Moby, aussi
par Gordon EKLUND
Ainsi (pensais-je) la chose est arrivée : moi… la dernière entité intelligente de la planète Terre.
Attends.
Excuse-moi. C’est tout à fait gênant. Je suis désolé mais… m’en voudrais-tu beaucoup si je me répétais, rien que pour cette fois ? Ces mots, cette phrase me ravissent et m’enchantent. Comme une douce musique, ils résonnent dans tous les replis et les recoins de mon esprit.
Serait-ce trop te demander ?
Non ? Tu me le permets ? Ah, je te remercie ! Tu es vraiment très gentil.
J’étais la dernière entité intelligente de la planète Terre.
Oui – excellent – superbe. Je pense que cela devra suffire, je ne dois pas exagérer. Aujourd’hui encore, après tant et tant d’années, je ne parviens pas à m’habituer totalement aux tours et détours de cette phrase. Imagine, si tu le peux, l’intensité de mon émotion quand je pouvais franchement formuler ces mêmes mots au présent. Je suis la dernière entité intelligente de la planète Terre.
Dans un sens, la vérité ne me causa jamais un choc total. Toute ma vie – me semblait-il souvent – tournait déjà autour du fait que j’étais la dernière. Ou la première. Ou les deux, parfois. Mais pas cela, je puis te l’assurer, jamais je n’avais imaginé cela – même dans mes rêves les plus fous.
Après tout, n’avais-je pas appris à rester à ma place ? N’avais-je pas pleinement conscience de mes limites ? Ne m’avait-on pas montré bien souvent ce que l’on attendait précisément de moi ?
Qu’étais-je ? Je le savais ; oh oui, oh oui !
J’étais une baleine.
Une baleine mutante, je suppose. Je crois que c’est le terme que l’on employait pour décrire une créature telle que moi. Si l’on avait réussi à me capturer, mon existence aurait été ainsi définie dans de grands livres : baleine mutante. Cette bonne Mère Nature (aurait-on pensé), chère dame compatissante, se permet encore une de ses petites plaisanteries à nos dépens. Une baleine mutante, en vérité ! Quel besoin pourrait avoir ce gros poisson géant… non, c’est faux, ce n’est pas un poisson… Que pourra donc faire cet énorme mammifère d’un cerveau conscient et organisé ? A quoi pourrait-il bien lui servir ? Pour nager comme elle le fait, bon an mal an, dans les profondeurs glacées des océans en se nourrissant de longues algues nauséabondes – c’est encore plus mauvais que les épinards – cette bête inhumaine et répugnante ? Et, ce qui est plus épouvantable, elle ne semble pas vouloir comprendre sa place dans l’ordre de la nature. Elle a une volonté ! Elle exige un cerveau personnel et pensant ! En toute franchise, il faut bien avouer que cette histoire de cerveau est d’une singulière prétention. Il est permis de se demander : et quoi encore ? Va-t-elle exiger de pénétrer dans nos maisons, nos écoles, nos lieux de travail ? La curiosité la poussera-t-elle à tenter de perpétuer son espèce ? Non ; il n’y a qu’une solution : la baleine doit périr. Effaçons à jamais l’image de ses folles prétentions de la paisible surface verdoyante de notre admirable planète. La Terre. La Terre de l’Homme.
Et ainsi de suite.
Car c’était ainsi que pensaient les gens. Ainsi qu’ils s’exprimaient. Je puis encore les entendre, alors même que je te parle, mais je m’en moque à présent. Je leur fais un pied de nez. Je leur fais un bras d’honneur. Doucement, je murmure : va te faire voir, humanité. A dire vrai, je ne possède ni doigts ni bras ni nez, mais tous les autres ingrédients nécessaires sont bien à moi : la haine, le dégoût, l’amertume, la rage.
Mais pourquoi flageller une espèce morte ? Pourquoi, en vérité ? Pourquoi persister à fouetter les chairs sanguinolentes, à vif, de ce qui ne peut plus opposer la moindre résistance ? Peut-être as-tu raison. Je vais essayer de maîtriser mon ressentiment, d’adopter un point de vue qui me permettra de revivre les circonstances de mon existence avec la froideur dépourvue d’émotion d’une de leurs machines. Et je dis : repose en paix, race humaine. Dors paisiblement tandis que l’histoire de tes derniers jours, si brefs, va se dérouler ici, dans les profondeurs de ma demeure aquatique.
Ma date de naissance : 21 juin 1963. Leur calendrier, mon jour. Ne me demande pas, je t’en prie, de t’expliquer la signification de ces chiffres. Le temps était une autre de leurs obsessions. Pour eux, c’était d’une importance capitale. Chacun portait sur sa personne un appareil mécanique tictaquant que l’on appelait une montre. Grâce à cet instrument, tout homme connaissait à tout moment l’heure juste. En fait, j’avais même l’intention, si jamais ils me capturaient, de leur prouver mon intelligence en me servant de ma queue pour claquer tous les chiffres de l’heure à la surface de mon bassin. Je ne pouvais imaginer de moyen plus simple et plus rapide pour leur prouver que j’avais un cerveau. Un singe sait-il dire l’heure ? Un zèbre ? Un requin ? Une baleine ordinaire ? Non, seul un homme véritable et intelligent possède l’acuité d’esprit nécessaire à la compréhension du passage du temps. Mais cette baleine-ci. Écoutez-la ! Cette baleine sait l’heure qu’il est. Elle doit être comme nous, un génie. Vite, que l’on fasse venir une sténographe, ces claquements doivent être préservés pour la postérité et l’enseignement des générations futures.
Bien sûr, je rêve. En réalité le cher homme, outré par ma prétention, aurait sûrement fait empoisonner mon bassin sans tarder. Ou bien il aurait haussé les épaules et parlé de coïncidence fantastique. Tous les hommes pensaient de la sorte. Crois-moi, je le sais.
