sur le monde penché…

par Michel DEMUTH

 

 

Je l’imagine ainsi. Non pas accroché, comme un oiseau, une nappe de brouillard, un plumet végétal. Penché, un peu essoufflé, épuisé au sortir d’une eau sombre avec des herbes et des bulles, des strates de boue, des ondes, des courants râpeux émis par des mondes brisés, avant de s’agglutiner pour des genèses régionales.

Il vient de loin. Il a erré durant toutes ces années quelque part au large, entre des fjords de matière différente qui jamais ne relâchent les navigateurs-bouées.

Il est peut-être arrivé trop vite. Sa masse a bousculé le ciel et un geyser d’atmosphère a crépité durant quatre jours d’été dans l’hémisphère boréal, avant de se fixer, gelé, à côté de la Lune. New York, les Bermudes et quelques ports d’Angleterre et de Bretagne se lèvent chaque nuit à l’horizon dans un archipel de cristaux et de bancs de poissons, de tours de granit et de sel.

Une catastrophe que la Terre qui s’endormait a bien supportée.

Voici l’histoire. Non pas comme n’importe qui aurait dû la raconter, mais par celui qui l’a suscitée. Elle commence maintenant. C’est une fable :

Un archange sur le monde penché tenait en son sexe un orage.

Et elle continue dans le passé, là où elle a commencé, ce qui n’est pas évident maintenant. Je l’inscris dans des tissus vivants, dans les muqueuses de celui qui m’emporte.

J’étais fait pour voyager. J’étais un ambassadeur.

Laissez-moi me décaler encore un peu et décrire cet ambassadeur qui était moi.

Je crois que c’était il y a quarante années. Les faux Noëls n’ont pas cassé mon calendrier.

* *
*

Il portait un sac d’échantillons terrestres gelés. Ses instruments de mesure miniaturisés formaient sur sa poitrine un wampum de fiançailles et le transmetteur d’émotions, le compte-cœur qui brillait dans une broche, indiquait aux gens de l’Ile sur orbite moyenne qu’il n’allait pas tarder à mourir de peur. Chose prévue, évitable. Les délais avaient été calculés par les gros cerveaux hémibiologiques des forteresses subocéaniques et l’extra se présenta à la seconde prévue. Le rythme d’angoisse se modéra et les gens de l’Ile adressèrent un fragment de message positif à la Terre. Le rite s’annonçait conforme aux accords et aux déductions et ils l’avaient appelé ambassadeur et parfois docteur, quand ils étaient eux-mêmes au bord du sommeil.

C’était un volontaire, un cobaye, un plénipotentiaire et une victime. Les cerveaux l’avaient désigné et ils l’avaient condamné à ne rien savoir. Mais ils avaient bien condamné la Terre à ne rien savoir de la défaite, une affaire lointaine qui avait occupé quelques machines rudimentaires à l’intersection de trois Courants de Matière Négative.

Les extras avaient exigé un prix, ou plutôt un accord.

Avec un rite, qui faisait sans doute partie d’un caprice nécessaire.

Donc celui qui marchait vers eux était un ambassadeur.

Il s’était avancé d’un pas dans un tunnel long de huit cents mètres, large de quatre, haut de six, collé au sol d’un des astéroïdes qui gravitaient entre les mondes 60 et 61 de l’étoile de Van Maanen. L’astéroïde avait à peu près la moitié du diamètre de Titan, le Grand Caillou qui avait fourni la première fraction de l’énergie nécessaire à l’Effort de Guerre. Il avait de même une atmosphère de xénon et de méthane. Il ne se trouvait qu’à une heure de voyage du monde 55 où vivaient les extras. C’était un terrain de rencontre. Un fonctionnaire authentiquement humain l’avait baptisé Rencontre.

Le sol de Rencontre était composé d’aiguilles de carbone et de plaques de manganèse, d’ailerons de diamant (distinguo nécessaire pour les observateurs esthos). Des fouets de gaz gris, dans des cuvettes bleues, lacéraient des silhouettes à peine nées du gravier du rêve. Des illusions de sable, si vous voulez. Pour les gens de l’île, c’était plutôt comme la mer, en automne, survolée dans des hovercrafts anciens. Au temps des Corrupteurs, disons, quand les Lieutenants du Ciel jetaient des fillettes droguées en pâture aux Dauphins Fous d’Amérique.

Belle croisière.

Mais voici ce que voyait l’ambassadeur, devant lui, dans le tunnel :

Un papillon énorme enveloppé de fourrure blanche. Deux ailes noires. Deux éperons, deux antennes, deux aigrettes.

Un jabot de cygne.

