vases communicants

par Jean-François JAMOUL

 

 

Jean-François Jamoul est peintre de S.F., un peintre qui montre peu ses œuvres, donnant rarement une couverture ou une illustration aux magazines spécialisés. Il rédige aussi des articles pour une encyclopédie. Peintre de S.F. (on les compte sur les doigts d’une main, contrairement aux peintres fantastiques), il a su voir à quel point les auteurs de S.F. contemporains utilisent la peinture classique et contemporaine dans leurs œuvres littéraires. Il en donne ici quelques exemples, les plus évidents, tout en faisant un clin d’œil complice à Baudelaire et aux surréalistes.

 

Il est souvent tentant, et toujours difficile, d’établir des associations entre différentes formes d’art. Nous pressentons ces correspondances, cédons à la tentation… et la véritable difficulté commence. Pour être concret, je rappellerai comment en compagnie d’un ami j’ai été une fois de plus entraîné à ce jeu irrésistible. Nous regardions des reproductions de tableaux des peintres allemands Arnold Böcklin (1827-1901) et Hans von Marées (1837-1887), et nous remarquâmes en même temps que bon nombre de ces tableaux s’accordaient parfaitement avec certains romans de S.F. (dont nous sommes tous deux grands lecteurs), Le faiseur d’univers de Ph. J. Farmer (Éd. OPTA, Galaxie-Bis) par exemple. Ce fait nous frappa d’autant plus que nous venions de nous entretenir du roman de Roger Zelazny, L’Ile des morts (Éd. OPTA et J’ai Lu), où le tableau de Böcklin qui porte le même nom tient une place importante. Ainsi pris au jeu des correspondances, nous commençâmes à essayer d’établir des associations entre écrivains (pas seulement de S.F.) et peintres (anciens ou actuels), et aussi les grands courants esthétiques dont leurs œuvres portent trace. Nous avons naturellement débouché sur la question : y a-t-il, peut-il y avoir une peinture de science-fiction, et que serait-elle ?

Nous ne pouvons décrire que ce que nous connaissons. Aussi ne faut-il pas être très surpris si la plupart des civilisations, des paysages, des architectures décrits dans les œuvres les plus marquantes de la littérature S.F., semblent n’être le plus souvent que des extensions de ce que nous connaissons sur Terre. Toutes leurs variations plus ou moins inspirées et ingénieuses nous ramènent presque toujours à un original terrestre. Nous n’y sommes pas trop dépaysés, y retrouvant bien des éléments familiers, dont seule l’organisation peut nous surprendre. Cette démarche n’est finalement aucunement éloignée de celle des peintres fantastiques ou surréalistes, grands créateurs d’univers singuliers. Ceci montre bien la difficulté d’imaginer des univers autres, ou possibles, d’où toute ressemblance avec les êtres et choses terrestres serait effacée ; et c’est peut-être à partir de cette évidence qu’une peinture S.F. serait possible : l’écriture n’étant plus praticable, la peinture prendrait la relève. Il lui faudrait se forger un ensemble de signes sans précédent, d’une grande difficulté d’accès. Un peintre comme Yves Tanguy (1900-1955), ou un Paul Klee (1879-1940) ne sont pas loin d’y être parvenus.

Une véritable étude des correspondances, si elle se voulait complète, impliquerait une gigantesque confrontation des aspects historique, esthétique et sociologique des diverses formes d’art. Il convient de se méfier des classifications trop précises, qui ont toujours quelque chose d’artificiel, une fois appliquées à un sujet particulier. L’étude approfondie d’un « sujet » (un peintre, un poète, un musicien par exemple), fait vite craquer les cloisons strictes dans lesquelles on a voulu l’enfermer. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille renoncer à toute classification, mais qu’il faut l’utiliser comme un instrument méthodologique, qui permette de déterminer dans quelle mesure tel ou tel artiste se rapproche ou s’éloigne du type classique ou du type romantique, toute création oscillant sans cesse entre ces deux courants, qui sont deux conceptions du monde différentes, deux manières d’être. Baroque, rococo, réalisme, symbolisme et surréalisme ne sont que des rameaux issus de ces deux tendances que nous portons en nous. Il est bien entendu qu’il n’existe pas plus un type classique pur, qu’un type romantique pur. Chacune de ces tendances définit un système d’ordre général, qui s’est cristallisé et dessiné plus nettement à certaines époques. Et les correspondances qui apparaissent avec le plus d’évidence sont celles qui ont toujours assez fortement existé entre peinture et littérature ; sans que l’on puisse toujours décider quel domaine influençait l’autre.