Oh, je les connais bien : leurs manies, leurs excentricités, leurs obsessions mesquines. Et qu’ont-ils jamais su de moi ? Rien, absolument rien. Le néant. Mais que je te raconte : ils avaient un conte dans leur folklore qui, pour un conte, n’était pas si sot. Cela racontait l’histoire d’une baleine et d’un homme. L’homme, qui était obsédé par cet animal, une baleine blanche, cherche à donner un but à sa propre existence sans objet en tuant cette immense et merveilleuse créature. Une obsession typiquement humaine, je puis te l’assurer. A la fin, comme il convient, l’homme meurt, la baleine survit. Une bonne histoire. Juste. Et vraie. Et qui contient entre ses lignes à peu près tout ce que l’homme connaît de mon espèce. C’est uniquement là que l’on peut découvrir un vague soupçon de ce qu’est la véritable nature de la baleine. En fait, si singulière est l’existence de cette histoire que j’en ai été bien souvent troublé. D’où venait-elle ? Et, surtout, de qui ? De quoi ? J’ai souvent envisagé la possibilité que je ne suis pas le premier mâle de mon espèce, qu’une autre baleine intelligente m’a précédé dans ce monde, et qu’elle aurait, dans sa sagesse infinie, imaginé ce conte, peut-être pour donner à l’humanité un avertissement. Ou bien alors dans les temps très lointains vivait à la surface de la Terre une créature qui avait le corps d’un homme et l’âme d’une baleine.
Ma brève petite enfance de baleineau fut une épreuve si horrible que je puis à peine en supporter le souvenir. Le facteur clef de mes jeunes années fut un isolement absolu. J’étais seul. La conscience m’est venue fort tôt, car je me revois en train de téter ma mère, tout en essayant de sonder les esprits des autres baleines (y compris ma mère), dans l’espoir d’y découvrir les flammes brillantes qui avaient jailli pour illuminer ma propre existence. Je ne trouvai guère qu’une obscurité impénétrable. Parfois, brièvement, j’apercevais une lueur sporadique – le désir de nourriture, d’accouplement ou de chaleur – mais c’était tout. Une fois seulement, dans l’esprit d’un dauphin passant par là, ai-je pu sentir la présence de quelque chose de plus grand, mais ce fut très fugace et la puissance de cette conscience n’existait que comparée au néant. Il n’y avait point là de véritable intelligence. Rien qu’une très vague conscience indéfinie.
Aussi, très vite, cessai-je de chercher pour essayer plutôt de me résigner à cette solitude. J’en fus incapable. J’étais encore assez jeune pour croire que tout devait avoir une raison d’exister. Y compris moi-même. Pourquoi avais-je été doté d’un cerveau si je ne pouvais m’en servir ? Je quittai donc bientôt le sein de ma mère. Abandonnant le groupe, je recherchai l’isolement physique, ce qui ne fit qu’accentuer la solitude morale de ma vie. Cela ne changea pas grand-chose à mon mode d’existence. J’avais toujours été, depuis le jour de ma naissance, seul.
J’ignorais tout de la géographie, aussi errai-je au hasard. Parfois, mes mouvements m’amenaient près de la terre, d’une côte chaude, et ce fut là que la chose arriva. Je vis. Au début, rien qu’un éclair. Un coup d’œil. Rien qu’un léger chatouillement au bord de mon esprit. Mais je m’approchai, et plus je nageais plus cela se précisait, et finalement ce fut une certitude. Je savais. Je n’étais plus seul. Il y avait une autre créature. Un homme. Il se disait homme, et je pleurai, je sanglotai, je criai de joie. J’avais trouvé un homme.
Cela se passait le 26 juillet 1966.
Je restai en ce lieu, je ne voulais pas partir. Je m’aventurai dangereusement près de la plage, mon ventre flottant parfois à quelques centimètres à peine du fond, et j’écoutai l’homme. Pendant des jours, j’entendis toutes ses pensées, qui ne s’interrompaient même pas quand il mangeait, et j’appris vite les habitudes et les manières de l’humanité. Il s’appelait Diego Rodriquez et il était pêcheur. Un jour j’appris ainsi, alors qu’il flottait à la surface de l’océan dans un appareil de bois appelé bateau, qu’il avait été surpris par une brusque tempête, loin de chez lui. Après bien des jours, le bateau avait été démoli et la marée avait rejeté Diego sur ce rivage.
Diego n’était pas un homme d’une grande profondeur ni d’une solide force d’âme. Je le sais maintenant, puisque j’ai pu connaître depuis les esprits flamboyants des plus grands artistes, savants et philosophes, mais Diego était mon premier ; par lui et à travers lui j’ai appris beaucoup plus de choses importantes que grâce à ceux qui ont suivi. Je passai deux semaines avec lui. Pendant tout ce temps son esprit était constamment enfiévré par des pensées inextinguibles de frustration et de peur. Au début, je ne comprenais pas. Mais en pénétrant au-delà de cette première couche brûlante, je parvins à goûter au savoir plus serein de son esprit profond. J’appris sa vie passée, les autres hommes qu’il avait connus, l’humanité en général, mais finalement je fus contraint de prendre conscience de la vérité de son esprit extérieur : Diego Rodriquez se mourait. Cette pensée finit par dominer tout le reste. Seul sur cette plage déserte, il ne pouvait se nourrir. Un petit ruisseau coulait tout près, un mince filet d’eau douce. Mais il mourait de faim.
Dès que je le compris, je voulus l’aider. Le sauver. Mais comment ? Je ne pouvais lui apporter de la nourriture. Cependant, plus je restais auprès de lui, plus je pénétrais son esprit, plus j’en venais à aimer cet homme, sincèrement et profondément. A la fin, je pris une décision : je nagerais droit sur la plage, avec la résolution d’une flèche en vol. Je jetterais ma masse à ses pieds. De mon corps, il tirerait de quoi se sustenter. Il vivrait et je mourrais. Cela me semblait fort bon. Je l’aimais de tout mon cœur. Je n’hésiterais pas.
