Le débat sur la relance keynésienne
Ainsi, un excédent budgétaire qui freine la demande dans une phase de surchauffe inflationniste est une politique typiquement keynésienne. En revanche, un déficit creusé par des cadeaux fiscaux aux plus riches dans une période de plein-emploi est l’exact opposé d’une politique keynésienne.
Ne vous méprenez pas sur le sens de cette mise en garde. Le véritable enjeu n’est pas ici d’employer le label « keynésien » à bon escient : peu importe l’étiquette, tant que vous ne vous trompez pas de produit ! L’essentiel est de comprendre que le solde du budget, à lui seul, ne vous dit rien sur la nature ni sur l’orientation de la politique économique. Pour interpréter cette dernière, il faut identifier précisément les divers instruments utilisés, faire la part des choix délibérés et des évolutions subies, considérer la situation dans laquelle elle intervient, se demander à qui elle profite, etc.
Plus la part des services publics dans l’économie nationale est importante, plus ces derniers jouent ce rôle contra-cyclique, à rebours de la conjoncture, en freinant la circulation du revenu pendant l’expansion et en la soutenant pendant la récession.
Pour isoler l’impact de la conjoncture sur les comptes publics, on se demande à quel niveau se situerait le déficit ou l’excédent du budget, en l’absence de fluctuations conjoncturelles. Dans ce but, on estime le PIB potentiel, autrement dit le niveau d’activité qui serait atteint à une date donnée si l’économie suivait sa tendance moyenne de croissance à long terme. On calcule ensuite les recettes fiscales et les dépenses publiques qui seraient associées à ce niveau d’activité ; la différence entre recettes et dépenses donne le « solde structurel » des finances publiques. Par définition, tout écart entre le solde courant (solde enregistré dans les comptes) et le solde structurel reflète des fluctuations conjoncturelles du PIB autour de sa tendance ; cet écart constitue donc le « solde conjoncturel » : l’excédent ou le déficit imputable à la conjoncture. De son côté, l’évolution du solde structurel nous signale l’orientation délibérée de la politique économique. Enfin, en théorie !
Disons que les statistiques disponibles sur le solde structurel reposent entièrement sur une estimation du taux de croissance potentiel, laquelle repose elle-même sur diverses techniques de bricolage statistique dont aucune ne fait l’unanimité. Toutefois, si le chiffre absolu du solde structurel n’est pas vraiment fiable, ses variations donnent néanmoins une indication qualitative sur l’orientation de la politique économique.
Même imparfaite, la distinction entre déficit conjonc-turel et déficit structurel a des vertus pédagogiques indispensables. Si cette distinction avait été comprise au début de la Grande Dépression des années 1930, elle aurait permis d’éviter les politiques calamiteuses choisies par la plupart des gouvernants. À l’époque, l’opinion dominante suivait la « doctrine du Trésor » (Treasury View) soutenue par Churchill en 1929, lors de sa présentation du budget devant le parlement : un déficit est toujours nuisible pour l’économie, car toute somme que l’État doit emprunter pour se financer est retranchée aux capitaux disponibles pour les entreprises. Dans ce cadre de pensée, l’explosion du déficit provoquée par une récession peut justifier des coupes claires dans les dépenses, et des hausses d’impôts, en vue de restaurer l’équilibre budgétaire. Mais, comme vous le savez déjà, en donnant ainsi la priorité à la réduction immédiate des déficits, un gouvernement ne fait qu’aggraver la récession et les déficits. Un peu comme si l’on pratiquait la saignée sur un patient hémorragique ! La politique devient alors pro-cyclique : elle accentue les fluctuations conjoncturelles au lieu de les contenir.
Imaginez que le gouvernement hésite entre les deux politiques suivantes : investir 100 milliards1 (Mds) dans la construction d’infrastructures (hôpitaux, crèches, routes, etc.), ou bien distribuer 100 Mds de prestations sociales nouvelles aux ménages (indemnisation des chômeurs, aides au logement, allocations familiales, etc.). Dans les deux cas, notez bien que le montant « injecté » est identique. Mais le premier instrument est un investissement qui agit en engageant une production de biens, tandis que le second est un transfert qui agit en modifiant le revenu disponible des ménages. Croyez-vous vraiment que ces deux politiques auront un impact identique sur l’économie ?
