ersatz éternel

par A.E. Van VOGT

 

 

Grayson défit les fers des poignets et des chevilles de son compagnon.

— Hart ! cria-t-il sèchement.

Le jeune homme couché sur le lit de camp ne bougea pas. Grayson hésita, et puis il lui donna résolument un coup de pied.

— Bon Dieu, Hart, écoute-moi ! Je te libère… au cas où je ne reviendrais pas.

John Hart n’ouvrit pas les yeux, ne parut même pas avoir conscience du coup qu’il avait reçu. Il gisait inerte et la seule indication qu’il vivait était qu’il était souple, et non rigide. Ses joues n’avaient presque plus de couleur. Ses cheveux noirs étaient ternes et humides.

— Hart, insista Grayson, je pars à la recherche de Malkins. Souviens-toi, il y a quatre jours qu’il nous a quittés, en disant qu’il reviendrait dans vingt-quatre heures.

Ne recevant pas de réponse, Grayson se tourna vers la porte, puis il hésita et reprit :

— Hart, si je ne reviens pas, tu dois comprendre où nous sommes. C’est une nouvelle planète, tu vois ? Nous n’y sommes jamais venus. Notre vaisseau a été détruit et nous sommes descendus tous les trois dans la capsule de sauvetage, et ce qu’il nous faut c’est du carburant. C’est ça que Malkins est allé chercher, et maintenant je m’en vais à la recherche de Malkins.

La figure de l’homme couché ne réagit pas. Alors Grayson sortit à contrecœur et partit vers les collines. Il n’avait guère d’espoir.

Trois hommes étaient tombés sur une planète, Dieu sait où, et un de ces hommes était fou furieux.

Tout en marchant, il regardait autour de lui avec perplexité. Le paysage semblait tout à fait terrestre : des arbres, des buissons, de l’herbe, des montagnes lointaines nimbées de brume bleue. C’était d’autant plus bizarre que lorsqu’ils s’étaient posés, Malkins et lui avaient eu la très nette impression de tomber sur un monde aride, sans atmosphère et sans vie.

Une brise légère lui caressa la joue. L’air était imprégné d’un parfum de fleurs. Il vit des oiseaux voleter entre les arbres, et à un moment donné il perçut un cri qui lui rappela de manière frappante celui de l’alouette.

Il marcha toute la journée sans trouver la moindre trace de Malkins. Il ne vit pas non plus d’habitations indiquant qu’il y avait sur cette planète une vie intelligente. Juste avant la tombée de la nuit, il entendit une voix de femme qui l’appelait par son nom.

Grayson sursauta, se retourna et vit sa mère, paraissant beaucoup plus jeune que lorsqu’il l’avait vue pour la dernière fois dans son cercueil, huit ans plus tôt. Elle s’avança et lui dit sévèrement :

— Billie, n’oublie pas tes caoutchoucs.

Grayson la regarda avec stupéfaction, n’en croyant pas ses yeux. Puis, délibérément, il alla vers elle et la toucha. Elle lui prit la main, et ses doigts étaient tièdes, vivants.

— Va dire à ton père que le dîner est servi.

Grayson se dégagea et recula, en regardant autour de lui d’un air égaré. Ils se tenaient tous deux au milieu d’une vaste plaine herbeuse. Dans le lointain, on distinguait les eaux scintillantes d’une rivière argentée.

Il se détourna et repartit dans le crépuscule. Quand il tourna la tête, il ne vit personne. Mais bientôt il s’aperçut qu’un jeune garçon marchait à son côté. Au début, Grayson n’y prit pas garde, mais au bout d’un moment il coula un regard vers son compagnon.

C’était lui-même, à quinze ans.

Juste avant que la nuit ne tombe tout à fait, il s’aperçut qu’un deuxième garçon avait rejoint le premier. Lui-même, à onze ans.

Trois Bill Grayson, songea-t-il, et il fut pris d’un fou rire nerveux.

Il se mit à courir. Quand il se retourna, il ne vit plus personne. Le souffle court, il ralentit son allure et presque aussitôt il entendit des rires d’enfants dans le crépuscule tiède. Des sons ? familiers mais qui le pétrifièrent.

Grayson cria, avec peine :

— Tous moi, à des âges différents ! Allez-vous-en ! Je sais que vous n’êtes que des hallucinations !

Quand il se fut épuisé à crier, quand sa voix ne fut plus qu’un souffle rauque, il pensa : Rien que des hallucinations ? Est-ce bien sûr ?

Il se sentait inexprimablement déprimé et fourbu.

— Hart et moi, dit-il d’une voix lasse, nous appartenons au même asile de fous !

Le jour frais se leva ; et il espéra que le soleil mettrait fin à la folie de cette nuit. Tandis que lentement la clarté baignait le paysage, Grayson regarda autour de lui avec perplexité. Il se trouvait au sommet d’une colline et à ses pieds s’étendait sa ville natale de Calypso, Ohio.

Il la contempla sans pouvoir y croire et puis, parce qu’elle avait l’air parfaitement réelle, il se mit à dévaler la pente en courant.

C’était bien Calypso, mais telle qu’elle avait été dans son enfance. Il se dirigea vers sa propre maison. Il était là ; il aurait reconnu partout cet enfant de dix ans. Il appela le garçon, qui lui jeta un coup d’œil, tourna les talons et s’engouffra dans la maison.

