venceremos !
par Dominique DOUAY
Réalité technologique/l
Le jeune technicien en blouse blanche écrase sa cigarette sous le talon de sa chaussure et jette le mégot dans la corbeille à papier. Un coup d’œil circulaire aux vitrines qui tapissent les murs. Des milliers de petits parallélépipèdes oblongs y sont disposés côte à côte, tous pareils.
— Je te laisse, bougonne-t-il à l’adresse de l’homme qui vient de pénétrer dans la pièce et achève de boutonner sa blouse. J’espère que tu as apporté de quoi lire. Parce que si tu comptes sur leur conversation pour te faire paraître le temps moins long…
L’autre hausse les épaules :
— Faudrait pas trop leur en demander, répond-il en prenant place face au pupitre de commandes. Ils font la révolution. Tu voudrais quand même pas qu’en plus ils te causent de la pluie et du beau temps !
Ils rient tous les deux.
— Quand même, murmure le plus jeune en rassemblant ses affaires. Quand même, si on pouvait savoir ce qu’ils font, en ce moment…
Réalité historique/l
— A toi ! hurle le type à la balafre livide en me poussant en avant d’un coup de crosse dans les reins.
En même temps, il étend la jambe devant mon pied droit.
Je m’affale dans la poussière. Ma tête heurte un petit caillou pointu et je serre les dents pour ne pas crier. Pure comédie : dès que j’ai aperçu cette jambe en travers de mes pas, j’ai coupé les circuits de la douleur. Mais il ne faut pas qu’ils sachent que je peux isoler la souffrance, la rendre extérieure. Pas plus qu’ils ne doivent comprendre que la cagoule de tissu épais et noir qui m’enveloppe tout le haut de ma tête et dont le lacet trop serré irrite ma lèvre supérieure n’est pas un obstacle à ma vision. Le balafré, par exemple, sûr et certain qu’il m’abattrait à la première occasion s’il apprenait que j’ai vu ses traits. Mais tant qu’il se croit protégé par son incognito, il se contente de me brutaliser.
C’est à des signes de ce genre qu’on s’aperçoit qu’ils ont déjà compris, même très confusément, que le pouvoir qu’ils ont pris par les armes, d’autres armes le leur enlèveront. S’ils étaient sûrs de le garder, ils tortureraient à visage découvert, certains de l’impunité.
Il lève son fusil mitrailleur au-dessus de moi, la crosse tournée vers le bas, et me le laisse retomber entre les épaules. Cette fois, je crie. Je pense que c’est ce que ferait un homme normal à ma place. Dans son visage presque brun dans l’ombre du casque, sa balafre se détache avec une netteté surréelle, filet gris jaunâtre entre deux plis de chair rose pâle reliant sa pommette droite au menton. On croirait un rictus de joie, un ricanement.
Éclatement
Je trébuche, empêtré dans cette bon Dieu de saloperie de vase mêlée d’algues gluantes qui tapisse le fond du marais. Le Yankee en profite pour pivoter et me balancer un grand coup de crosse dans l’épaule. Le choc me déséquilibre complètement et je tombe en arrière, entraîné par le poids de mon sac. Les salauds ! Ils ont dû les bourrer de pierres, ces sacs, c’est pas possible autrement. Vingt kilos, ils font. Au moins vingt kilos.
Il me laisse me démerder pour me sortir de la gadoue et puis, juste au moment où je parviens à me redresser, les yeux pleins d’eau, il me balance un nouveau coup de crosse en travers des épaules. Cinq fois de suite. A la fin, j’en peux plus. Je défais les courroies de mon sac et le laisse tomber dans l’eau boueuse. Puis je me redresse en le suppliant par gestes d’arrêter.
Ramasse ! rigole le Marine. Sa baïonnette est pointée sur mon estomac. Un simple geste de sa part et… Bien sûr, je sais qu’ils ont reçu l’ordre de nous ménager. On les a fait venir pour nous entraîner, pas pour nous tuer. Mais je sais aussi qu’il y a toujours des morts pendant ces séances d’entraînement. Des accidents, qu’ils disent. Eh bien moi, je ne tiens pas à faire partie du lot habituel d’accidentés. Alors je ramasse mon barda, reprends mon fusil et me mets en position de combat. Il m’observe pendant deux ou trois secondes, puis fonce sur moi. Mais je l’attendais et parviens à conserver mon équilibre malgré la violence du choc.