 

Un nouveau romantisme ?

Je pense que ce qui caractérise actuellement la plupart des ouvrages de S.F. est leur romantisme. On ne soulignera jamais assez l’influence du romantisme du XIXe siècle sur une grande partie du mouvement S.F., particulièrement sur l’Heroic-Fantasy et le Space Opera. Entendons par romantisme le phénomène concret et historique du XIXe siècle, qui trouve ses racines dans la seconde partie du XVIIIe, le romantisme des autres siècles ne représentant qu’un état permanent de la sensibilité. On a défini l’esprit classique comme celui qui cherche à dégager du particulier le général, et le romantique le général du particulier.

L’attitude du romantique est typique de son désir de sortir du monde connu, de frayer à l’art de nouvelles voies. Si le XVIIIe siècle connaissait l’exotisme, il va tenir une place considérable dans l’esthétique de ce mouvement : chercher tout ce qui peut dépayser, faire connaître autre chose que l’univers quotidien et mesquin ; découvrir des paysages nouveaux, fabuleux, de nouvelles mœurs, d’autres types humains plus colorés, moins civilisés. La flûte et la houlette des bergers classiques des églogues et des tableaux ont fait leur temps. L’Orient exerce ses sortilèges fascinants. Il s’agit le plus souvent d’un Orient mythique d’Heroic Fantasy, aux villes féeriques, plein d’une lumière surnaturelle et violente, où abondent pachas, janissaires, renégats, odalisques et bayadères ; de costumes étonnants et somptueux, de turbans et de cimeterres, sans parler des passions forcenées, des vengeances effroyables et des ténébreux complots. En même temps se produit un retour vers un Moyen Age transfiguré, le goût des grands mythes scandinaves et germaniques ; on ressuscite la poésie populaire, la chanson populaire, on s’évertue à faire revivre tout un folklore national ou prétendu tel, l’imagination dépassant constamment les bornes de toute certitude historique. Peintres et dessinateurs sont inséparables de ce courant. Un des derniers représentants de cette tendance exotique est l’écrivain Pierre Loti (1850-1921). L’Exotisme, n’étant plus guère possible ici-bas, se devait de quitter la terre afin de s’établir sur de lointaines planètes… Jack Vance est l’un des plus brillants représentants de cette forme d’exotisme, sans oublier des auteurs comme Catherine Moore, Leigh Brackett, Ursula Le Guin ou Ann Mc Caffrey.

 

Romantisme ? ou Heroic Fantasy ?

Des multiples traits psychologiques du héros romantique, nous n’en retiendrons que quelques-uns : individualisme farouche, révolte contre la société, contre Dieu ; sa naissance peut être illustre ou plébéienne ; ou, mystérieux enfant trouvé, il est le jouet d’une fatalité irrésistible : proscrit, hors-la-loi, pirate, révolutionnaire, meurtrier, ascète ou débauché, justicier. Se joint à cela, chez la plupart, un goût marqué pour l’étrange, le bizarre, les personnages fantastiques : monstres, demi-humain ou extra-humain, sorciers, vampires, dragons, fantômes… Pour calmer son mal de vivre, le héros romantique aura recours à l’alcool, l’opium et le laudanum.

