La sagesse des Anciens
Alors, certes, les économistes peuvent aussi expliquer des phénomènes à la manière d’autres scientifiques : ils peuvent tomber d’accord sur les mécanismes qui expliquent la montée ou la chute du prix des tomates. On dit alors qu’ils font de l’économie « positive », celle qui se contente d’expliquer comment telle cause entraîne tel effet, de comprendre les choses telles qu’elles sont. Mais, comme vous me l’expliquiez vous-même dans votre lettre, vous savez déjà pourquoi le prix des tomates grimpe ou dégringole. Non seulement vous n’avez pas besoin d’un économiste pour vous l’expliquer, mais, surtout, ce qui vous préoccupe en tant que citoyen est de savoir ce que l’on doit faire, par exemple, quand le cours des produits agricoles s’effondre. Doit-on laisser faire ? Doit-on subventionner le revenu des agriculteurs ? Et qui va payer ces subventions ? Faut-il interdire les importations ? Bref, vous vous posez des questions d’économie « normative » : il s’agit de savoir comment les choses doivent être, ce qu’il faut faire, ce qui est dans l’intérêt général, à condition de s’entendre déjà sur la nécessité de rechercher l’intérêt général !
Voilà pourquoi les économistes et les gouvernants n’arrivent presque jamais à un consensus sur les politiques économiques : leur débat ne peut jamais évacuer des considérations morales, philosophiques et politiques ; il soulève toujours des conflits d’intérêts, des questions de justice ; il oblige à définir une hiérarchie des finalités poursuivies par la politique : la croissance, la liberté, l’égalité, la sécurité, la protection de notre écosystème, la solidarité…
Primo, on peut adopter une démarche (ou un esprit) scientifique en économie ; cela consiste à soumettre les théories à l’épreuve des faits (en rejetant celles qui sont manifestement infirmées par la réalité) et à distinguer clairement l’explication des phénomènes (l’économie positive) et les prescriptions politiques. Cette distinction entre le positif et le normatif, on le verra, est parfois compliquée, voire impossible, et dans ce cas il convient juste de le reconnaître.
Secundo, le fait qu’il n’y ait jamais de vérité absolue en matière de choix politiques ne fait pas disparaître la nécessité de choisir ; il est donc indispensable de maîtriser les diverses approches au nom desquelles les uns et les autres soutiennent une politique particulière – ne serait-ce que pour démasquer ceux qui dissimulent leurs objectifs réels et les intérêts qu’ils défendent en parlant au nom de prétendues lois naturelles et universelles de l’économie.
Tertio, notre entretien ne fait donc que commencer. Il risque même d’être assez long. Il faudra bien néanmoins en fixer les limites. Pour rester dans un volume global qui donne plus envie de lire d’autres livres que de fermer celui-ci, je n’aborderai pas tous les sujets. Je ne détaillerai pas les descriptions factuelles, l’analyse historique, les mesures statistiques ni le fonctionnement des organisations ou des institutions. Je m’attacherai surtout à expliciter les clés de lecture, les codes de langage, les logiques et les modèles de pensée qui façonnent le discours des économistes et celui de tous ceux qui vous parlent d’économie à la télévision, de ceux qui vous gouvernent ou qui sollicitent vos bulletins de vote. Je souhaite donc concentrer cet entretien sur le décryptage des raisonnements économiques courants et faire apparaître ce qui, dans l’état actuel des connaissances, est raisonnablement acceptable, passablement discutable ou parfaitement farfelu.
Pour mon approche de la science économique (l’économie positive), vous aurez plus de mal à me coller une étiquette, car je suis un économiste « hétérodoxe » dans un sens assez radical. Non seulement je conteste l’orthodoxie présentement constituée par une science abstraite des marchés, mais, en outre, je ne reconnais à aucun courant de pensée la capacité de constituer un modèle central dominant tous les autres. Selon moi, la boîte à outils d’un économiste rigoureux comprend des concepts et des raisonnements hérités de penseurs libéraux, mercantilistes, marxistes, keynésiens, institutionnalistes, socio-économistes, etc. Et ma boîte à outils personnelle va bien au-delà, car je ne crois pas à la possibilité d’une science strictement « économique ». Pour moi, l’économie est seulement une branche d’une anthropologie générale qui combine les travaux de multiples disciplines (ethnologie, sociologie, économie, histoire, psychologie, neurobiologie, éthologie, etc.).
De l’Antiquité à la fin du XIXe siècle, on s’est à peu près contenté de cette définition concrète de l’économie : celle-ci comprend toutes les questions relatives à la production des biens, aux échanges marchands, à la répartition des revenus et du patrimoine. Les choses se sont compliquées ensuite, quand les économistes ont voulu distinguer l’objet spécifique de leur discipline de celui des autres sciences sociales qui s’intéressaient aussi aux phénomènes économiques.