Il approche son visage du mien au-dessus des fusils croisés. « T’as une belle gueule, il me dit avec un sourire candide. » Je ne réponds pas.
« T’as la trouille, belle gueule ? Tu sais ce que je vais faire de toi ? Je vais te découper le visage en lanières avec ma baïonnette. Après, je t’enculerai et toi tu appelleras ta mère. D’accord ? »
Il rompt brusquement. Une feinte. Je sens la pointe de sa baïonnette heurter l’os juste sous l’œil et crisser en glissant contre la jugulaire de mon casque.
Je m’écroule. Le Yankee me sort de l’eau en me tirant par l’épaule. « Si on nous voit, tu diras que je t’aidais à marcher. T’as compris ? »
J’ai compris. Alors il
Restructuration
— Étranger, hein !
Je quitte la mémoire du balafré. Encore un souvenir que j’aurais aimé gommer, rejeter dans le néant des expériences oubliées. Encore un type que j’aurais voulu libérer. Mais ce n’est pas mon rôle. Pas encore. Pour le moment, je dois observer, observer seulement.
Réalité institutionnelle/l
— Je me demande… murmure le Grand Coordinateur, l’air préoccupé. Tout me semble aller trop vite, beaucoup trop vite… L’État a-policier, évidemment c’est un beau slogan, mais…
— Le plan D a atteint la perfection, risque le Secrétaire d’État au Bonheur Social. Tous les tests sont positifs.
— Quand même… (Le Grand Coordinateur pianote pensivement sur les dossiers qu’un secrétaire attentif a disposés devant lui.) Vos petits appareils… euh, ces sondes temporelles comme vous les appelez, ne m’inspirent aucune confiance. La police, au moins, est composée d’hommes. De la chair, du sang, des os… Mais vos appareils…
Le Secrétaire d’État au Bonheur Social baisse la tête. Petit salaud, c’est pourtant toi qui as donné le feu vert à l’opération « Plan D », non ? Et maintenant qu’il est trop tard pour faire machine arrière, tu retires tes billes. Si le plan D foire, je serai le seul responsable de l’échec…
— Il est trop tard pour reculer, dit-il avec fermeté. Lorsque je suis parti du ministère, le mécontentement atteignait déjà l’indice 70. Le plan Dissuasion sera vraisemblablement appliqué dès aujourd’hui… Et la police aura toujours la possibilité d’intervenir à temps si quelque chose flanche, ajoute-t-il à contrecœur.
Le Grand Coordinateur sursaute :
— Dans combien de temps ?
Réalité historique/2
A moins de deux mètres de moi, il y a une table. Une planche de bois recouverte d’un tapis de feutre mité – non, troué de trente-sept brûlures de cigarettes – posée sur des tréteaux de frêne ouverts à vingt-deux degrés – détails inutiles. La fatigue sans doute. Mon attention se porte de plus en plus sur l’accessoire au détriment du principal. A corriger d’urgence. Ce qui compte, ce n’est pas la table, mais l’homme assis derrière.
Un capitaine. Fine moustache. Cheveux noirs et ras. Lunettes fumées, haute casquette galonnée, uniforme impeccable. Entre ses doigts, une courte badine de jonc. Comme beaucoup d’autres officiers ici, il cultive le style britannique. Une sorte de snobisme.
Son regard est rivé à mon sexe. Ils m’ont arraché les testicules à la pince hier et mon bas-ventre et mes cuisses sont recouverts d’une épaisse croûte de sang séché où se distinguent des traces de vomissures. La plaie suppure encore un peu ; un liquide jaune verdâtre s’en écoule par intermittence.
Réalité institutionnelle/2
Le secrétaire d’État au Bonheur Social esquisse un geste agacé vers son oreille droite mais croise le regard ironique de son collègue des Réformes administratives et se met à fourrager avec humeur dans les papiers dispersés devant lui. Qu’est-ce qu’ils foutent, bon Dieu ? Pas sorcier, quand même, ce que je leur demande !