Je venais tout juste de prendre cette décision et j’allais mettre mon projet à exécution quand… c’est bien difficile à expliquer. Une question, d’abord : crois-tu en Dieu ? Non, bien sûr, mais Diego y croyait, et souvent je l’avais entendu s’adresser à Dieu, le suppliant de le sauver et de lui permettre de vivre. Il disait franchement à Dieu qu’il n’en était pas digne. Mais sa femme (Maria), ses enfants (Hector et Juanita), que deviendraient-ils, mon Dieu, qu’allaient-ils devenir ? Pendant deux semaines, ces supplications se poursuivirent, parfois à haute voix mais le plus souvent enfermées dans son esprit ; mais à mesure que son corps faiblissait sa voix aussi, et à ce moment Dieu répondit à ses prières.
(Du moins, ce fut ce que pensa Diego.)
Il n’avait plus la force de marcher. Il rampait le long de la plage, traînant son ventre comme un serpent agonisant. Ses pensées n’étaient plus qu’une masse confuse de souffrance et de désespoir. Alors soudain il aperçut la chose. Pourquoi ne l’avait-il encore jamais vue ? Une plante, sortant à peine du sable. Une vigne. Mais verte, humide. Diego tira la vigne, l’arracha au sable. Il la mangea. Il se força à avaler malgré sa gorge sèche. Je sentis son ravissement immédiat. Le goût était bon ; son estomac ne protestait pas. Pour le moment, Diego était en vie. Il était sauvé.
Mon extase me paraissait totale. Je sais que je pleurai parce que non seulement Diego avait été secouru et vivait, mais moi aussi. Je criai : Dieu du ciel, écoute-moi, entends-moi, Seigneur, je ne suis qu’un humble baleineau, énorme par ma masse physique, bien faible par l’esprit, mais je veux te dire que je crois. En toi. Je crois, je crois, je crois en Toi ! Oh oui – en Toi !
Et c’était vrai.
L’instant suivant m’apporta une nouvelle confirmation, comme s’il en était besoin, car Diego en se tournant vers l’immensité bleue aperçut une voile blanche. Un bateau. Loin de l’île, mais qui s’approchait. Grâce à l’énergie toute neuve que lui avait accordée un dieu aimant, il se leva d’un bond et agita les deux bras comme des ailes de moulin à vent. Le bateau dansa. La voile vira. Le bateau tourna et se pointa vers l’île.
Une heure plus tard, le voilier accosta. Mais (hélas !) trop tard, car Diego était mort. La plante, vois-tu, était du poison.
Je m’éloignai lentement à la nage.
Et je découvris, bien plus loin au nord, des plages grouillantes de vie humaine, un million d’esprits possédant un savoir si vaste que je fus certain de ne jamais parvenir à en comprendre ne fût-ce qu’une parcelle.
Effaré, craintif, je fis demi-tour, cherchant la sérénité dans les profondeurs océanes, loin de ces rivages et des hommes qui y vivaient. A une distance sûre, où ne pouvaient pénétrer que les esprits les plus puissants, je fis halte. Là, comme un chasseur améliore la précision de son tir, je m’appliquai à perfectionner mes talents. Cela me prit du temps, bien des années, mais j’appris à braquer mes sens télépathiques vers une certaine source, un esprit humain particulier. Ce fut tout. A présent, je pouvais apprendre sans crainte. Ce que je fis. Le savoir du monde était à ma disposition.
Mais, comme je l’ai dit, cela me demanda des années et, de temps en temps, il m’arrivait de quitter le domaine de l’humanité pour retourner dans l’univers de mes congénères. Brièvement, je tentais d’établir un contact avec les autres baleines. J’échouais, mais je restais un moment avec elles, nageant avec le groupe, satisfaisant mes besoins fondamentaux. Et puis je retournais à mon étude de l’humanité.
Ce fut au cours d’une de ces visites qu’il se produisit dans ma vie un événement extrêmement important, une « première ». Comme je te l’ai dit, j’ai souvent eu l’impression que mon existence était un ballon de caoutchouc rebondissant éternellement entre deux raquettes. La raquette des premières ; la raquette des dernières. (Je te demande d’excuser l’orientation tout humaine de mes métaphores ; ayant appris de l’homme à penser, je crains qu’il m’arrive trop souvent de penser comme un humain. C’est un problème, mais je crois que je fais des progrès. Bientôt mon vocabulaire ne sera orné que de métaphores d’origine nettement maritime.) Jusqu’ici, je n’ai parlé que d’une succession de « premières » : ma première prise de conscience, ma première utilisation de mes talents, mon premier contact avec un être humain.
Les « dernières » ne commenceront que plus tard.
Pour le moment, j’ai une autre première à décrire ; la première fois qu’un homme a voulu m’assassiner.
C’était dans l’Arctique. J’avais cinq ans. Je nageais avec un groupe assez important de baleines franches. Je me souviens que leur compagnie m’ennuyait fort, tant elles étaient bêtes. En bâillant, je songeais que bientôt j’allais retourner aux rivages des hommes.
Mais ce fut l’homme qui vint à moi. Je sentis sa réalité, sa présence, tout près. Ce n’était pas la foule incroyable à laquelle je m’étais habitué. Quelques hommes seulement. Dans des bateaux. Un énorme vaisseau accompagné par quatre petits navires.
Puis-je dire que j’étais fou de joie ? J’avais sous-estimé la suprématie de l’humanité. Incapable de nager librement dans les mers comme un poisson ou une baleine, l’homme avait construit des vaisseaux capables de transporter un grand nombre à la surface de l’océan. Immédiatement, je me dis : si je peux établir un contact quelconque avec l’homme et le persuader de mon existence intelligente, alors n’enverra-t-il pas avec joie ses bateaux pour nager avec moi, pour me tenir compagnie, pour me permettre de poursuivre mes études dans mon environnement naturel ?