Grayson s’allongea sur la pelouse, un bras sur les yeux. « Quelqu’un, se dit-il, quelque chose… prend des images dans mon esprit et me les montre. »

Il pensa que s’il voulait rester sain d’esprit, et en vie, il lui fallait se cramponner à cette pensée.

 

C’était le sixième jour, après le départ de Grayson. A bord de la capsule de sauvetage, John Hart s’anima et ouvrit les yeux.

— Faim, dit-il tout haut, sans s’adresser à personne de spécial.

Il attendit il ne savait quoi, puis il se redressa péniblement, se leva et alla vers la cuisine. Quand il eut mangé, il alla à la porte et contempla longuement le paysage terrestre étalé devant ses yeux. Cela lui rendit courage, vaguement.

Brusquement, il sauta à terre et se mit à marcher vers la colline la plus proche. La nuit tombait rapidement mais l’idée ne lui vint pas de revenir sur ses pas.

Bientôt, la capsule disparut derrière lui dans l’obscurité.

Une de ses amies d’enfance fut la première à lui parler. Elle surgit de l’ombre, et ils eurent une longue conversation. Finalement, ils décidèrent de se marier.

La cérémonie fut immédiatement célébrée par un pasteur qui arriva en automobile et trouva les deux familles assemblées dans une magnifique demeure des faubourgs de Pittsburgh. Le pasteur était un vieil homme que Hart avait connu dans son enfance.

Les jeunes mariés allèrent en voyage de noces à New York et aux chutes du Niagara, puis ils partirent en avion-taxi pour la Californie où ils s’installèrent. Soudain, il y eut trois enfants, et ils possédaient à présent un ranch de cinquante mille hectares avec un troupeau d’un million de vaches, et il y avait des cow-boys habillés comme des vedettes de cinéma.

 

Pour Grayson, la civilisation qui avait surgi dans toute sa splendeur autour de lui, sur ce qui avait été à l’origine une planète nue et sans air, avait tout du cauchemar. Les gens qu’il rencontrait avaient une espérance de vie de moins de soixante-dix ans. Les enfants étaient nés neuf mois et dix jours après leur conception.

Il enterra six générations de l’unique famille qu’il avait fondée. Et puis, un jour qu’il traversait Broadway – à New York – la démarche, la silhouette trapue et l’aspect d’un homme arrivant de la direction opposée le firent s’arrêter net.

— Henry ! cria-t-il. Henry Malkins !

— Ça par exemple ! Bill Grayson !

Ils se serrèrent la main, silencieux et vaguement gênés après le premier accueil joyeux. Malkins rompit le silence :

— Il y a un bar, au coin de la rue.

A la deuxième tournée, l’un des deux évoqua John Hart.

— Une force de vie, cherchant une forme, a utilisé son esprit, déclara calmement Grayson. Apparemment, elle n’a aucun moyen de s’exprimer elle-même. Elle a essayé de m’utiliser…

Il haussa les sourcils, interrogeant Malkins du regard. L’autre hocha la tête.

— Et moi aussi !

— Je suppose que nous avons trop résisté.

Malkins épongea son front en sueur.

— Bill, dit-il, c’est comme un rêve. Je me marie et je divorce tous les quarante ans. J’épouse une fille qui a l’air d’avoir vingt ans, et au bout de dix ou vingt ans elle en paraît cinq cents.

— Tu crois que tout se passe dans notre imagination ?

— Non, non, pas du tout. Je crois que toute cette civilisation existe… quoi que j’entende par existence, répondit Malkins (Et il gémit :) N’entrons pas là-dedans. Quand je lis certains ouvrages de philosophie qui expliquent la vie, j’ai l’impression d’être au bord d’un précipice. Si seulement nous pouvions nous débarrasser de Hart, d’une manière ou d’une autre !

Grayson sourit amèrement.

— Ainsi, tu n’as pas encore compris ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— As-tu une arme sur toi ?

Sans un mot, Malkins tira de sa poche un projecteur à rayon-aiguille. Grayson le prit, le braqua sur sa tempe droite et pressa le détonateur… tandis que Malkins se jetait frénétiquement sur lui pour le retenir, mais trop tard.

Le mince rayon blanc parut traverser le crâne de Grayson. Il perça un petit trou rond aux bords calcinés et fumants dans la boiserie derrière lui. Froidement, intact, Grayson braqua le canon triangulaire sur son ami.

— Tu veux que j’essaie sur toi ? proposa-t-il en riant.

— Donne-moi ça ! cria Malkins en frémissant, et il lui arracha l’arme.

Puis il se calma et observa :

— J’ai remarqué que je ne vieillis pas. Bill, qu’est-ce que nous allons faire ?

— Je crois qu’on nous tient tous les deux en réserve, répondit Grayson.

Il se leva et tendit sa main.

— J’ai été heureux de te revoir, Henry. Que dirais-tu de nous retrouver ici tous les ans, pour échanger nos impressions ?

— Mais…

— Courage, mon vieux, dit Grayson avec un sourire un peu forcé. Tu ne piges pas ? C’est le truc le plus formidable de tout l’univers. Nous allons vivre éternellement. Nous sommes les substituts possibles, au cas où quelque chose n’irait pas.

— Mais qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui fait ça ?

— Pose-moi la question dans un million d’années. J’aurai peut-être une réponse.

Grayson tourna les talons et sortit du bar. Sans se retourner.