Le Manfred de Byron est un bon exemple de ce romantisme forcené, pimenté d’un inceste. Le roman de Théophile Gautier Fortunio, publié d’abord sous le titre L’Eldorado en 1837, nous donne une autre image du héros romantique mystérieux (Il a été élevé en Inde, et habitué à satisfaire royalement tous ses caprices.) Le jeune Duc Paul, le héros de Dune de Frank Herbert (Éd. Robert Laffont), présente toutes les caractéristiques du type romantique, comme le sont également les principaux personnages des Faiseurs d’univers (Éd. OPTA) de Ph. J. Farmer, livre inspiré par le poème épique de William Blake (1757-1827), Urizen.

 

Un écrivain plasticien

L’écrivain dont les rapports avec la peinture sont les plus évidents est le romancier et novelliste anglais : J.-G. Ballard. Sa vision est celle d’un peintre. La complexité de son style arrive à rendre les effets de lumière, de perspective, le jeu des lignes, des couleurs, des formes et des reliefs : Certains passages du cycle de Vermilion Sands, de la Forêt de Cristal (Éd. Denoel) semblent de véritables transpositions de tableaux, et parfois sa technique devient presque celle d’un orfèvre, d’un ciseleur. Ses références à des peintres sont fréquentes. Une nouvelle comme Les jardins du Temps (dans le recueil Cauchemar à quatre dimensions, Éd. Denoël) semble sortir d’un précieux tableau symboliste. Le cycle de Vermilion Sands est une véritable anthologie des grands courants picturaux : symbolisme, romantisme, pré-raphaélisme, surréalisme, évoquant tout à la fois les noms de Salvador Dali, la peinture métaphysique de Delvaux ou de Chirico, le hiératisme d’un Gustave Moreau et le côté étouffant et trouble d’une Léonor Fini et d’un Balthus. Les personnages féminins ont la sophistication des tableaux de Gustave Klimt (1862-1918), des dessins d’Aubrey Beardsley (1872-1898). Un roman comme Crash (Éd. Calmann-Lévy) est inséparable de la peinture hyperréaliste, et les tableaux des peintres américains Ralph Goings, Don Eddy, Chuck Close… en sont les équivalents. Parfois la préciosité tranchante de son style s’apparente à celui du peintre pré-raphaéliste William Holman Hunt (1827-1910), dont il est instructif de lire ce qu’en dit l’écrivain de S.F. anglais Brian Aldiss : « Il y a bien des années que je m’intéresse à Holman Hunt. Sous certains aspects, il avait dû me ressembler… par exemple dans son idée insensée de transporter une chèvre sur les bords de la mer Morte pour la peindre ! Voilà le genre d’aventures dans lesquelles je me vois très bien emporté. Mais en tant qu’écrivain, je ressens également bien ce dilemme que je diagnostique en elle… certains de ses décors pourraient être empruntés à S. Dali et paraissent presque engendrés par les hallucinations dues à la mescaline. » (L’instant de l’Éclipse, chapitre « Entre l’art et la vie » p. 119-124, Éd. Denoël.)

 

Un écrivain panthéistique

On pourrait définir Roger Zelazny en ces termes : un écrivain dont tout l’art consiste à traiter romantiquement des thèmes classiques. L’antinomie souvent embarrassante : classicisme-romantisme semble chez lui s’être très bien résolue. Une connaissance sûre des grandes mythologies, loin de l’amener à un académisme livresque et théâtral, réveille et tempère un romantique et un baroque en puissance ; et les « dieux » qui circulent dans ses romans, dépouillés de tout attribut conventionnel, sont l’incarnation des grandes forces éternelles de l’univers.