J’étais très jeune, ne l’oublie pas. Cinq ans à peine. Je commençais seulement à apprendre.
Je m’approchai d’un des plus petits bateaux. Non sans difficultés, dues en grande partie à ma jeunesse et à mon inexpérience, je parvins à braquer mon viseur télépathique sur un seul homme. C’était le capitaine. Je sentis immédiatement que c’était l’homme le plus important de ce navire.
J’entrai dans les pensées du capitaine et fus bien surpris d’y découvrir mon propre reflet qui me regardait. Pendant un instant, j’éprouvai une grande joie, car j’avais été reconnu et, mieux encore, je devinais le bonheur du capitaine, de m’avoir trouvé. Il était heureux. Pourquoi ? Avait-il, je ne sais comment, compris que je n’étais pas une baleine ordinaire mais, comme lui, un être conscient et intelligent ?
Sans hésitation, je continuai de nager rapidement vers le bateau.
Le harpon pénétra sans douleur dans mon flanc. Cela ne semble pas possible, je sais. L’explosion qui suivit ne me causa pas davantage de douleur. C’était comme si un poing aussi énorme et puissant que le soleil s’était subitement abattu dans mon côté. Il y eut un grand choc. Mais pas de douleur.
J’étais vivant. Au dernier moment j’avais vu bien assez des véritables pensées du capitaine pour faire un terrible bond de côté. Le harpon n’avait pu pénétrer mortellement mes tissus. L’explosion m’avait déchiré le flanc et creusé un grand trou, mais j’étais vivant.
Je plongeai.
Et continuai de plonger. En me tortillant, je réussis à me défaire des barbes du harpon. Les eaux sombres des profondeurs me recouvrirent comme un bain apaisant. Je sentais l’amère colère du capitaine qui m’avait perdu. Extérieurement, tandis que je tombais vers le fond de l’océan, j’étais vivant et en sécurité, mais, moralement, j’avais été frappé par une autre mort.
Je demeurai sous la surface aussi longtemps que possible, en me forçant à tout observer. Les plus petits bateaux – on les appelait des navires d’attaque – se précipitèrent vers le groupe qui, tout à fait à mon insu, avait senti quelque chose de différent dans ma présence et m’avait pris pour un chef. Aussi, quand je m’étais soudain précipité vers les bateaux, toutes les baleines m’avaient docilement suivi. A présent, le massacre commençait. Et tandis que chacune des baleines mourait, je les connaissais mieux. Les carcasses étaient remorquées vers le grand navire et traînées à l’intérieur. Là, elles étaient déchirées sans merci, coupées en morceaux.
J’attendis la fin et puis je m’enfuis. Vers le nord. Là où la grande calotte glaciaire permettait de s’abriter des vents furieux et brûlants de la vie. Lentement, je guéris. Extérieurement. Intérieurement, je ne pus jamais oublier. J’avais vécu, j’avais appris ; maintenant je haïssais.
Mon univers se réduisit à l’océan, ma vie ne fut plus que moi-même. Je continuai d’étudier la race humaine avec acharnement ; je m’appliquai à parfaire mes talents. Mais mes leçons n’étaient plus apprises avec la même ferveur, la même admiration. J’en étais venu à mépriser mes maîtres, à les détester.
Plusieurs fois, je permis à des baleiniers de glisser tout près de moi afin de pouvoir déceler les sentiments des équipages. Voici ce que je découvris : ils n’en avaient point. Pas le moindre sentiment, ni pour moi ni pour aucune baleine ; à la limite, pas même pour eux. Pour ces hommes, tuer des baleines était – comme ils disaient – un boulot. En échange de leur travail, ils étaient récompensés par une certaine portion de richesse matérielle. Au bout d’un moment, je m’aperçus que je ne pouvais plus supporter leur compagnie, même pas pour accroître mes connaissances. Je limitai mon domaine d’études à ces parties de l’océan proches des côtes. Là, je pouvais choisir parmi l’immensité de la race humaine l’homme dont l’esprit et la mémoire me fourniraient la chose précise que je désirais connaître. C’était fort simple. Je m’attachai moins à étudier l’homme pour le savoir qu’il pouvait m’enseigner, que pour sa forme de pensée qui pouvait me permettre de concevoir ses mobiles. Qu’est-ce qui poussait l’homme à agir comme il le faisait ? Je découvris que l’homme lui-même se posait cette question aussi souvent que moi. Mais jamais je n’obtins de réponse. Malgré toutes mes recherches. Pas une fois. Jamais. A la fin, j’en vins à penser qu’il n’y en avait aucune.
Je pris le temps de m’étudier aussi. J’en conclus que, par certains côtés, j’étais supérieur à l’homme. Ils avaient des bras et des jambes ; ils venaient au monde avec une taille et une forme compatibles avec l’intelligence. Alors que je disposais de la liberté des mers, ils se mouvaient à leur gré sur la terre. Mais mon esprit, mon intelligence pure, étaient plus grands que les leurs. Ils communiquaient par la parole, en émettant des sons grossiers, nasillards ou sifflants, avec leur gorge et leur langue. Moi, je braquais simplement mon esprit ici ou là et je pouvais connaître toutes les pensées des autres créatures. Elles s’étalaient sous mon regard comme les pages d’un livre. Je pouvais les feuilleter, sauter les passages sans intérêt, m’attarder sur une page particulière, l’étudier et apprendre.
Et – je le découvris un jour – je pouvais leur répondre si je le désirais. Mon esprit pouvait aussi bien transmettre des pensées qu’en capter. Mais cela ne m’intéressait pas. Qu’avais-je à dire à l’homme ? Rien, j’en étais sûr. Absolument rien. La partie parlante de mon esprit resta donc silencieuse tandis que la partie à l’écoute continuait d’étudier.