Les 100 Mds d’investissement représentent autant de production supplémentaire réalisée par des entreprises de travaux publics et des fournisseurs de divers biens d’équipement. Dès cette première vague d’effets, le PIB du pays s’accroît donc de 100 Mds. Et ce n’est pas tout. Car les 100 Mds payés par l’État pour cette production servent à rémunérer les salariés, entrepreneurs, artisans, actionnaires, prêteurs, loueurs, bref, toutes les parties prenantes à la construction et à l’équipement des infrastructures ; au bout de la chaîne, tout cet argent se retrouve sur les comptes en banque de millions de personnes. Autrement dit, 100 Mds de production nouvelle, c’est aussi 100 Mds de revenu distribué. Or une partie de ce revenu supplémentaire est dépensée en biens de consommation et déclenche ainsi une nouvelle vague de production.
Keynes énonce une « loi psychologique fondamentale » selon laquelle les ménages tendent à consacrer à la consommation une fraction stable de tout accroissement du revenu. On appelle cette fraction la « propension marginale à consommer ». Admettons que cette propension marginale à consommer soit de 80 % (ou 0,8). Alors nos 100 Mds de revenus distribués engendrent une nouvelle vague de production de 80 Mds. À ce stade, le PIB a donc crû de 100 Mds dans les industries de travaux publics et de biens d’équipement, et de 80 Mds dans les industries de biens de consommation.
En revanche, si le gouvernement se contente de distribuer 100 Mds de revenus supplémentaires, cela va plus vite : il évite le délai plus ou moins long qui est nécessaire à la conception et à la réalisation d’investissements. Mais il perd aussi les 100 Mds de PIB associés à ces investissements. La première vague d’effets d’une politique de transferts sociaux consiste dans la hausse du revenu dont seulement 80 % seront consommés ; le supplément de production initial n’est donc que de 80 Mds, alors que ces 80 Mds sont déjà la deuxième vague d’effets d’une politique d’investissement.
Qui plus est, dans la réalité, les fuites dans ce circuit ne se limitent pas à l’épargne.
À chaque vague d’accroissement du revenu national, une part de celle-ci est consacrée à l’achat de produits importés et ne relance donc pas le produit intérieur. Cette part que l’on appelle « propension marginale à importer » est très variable d’un pays à l’autre.
Par ailleurs, l’augmentation de la demande peut profiter à des secteurs qui utilisent déjà l’essentiel de leurs capacités de production ; dans ce cas, l’offre ne peut pas suivre et la pression de la demande fait monter les prix plutôt que la production.
Si l’ensemble de ces fuites représentent, disons par exemple 50 %, alors, à chaque vague d’effets, on a seulement 50 % de demande nouvelle pour la consommation de produits nationaux, et le multiplicateur d’investissement est égal à 2 : 100 Mds d’investissement public engendrent à terme 200 Mds de PIB. Si le gouvernement relance par des transferts sociaux, comme on l’a vu, il perd le bénéfice de la première vague de production, et l’effet total de relance se limite à 100 Mds. Le multiplicateur des transferts sociaux4 est alors tout juste égal à 1.
En revanche, même sans déficit budgétaire, une simple transformation de la répartition des impôts et des dépenses peut exercer un effet stimulant. Ainsi, une réforme fiscale qui réduit fortement les inégalités de revenus aura pour effet d’accroître la propension moyenne à consommer dans le pays. Si la propension à consommer est de 50 % en haut de l’échelle des revenus et de 90 % en bas, alors chaque milliard transféré du haut vers le bas accroît la demande de consommation de 400 millions5. Cela peut être obtenu à budget constant, par une redistribution de la charge fiscale entre les diverses catégories de contribuables.
