La sagesse des Anciens

 

M. Tout le monde. Avant d’aborder le vif du sujet – le débat sur les politiques économiques – et comme je vous en ai prévenu dans mon courrier, je souhaite éclaircir cette question préliminaire : pourquoi les économistes ne sont-ils jamais d’accord ? Vous ne pratiquez donc pas la même discipline ? Combien y a-t-il de manières de faire de l’économie ? Et bien sûr, pour savoir qui me parle et de quel point de vue, je suis obligé de vous le demander : quelle est votre approche de l’économie ?
Jacques Généreux. En fait, avec cette première série de questions, nous sommes déjà dans le vif du sujet. Car on ne peut rien comprendre au débat sur les politiques économiques si l’on ne comprend pas d’abord qu’il ne peut pas exister une seule et unique façon de l’aborder. Au fil de nos entretiens, vous découvrirez pourquoi l’économie, par nature, ne peut pas être une science à la manière de la mécanique ou de la physique. Les physiciens n’ont qu’à expliquer des phénomènes. Ils n’ont pas à faire des choix qui changent la vie des gens, qui modifient la répartition des efforts et des avantages entre les individus, qui altèrent la distribution des revenus et du patrimoine.

Alors, certes, les économistes peuvent aussi expliquer des phénomènes à la manière d’autres scientifiques : ils peuvent tomber d’accord sur les mécanismes qui expliquent la montée ou la chute du prix des tomates. On dit alors qu’ils font de l’économie « positive », celle qui se contente d’expliquer comment telle cause entraîne tel effet, de comprendre les choses telles qu’elles sont. Mais, comme vous me l’expliquiez vous-même dans votre lettre, vous savez déjà pourquoi le prix des tomates grimpe ou dégringole. Non seulement vous n’avez pas besoin d’un économiste pour vous l’expliquer, mais, surtout, ce qui vous préoccupe en tant que citoyen est de savoir ce que l’on doit faire, par exemple, quand le cours des produits agricoles s’effondre. Doit-on laisser faire ? Doit-on subventionner le revenu des agriculteurs ? Et qui va payer ces subventions ? Faut-il interdire les importations ? Bref, vous vous posez des questions d’économie « normative » : il s’agit de savoir comment les choses doivent être, ce qu’il faut faire, ce qui est dans l’intérêt général, à condition de s’entendre déjà sur la nécessité de rechercher l’intérêt général !

Voilà pourquoi les économistes et les gouvernants n’arrivent presque jamais à un consensus sur les politiques économiques : leur débat ne peut jamais évacuer des considérations morales, philosophiques et politiques ; il soulève toujours des conflits d’intérêts, des questions de justice ; il oblige à définir une hiérarchie des finalités poursuivies par la politique : la croissance, la liberté, l’égalité, la sécurité, la protection de notre écosystème, la solidarité…

 

Donc il n’y a pas de « science » économique ? Et, par conséquent, vous ne pourrez pas nous aider à trancher clairement les grands débats de politique économique… et notre entretien est terminé ?
Non, bien sûr ! Trois fois non.

Primo, on peut adopter une démarche (ou un esprit) scientifique en économie ; cela consiste à soumettre les théories à l’épreuve des faits (en rejetant celles qui sont manifestement infirmées par la réalité) et à distinguer clairement l’explication des phénomènes (l’économie positive) et les prescriptions politiques. Cette distinction entre le positif et le normatif, on le verra, est parfois compliquée, voire impossible, et dans ce cas il convient juste de le reconnaître.

Secundo, le fait qu’il n’y ait jamais de vérité absolue en matière de choix politiques ne fait pas disparaître la nécessité de choisir ; il est donc indispensable de maîtriser les diverses approches au nom desquelles les uns et les autres soutiennent une politique particulière – ne serait-ce que pour démasquer ceux qui dissimulent leurs objectifs réels et les intérêts qu’ils défendent en parlant au nom de prétendues lois naturelles et universelles de l’économie.

Tertio, notre entretien ne fait donc que commencer. Il risque même d’être assez long. Il faudra bien néanmoins en fixer les limites. Pour rester dans un volume global qui donne plus envie de lire d’autres livres que de fermer celui-ci, je n’aborderai pas tous les sujets. Je ne détaillerai pas les descriptions factuelles, l’analyse historique, les mesures statistiques ni le fonctionnement des organisations ou des institutions. Je m’attacherai surtout à expliciter les clés de lecture, les codes de langage, les logiques et les modèles de pensée qui façonnent le discours des économistes et celui de tous ceux qui vous parlent d’économie à la télévision, de ceux qui vous gouvernent ou qui sollicitent vos bulletins de vote. Je souhaite donc concentrer cet entretien sur le décryptage des raisonnements économiques courants et faire apparaître ce qui, dans l’état actuel des connaissances, est raisonnablement acceptable, passablement discutable ou parfaitement farfelu.