Je pouvais aussi tuer avec mon esprit. Ce fut pour moi une découverte tout à fait passionnante. Durant les sombres années qui suivirent le moment où j’avais frôlé la mort de près, alors que la cicatrice dans ma chair continuait de me brûler, je m’amusai à perfectionner ce nouveau talent. J’avais l’impression d’accomplir un acte de justice. C’était en somme mon harpon personnel – un harpon mental –, auquel ne manquaient ni les barbes ni les explosifs, qui pouvait être plongé dans l’esprit d’un homme, bien vissé et ancré et puis, plop ! l’homme s’écroulait. Glop ! Il était mort.
Ce qui m’amusait le plus, c’était de tuer des hommes à des moments gênants – gênants pour eux, bien sûr. J’avais appris que la plupart d’entre eux étaient particulièrement vulnérables alors qu’ils accomplissaient un acte d’amour physique et quand ils vidaient leur corps de ses déchets. Je pris cela en considération. L’homme avait imaginé un mécanisme compliqué formé d’une cuvette et d’une chose appelée chasse d’eau, dont il ne se servait que pour y déposer ses excréments. Je tuai un nombre considérable d’hommes au moment où ils faisaient usage de cet appareil, toujours le plus lentement et le plus douloureusement possible, et à chaque fois la victime s’efforçait de se rhabiller. Échapper au voisinage du cabinet leur semblait plus important que d’essayer d’échapper à la mort. Ces hommes étaient tous mauvais ; d’autres hommes les jugeaient mauvais et je ne cherchai pas à les contredire. Certains étaient manifestement horribles, leurs pensées et leurs sentiments aussi noirs que l’encre de la seiche. J’en tuai d’autres à des instants critiques de leur vie. Certains en public. C’était un sport. Un jeu. Mais un homme mort n’est jamais qu’un mort ; il ne peut plus rougir de son propre embarras, puisqu’il est mort. Je finis par le comprendre. Et je cessai. Je les laissai vivre. Bons et mauvais de même. Je conservai mes harpons mentaux pour les utiliser contre des ennemis qui méritaient davantage leur triste sort, contre la seiche et le requin.
Lentement, tandis que s’écoulaient les années, je m’aperçus que je m’éloignais de plus en plus des rivages de l’humanité. Je me mis à passer de plus en plus de temps près des glaces des pôles. Plus je m’écartais des hommes, plus je me sentais heureux. C’était un peu comme si un nuage noir pesant sur mon cerveau s’était soudain dissipé. J’y voyais à nouveau. Ce fut seulement alors, après la disparition du nuage, que je pris conscience du passage du temps.
Nous étions, je le découvris, le 30 janvier 1986. J’avais vingt-deux ans. Où donc étaient passées toutes ces années ? Je n’en savais rien ; je ne pouvais même pas le deviner ; elles s’étaient enfuies, voilà tout.
J’avais bien du mal à le croire. Je fus effrayé d’avoir gaspillé de manière aussi frivole tant d’années de vie précieuses. Une baleine peut vivre cent ans, certes. Mais, pensais-je, qu’est-ce que cela signifiait ? Que j’avais bêtement perdu un quart de ma vie. Je m’écœurais.
J’étais bien résolu à tout recommencer. J’avais appris tout ce que j’avais besoin de savoir des hommes. Il était temps, me dis-je, de m’occuper de ma propre espèce. Pendant plus de vingt ans, j’avais totalement ignoré mes congénères. Le moment était venu de les rechercher. Je voulais voir une autre baleine, la toucher avec mon esprit, sentir sa masse énorme, sa calme et sereine stupidité. Voilà ce dont j’avais besoin.
Je nageai donc vers le nord et fouillai les glaces de l’océan Arctique.
Et je ne trouvai rien.
Perplexe, je passai un an à descendre lentement vers le sud, en cherchant sans arrêt.
Je ne trouvai rien.
Au désespoir, je parcourus l’Antarctique.
Toujours rien.
Il me fallut encore un an pour être certain de ce que je soupçonnais. C’était vrai : j’étais la dernière baleine de la planète Terre. (Tu te souviens que je t’ai promis des « dernières » ? Eh bien, voici enfin la première de mes « dernières ».) Peu de temps après cela – j’étais je crois quelque part dans l’Atlantique Sud – un navire s’approcha de moi. Je savais que ce ne pouvait être un baleinier. D’abord il était seul, et ensuite il n’y avait plus de raison de chasser la baleine puisqu’il n’en restait plus. A part moi. Je restai donc à la surface, refusant de plonger.
Je découvris dans les esprits des hommes à bord de ce navire une première confirmation de la vérité. Je vis qu’en m’apercevant, ils éprouvaient une grande joie, un débordement de bonheur. Ils m’avaient cherché. J’étais le dernier de mon espèce. Ils n’étaient pas venus pour me tuer, mais simplement pour me trouver. Pour voir si j’existais vraiment.
Et j’étais là. La dernière baleine.
Par conséquent, ils voulaient me capturer vivant.
Je ne voulais pas être pris, vivant ou mort. Je n’avais nulle envie d’être remorqué vers quelque île réserve lointaine, où je serais examiné, catalogué, étudié, étiqueté, par une réunion de savants humains. D’accord, c’était vrai : j’étais la dernière baleine. Je le reconnaissais. Mais ce n’était pas une raison suffisante pour faire de moi un bien personnel de la race humaine. J’étais toujours moi-même – un être libre, égal – et j’avais la ferme intention de le rester.
Je faillis le leur dire. Ce fut une des rares occasions où je fus sérieusement tenté d’utiliser mes pouvoirs de communication. Mais je me retins. Et ne dis rien. Je savais que ce serait inutile.