Alors ?Ça arrive ? sous-vocalise-t-il. Et toujours le regard de ce faux-jeton de Borgier braqué sur moi ! Ça ne marche pas trop, à ce qu’on raconte, aux Réformes administratives. Probable qu’il va sauter un de ces jours, et avec ses appuis il espère trouver un autre point de chute. Le Bonheur Social, par exemple. Pour l’instant, c’est moi qui occupe ce poste, mais si le plan D est un échec…
Désolé, monsieur le ministre. Une voix minuscule à l’intérieur de son oreille. Pression + 80. Pour le moment, ça grimpe d’un demi-point par cinq minutes, mais il faut compter avec l’effet d’accélération.
Bon. En clair, ça nous laisse combien de temps avant le déclenchement du plan D ?
Environ trois heures, monsieur. La marge d’erreur est de l’ordre du dixième, en plus ou en moins.
Un coup d’œil à sa montre-bracelet. Trois heures… A midi, l’État a-policier ne sera plus seulement qu’un slogan, mais une réalité. La Dissuasion aura fait son œuvre.
Il relève la tête et sourit à l’intention exclusive du secrétaire d’État aux Réformes administratives. A midi, je saurai s’il faut te céder ma place…
Réalité historique/3
— Français…
Le capitaine grimace, méprisant, et se renverse contre le dossier de son fauteuil. Ses aisselles sont marquées par de larges taches d’humidité. Il frappe pensivement mon passeport du bout de sa badine.
— Un peu trop vieux pour être étudiant, dit-il enfin. Agitateur, c’est ça, hein ? Saloperie de révolutionnaire ! Ici, les fumiers de ton espèce, on les liquide !
Ces derniers mots, il les a hurlés. Mais au-delà de l’incroyable violence du ton, il m’a semblé percevoir une nuance de lassitude. Probable que ça doit faire partie de son rôle, d’insulter les prisonniers et de les charger de tous les crimes possibles. Histoire de regonfler les militaires qui assistent à cette parodie d’instruction et les conforter dans l’idée qu’ils œuvrent vraiment pour la justice…
Ouais… Eh bien, sur ce terrain, je pourrais leur donner des leçons. Mais patience, mon heure viendra. Patience.
Comme ce capitaine est le plus haut gradé que j’aie pu approcher jusqu’à ce moment, je me décide à le sonder. Encore que je ne me fasse pas trop d’illusions : ceux qui connaissent une partie, une très faible fraction même de ce qui se passe en réalité dans ce pays sont très peu nombreux. Une seule personne peut-être possède l’ensemble des éléments qui me permettront d’imaginer ce qui s’est réellement passé : le Général. Mais lui, je ne peux pas l’approcher. Pas encore. Je ne le pourrai que lorsque l’heure de rendre justice sera venue.
Avec le capitaine, donc, je tente le coup. Je n’ai rien à perdre ; rien ne peut être pire que cette réalité où je gis dans la poussière, rendu aveugle par une cagoule noire, couvert de crasse, de sang, de vomissures et d’excréments, les ongles et les testicules arrachés. Et puis j’ai l’habitude. Il est loin le temps où je défaillais encore en découvrant ce que l’âme humaine peut receler de plus abject. Maintenant, je tiens très bien le coup.
D’ailleurs je ne pars pas à l’aveuglette. Je pénètre son esprit et tout de suite je lance le stimulus qui me paraît approprié : une vue de l’ex-palais présidentiel :
salaudfumiermarxistepédémarxistecrevurecommuniste.
Ce bouillonnement d’obscénités ne me désarçonne pas. Pour ça aussi, j’ai l’habitude. Au début, de telles réactions m’étonnaient par leur brutalité. Puis j’ai compris que la plupart des militaires qui ont participé au coup de force ou à qui l’on confie maintenant des prisonniers politiques avaient été soumis à un endoctrinement intensif antérieur à la prise du pouvoir par leurs supérieurs. Comme ça, les risques étaient limités : la haine était réellement ressentie et non plus seulement de commande.
Réalité institutionnelle/3
— Et vos joujoux, où les avez-vous envoyés pour la grande première de votre plan D ?
Le Grand Coordinateur sourit. Un sourire crispé qui travestit mal sa nervosité. Les dossiers sont toujours soigneusement rangés devant lui ; il n’en a ouvert aucun. Pas une minute ne passe sans que lui ou l’un quelconque des ministres qui l’entourent ne jette un coup d’œil instinctif à sa montre. L’heure du déclenchement du plan D approche…
— En Amérique latine, répond le secrétaire d’État au Bonheur Social qui, au contraire des autres, sent, au fur et à mesure que le temps passe, le calme s’installer en lui. Seconde moitié du XXe siècle. Une période faste… pour ce qui nous intéresse tout au moins.