Dans L’Ile des morts (Éd. OPTA et J’ai Lu), le héros du livre, Francis Sandow, construit sur une planète qu’il a aménagée, une réplique en trois dimensions du tableau célèbre de Böcklin, et nous précise qu’il est surtout un être doué d’une imagination picturale. Je crois que nous pouvons considérer F. Sandow comme le porte-parole esthétique de Zelazny. La parenté du livre avec certains courants picturaux est évidente. Tout le livre, en plus de sa démarche initiatique, est une suite de tableaux qui semblent issus de la peinture romantique, germanique et anglaise, de la fin du XVIIIe siècle et du XIXe siècle. La description de la « Vallée des ombres », rêve qui poursuit Sandow, impose à la mémoire les tableaux du peintre Karl Blechen (1798-1840), particulièrement son Ravin de montagne en hiver, paysage écrasant, oppressant, ou du singulier et génial Kaspar-David Friedrich (1774-1840) dont l’œuvre est une continuelle quête, une méditation sur la mort, la vie secrète des éléments, une plongée au plus profond du rêve. Tous deux finirent dans la démence, comme beaucoup de romantiques allemands ; ils étaient allés trop loin dans leurs recherches de l’indicible et l’impossible. Bien des pages de Zelazny, comme le Maître des ombres (Fiction n°220-221) évoquent de façon singulière l’atmosphère, le climat des tableaux du peintre fantastique Johann Heinrich Füssli (1741-1825) qui disait en parlant de lui-même : « Je m’avance dans une mer qui n’a ni rivage ni fond. » Plus d’une peinture mythologique de Böcklin illustrerait à merveille Toi l'immortel ! (Éd. Denoël). Les héros de Zelazny ont quelque chose du héros byronien et du Lucifer romantique du poème The lost Paradise de Milton (1608-1674). Si Sandow apparaît dans la nouvelle intitulée Lugubre lumière (Galaxie n°95) accompagné d’un gigantesque serpent, ce n’est sans doute pas une coïncidence.

 

Un indicible tableau

Il est certains tableaux dont le pouvoir de fascination est singulier, sans que l’on puisse s’expliquer pourquoi ils produisent cette impression. Nous les ressentons fortement peut-être moins par les sens que par une certaine intuition. Ils appartiennent à des époques diverses, et par là, à des esthétiques différentes. Ces œuvres ne nous font pas entrevoir, mais seulement pressentir, une dimension différente de notre univers, elles constituent des seuils, des œuvres limites, comme de minces pellicules nous séparant d’autre chose, d’un au-delà, elles n’appartiennent plus tout à fait à notre monde. Distantes dans le temps, ces œuvres possèdent des points communs. La plupart sont des œuvres crépusculaires (crépuscule du soir et non du matin, ce qui est significatif) : elles suggèrent une sorte d’immobilisation cosmique. Elles sont silencieuses, de cette sorte de silence soudain qui s’installe à la campagne avant un violent orage, le ciel noircissant rapidement. Elles sont généralement dépourvues de l’attirail du grand magasin d’accessoires « fantastiques », ce qui les rend plus efficaces, allusives et opérantes que le fantastique inventé.

Tout le monde (ou presque) connaît ce tableau du XIXe siècle : Les énervés de Jumièges. La fascination qu’a exercée ce tableau, et qu’il exerce toujours, sur quantité de gens (et S. Dali en particulier) est assez frappante – ce tableau est la propriété du musée de Rouen. Sa fascination s’est surtout exercée par l’intermédiaire de la reproduction, particulièrement celle qui figurait dans l’ancien dictionnaire Larousse. Lors de l’exposition « Équivoques » au Musée des Arts Décoratifs de Paris, j’ai personnellement constaté que sa « magie » opérait toujours sur les visiteurs. Quant à son auteur, le Normand Évariste Luminais qui le peignit en 1880, il est parfaitement inconnu. Le sujet en est tiré, sauf erreur, des Récits des temps mérovingiens d’Augustin Thierry. Une grande barque, genre chaland, dérive sur une eau jaunâtre, lourde et limoneuse : ce paysage est, paraît-il, celui de l’embouchure de la Seine. La barque est vue de trois quarts ; deux jeunes princes, les fils de Clovis que l’on a énervés (ce supplice pratiqué couramment à l’époque, consistait à brûler au fer rouge les nerfs des jarrets et des genoux) sont couchés côte à côte, recouverts par une grande couverture dont l’extrémité trempe dans l’eau ; seules leurs têtes blafardes et leurs pieds enveloppés de tissus maintenus par des lanières de cuir apparaissent. Le climat de la toile est totalement sinistre, la rive lointaine est brumeuse, le fleuve semble vouloir glisser dans le ciel, tant les deux à l’horizon se confondent. Les malheureux princes dérivent hors du monde, ce fleuve paraît couler vers un inconcevable néant, quelque monde parallèle, les enfers peut-être. Peu d’œuvres expriment aussi intensément un univers vide, une aussi totale solitude.