On peut aussi financer des dépenses publiques utiles par la baisse des dépenses fiscales inutiles. Pour un pays moyen comme la France, dans les années 2010, les « niches fiscales » favorables au revenu du capital et sans effets notables sur l’économie représentent 2 à 4 points de PIB6 ! Or souvenez-vous que, dans le capitalisme contemporain, une large part des revenus du capital n’est plus investie dans des activités productives mais placée sur des produits financiers purement spéculatifs. Si les exonérations fiscales improductives sont supprimées, et si les recettes fiscales ainsi récupérées financent des dépenses productives, l’activité et l’emploi sont stimulés sans un centime de déficit public supplémentaire.
Mais considérons un pays « anormal » – dont la politique fiscale est déjà juste et efficace. Il reste à celui-ci un moyen essentiel de soutenir l’activité sans déficit. En effet, une relance par des investissements publics a toujours un effet stimulant au moins égal au montant de ces investissements, même si elle est intégralement financée par des impôts nouveaux.
Dans le cas de nos 100 Mds investis en hôpitaux, crèches, etc., on l’a vu, l’effet direct, dès la première vague, est une hausse équivalente du PIB. Ce n’est là qu’une évidence, pour ne pas dire une tautologie : 100 Mds de travaux publics, c’est 100 Mds de production ! Et, de surcroît, c’est autant de revenus distribués. Si l’État prélève alors 100 Mds d’impôts nouveaux pour éviter le déficit, il ne fait qu’absorber les 100 Mds de revenus nouveaux distribués grâce aux investissements publics. Mais il ne détruit évidemment pas les hôpitaux qui ont été construits, pas plus qu’il n’arrête les chantiers en cours. Les 100 Mds de PIB supplémentaires ne vont pas s’évaporer ! Par conséquent, le multiplicateur des dépenses d’investissement entièrement financées par des impôts n’est pas égal à zéro mais à un7.
Le financement n’est donc pas un problème en soi, à condition que la relance soit employée à bon escient, c’est-à-dire que :
– il existe des capacités de production et des travailleurs largement sous-employés et rapidement employables pour répondre à toute reprise de la demande ;
– une large part de cette demande soit susceptible de s’adresser à la production intérieure plutôt qu’à des fournisseurs étrangers ;
– le gouvernement privilégie les dépenses et les allégements d’impôts qui sont le plus en mesure de stimuler l’activité.
Nous aurons l’occasion d’évoquer des cas où les conditions d’une relance de la demande efficace ne sont pas réunies. Mais ce n’était pas le cadre de votre question. Si je reprends vos propres termes, « en admettant que cela marche » – autrement dit quand l’activité et l’emploi sont vraiment stimulés –, la relance par le déficit engendre à terme les ressources nécessaires pour la financer.
Cela ressemble à l’idée d’un équilibre budgétaire à long terme, mais c’est en fait très différent. Notre discussion précédente conduit à penser que les États en phase de récession devraient tolérer, voire creuser délibérément les déficits à court terme. Ensuite, en phase d’expansion, ils peuvent affecter les excédents de recettes fiscales au remboursement de la dette. Notez bien ce que cela implique pour le « déficit structurel » (cette part du déficit qui est imputable aux mesures nouvelles de relance de l’économie) : ce déficit structurel peut être élevé en période de récession, et financé par des excédents en période d’expansion.
Or la stratégie que je viens de décrire est interdite par le Pacte budgétaire européen. Ce pacte n’autorise pas les gouvernements à creuser le déficit structurel durant les années de crise, à condition d’équilibrer les comptes à long terme ; il exige au contraire que des États en pleine crise (en 2012-2013) réduisent rapidement leur déficit structurel pour atteindre et rester ensuite à un niveau annuel maximal de 0,5 % du PIB. C’est donc là, non seulement une politique pro-cyclique totalement inadaptée à la situation d’une économie européenne en récession, mais aussi une limitation drastique des marges de manœuvre autorisées face aux futures récessions.