Il rit ; les autres observent un silence gêné. Hypocrite pudeur qui renforce l’hilarité du secrétaire d’État.
Réalité historique/4
Le souvenir se précise :
murs couleur de terre, toits de tôle ondulée : une poblacion
une colonne de chars dans le petit matin
froid bon dieu mais tant pis je reste sur la tourelle qu’ils me voient bien tous ces pouilleux crevant dans leur crasse ça serait que moi tiens je ferais tirer dans le tas hop dix coups judicieusement placés pas un de plus bang bang dix obus bang bang autant dire rien et le feu se chargerait du reste nid de communistes pourritures internationales
(trop tôt, beaucoup trop tôt. Je ne tiens pas à revivre la totalité de la marche sur le palais présidentiel, même en temps subjectif. Alors je répète le stimulus et)
le palais
ça commence à discuter ferme entre officiers. Paraît que (nom et visage inconnus) a donné l’ordre de nous arrêter par tous les moyens. Traître. Ordure. Je descends de mon char et m’approche d’eux. Justement il y en a un qui
Bon. Cette fois, j’en ai vu assez pour comprendre que le capitaine évoque le Tancazo, un coup d’État avorté qui a précédé le bon de quelques mois. Ce jour-là, les troupes loyalistes ont fait front pour empêcher les dix tanks des mutins (dix tanks ! Ridicule ! Ridicule. Et pourtant…) d’encercler le palais et de se saisir des gouvernants. Ce qui m’intéresse, moi, c’est l’autre coup d’État, celui qui a si bien réussi, celui qui s’est terminé par la mort du Président et l’avènement du Général. Je sonde à nouveau son esprit plusieurs fois, sans résultat. Et tout d’un coup
visage hagard et pourtant si aisément reconnaissable du Président / incongruité : sur sa tête, un casque militaire / à la main, un fusil mitrailleur / épuisement, lassitude extrême de l’esprit et du corps / certitude de l’échec / suicide
(mais l’image reste instable, malgré mes efforts pour la fixer ; une autre apparaît, superposée à la première)
corps recroquevillé sur un canapé / du sang, du sang partout / visage arraché par les balles de fort calibre / d’autres cadavres, en désordre sur le sol
l’un et l’autre pseudo-souvenirs me sont familiers : il s’agit de la version officielle de la mort du Président et de sa version secrète dont l’origine doit être recherchée parmi les premiers soldats qui ont investi le palais et ont trouvé les cadavres du Président et de ses derniers fidèles. Cette version s’est propagée très vite, même à l’intérieur de l’armée, malgré la sévère censure instituée par les nouveaux dirigeants du pays. Mais je ne puis en tirer de conclusions ; je ne dois retenir que des témoignages directs. Mon intrusion dans l’esprit du capitaine ne présente en fin de compte qu’un intérêt : me renforcer dans l’idée que les militaires eux-mêmes ne parviennent pas à se persuader en faveur de la thèse du suicide.
Je me retire de lui.
Réalité technologique/2
Des techniciens, vêtus de blouses blanches, vertes ou bleues selon l’échelon qu’ils occupent. Beaucoup de monde, dans ce hall immense. Beaucoup de monde, mais le silence règne, ponctué par le cliquetis régulier et irritant des perforeuses.
Au centre de ce hall, un pupitre surmonté d’un écran. Des chiffres y défilent avec lenteur.
« Quatre-vingt-dix ! » annonce soudain quelqu’un d’une voix étouffée – mais tout mouvement cesse comme s’il s’était agi d’un cri. Les visages se tournent avec ensemble vers l’écran.
Quatre-vingt-dix, sous-vocalise un homme placé à côté de l’écran.
Quatre-vingt-dix, répète une voix minuscule dans son oreille.
Bon. A partir de maintenant, vous me tenez au courant de l’évolution unité par unité. Compris ?