 

Mais dans la mesure où vos propos refléteront forcément votre propre manière de concevoir l’économie, il serait préférable de savoir d’entrée de jeu à quel courant de pensée vous vous rattachez.
Pour ce qui concerne les finalités et les priorités de la politique économique, c’est-à-dire, je vous le rappelle, la part non scientifique du discours économique, on peut décrire ma philosophie politique par le triptyque république, socialisme, écologie1.

Pour mon approche de la science économique (l’économie positive), vous aurez plus de mal à me coller une étiquette, car je suis un économiste « hétérodoxe » dans un sens assez radical. Non seulement je conteste l’orthodoxie présentement constituée par une science abstraite des marchés, mais, en outre, je ne reconnais à aucun courant de pensée la capacité de constituer un modèle central dominant tous les autres. Selon moi, la boîte à outils d’un économiste rigoureux comprend des concepts et des raisonnements hérités de penseurs libéraux, mercantilistes, marxistes, keynésiens, institutionnalistes, socio-économistes, etc. Et ma boîte à outils personnelle va bien au-delà, car je ne crois pas à la possibilité d’une science strictement « économique ». Pour moi, l’économie est seulement une branche d’une anthropologie générale qui combine les travaux de multiples disciplines (ethnologie, sociologie, économie, histoire, psychologie, neurobiologie, éthologie, etc.).

 

En clair, puisque vous puisez dans l’héritage de multiples courants, on ne comprendra votre manière de faire de l’économie qu’après avoir fait l’inventaire de toutes les autres ?
En effet, mais je ne vais pas vous faire un catalogue de ces « manières ». Je préfère vous en conter l’histoire. Le catalogue serait plus rapide à décrire mais, je pense, assez ennuyeux et surtout moins efficace pour comprendre les façons de penser l’économie. Je vous propose un voyage intellectuel qui nous fera d’abord survoler trois grandes phases dans la formation de la pensée économique : l’âge de l’économie morale, de l’Antiquité à la Renaissance ; l’âge de l’économie politique, du XVIe au milieu du XIXe siècle ; l’âge de l’économie scientifique, depuis le milieu du XIXe. Ce découpage initial sert juste à fixer quelques points de repère grossiers ; il n’a rien d’absolu, d’autant que ces diverses façons (morale, politique ou scientifique) de traiter les questions économiques se trouvent souvent mêlées.

 

Va pour ce grand voyage, mais dites-moi d’abord ce qu’est une « question économique » ? Il me semble utile de commencer par définir notre objet d’étude en explicitant ce que signifie le terme même d’« économie ».
Certes, mais la réponse est précisément variable dans l’histoire. Le terme a bien sûr un sens premier, étymologique, mais la discipline et la forme de pensée qu’il désigne ont beaucoup évolué au fil du temps. À l’origine, le mot oïkonomia a été composé par les philosophes de la Grèce antique en associant nomia (la loi) et oïkos (la maison) : il désignait donc l’art de bien administrer le domaine familial et, par extension, l’art de bien gérer la production, la répartition et l’échange des biens dans la cité.

De l’Antiquité à la fin du XIXe siècle, on s’est à peu près contenté de cette définition concrète de l’économie : celle-ci comprend toutes les questions relatives à la production des biens, aux échanges marchands, à la répartition des revenus et du patrimoine. Les choses se sont compliquées ensuite, quand les économistes ont voulu distinguer l’objet spécifique de leur discipline de celui des autres sciences sociales qui s’intéressaient aussi aux phénomènes économiques.

Mais aux origines, et pour longtemps, il n’était pas question d’élaborer une « science » économique. La réflexion sur l’oïkonomia est engagée au IVe siècle av. J.-C. par Platon (427-348) et Aristote (384-322) à Athènes. La Cité grecque est alors en pleine crise morale, politique et sociale. Au siècle précédent (le siècle de Périclès, celui de la démocratie), Athènes a connu une grande prospérité, mais celle-ci a nourri le déclin moral et politique, préparé la défaite militaire face à Sparte et débouché sur le retour de la tyrannie (411 av. J.-C.). L’expansion des échanges et l’usage de la monnaie ont creusé les inégalités, engendré des conflits d’intérêts et finalement brisé la cohésion de la cité. Dans ce contexte, le souci premier des penseurs grecs n’est pas d’expliquer les enchaînements de causes et d’effets qui constitueraient des « mécanismes économiques » : il est de restaurer l’esprit civique et la vertu. Et, pour ce faire, il faut moraliser le commerce, la propriété et l’argent. Platon écrit dans La République : « La vertu et le désir des richesses sont les deux plateaux opposés d’une même balance. » Il croit que la discussion politique peut et doit conduire les hommes à préférer la sagesse et la justice à l’avidité matérielle qui pervertit la cité.