Je vis dans leurs esprits le concept de la baleine, grande et noble bête. Créature énorme et puissante et presque mythique. Je surpris même des traces de chagrin sincère à la pensée qu’elle avait disparu. Mais c’était tout. Et cela ne suffisait pas. Car je voulais savoir quelle était la différence. En quoi ces hommes-là différaient-ils de ceux qui, avec leurs bateaux et harpons, avaient poursuivi le massacre jusqu’à ce que ma race ait disparu et que je reste le dernier à la surface de la Terre ? Où étaient donc ces hommes avec leurs îles réserves et leurs cartes et leurs projets et leur protection de la nature, alors que nous en avions le plus grand besoin ?
Je ne pus en supporter davantage. Je plongeai. Pendant une semaine, je suivis le bateau, passant parfois assez près pour me montrer, pour qu’ils reprennent leur chasse, mais je m’échappais toujours.
Finalement je me lassai de ce sport, comme des autres. J’abandonnai les hommes et leur navire et repartis vers le sud. Je nageai jusqu’au bord des glaces, car c’était là que j’entendais demeurer désormais. Les hommes vivaient très loin de là. J’entourai mon esprit d’un bouclier mental pour ne plus entendre leurs voix. Je mangeais, je nageais, je réfléchissais. J’ignorais le passage du temps, mais consciemment à présent, volontairement. Peu m’importait le jour ou l’année. Je voulais vivre comme une baleine et, dans l’ensemble, j’y réussis. Je ne voulais pas renier mon cerveau – ce qui aurait été stupide – mais je refusais d’ignorer plus longtemps mon corps. Ni mon héritage. J’étais une baleine mutante, sans doute, mais je n’en étais pas moins baleine. Pour la première fois de ma vie, je le savais et me comportais en baleine.
Ce n’était pas désagréable. Je vivais en paix. Mais je ne pouvais m’empêcher de souffrir de la solitude. Je n’aimais pas me l’avouer, mais c’était vrai. Je me sentais plus seul que jamais, plus encore que dans mon enfance. Alors, j’avais eu peur de ma propre solitude et je m’y étais résigné maintenant, mais cela ne la rendait pas moins amère. Je crois que c’était encore pire.
Ce fut alors que je la découvris.
Elle n’avait rien d’extraordinaire. Ce n’était qu’une baleine franche commune, toute simple. Elle n’était ni très jeune ni très belle. Vingt ans plus tôt, je l’aurais croisée sans un regard, sans même la saluer d’un trémoussement de queue.
Mais aujourd’hui ! Je bondis, je criai, je lançai mon jet d’eau, je plongeai. Je remontai à la surface et replongeai.
Et elle me suivit. Je tournai autour de sa masse superbe, ma queue frémissant de passion et de bonheur. Je l’avais trouvée ! Deux. Je n’étais plus la dernière baleine de la Terre. Oh non, oh non ! Nous étions deux. Nous existions.
Pénétrant dans son esprit, je le trouvai sombre et boueux. Il n’y avait rien à apprendre là. Mais pourquoi chercher ? A quoi bon ? Mes yeux ne me disaient-ils pas qu’elle était elle, et qu’elle était là ? Elle était réelle, je ne pouvais en douter un instant. Alors pourquoi chercher autre chose que sa présence physique adorable ?
Durant plusieurs mois, nous nageâmes ensemble au bord des glaces, tout autour du pôle Sud. Ce furent des moments de bonheur. Dans mon souvenir, je ne revois que des couleurs : de douces teintes pastel scintillant avec grâce sous la chaleur de – oserai-je le dire ? – la chaleur de l’amour. Inutile d’entrer dans les détails. Comme auparavant, je nageais et je réfléchissais et je me nourrissais. Mais tout était changé puisqu’elle nageait à mes côtés. Nous ne nous séparions jamais ; je n’étais plus seul. Ma sereine béatitude n’était gâchée que par l’immensité de mes regrets. Pourquoi avais-je gaspillé tant d’années à observer l’humanité ? D’abord avec mon respect adolescent, et puis avec la maturité de ma haine ? Que m’avaient apporté ces années ? Maintenant je l’avais, elle, ma grasse et digne baleine franche. Je voulais savoir pourquoi je ne l’avais pas toujours eue. Je versai des larmes silencieuses sur l’étendue de ma folie.
Elle avait froid. Nous ne pouvions communiquer directement mais elle me fit connaître son inconfort : Elle voulait quitter les glaces et, à vrai dire, moi aussi. Nous étions au plus fort de l’hiver. J’avais déjà passé de nombreuses saisons froides dans ces mêmes eaux, mais celle-ci me semblait plus âpre que toutes les autres.
Finalement, à regret, je compris que nous devions partir. J’essayai de me persuader que je saurais faire face à tous les périls humains que nous aurions à affronter. Je l’espérais avec ferveur. A présent, j’avais, quelque chose à défendre. Quelqu’un. Elle nageait délicatement à mon côté, écartant de sa masse les eaux glacées. Ses fanons luisaient doucement dans la sombre cavité de sa bouche, surmontée d’un museau plat mais fort joli. La voyant sans arrêt, je l’aimais sans arrêt. J’étais décidé à la protéger. Au péril de ma vie s’il le fallait. Je le ferais.
Nous partîmes donc vers le nord.
L’océan restait glacé. Nous nageâmes bien plus loin que je n’en avais eu l’intention, et cependant les eaux ne se réchauffaient pas. Elle me fit savoir qu’elle se sentait mieux, et j’en fus heureux mais je savais que cela ne suffisait pas. Rejetant au loin les derniers vestiges de ma pusillanimité, je résolus de nous diriger vers la chaleur régulière du Pacifique Sud. Ce que nous fîmes. Nous n’avions encore rencontré aucun navire, ce qui m’étonnait. Et je n’avais encore senti nulle part la présence de l’ennemi, l’homme.
Je suppose que j’aurais dû deviner immédiatement la vérité.