L’homme acquiesce. Autour de lui, les techniciens, après un rapide coup d’œil à l’écran, ont repris leurs occupations. Mais le silence a acquis une qualité nouvelle et le chef de cabinet du secrétariat d’État au Bonheur Social entrevoit sans mal les raisons de cette nervosité. Personne ici, sauf peut-être lui, ne croit à l’efficacité du Plan D. Pas plus qu’en celle de l’autorité de tutelle qu’on leur impose maintenant. Jusqu’à présent, leur ordinat P.S.E. – Psycho-socio enquêteur – travaillait sous celle du ministère de l’intérieur. La police, voilà quelque chose de concret. Mais la dissuasion…
Autre chose que personne ici ne comprend : pourquoi faut-il attendre que le mécontentement social atteigne l’indice 100 ? Le point de rupture, le déclenchement de l’émeute… Avec l’intérieur, ça ne finassait pas tant. Dès que l’indice 90 apparaissait sur l’écran, hop ! le représentant du ministère sous-vocalisait des ordres transmis simultanément à toutes les unités et la danse commençait. Pas question de laisser le niveau de mécontentement atteindre le seuil de l’émeute. Et en plus, ça permettait aux flics de se défouler à bon compte, sans trop de risques.
Mais le Plan D repose sur d’autres bases ; sa réalisation ne doit, pour être pleinement efficace, intervenir qu’à l’extrême limite, au moment précis de la rupture, à la minute même où l’ordinat P.T.E. décidera, à la lecture des données qui lui parviennent des terminaux sensitifs disséminés dans toute la ville, que la concentration d’adrénaline dans les veines des proies est telle que le moindre incident peut suffire à provoquer l’explosion.
Et à cet instant, à cet instant seulement, la Dissuasion.
Simple, finalement, comme système, pense le chef de cabinet. Ça ressemble à la technique du coup de poing sous le plexus ; il suffit de taper au bon moment. Quand le type est en train de reprendre sa respiration.
Ses nombreuses composantes disséminées à travers le hall, l’ordinat continue d’enregistrer la lente montée de la fièvre dans les quartiers populaires, de la traduire en chiffres qui viennent s’inscrire sur l’écran.
Quatre-vingt-onze.
Réalité historique/5
Le capitaine prend mon passeport, en arrache les feuillets un à un, les déchire en lambeaux minuscules. Mais bien sûr, avec ma cagoule, je suis censé ne pas voir ce geste. Alors il me le décrit.
— Tu sais ce que je fais ? Je détruis ton identité.
Bizarre quand même, l’importance qu’ont prise les pièces d’identité au détriment de l’identité elle-même. Comme si l’homme n’était rien sans les bouts de papier qui attestent de son existence. Il faudra que je réfléchisse à ça, un jour. Quand j’aurai le temps.
— Voilà. C’est fini. (Il lance les confettis dans ma direction.) Tu n’es plus rien. Rien. Tu n’étais déjà plus un homme… (Il rit en désignant aux spectateurs mon absence de testicules.) Maintenant, tu n’es plus rien. Plus rien du tout.
Voilà. En ce qui concerne ma modeste participation à cette espèce de cérémonie, c’est terminé. Ainsi que je l’avais déjà compris lorsqu’ils sont venus me chercher dans ma cellule, il ne s’agissait que d’une parodie de jugement destinée à me mettre en condition. De la contrainte psychologique, je crois qu’ils appellent ça. Ce qu’ils affectionnent surtout, dans le genre, c’est le simulacre d’exécution. Une des rares occasions où on vous ôte votre cagoule. Oh, pas longtemps ! Trois ou quatre minutes, peut-être. Le temps que vous assistiez à la mise en place du peloton et quelquefois à une exécution réelle. Puis on vous la remet, on serre le lacet pour l’ajuster le plus étroitement possible à votre tête et on vous pousse contre le mur tavelé de minuscules cratères et marqué par endroits de taches de sang. Et là, vous attendez. Cette attente dure quelquefois un quart d’heure, quelquefois une demi-journée entière. Soudain, un officier commence à donner des ordres au peloton. Et juste au moment où vous pensez qu’ils vont tirer, on se saisit de vous, on vous entraîne à coups de pied et de crosse jusqu’à votre cellule. Et le lendemain, ça recommence. Vous ne pouvez jamais être sûr qu’ils ne tireront pas, qu’il ne s’agit que d’une forme subtile de torture. Sept fois, ils me l’ont fait, ce coup-là. Sept fois. La plupart des prisonniers ne tiennent pas aussi longtemps ; ils s’effondrent au bout de la troisième ou de la quatrième fois. Parce que, je vous le jure, à la fin, vous ne pensez plus qu’à ça : à la délivrance que ce serait si ce foutu peloton se décidait vraiment à
Réalité sociologique/1
Pas de flics aujourd’hui tu te rends compte pas de flics on va rigoler parce que traîner traîner traîner tout au long de la journée du mois de l’année moi ça me déprime putain de Centre de Loisirs mon cul oui camp de concentration oui pourquoi ces grands murs et ces lignes électrifiées qui courent tout en haut et ces miradors pour nous défendre c’est ce qu’ils disent pour nous défendre ben merde pourquoi est-ce que les armes des miradors sont pointées vers l’intérieur si c’est pour nous défendre et nous défendre contre qui d’abord.