Primo, certains gouvernants instrumentalisent la crise et l’inquiétude suscitée par l’état des finances publiques pour faire avancer leur projet « néolibéral » d’un État minimal, allégé au profit du secteur marchand. Secundo, ces gouvernants néolibéraux et d’autres qui se disent plutôt sociaux-démocrates croient que la relance budgétaire peut être remplacée par la relance de la compétitivité. Ils entendent donc lutter contre la crise en abaissant les coûts salariaux et les impôts, en gagnant des parts de marché dans la compétition internationale, etc. En bref, chaque pays espère faire l’économie d’une politique publique de relance en comptant sur la demande des autres pays pour tirer sa propre croissance. Mais si personne ne fait rien pour stimuler sa propre demande et si tout le monde fait tout pour prendre des parts de marché aux autres, freine les salaires, réduit les commandes publiques, on se demande bien qui va acheter plus de produits qu’avant et avec quel argent ! Vous retrouvez ici l’absurdité des politiques de l’offre en temps de crise.
Alors si vous tenez à expliquer pourquoi tant de gouvernants appliquent une logique économique absurde, vous devrez choisir entre (ou combiner) quatre explications :
– ils sont tous devenus fous ;
– leur entendement est verrouillé par une idéologie ;
– ils ne peuvent pas faire autrement ;
– ils agissent au service d’un projet politique et/ou d’intérêts particuliers compatibles avec l’allongement de la crise et avec le maintien d’un chômage massif.
Débrouillez-vous avec cela pour l’instant, car je souhaiterais vraiment que nous avancions dans notre discussion sur les instruments d’action.
En premier lieu, celles qui sont nécessaires pour sortir l’économie d’une récession. Comme on l’a déjà dit, celles-ci seront compensées par des recettes supplémentaires avec la reprise de l’activité ; elles ne menacent donc pas l’équilibre des finances publiques à long terme.
En second lieu, les dépenses d’investissement peuvent, et parfois doivent, être étalées dans le temps. C’est bien ce qui se passe d’ailleurs dans la sphère privée. Une entreprise qui achète aujourd’hui une machine à un million pour produire des biens pendant dix ans ne considère pas cette dépense comme une charge de l’année, mais comme une charge des dix exercices comptables à venir. Chaque année, elle inscrit un dixième de cet achat (soit 100 000) au débit de son compte d’exploitation, au poste « amortissement ». Dans le cas où elle ne dispose pas d’une capacité d’autofinancement suffisante, tout le monde estime parfaitement normal qu’elle emprunte la somme nécessaire sur dix ans et rembourse sa dette grâce aux produits générés chaque année par son investissement. Pourquoi ce qui est économiquement sain pour une clinique privée qui ouvre un nouveau bloc opératoire cesserait-il de l’être quand c’est un hôpital public qui procède à ce même investissement ?
Lorsque l’économie se porte bien, les entreprises investissent beaucoup et ont un gros besoin de financement : un gros déficit en somme. L’effondrement éventuel de ce déficit privé, voire l’apparition d’un excédent (une capacité de financement), est une très mauvaise nouvelle, puisqu’il indique une forte chute de l’investissement. Quand tout va bien donc, les entreprises ont un déficit structurel permanent. Il n’y a pas de raison de décréter que, de leur côté, les administrations publiques devraient s’abstenir de tout déficit structurel, à moins de décider de ne plus engager les investissements publics que les contribuables ne seraient pas en mesure de payer en totalité dès la première année de leur réalisation.
L’essentiel est donc ici de faire la distinction entre la bonne dette et la mauvaise dette. La bonne dette publique, assurément, est celle qui finance des investissements vraiment utiles et prépare un avenir meilleur. Si, de surcroît, elle favorise la restauration et le maintien du plein-emploi à long terme, c’est parfait, puisqu’elle contribue à nourrir des recettes fiscales futures.