J’aurais dû comprendre avant même que nous quittions les blancheurs de la banquise, mais il y avait si longtemps que je n’avais utilisé mes pouvoirs télépathiques qu’ils devaient être rouillés. Cependant, quand nous atteignîmes les chauds courants du Pacifique, la vérité s’imposa à moi : il n’y avait rien. Aucune pensée. Les voix des hommes s’étaient tues. J’avais beau braquer mes sens, embrasser le monde entier, je ne découvrais rien.
Pourquoi ?
Pendant un moment, la terreur me serra la cœur comme un tentacule de pieuvre. Je ne comprenais pas, et par conséquent j’avais peur. Sentant ma crainte, elle eut peur aussi, sans savoir pourquoi.
Finalement, je le trouvai. Un homme. Et, tout près, un autre : une femme. Dans leurs esprits, je lus la vérité dressée comme une montagne au-dessus des petits nuages de leurs souvenirs : ils étaient les derniers. Seuls, abandonnés sur une île minuscule, ils avaient je ne sais comment échappé à la mort subite qui avait fondu sur la Terre pour y détruire la race humaine. Une sorte de peste. Une maladie qui frappait sans pitié. Une maladie, je l’appris, que l’homme lui-même avait créée.
Maintenant, plus que jamais j’aurais voulu pouvoir lui parler, à elle. Sachant que je devais la quitter, je craignais qu’elle ne pût comprendre. Il n’y avait aucun moyen de lui expliquer pourquoi. Alors je me résolus à m’éloigner simplement, à dériver. Elle voulut d’abord me suivre, mais je nageai plus vite et la distançai. Alors elle s’arrêta, à la surface, et me regarda partir. Comprenait-elle ? La retrouverais-je jamais ? Je l’ignorais. Tout ce que je savais, c’était que je devais partir, je n’avais pas le choix. Pas cette fois.
Moi – une des deux dernières baleines de la Terre – je partais à la recherche des deux derniers êtres humains.
Je les trouvai. Et, alors, j’attendis. La situation me rappelait cette première fois, bien longtemps auparavant, quand je m’étais approché d’une côte pour étudier les pensées de mon premier et unique ami humain, Diego Rodriquez. Comme lui, ces deux-là étaient abandonnés sur une île déserte loin de la compagnie de leurs semblables mais, contrairement à Diego, ils avaient de quoi se sauver. Il y avait de l’eau douce dans l’île. Ils avaient des provisions, et un bateau. Ce bateau était cassé, mais l’homme s’appliquait à réparer les avaries. De plus, l’île ne manquait pas de gibier – des oiseaux surtout – ni de cocotiers capables de nourrir un petit village pendant plusieurs générations. L’homme et la femme n’étaient pas en danger immédiat de mourir et, pour le moment, ils tenaient tous deux à la vie. Mais pourquoi ? Je voyais luire cette question comme une flamme dans leurs esprits. Dans quel but ? Ni l’un ni l’autre ne le savait, apparemment, et ils continuaient de survivre pour une unique raison : parce qu’ils n’avaient rien d’autre à faire.
Je restai tout près de la plage, sans chercher à me cacher mais ils ne me virent pas. Les jours passèrent, devinrent des semaines, et je ne les quittais que lorsqu’il me fallait m’éloigner à la recherche d’une quelconque nourriture. Quand je revenais, je les trouvais toujours là où je les avais laissés, à la même place. Leur situation, leurs sentiments étaient aussi immuables que la lumière du soleil à midi.
Finalement, ce que j’attendais arriva. L’homme acheva de réparer son bateau. Ce n’était qu’un tout petit vaisseau, mû seulement par la force du vent soufflant dans un morceau de toile. La femme l’aida à traîner l’embarcation dans l’eau. Il y monta seul. Elle resta sur la plage.
Il vint vers moi. Je plongeai et attendis, le ventre posé sur le sable du fond de l’océan. Le bateau passa juste au-dessus de moi. Je sentis alors très fortement les pensées de l’homme. Je sentis sa faim physique, sa peur spirituelle, son besoin insensé de perpétuer la vie. Et, plus encore, je goûtai son amertume, sa colère, sa haine et sa rage, une rage qui ne visait pas les autres membres de sa race qui avaient provoqué son malheur et celui de la femme. Non. Il en voulait à l’océan qui ne lui avait pas fourni le poisson qu’il considérait comme son dû. Il en voulait au ciel d’avoir apporté de la pluie la veille, et au soleil de briller trop fort cet après-midi. Il pestait contre la femme qui exigeait de lui qu’il lui fît un enfant, car elle savait fort bien – comme lui – qu’un enfant réduirait encore leurs bien minces chances de survie.
Je pensai que ma résolution était enfin prise. J’estimais ne pas avoir le choix. Brièvement, comme déjà une fois, je crus sincèrement au Dieu de l’Homme, et me dis que c’était Sa volonté. Je pensais avoir pu entr’apercevoir, comme bien peu de créatures auparavant, les raisons et le but de mon existence sur la Terre : j’étais là afin de tuer le dernier homme. J’étais sur Terre en tant que représentant de la nouvelle race, et pour y établir ma domination que je transmettrais à mes fils et à mes filles. Ma voie était toute tracée : je devrais être celui qui éteindrait la dernière lueur vacillante de l’ancienne race.
Lentement, je soulevai ma masse redoutable du sable. Je m’élevai lentement des profondeurs océanes. Ma course était droite, ferme, précise. Je n’hésitais pas. Tandis que les eaux devenaient plus claires, plus transparentes, plus lumineuses, les poissons plus petits et plus rares, tandis que le noir devenait vert, puis bleu. Je fendis la surface – mon museau d’abord, ma tête, puis tout mon corps, et comme un gigantesque oiseau je m’envolai hors de la froideur de la mer, me retournai en l’air et retombai.