Et, plus haut… Deux disques bleus où passaient des traits de couleur, des fragments d’images.

Et, plus bas…

Un message partit vers la Terre.

Le compte-cœur ronronnait, brûlant.

Et, plus bas…

L’ambassadeur entra en érection.

L’extra fit une esquive.

Tout allait se passer très bien.

Une première fois, l’ambassadeur éjacula dans sa combinaison.

Dans les disques bleus, il y eut deux cailloux roses.

L’extra jaillit vers le contact.

Ses deux aigrettes étaient horizontales. Il semblait pourtant basculer en arrière. Le jabot de cygne était un ventre d’ours polaire. Les ailes lançaient des boucles noires. Deux fers à marquer chuintaient…

Plus bas.

C’était un autre tunnel.

Tout allait se passer très bien.

Une autre esquive.

Reviens.

Il glissait très vite.

L’autre tunnel avait collé son entrée sucrée sur ses cuisses.

Les extras, experts aux jeux de la matière, avaient fait les choses en grand.

Il y avait eu des signes dans le ciel, des traces dans le sol. Des graffiti dans les volcans des mondes-frontières et des sourires dans les ciels où s’aventuraient les Sphères-Casse-Mondes.

Puis des prières dans les tambours des transducteurs.

Des années pour comprendre. Deux guerres sur Terre, cinq épidémies et une religion.

Puis l’accord.

La défaite.

Tout devait se passer très bien,..

Mais l’extra se trompa.

Ou plutôt, il s’abandonna avant la victoire. Qui n’a jamais fait d’erreur en ce domaine ?

Il avait des excuses. Il était né d’une race accoutumée au viol, une race désignée pour le viol.

Ainsi l’avait voulu l'esprit-magma-tourbillonnant qui ordonnait les choses dans cette partie de la galaxie.

Celui qui s’était exprimé par les machines, au confluent des Matières Négatives.

Celui qui avait fixé le prix de Toute Guerre, qui était la Soumission à la Reproduction.

L’extra avait donc des excuses.

Et maintenant, imaginez le sol de Rencontre comme une prairie à l’instant où elle se déverse dans un étang, entre les deux lacs plats et bleus des ombres d’une colline ? Non ?

Comme le gravier tiède d’une plate-forme volante qui se penche sur l’orifice brûlant d’un Consumeur Urbain ? Non ?

Comme une pièce immense de shantung de soie roulant comme une langue rêche des soutes d’un cargo ocre dans une anse pourpre ? Non ?

L’extra avait des excuses.

Il était né d’une race jeune, et l’esprit-magma était un entremetteur tourbillonnant.

C’était peut-être la même entité que les Humains avaient baptisée harem-carême et accrochée dans leurs vaisseaux-emblèmes, leurs pirogues-parachutes qui neigeaient sur des mondes oubliés avant d’être référencés.

Admettons.

Mais l’extra dansa.

Il déclencha une fête immense.

Imaginez-vous sur la prairie, près de l’étang, dans la plage de la colline ? Des ajoncs crissent sous votre cuisse et, à l’instant où elle va se rendre, quelque chose saute, quelque part ? Un poisson ? Des passants ?

Des têtes se penchent à la passerelle du Consumeur et des voix ténues de radios anars plantent des épines de ronces dans votre dos ?

Ou bien c’est à Las Palmas, ou Palerme, près des Oullières, dans les Alpes, à trois kilomètres de Samoens, sur une rive d’une rivière appelée l’Azergues, dans un Dominion du Beaujolais, avant les Lieutenants…

Y pouvez-vous quelque chose ?

C’est ce que sentit l’homme de la Terre, l’ambassadeur-en-quelque-sorte.

Il allait basculer dans l’eau.

Un sexe froid de poisson incrusté de sable le menaçait.

Toutes les tentes d’un camp d’été de jadis lui massaient les muqueuses.

Des moutons ailés tombaient entre les nuages de Rencontre, confiseries floconneuses à vomir partout, dans les multiples espaces.

Et pourtant, parce que son espèce avait perdu, avait été rattrapée, l’homme de l’ambassade vint au contact, à la fête.

Et, surtout, voici ce qu’il fit :

Il sentit un fond de granulés chauds et acides au bout de son pénis. Auparavant, il avait franchi des strates de feuilles lisses et son sexe s’était insinué entre des couches bouillantes, entre danger et plaisir, des collines lampes, des avalanches-lames de roses-lèvres, des lèpres grouillantes.

On lui avait aspiré les yeux et, dans les fentes ouvertes, il avait reçu des embouts spectroscopiques, puis des tiges craquantes, des rubans qui s’étaient lentement tapissés dans sa gorge, qui avaient criblé ensuite ses bronches de cils sensibles, de micro-émetteurs qui multipliaient son horreur d’échos.