Il faut par ailleurs éviter l’emballement incontrôlé de la dette, le fameux « effet boule de neige » : de nouveaux emprunts se révèlent nécessaires uniquement pour assurer la charge annuelle de la dette qui, du coup, ne cesse de croître et de susciter de nouveaux emprunts. On ne peut pas fixer ici une norme absolue pour le taux d’endettement soutenable : celui-ci dépend du taux de croissance de l’économie, des taux d’intérêt, de la nature des dépenses financées (qui stimule ou pas les recettes futures)…
Les techniciens sont là pour faire les calculs nécessaires. Mais c’est aux politiques et aux citoyens de faire les choix fondamentaux. Aucune loi de l’économie ne peut décider du « bon » niveau des services et des investissements publics. De plus, un même niveau de biens publics peut être produit avec plus ou moins de dette, selon que l’on accepte plus ou moins de prélèvements obligatoires.
Le seul moyen d’échapper à cet effet d’éviction consisterait à financer le déficit par une création monétaire ad hoc ; c’est alors la banque centrale qui crédite le compte de l’État. Mais cette augmentation de la masse monétaire injectée et dépensée dans l’économie n’est pas accompagnée par la production de nouveaux biens marchands, puisque les biens publics ne sont pas vendus sur les marchés. Cela engendre forcément un excès de demande qui se solde par de l’inflation. En effet, au bout du processus, une quantité plus importante de monnaie est dépensée sur une quantité inchangée de biens : le prix moyen des biens achetés a donc nécessairement augmenté.
Ainsi, le financement monétaire du déficit crée une autre forme d’éviction : le pouvoir d’achat est amputé, les consommateurs payent donc le déficit à travers l’inflation et doivent réduire leur consommation ; la production publique supplémentaire est, cette fois encore, compensée par une chute de la production privée.
Conclusions, selon les monétaristes : 1) sans recours à la politique monétaire, la politique budgétaire n’a aucun effet stimulant sur l’économie ; et 2) avec la politique monétaire, la relance n’aura finalement qu’un effet inflationniste.
Dès lors, non seulement personne n’est privé de financement à cause des emprunts publics, mais, en outre, les taux d’intérêt n’ont aucune raison de s’élever sensiblement. En effet, en règle générale, les titres de la dette publique constituent des placements plus sûrs que les titres émis par des entreprises soumises aux aléas de la conjoncture. L’État peut donc verser un taux d’intérêt plus faible qu’un emprunteur privé. Cette différence de risque et de taux est encore plus marquée en phase de récession. Quand la demande de capitaux s’effondre et que les titres privés semblent de plus en plus risqués, ceux qui disposent de fonds prêtables en temps de crise sont alors bien heureux de trouver encore des emprunteurs publics à qui prêter de l’argent sans risque, même à un taux relativement faible, voire très faible.
Conclusion : en temps de crise, l’État n’évince pas les investisseurs privés, il prend leur relais et mobilise des capitaux oisifs pour soutenir l’activité. Et il doit le faire, car il est alors le seul acteur qui peut continuer à emprunter et à investir sans se soucier d’un carnet de commandes, le seul qui peut anticiper les recettes associées à la future reprise de l’activité.
Friedman a contesté le mécanisme multiplicateur que la politique de relance est censée enclencher. Ce mécanisme, on l’a vu, est constitué par des vagues successives de consommation déclenchées par l’injection d’un revenu supplémentaire. Il repose entièrement sur l’hypothèse d’une propension des ménages à consommer une fraction stable de toute augmentation du revenu.
Or, selon Friedman, la consommation ne dépend pas du revenu courant de l’année ; elle varie en fonction du « revenu permanent », c’est-à-dire du flux de revenu à long terme que les individus peuvent espérer obtenir en utilisant au mieux leur temps et leur capital humain. Si, pour des raisons accidentelles ou conjoncturelles, leur revenu courant est supérieur à leur revenu permanent, les individus rationnels épargnent la différence (le « revenu transitoire »), car ils s’attendent aussi à devoir affronter des chutes inattendues de leur revenu courant en deçà de leur revenu permanent.
Par conséquent, pour Friedman, une hausse des prestations sociales est sans effet sur la consommation des ménages, car ces derniers interprètent le cadeau de l’État comme une variation transitoire et non permanente de leur revenu : il s’agit d’une aide provisoire qui devra bien être payée un jour ou l’autre par des cotisations sociales ou des impôts supplémentaires.