Mais aux origines, et pour longtemps, il n’était pas question d’élaborer une « science » économique. La réflexion sur l’oïkonomia est engagée au IVe siècle av. J.-C. par Platon (427-348) et Aristote (384-322) à Athènes. La Cité grecque est alors en pleine crise morale, politique et sociale. Au siècle précédent (le siècle de Périclès, celui de la démocratie), Athènes a connu une grande prospérité, mais celle-ci a nourri le déclin moral et politique, préparé la défaite militaire face à Sparte et débouché sur le retour de la tyrannie (411 av. J.-C.). L’expansion des échanges et l’usage de la monnaie ont creusé les inégalités, engendré des conflits d’intérêts et finalement brisé la cohésion de la cité. Dans ce contexte, le souci premier des penseurs grecs n’est pas d’expliquer les enchaînements de causes et d’effets qui constitueraient des « mécanismes économiques » : il est de restaurer l’esprit civique et la vertu. Et, pour ce faire, il faut moraliser le commerce, la propriété et l’argent. Platon écrit dans La République : « La vertu et le désir des richesses sont les deux plateaux opposés d’une même balance. » Il croit que la discussion politique peut et doit conduire les hommes à préférer la sagesse et la justice à l’avidité matérielle qui pervertit la cité.
Dans cette lignée, Aristote distingue clairement une bonne et une mauvaise économie. La bonne, c’est l’art d’acquérir et d’utiliser les richesses en vue de satisfaire nos besoins naturels. La mauvaise, qu’il nomme « chrématistique » (et parfois « chrématistique commerciale »), désigne tous les actes accomplis en vue d’un profit monétaire, dans le but d’accumuler des richesses. La chrématistique est nocive, car elle livre les hommes aux passions mauvaises, à la démesure ; elle les détourne du bien suprême – la sagesse – et de leurs devoirs de citoyens ; elle est source de discorde et d’inégalités croissantes qui menacent de détruire la cité. En conséquence, pour Aristote, il faut interdire les prêts d’argent avec intérêt, limiter les dépenses consacrées aux fêtes, redistribuer les richesses pour réduire les inégalités. Par ailleurs, le citoyen libre doit en priorité se consacrer à la connaissance et aux fonctions publiques ; le travail productif est donc réservé aux esclaves et le commerce monétaire, aux étrangers (les métèques).
Quand, au XIIIe siècle, on redécouvre les manuscrits d’Aristote – heureusement conservés par les Arabes –, la pensée économique est donc à peu près en l’état où elle se trouvait quatre siècles avant notre ère. À la fin de sa vie, Thomas d’Aquin (1225-1274) écrit la Somme théologique, dans laquelle il entreprend de concilier la philosophie d’Aristote fraîchement redécouverte avec la doctrine de l’Église : il se contente de reprendre l’approche morale antique qui condamne le profit et le prêt à intérêt. Et il faudra attendre encore près de trois siècles pour dépasser cette approche morale ou théologique de l’économie.
C’est précisément dans des périodes d’irruption singulière des relations marchandes – des périodes où celles-ci tendent à conquérir davantage d’autonomie par rapport à la société – que les penseurs sont contraints de s’y intéresser et de les comprendre. Dans l’Antiquité, c’est clairement l’introduction de la monnaie et le développement du commerce qui ont engendré l’ébauche d’une pensée économique. Mais, dans un contexte où cette économie monétaire restait marginale, l’objet de la philosophie était de la faire rentrer dans l’ordre social, de la « ré-encastrer », de contenir le risque mortel que l’appât du gain personnel faisait courir à des cités dont la survie même dépendait de leur unité face aux menaces extérieures. Les philosophes grecs ayant dit l’essentiel en cette matière, il ne restait pas grand-chose à penser.
Aux XIIe et XIIIe siècles, quand la vie urbaine et commerciale renaît en Occident, quand les textes antiques conservés par les Arabes sont traduits en latin, quand la société redécouvre la contradiction entre les conventions sociales et les pratiques marchandes en plein essor, les intellectuels sont pour la plupart des religieux dont la première préoccupation est de préserver le primat de la doctrine et de la morale chrétiennes. La bourgeoisie marchande naissante n’a encore qu’une influence marginale, et la classe politique est encore sous l’emprise de l’Église. C’est l’apparition d’une véritable classe capitaliste et d’États émancipés à l’égard de l’Église qui suscitera un regard nouveau sur les questions économiques.
Voilà pourquoi, avant les « temps modernes » (1492-1789), en Occident, la pensée économique ne sort pas vraiment de ce que j’ai appelé ici son « âge moral » : une époque où elle reste dominée par la question de savoir ce qui est bien ou mal pour la vie bonne d’un être humain et pour le salut de son âme.