Camp de concentration t’es fou ou quoi ces choses-là il vaut mieux les penser pas les dire tu te souviens de ceux qui disaient ça révoltez-vous ils disaient faites sauter ce gouvernement de merde qui vous entasse dans ces foutus Centres de Loisirs-camps de concentration.
Morts ils sont morts tous sans exception comme si les flics avaient su qui étaient les meneurs.
Bon Dieu mais regardez plus de flics personne aux miradors personne pour nous empêcher de faire sauter les portes du Centre de loisirs-camp de concentration on se taille on envahit la ville on se farcit ces salopards du gouvernement.
Ouais on fout en l’air cette société à la con.
On rigole on baise vous savez quoi les mecs peut-être que notre stérilité vient de quelque chose qu’on respire ou qu’on avale à l’intérieur du camp un gaz ou un produit chimique ou une saloperie comme ça peut-être qu’à l’extérieur on pourra avoir des gosses.
Chialez pas bon Dieu bien sûr on aura des gosses surpopulation mon cul ce qu’ils veulent c’est toute la place pour eux.
C’est pour ça qu’on nous entasse dans ces Centres de loisirs-camps de concentration en attendant qu’on y passe tous un beau jour ils auront même plus la patience d’attendre qu’on crève de vieillesse une bombe une seule.
Boum plus personne rien qu’eux.
On va quand même pas les laisser faire non.
On va tout foutre en l’air tout.
Et puis on fera des gosses des tas de gosses.
Des tas de gosses et puis quelques-uns qui me ressembleront.
Réalité historique/6
Le balafré me balance un coup de pied dans le ventre.
— Debout !
Je me relève en gémissant. Derrière moi, prostrée, il y a une femme, nue elle aussi. Malgré mon recul instinctif, je ne peux éviter le contact avec son esprit et je me mets à hurler – comprenez-moi : cette fois, ce n’est pas du cinéma ; si je hurle, c’est sous le coup de la douleur à l’état brut qui émane d’elle. Elle, elle n’a même plus la force de gémir. Ses yeux sont morts, déjà.
Ce n’est pas la première fois que je remarque un prisonnier sans cagoule. Seuls les hommes paraissent y avoir droit. Les femmes, ils préfèrent sans doute qu’elles puissent voir ce qu’ils leur font.
Oh, bon Dieu, comme je voudrais pouvoir mettre fin à cette souffrance ! Mais je n’en ai pas encore le droit. Et d’ailleurs elle n’en a plus pour longtemps à souffrir : ils lui ont crevé la paroi rectale en lui enfonçant une baïonnette dans l’anus et rien n’a été fait pour enrayer l’hémorragie. C’est curieux, mais il me semble l’avoir déjà aperçue. Ça me revient tout d’un coup : j’étais enfermé avec elle, tout au début de sa détention. Je l’ai vue tenter de se crever les yeux de ses ongles tandis qu’ils battaient à mort, devant elle, son bébé à peine âgé de trois mois.
Réalité institutionnelle/4
Quatre-vingt-quinze.
— Quatre-vingt-quinze, répète à haute voix le secrétaire d’État au Bonheur Social.
— Quatre-vingt-quinze ? sursaute le Grand Coordinateur en mettant fin d’un geste à la conversation engagée quelques minutes plus tôt avec son ministre des Finances.
Il tend un index fébrile vers le bouton de sonnette qui saille sur le rebord de la table. Un huissier apparaît.
— Les casques ! glapit le Grand Coordinateur. Et.dépêchez-vous ! (Il se retourne vers le secrétaire d’État au Bonheur Social :) Combien de temps encore… ?
Le secrétaire d’État consulte sa montre avec jubilation.
L’altération de la voix de son supérieur ne lui a pas échappé.