Dans cette lignée, Aristote distingue clairement une bonne et une mauvaise économie. La bonne, c’est l’art d’acquérir et d’utiliser les richesses en vue de satisfaire nos besoins naturels. La mauvaise, qu’il nomme « chrématistique » (et parfois « chrématistique commerciale »), désigne tous les actes accomplis en vue d’un profit monétaire, dans le but d’accumuler des richesses. La chrématistique est nocive, car elle livre les hommes aux passions mauvaises, à la démesure ; elle les détourne du bien suprême – la sagesse – et de leurs devoirs de citoyens ; elle est source de discorde et d’inégalités croissantes qui menacent de détruire la cité. En conséquence, pour Aristote, il faut interdire les prêts d’argent avec intérêt, limiter les dépenses consacrées aux fêtes, redistribuer les richesses pour réduire les inégalités. Par ailleurs, le citoyen libre doit en priorité se consacrer à la connaissance et aux fonctions publiques ; le travail productif est donc réservé aux esclaves et le commerce monétaire, aux étrangers (les métèques).

 

Mais tout cela n’est prescrit qu’à des fins morales et au nom d’un jugement moral. Il ne s’agit donc pas encore d’une pensée économique ?
Disons plutôt que c’est justement une « pensée » et non pas encore une « analyse » économique. Le discours ne vise pas l’élaboration d’une théorie explicative. Néanmoins, pour élaborer leur discours moral sur l’économie, les philosophes portent une attention particulière à la gestion des domaines agricoles, aux échanges, à la fixation des prix et à la circulation de la monnaie. Or ce travail les conduit à poser des bases conceptuelles et à comprendre des mécanismes qui serviront plus tard à d’autres penseurs, quand l’économie deviendra un objet d’étude en soi. L’œuvre économique d’Aristote restera inégalée dans le monde occidental jusqu’à la fin du Moyen Âge.

 

On a arrêté de penser l’économie sous l’Empire romain ?
On a continué à publier des traités d’économie domestique, des guides pour la bonne gestion des domaines agricoles. Mais pour le reste, à part quelques sentences bien tournées, les philosophes romains n’ont rien ajouté à l’économie d’Aristote. Et, après la chute de l’Empire romain (476), l’héritage intellectuel d’Aristote sera même perdu. L’Europe entre alors dans un âge sombre ; les villes périclitent, le commerce s’effondre, la circulation des personnes et des idées s’arrête. Bien des textes de la Grèce antique sont détruits ou perdus, et la vie intellectuelle se limitera pour longtemps aux débats théologiques confinés dans les monastères.

Quand, au XIIIe siècle, on redécouvre les manuscrits d’Aristote – heureusement conservés par les Arabes –, la pensée économique est donc à peu près en l’état où elle se trouvait quatre siècles avant notre ère. À la fin de sa vie, Thomas d’Aquin (1225-1274) écrit la Somme théologique, dans laquelle il entreprend de concilier la philosophie d’Aristote fraîchement redécouverte avec la doctrine de l’Église : il se contente de reprendre l’approche morale antique qui condamne le profit et le prêt à intérêt. Et il faudra attendre encore près de trois siècles pour dépasser cette approche morale ou théologique de l’économie.

 

Vous êtes en train de me dire que la pensée économique n’a pas progressé durant près de deux mille ans ?
Oui, mais cela seulement dans le monde occidental. Car de son côté, fort heureusement, le monde arabo-musulman a conservé et enrichi l’héritage intellectuel de l’Antiquité gréco-romaine. Outre leurs contributions bien connues aux mathématiques et aux sciences de la nature, les Arabes ont, du VIIIe au XIVe siècle, fait des avancées remarquables dans la compréhension des phénomènes marchands, des mécanismes monétaires, des finances publiques… Cette pensée économique arabe est hélas absente de la plupart des manuels écrits par les économistes occidentaux. L’enseignement standard, à ce sujet, reprend un mythe inventé en 1954 par l’Autrichien Joseph Schumpeter : le mythe du « grand vide de la pensée économique » au Moyen Âge. La réalité est tout autre. De nombreux auteurs arabes ont expliqué bien des mécanismes économiques quatre ou cinq siècles avant que ces mécanismes ne soient redécouverts en Europe. Imaginons qu’à la fin du Moyen Âge, les intellectuels occidentaux aient traduit et étudié les œuvres de trois des plus grands auteurs arabes : Al-Ghazâlî (1058-1111), Ibn Taymiyya (1263-1328) et Ibn Khaldoun (1332-1406). Eh bien, je vous le dis, ils avaient là les bases nécessaires pour élaborer dès la fin du XIVe siècle l’« économie politique » qu’ils ont développée seulement aux XVIIe et XVIIIe siècles.