Le tableau est de grandes dimensions, il est fort bien peint, aucune recherche de trompe-l’œil, mais il n’est ni mieux peint ni mieux dessiné que bon nombre d’œuvres de cette époque. Alors comment expliquer l’effet de ce tableau et le malaise qu’il provoque ? Peut-être est-ce parce que cette œuvre est « hors temps » : elle ne suggère rien de ce qui va venir, la peinture ayant le pouvoir de rendre « l’attente » infinie ; et parce que le temps de ce tableau n’est plus qu’angoisse cristallisée créant ses propres dimensions, sans commune mesure avec notre temps ordinaire.

 

L’Ile des morts

Le cas de L’Ile des morts de Böcklin est différent. Si sa popularité fut grande dans les pays anglo-saxons, il est moins connu en France. Ce tableau impressionna beaucoup le dramaturge suédois August Strindberg (1849-1912) qui songea un moment à faire figurer l’œuvre à la fin de sa pièce La sonate des spectres : il y renonça et décida d’écrire une pièce inspirée par le tableau, pièce qui resta inachevée, et fut montée il y a deux ans à Paris. Le compositeur russe Alexandre Scriabine (1868-1915) lui consacre une suite de pièces pour le piano, et un autre compositeur russe Sergéi Rachmaninov (1873-1943), un opéra. La peinture de Böcklin donne un véritable choc au jeune Chirico, et S. Dali lui témoigne toujours une grande admiration. Son influence sur le surréalisme et l'expressionnisme est indéniable. Il est question de ce tableau au début de la Forêt de cristal : « Connaissez-vous le tableau de Böcklin, l’Ile des morts, où les cyprès montent la garde au-dessus d’une falaise percée par un hypogée, tandis qu’un orage plane sur la mer… (J.-G. Ballard. La forêt de cristal, p. 16, Éd. Denoël). On le voit faire une apparition inattendue dans une enquête de Harry Dickson, le héros de Jean Ray : « … le détective resta en contemplation devant le tableau, il en regardait les eaux sombres et tranquilles, le ciel vide, les hauts ifs funéraires et les perspectives dallées de marbre. » (Harry Dickson, vol. XVI, p. 250-252 ; Éd. Marabout.)

Le monde de Böcklin est souvent un monde halluciné, parcouru de forces mystérieuses, peuplé de monstres minutieusement décrits : géants, tritons, sirènes et néréides, centaures et satyres, ses peintures évoquent une antiquité fabuleuse, véritable univers parallèle, comme celui du monde à étages du faiseur d’univers de Ph. J. Farmer, ou celui de la planète Ose du même Farmer (Éd. R. Laffont).

 

Le jour de l’embarquement pour Cythère

Il est des tableaux seuils qui ne se livrent pas du premier coup. Ils semblent répondre à ce que nous croyons qu’ils sont, nous n’allons pas plus loin. Un jour, un déclic se produit : ils nous apparaissent autrement, et nous sommes surpris de n’avoir pas constaté cette évidence plus tôt. Un peintre comme Watteau passe pour le peintre des jardins féeriques, des perspectives et des ombrages légers, des eaux profondes, des robes de satin et des habits de soie, ainsi que du loisir et du bonheur, avec une pointe de mélancolie. Cette vision n’est pas fausse, mais elle ne rend compte que de l’apparence la plus superficielle.