Sur le bateau. Tandis que la coque fragile se brisait sous le poids de mon monumental assaut, je sentis l’homme s’échapper, plonger sur le côté. Je le sentis nager, cherchant sa voie au travers de son propre choc et de sa propre peur. Il luttait pour sa vie. Pour sa survie. Pour rien.
La mer se referma sur moi, et tandis que je descendais au fond, je cherchai l’homme. Je le trouvai, vivant et à la surface, approchant de la plage. Pour la dernière fois, je me forçai à faire demi-tour et à m’élever, plus lentement que jamais. Légèrement, ma tête fit surface. Je vis l’homme, nageant fébrilement à présent, mais son effort était sans espoir. Presque nonchalamment, j’avançai pour le saisir entre mes mâchoires. J’avais l’intention de faire vite, de ne le tenir qu’un bref instant, juste le temps qu’il se débatte en tremblant. Je voulais lui faire sentir la vérité de sa propre existence avant d’y mettre fin à jamais. Alors je le broierais. Le dernier homme de la Terre mourrait. Et je cracherais ses restes – quelques parcelles de viande déchirée – dans la mer.
Mais je n’en fis rien. J’en fus incapable.
Je m’arrêtai. Pétrifié. Aussi massif et immobile qu’une statue. J’avais vu quelque chose. J’en avais trop vu. J’avais compris que cet homme, tout comme moi, était une baleine mutante. Je ne pouvais le tuer. Que Dieu l’ait voulu, que je l’aie voulu moi, cela n’avait aucune importance. Cet homme – cette baleine mutante – était mon frère. Et je ne le tuerais pas. Je me le répétai inlassablement.
L’homme se traîna sur le sable. La femme courut follement vers la mer, pataugea, le tira sur la plage. Je restai immobile, les débris du bateau entourant ma tête comme une couronne. J’observai. Pas avec mes yeux, avec mon esprit.
En cet instant final, juste avant de tuer, j’avais perçu quelque chose qui allait bien au-delà de détails aussi mesquins que le but d’une vie.
Je suppose que c’était ceci : dans un sens, nous sommes réellement tous les mêmes – homme ou bête, poisson ou oiseau, plante ou animal – nous sommes tous des baleines mutantes. Nous sommes tous le premier et tous le dernier – le premier et le dernier de nous-mêmes – car nous sommes tous différents et tous séparés et tous prisonniers. Prisonniers de nous-mêmes. Entre toutes les créatures de la Terre, moi seul avais eu le privilège de m’évader de cette prison et de saisir la vérité qui s’étendait au-delà : de voir que tout le monde était une baleine mutante. Et qu’avais-je fait de ce pouvoir ? Je l’avais gaspillé dans mon ignorance et ma stupidité. Apercevant un coin de la vérité toute nue je m’en étais tenu là, je n’avais pas osé poursuivre ma quête vers le vrai noyau. Des mots comme humanité et race humaine m’étaient toujours venus aisément. Je haïssais l’humanité et je méprisais la race humaine. Quand ces choses disparurent, je ne les regrettai pas.
Tandis que j’étais là, immobile dans les calmes eaux bleues, près de la petite île verte, écoutant l’homme et la femme murmurer tout bas et se caresser tendrement, mes sentiments ne changeaient pas.
Mais ces deux-là, ils n’étaient pas la race humaine. Ils étaient simplement William et Jane. Comme j’étais moi, ils étaient eux-mêmes ; et même si j’avais été capable, sans le moindre regret, de détruire la race humaine avec un sentiment de justice, je ne pouvais pas tuer ces deux-là, pas plus que je ne pouvais me supprimer moi-même. Ils étaient prisonniers aussi. Des baleines mutantes. Ils étaient seuls.
Je les laissai ainsi. Nageant ici et là, je cherchai ma compagne et quand je la trouvai enfin, notre réunion fut plus merveilleuse encore que je ne m’y attendais, car maintenant elle avait quelque chose à me dire, et je compris tout de suite, sans avoir besoin de mots. Je compris que tu étais là.
Ainsi, mon fils, maintenant tu sais ; tu as écouté mon histoire depuis son premier commencement (le mien) et son dernier commencement (le tien).
Pourquoi t’ai-je menti au début ? Quand j’ai dit que j’étais la dernière entité intelligente ? Eh bien – ne comprends-tu pas ? – je n’ai pas menti. J’étais la dernière. Pour moi je l’étais, et cela seul doit compter. Tu comprendras cela un jour, je l’espère. Nous sommes à égalité à présent, l’homme et la baleine. Deux d’entre nous, deux d’entre eux, mais bientôt il y en aura davantage, de chaque côté. Peut-être, cette fois, les choses se passeront-elles autrement. Qui sait ? Pas moi en tout cas. Nous sommes tous des prisonniers, qui ignorent l’identité de leurs geôliers et la nature de leurs crimes. Nos ressemblances sont si considérables que nos différences sont, par comparaison, aussi minuscules qu’un petit anchois. (Voilà une similitude vraiment nautique, au moins.)
Il ne me reste plus qu’à te dire mon espoir que tu comprendras, et dans ce cas ce sera un commencement. C’est un commencement pour toi, mais une fin pour moi, parce que t’enseigner tout cela est, à ma connaissance, le seul but qu’il me reste dans la vie.
Tu me dis que tu comprends. Mais tu le dirais même si c’était le contraire. Comprendront-ils, eux ? Je ne le sais vraiment pas.
Nous devons te donner un nom. Je suis heureux que tu me l’aies rappelé. Quand tu seras vieux et que tu remueras tes souvenirs, le passé te semblera plus net, mieux défini, plus franchement rempli que le présent.
Mais… un nom ? Hum. Oui. Laisse-moi réfléchir.
Pourquoi pas le mien ?
Pourquoi pas le même nom que je me suis choisi il y a tant et tant d’années ?
Je n’ai aucune objection à cela, si tu n’en as pas.
Très bien, alors. C’est parfait. Voilà qui est décidé. Tu seras Moby, aussi.