 

On n’a donc pas su profiter du grand bond en avant de la pensée économique arabe ! Mais en Occident, pour le coup, c’est vraiment le « grand vide », un vertigineux temps mort de la pensée… presque vingt siècles ! Comment expliquer un aussi long désintérêt pour les questions économiques ?
En Europe, il faudra en effet attendre le XVIe siècle pour observer la renaissance d’une pensée économique digne de ce nom. Mais, aussi impressionnante que paraisse cette longue panne intellectuelle, elle n’a en réalité rien de surprenant. Car la pensée sociale progresse toujours en fonction des préoccupations, des besoins et des structures des sociétés humaines concrètes, historiques. Or, dans les sociétés agraires traditionnelles – des premières cités antiques jusqu’à la Renaissance –, ce que nous considérons aujourd’hui comme des « relations économiques » est soit marginal, soit entièrement soumis aux règles de la vie sociale. Le travail collectif, la solidarité communautaire, la réciprocité, les dons et contre-dons, le statut social de chacun, régissent l’essentiel des opérations relatives à la production, à l’usage et à la répartition des biens. Les échanges monétaires sont limités et accessoires, sauf dans le commerce lointain avec les étrangers ; il n’y a pas de « marché du travail », pas de « marché monétaire », pas de « bourse »… Et, là où les relations marchandes s’installent et se développent, celles-ci sont, comme toutes les autres activités, subordonnées aux conventions et institutions sociales. Bref, pour reprendre l’expression fameuse de Karl Polanyi2, l’économie reste « encastrée » dans la société, elle ne constitue pas une sphère d’activité singulière et autonome par rapport aux autres dimensions de l’activité humaine. Dans ce contexte, les esprits les plus brillants ne conçoivent pas l’utilité d’une analyse spécifiquement économique.

C’est précisément dans des périodes d’irruption singulière des relations marchandes – des périodes où celles-ci tendent à conquérir davantage d’autonomie par rapport à la société – que les penseurs sont contraints de s’y intéresser et de les comprendre. Dans l’Antiquité, c’est clairement l’introduction de la monnaie et le développement du commerce qui ont engendré l’ébauche d’une pensée économique. Mais, dans un contexte où cette économie monétaire restait marginale, l’objet de la philosophie était de la faire rentrer dans l’ordre social, de la « ré-encastrer », de contenir le risque mortel que l’appât du gain personnel faisait courir à des cités dont la survie même dépendait de leur unité face aux menaces extérieures. Les philosophes grecs ayant dit l’essentiel en cette matière, il ne restait pas grand-chose à penser.

 

Mais pourquoi les sociétés traditionnelles arabes ont-elles continué à s’intéresser à l’étude des mécanismes économiques au Moyen Âge ?
D’abord parce que le commerce marchand ne cesse de se développer dans le monde arabe alors qu’il s’effondre en Europe, du Ve au Xe siècle. Ensuite parce que, durant les six premiers siècles d’essor du monde islamique, les califes ont encouragé la philosophie rationnelle et la science, conformément aux textes du Coran et de la Sunna qui font de la recherche de la connaissance un devoir pour le musulman. Au même moment, dans le monde chrétien, l’Église réprime toute velléité de construire une science susceptible de contredire la théologie de saint Augustin !

Aux XIIe et XIIIe siècles, quand la vie urbaine et commerciale renaît en Occident, quand les textes antiques conservés par les Arabes sont traduits en latin, quand la société redécouvre la contradiction entre les conventions sociales et les pratiques marchandes en plein essor, les intellectuels sont pour la plupart des religieux dont la première préoccupation est de préserver le primat de la doctrine et de la morale chrétiennes. La bourgeoisie marchande naissante n’a encore qu’une influence marginale, et la classe politique est encore sous l’emprise de l’Église. C’est l’apparition d’une véritable classe capitaliste et d’États émancipés à l’égard de l’Église qui suscitera un regard nouveau sur les questions économiques.

Voilà pourquoi, avant les « temps modernes » (1492-1789), en Occident, la pensée économique ne sort pas vraiment de ce que j’ai appelé ici son « âge moral » : une époque où elle reste dominée par la question de savoir ce qui est bien ou mal pour la vie bonne d’un être humain et pour le salut de son âme.


1.

L’Autre Société. À la recherche du progrès humain – 2, « Points Essais » no 653, 2011.

2.

Cf. La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (1944), Gallimard, 1983.