Une fiancée sacrifiée un peu trop habillée.

Il remonta du fond d’une douleur vorace. Il repartit vers le haut, très loin.

Son sexe était prisonnier, il claquait en arrière comme un fouet, déformé par le sexe de l’extra.

Il remontait pourtant, dans le panache de ses liquides.

Il soufflait ses sucs, fou d’aversion.

Il creva la surface.

Il y avait de la lumière dans le tunnel qui fondait. Plus de lumière qu’auparavant.

Cela dura exactement sept fois sept gammes d’alerte sur les coquillages des cyber-compteurs.

Le compte-cœur se stabilisa à un ongle du dernier degré. Qui avait-on implanté là ?

L’ambassadeur, l’homme de la Terre, la promise, replongea.

* *
*

La forêt de fourrure avait été douce mais les deux premières membranes le furent bien plus encore. En s’étirant, se déchirant elles diffusèrent une plainte, un vent de glucose piqueté de saveurs amères.

Derrière, il y avait un exo-squelette frêle, une tonnelle de meringue.

Des accordéons, des iris ?

Il l’émietta, l’égrena en dragées et projeta la neige sèche qui restait sur le dôme rouge de l’organe qu’il creva de l’index. Des fleurs de mercure tournèrent en toupies-pissenlits dans le bouillon fluorescent de l’intérieur. A mille à l’heure, des escarbilles s’envolèrent de la chaudière secrète. Papillons à moteur.

Il était loin dans le jardin-marécage de la reproduction cosmique.

Il allumait des feux au passage, des effluves dans des ornières encrassées qui avaient attendu.

Il traversait des âges, dénouait des fibres, les tressait en fils, changeaient des plaques d’os en hameçons.

Dans des antres de peaux, il arrachait des glandes.

Il nageait dans la graisse des saisons avec des ongles-épées. Il lapait des humeurs et des crocs de cartilage fondaient dans sa bouche féroce emplie de duvet.

Il retrouvait des ailerons pour clapoter dans des labyrinthes gluants.

Tout se passait très mal.

Le viol s’était changé en meurtre, l’accord en chaos. Comme souvent auparavant.

* *
*

Les gens de l’Ile le remirent en sommeil. C’était l’alerte. Ils battaient en retraite. Ils passèrent très au large du monde 55. Les écrans restèrent à peine marqués des images-craintes de leurs inconscients. A mi-chemin du système solaire, l’un des générateurs se déphasa et 80 % des gens de l’Ile moururent, leurs organismes oscillant trop rapidement entre le passé immédiat et le futur incertain, les cellules se changeant en fibres de potentialités.

Les survivants s’éveillèrent dans les parages du soleil et de la Grande Terrasse où des plantes folles gardaient des insectes en esclavage. Les récifs de leurs appareils leur apprirent que l’humanité avait banni la science pour entrer à nouveau dans une nouvelle période.

Les grands cerveaux hémi-biologiques faisaient la sieste avec les poissons.

Il leur fallut trois tours du monde avant de comprendre, devant les archipels de satellites-ruines, que les extras avaient libéré puis maîtrisé leur colère.

* *
*

Il y a eu des années.

Quelqu’un avait semé des germes de machines aux pôles et, pendant plusieurs étés, les glaciers ne sont pas revenus sur les prairies d’Europe. Puis les machines se sont rouillées, ou bien elles ont repoussé ailleurs, différentes.

Les glaciers ont passé. Les océans ont changé, comme les rigoles d’eau jaune dans le sable lorsque reviennent les vagues.

Voici l’histoire.

J’étais cet ambassadeur, cet homme promis.

Et, plus tard, un archange s’est accroché au bout d’une plage.

Il a lancé des mirages, des aurores australes, effacé des cirques sur la vieille Lune.

Il a installé un théâtre qui n’attendait plus que son prisonnier.

Je suis entré à l’heure du spectacle, quand quelques étoiles de plus se sont éteintes et rallumées.

Il s’est déployé un peu plus, a dérangé le temps, quelque temps, pour marquer ses émotions.

Il s’est déployé encore plus et j’étais à son balcon.

C’est une place de feu, près de son Cœur.

En décollant, il a ébranlé la Terre.

Mais moi, autrefois, j’ai écrasé son père. Sa mère ?

J’ai marché dans son intérieur, puis j’ai marché vers lui, mon fils.

J’ai embarqué dans son grand corps et nous avons appareillé.

Pouvez-vous l’imaginer ?

Là-bas, sur le monde penché ?