Par ailleurs, les ménages n’ont aucune raison de considérer une hausse des prestations sociales comme un avantage temporaire qui leur sera repris à brève échéance. Cette prédiction des monétaristes repose, une fois de plus, sur l’hypothèse préalable d’une économie au plein-emploi, dans laquelle on peut seulement redistribuer le revenu national existant et non pas l’accroître durablement. Mais, dans une économie déprimée, la relance crée vraiment une production et des revenus supplémentaires, et par conséquent des recettes fiscales supplémentaires. Si la relance est effective, et l’action de l’État crédible, les ménages ont toutes les raisons de considérer les aides de l’État comme la levure qui fait gonfler le gâteau du revenu à partager. Ils peuvent donc dépenser sans crainte de devoir rembourser les aides en question. Ils le feront encore plus volontiers avec les premiers signes de reprise sur le marché de l’emploi. L’épargne de précaution recule en effet en même temps que le taux de chômage.
Alors voici ce qui se passe selon Friedman. La relance budgétaire est inflationniste. En effet, elle crée un excès de demande pour des entreprises qui, dans un premier temps, sont incapables de produire davantage. Les entreprises peuvent donc augmenter les prix, mais elles ne sont pas obligées de relever les salaires nominaux tant que les travailleurs n’anticipent pas correctement l’inflation en cours. Par conséquent, les salaires réels pour l’employeur diminuent, et il devient rentable d’utiliser plus de travail.
Les employeurs peuvent alors attirer des travailleurs supplémentaires en proposant une hausse des salaires nominaux inférieure à la hausse des prix. Tant que les individus n’anticipent pas l’inflation, ils croient que les salaires réels ont augmenté et ils acceptent de travailler plus. Du coup, les entreprises peuvent momentanément accroître leur production.
Mais, lorsque les travailleurs prennent conscience de l’inflation et la mesurent correctement, ils exigent des hausses compensatrices de leurs salaires nominaux. Les salaires réels reviennent alors à leur niveau initial. Par conséquent, l’offre et la demande de travail comme le chômage retournent aussi à leur niveau de départ.
Au total, la relance budgétaire permet une hausse temporaire de la production et de l’emploi, tant que l’on peut tromper les individus sur le niveau réel des salaires. Une fois que les anticipations se sont adaptées à la réalité, l’économie réelle reste absolument inchangée par la relance budgétaire ; le seul effet de cette dernière est une hausse générale des prix et des salaires dans les mêmes proportions.
Un gouvernement peut donc faire baisser le taux de chômage en dessous de son taux naturel durant les deux années qui précèdent les élections, mais, assez vite, le taux d’inflation s’élève et le taux de chômage revient à son niveau initial. Si les politiques cherchent à nouveau à abaisser le taux de chômage, tout ce qu’ils réussiront à produire est une accélération continuelle de l’inflation. Voilà, pour Friedman, une bonne raison de renoncer à toute politique discrétionnaire et de laisser faire l’équilibre général spontané des marchés. La seule mission politique consiste à assurer une progression constante de la masse monétaire, en phase avec le rythme de croissance de la production réelle.
– les individus rationnels exploitent au mieux et instantanément toute l’information disponible ;
– les individus connaissent le fonctionnement de l’économie et les effets des politiques économiques.
À partir de là, les inventeurs de cette nouvelle théorie n’ont aucun mal à revisiter la petite histoire de Friedman pour démontrer qu’en réalité une politique de relance de la demande n’a strictement aucun effet réel, pas plus à court terme qu’à long terme. En effet, puisque nous sommes tous des génies de l’économie, à la seconde même où le gouvernement annonce sa relance, tout le monde sait déjà que les prix vont monter et jusqu’où. Les salaires nominaux sont alors renégociés à la hausse pour couvrir exactement l’inflation. Résultat : le salaire réel, l’offre de travail et la production n’ont pas bougé d’un iota, même pas une seconde.