On étonne souvent en disant que la plupart des tableaux de ce peintre sont de véritables « allégories funèbres ». Le grand tableau L’Embarquement pour Cythère, dont il existe deux versions, est une œuvre capitale ; nous sommes à cheval entre deux mondes, nous assistons à une pétrification du temps, à un arrêt de la vie dans un suspense sans fin. Nous sommes au bord de la dissolution, dans l’indéterminé. Dans quel au-delà ces voyageurs vont-ils s’embarquer ? Là non plus nous ne savons rien de ce qui va venir. Il semble bien que ce soit ainsi que Brian Aldiss l’ait compris dans sa nouvelle : Le jour de l’embarquement pour Cythère, où il reprend la composition du tableau, ses costumes, son atmosphère dorée et ses lointains bleuâtres. Cette nouvelle d’une grande mélancolie se déroule sur deux plans du temps : « une si belle journée… Comme nous sommes heureux qu’elle doive avoir un terme. » « Le bonheur ne réside que dans le provisoire », dit l’un des personnages, qui reprend plus loin : « Cela nous rappelle que cet après-midi doré n’est qu’un placage d’or qui commence à s’user… Peut-être qu’en vérité notre perception du temps est faussée… Peut-être… peut-être que nous sommes trop imprécis pour survivre… » (Dans L’instant de l’éclipse, Éd. Denoël).

 

Exotisme galactique

Ballard représente un cas presque limite d’écrivain esthète et plasticien, et celui de J. Vance n’est pas moins extraordinaire. Il n’y a pratiquement pas de points communs entre eux, sinon que la tendance picturale est prédominante chez les deux. Vance est avant tout un merveilleux décorateur romantico-baroque, très proche de ces décorateurs italiens du XVIIIe siècle, que l’on appelle encore scénographes, qui dès le XVIIe siècle s’étaient décidés pour la forme picturale du trompe-l’œil, plutôt que pour celle, éphémère, du décor en trois dimensions. Ils ne reculaient devant aucun effet d’illusion spatiale, figurant avec un brio étourdissant incendies, naufrages, inondations, tremblements de terre, scènes fantastiques. Cet art de l’illusion était devenu si complexe que l’on se vit obligé de le codifier à plusieurs reprises.

L’œuvre de Vance est un véritable répertoire d’exotisme romantique extra-terrestre au second degré. Tous les styles, toutes les modes, les époques, les cultures semblent avoir explosé et s’être éparpillés aux « quatre coins » de la galaxie, se reconstituant en communautés singulières inspirées non de modèles réels, mais de l’idée mythique que l’on peut en avoir. Si nous nous intéressons tant à d’anciennes civilisations, à un passé révolu, proche ou lointain, c’est que finalement ils constituent des exotismes dans le temps, le temps intervenant comme facteur d’embellissement.

Il faut reconnaître que c’est avec une aisance prodigieuse que Vance mélange les genres, les styles, les époques, passant du baroque au rococo ou au style médiéval quelque peu troubadour. En le lisant, nous pensons souvent à un Orient fabuleux : il y a en lui du conteur arabe. Les tenues extravagantes et solennelles pseudo-orientales sont fréquentes, pantalons bouffants, robes en tissus légers et transparents, étonnantes coiffures. Masques et fards ont une grande importance. Univers féerique et folâtre où le cimeterre et l'épée voisinent avec les gadgets les plus perfectionnés. Ses architectures ont toujours quelque chose du décor de théâtre : vagues « Alhambra », Grenade imaginaires.

On retrouve chez Vance quelque chose du grand décorateur vénitien Tiepolo (1690-1770) : tous deux ont en commun le don de créer un univers fabuleux, haut en couleurs, fascinant comme peut l’être un monde imaginaire d’une ampleur spatiale sans précédent. Vance a le sens de l’espace, de l’air, de la perspective aérienne : son univers s’ouvre sur l’infini, où tout est possible. S’il fait penser à Tiepolo, il n’est pas non plus très éloigné d’un peintre orientaliste comme Gabriel Decamps (1803-1860) qui ne séjourna que très peu de temps en Orient et passa toute sa vie à peindre les visions d’un Orient imaginé, remuant, anecdotique et pittoresque ; ce qui n’empêche nullement Vance de reprendre, ailleurs, la composition classique de tableaux hollandais et flamands, comme ceux où l’on voit de petits personnages perchés sur une éminence, contemplant un paysage immense dont l’horizon semble indéfiniment reculer. D’autres fois encore, il use de la transparente délicatesse des aquarellistes anglais, ou de la simplicité des estampes japonaises.

