordinaire !

Maintenant, partez au contraire d’une situation de sous-emploi grave et dans laquelle les entreprises arrêtent d’investir et licencient faute de clients et de confiance dans l’avenir. Dans ce cas, la relance est efficace. Si vous introduisez à présent l’hypothèse des anticipations rationnelles, un résultat évident s’impose : puisque tout le monde sait que la relance est efficace dans ces circonstances, tout le monde reprend confiance, recommence à investir et à consommer, tant et si bien que la reprise se produit quasiment aussitôt. Et, puisqu’il faut bien s’amuser un peu, poussons l’absurdité de la théorie en question à son extrême limite : si la reprise intervient dès l’instant où le gouvernement annonce son programme de relance, il devient même inutile qu’il le mette en œuvre !

 

Je propose que nous laissions là les fables théoriques et les critiques absurdes, car j’ai encore dans ma liste des questions plus concrètes, par exemple sur le rôle des banques centrales et sur les marges de manœuvre de la politique économique dans une économie ouverte à la compétition internationale.
Les fables néoclassiques nous ont en effet pris pas mal de temps. Mais, dans de nombreux pays, elles sont redevenues le cadre de pensée sous-jacent d’une large partie du monde académique et politique. On ne peut donc les négliger si l’on veut comprendre les logiques qui sous-tendent le débat économique contemporain.

Mais à présent, ouvrons cet autre chantier que suggèrent vos nouvelles questions : celui de la politique monétaire, et des contraintes que les taux de change ou la balance des paiements imposent à la conduite des politiques macroéconomiques.


1.

Pour des pays moyens, comme le Royaume-Uni ou la France au milieu des années 2010, 100 milliards d’euros représentent environ 5 % du PIB (on dit aussi « cinq points de PIB »).

2.

Cet effet, pressenti par Ibn Khaldoun au XIVe siècle, redécouvert notamment par Boisguillebert au XVIIe, a d’abord été formellement décrit par Richard Kahn (1931), et devient un élément clé du modèle keynésien après la diffusion de la Théorie générale de Keynes (1936).

3.

Si l’on désigne par s la propension à épargner, et si s constitue la seule fuite, le multiplicateur est égal au rapport 1/s. Dans notre exemple s est égale à 0,2 (20 %), ce qui donne (1/0,2) = 5.

4.

Le multiplicateur des transferts est réduit (par rapport à celui des investissements) dans la même proportion que l’effet stimulant initial. Avec 50 % de fuite, l’effet initial d’un transfert de revenu sur la production est de 50 Mds seulement – deux fois moins que les 100 Mds produits dans le cas d’une relance par l’investissement public. Le multiplicateur des transferts est donc aussi deux fois moindre (1 contre 2).

5.

900 millions consommés par les pauvres, après la réforme, au lieu des 500 millions précédemment consommés par les riches.

6.

70 milliards d’euros au début des années 2010 (selon un rapport de l’Inspection générale des finances), pour un PIB d’environ 2 000 milliards. À la même époque, l’ensemble des niches fiscales représentent environ 150 milliards d’euros (selon la Cour des comptes).

7.

On appelle ce résultat « théorème de Haavelmo ». Le Norvégien Trygve Haavelmo (1911-1999) l’a énoncé en 1945.

8.

Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, signé le 2 mars 2012 par presque tous les États de l’Union européenne (à l’exception du Royaume-Uni et de la République tchèque).

9.

Voir chap. 5, p. 69.