Pour commencer, des individus vraiment rationnels n’utilisent pas toute l’information disponible, car cela nécessite beaucoup de temps et d’énergie. Si les électeurs voulaient orienter les choix politiques en toute connaissance de cause, ils devraient passer la moitié de leur existence à devenir et demeurer des experts sur tous les sujets du débat public. Et pourquoi consentiraient-ils à cet effort colossal, quand leur unique bulletin de vote n’a qu’une infime influence sur les politiques effectivement décidées ? Dans la réalité, chacun d’entre nous investit dans la quête des informations vraiment utiles à sa vie privée ou professionnelle et se contente de peu de chose en matière d’informations économiques et politiques. Hormis, bien sûr, les économistes et les politiques. Or, comme ces experts passent leur temps à débattre et à afficher leurs désaccords sur tous les sujets, notamment économiques, il est insensé de postuler que la plupart des individus connaissent parfaitement à l’avance les effets de n’importe quelle mesure gouvernementale.
Mais le plus absurde dans la théorie des anticipations rationnelles est ailleurs. Celle-ci, comme le modèle monétariste, raisonne dans le cadre fantaisiste de l’équilibre général, c’est-à-dire dans une situation où le pays n’a nul besoin de la moindre politique économique. Elle démontre donc que la politique keynésienne ne sert à rien quand on n’en a pas besoin. Tous les keynésiens sont d’accord avec cette conclusion extraordinaire !
Maintenant, partez au contraire d’une situation de sous-emploi grave et dans laquelle les entreprises arrêtent d’investir et licencient faute de clients et de confiance dans l’avenir. Dans ce cas, la relance est efficace. Si vous introduisez à présent l’hypothèse des anticipations rationnelles, un résultat évident s’impose : puisque tout le monde sait que la relance est efficace dans ces circonstances, tout le monde reprend confiance, recommence à investir et à consommer, tant et si bien que la reprise se produit quasiment aussitôt. Et, puisqu’il faut bien s’amuser un peu, poussons l’absurdité de la théorie en question à son extrême limite : si la reprise intervient dès l’instant où le gouvernement annonce son programme de relance, il devient même inutile qu’il le mette en œuvre !
Mais à présent, ouvrons cet autre chantier que suggèrent vos nouvelles questions : celui de la politique monétaire, et des contraintes que les taux de change ou la balance des paiements imposent à la conduite des politiques macroéconomiques.
Pour des pays moyens, comme le Royaume-Uni ou la France au milieu des années 2010, 100 milliards d’euros représentent environ 5 % du PIB (on dit aussi « cinq points de PIB »).
Cet effet, pressenti par Ibn Khaldoun au XIVe siècle, redécouvert notamment par Boisguillebert au XVIIe, a d’abord été formellement décrit par Richard Kahn (1931), et devient un élément clé du modèle keynésien après la diffusion de la Théorie générale de Keynes (1936).
Si l’on désigne par s la propension à épargner, et si s constitue la seule fuite, le multiplicateur est égal au rapport 1/s. Dans notre exemple s est égale à 0,2 (20 %), ce qui donne (1/0,2) = 5.
Le multiplicateur des transferts est réduit (par rapport à celui des investissements) dans la même proportion que l’effet stimulant initial. Avec 50 % de fuite, l’effet initial d’un transfert de revenu sur la production est de 50 Mds seulement – deux fois moins que les 100 Mds produits dans le cas d’une relance par l’investissement public. Le multiplicateur des transferts est donc aussi deux fois moindre (1 contre 2).
900 millions consommés par les pauvres, après la réforme, au lieu des 500 millions précédemment consommés par les riches.
70 milliards d’euros au début des années 2010 (selon un rapport de l’Inspection générale des finances), pour un PIB d’environ 2 000 milliards. À la même époque, l’ensemble des niches fiscales représentent environ 150 milliards d’euros (selon la Cour des comptes).
On appelle ce résultat « théorème de Haavelmo ». Le Norvégien Trygve Haavelmo (1911-1999) l’a énoncé en 1945.
Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, signé le 2 mars 2012 par presque tous les États de l’Union européenne (à l’exception du Royaume-Uni et de la République tchèque).
Voir chap. 5, p. 69.