Et s’il arrive que ses personnages fantasques évoquent le graveur Jacques Callot, c’est qu’il y a des affinités littéraires singulières entre Jack Vance et le romantique Hoffmann, qui lui-même se sentait frère spirituel de Callot : non le Hoffmann des contes, mais celui des romans, comme La princesse Brambilla et Le chat Murr – romans d’une demi-réalité à la fois vraie et fabuleuse, pleins d’extravagants personnages, de décors baroques et rococo. Hoffmann appelait ses romans des caprices, à la manière des Caprices de Callot. Les héros de Vance sont pour la plupart des héros baroques, des esthètes exaltant le moi, qui veulent que le légendaire devienne le quotidien. Par leurs entreprises insensées, les cinq princes démons du cycle, Les princes des étoiles (« Galaxie » et « Galaxie-bis »), se sont mis au ban de l’humanité. La vengeance qu’entreprend le justicier Gersen contre ces personnages presque surhumains n’est pas moins insensée.

 

De l’autre côté du miroir

Le cas de Ph.-K. Dick est assez déconcertant : s’il y a des correspondances entre son œuvre et la peinture, ce n’est certainement pas avec les illustrateurs de ses livres. Cette remarque ne veut rien ôter à la qualité de ces artistes, mais seulement noter que leurs illustrations ne rendent compte que de la surface des choses, n’entrent pas dans la substance de l’œuvre, et sont incapables de fournir des équivalences du monde dickien. Mais comme elles sont souvent séduisantes, habiles, une confusion s’établit : prenant l’emballage pour le paquet, nous acceptons ce qui nous séduit, nous charme, comme une équivalence des mondes troubles de Dick. Il est pourtant trois artistes dont l’œuvre illustre un monde « dickien avant Dick », ce sont Vieira da Silva (née en 1908), le sculpteur Giacometti (1901-1966) et Francis Bacon (né en 1910). Giacometti s’est expliqué lui-même fort clairement sur sa dramatique recherche, et dit comment tout ce qu’il voulait saisir devenait semblable à des nuages aux formes et aux contours fuyants : pas de limites, rien qu’on puisse fixer, tout se désagrège.

Pour Vieira da Silva, la plupart de ses tableaux expriment des interpénétrations d’espaces, qui semblent, comme dans L’atelier, s’entrechoquer, vaciller, créant une impression d’ondes instables. Espaces parcourus par d’étranges ombres-personnages, flammes vagues, sombres, rapides, décalées et comme leurs propres traces dans le temps. L’univers de Jorge-Luis Borges également nous est suggéré par une toile comme Temps, qui pourrait l’illustrer.

Les personnages de Bacon semblent souvent hurler de peur. On ne sait s’ils sont au bord de la dissolution ou si ces blocs de chair informe sont en train de faire une ultime tentative pour se rassembler : ils sont « coincés » dans un espace autre.

Ces trois artistes expriment l’angoisse aiguë de l’écoulement, de la dissolution irrémédiable, et de la quasi-impossibilité d’appréhender le monde.

Paradoxalement, ce sont des artistes totalement étrangers à la littérature de science-fiction, ou à la spéculative-fiction, qui en sont les plus vrais « illustrateurs ». En jouant à ce jeu des correspondances, analogies, associations (les « vases communicants » si chers aux surréalistes), nous avons fait, comme Monsieur Jourdain de la prose, du surréalisme sans le savoir. Et tout jeu surréaliste se doit de déboucher sur l’inattendu.