Pas plus que les mines tendues de tous ceux qui entourent la table.
— Un quart d’heure environ.
— Un quart d’heure ! Dites donc, vous auriez pu nous prévenir plus tôt !
— Désolé, monsieur le Coordinateur. Tout est allé beaucoup plus vite que nous ne l’…
— Mais qu’est-ce qu’il fout, ce con ? l’interrompt le Grand Coordinateur. S’il n’est pas là avec les casques dans deux minutes, je… A ce moment, la porte s’ouvre à nouveau sur l’huissier suivi par quatre hommes chargés de casques métallisés.
— Vous êtes sûr de leur efficacité, au moins ? s’exclame le Grand Coordinateur en ajustant sur son crâne largement dégarni celui que l’huissier lui a tendu avec une courbette déférente.
Le secrétaire d’État au Bonheur Social acquiesce en silence. Il ne peut retenir un mince sourire devant l’aspect du président. Un gros insecte joufflu suant l’angoisse.
Lorsque l’huissier arrive à sa hauteur, le secrétaire d’État refuse d’un signe de tête le casque qu’on lui propose.
— Comment ? Vous n’en mettez pas ? s’étonne son supérieur.
L’interpellé hausse les épaules.
— Le plan D ayant été adopté à mon instigation, je désire m’assurer par moi-même que tout fonctionnera parfaitement… J’invite d’ailleurs tous ceux qui ont émis des doutes sur l’entreprise à faire comme moi. (Ce disant, il se tourne vers son collègue des Réformes administratives, mais celui-ci évite son regard.) Bien, conclut-il. Je suis ravi de constater que l’unanimité se rallie au plan D.
— Très bien, très bien, marmonne le Grand Coordinateur. Et maintenant, si l’on m’expliquait un peu ce que nous allons faire pendant l’exécution de votre plan ?
Le ministre des Loisirs se lève et exhibe un petit boîtier relié à son casque par un fil.
— Le brouillage nécessaire pour échapper à la Dissuasion n’étant pas des plus agréables, j’ai pensé vous offrir un intermède de choix. Trois intermèdes, même ! Vous voyez ces boutons ? Ils commandent chacun la mise en route d’un programme différent. Pornoshow, théâtre classique ou orchestre de chambre. A vous de choisir…
— Je vous prie de m’excuser, monsieur le Coordinateur, fait le secrétaire d’État au Bonheur Social en se levant. Je tiens à être à mon bureau lorsque le plan D sera déclenché.
Le Grand Coordinateur opine distraitement. Il hésite à choisir le pornoshow. Le théâtre classique, ça ferait tout de même mieux pour mon image de marque, songe-t-il.
Réalité sociologique/2
Vous êtes priés de mettre les casques anti-D. Dissuasion dans dix minutes.
Armelle mon enfant vous avez entendu dépêchez-vous d’aller chercher les casques mon enfant.
Curieuse idée ces casques vous ne trouvez pas.
Bah la politique et moi.
Ce qui est sûr c’est que ça doit être un sacré truc ce plan D.
Remarquez bien personnellement je n’ai rien contre la police mais vous vous rendez compte de la force qu’ils représentaient heureusement qu’ils n’ont jamais pensé à un coup d’État.
Oui l’État a-policier ça c’est une politique je vais vous dire une chose au départ le Grand Coordinateur il ne m’inspirait pas une confiance illimitée trop jeune trop.
Dilettante.
C’est ça mais si le plan D marche alors là chapeau.
Plus de risques de coup d’État ou de guerre civile.
La quiétude.
Réalité historique/7
Je commence à m’éloigner. Les premières paroles d’un chant pénètrent mon esprit.
Vous êtes tombés, camarades,
Vous êtes tombés pour nous,
Et nous sommes là, camarades,
Sans armes, en larmes pour vous, pour vous,
Sans armes, en larmes pour vous.
Un de mes semblables. Comme moi, il habite le corps d’un prisonnier. Ses yeux me sourient à travers sa cagoule.
Je lui fais le signe de reconnaissance.
depuis combien de temps ? me demande-t-il.
douze jours. Et toi ?
deux. Avant, j’étais à las Condes.
Las Condes : l’académie de guerre de la Fach, l’armée de l’air. Là-bas aussi on torture, d’après ce que j’ai pu apprendre. Un des rares endroits où je n’aie pas encore traîné ma silhouette efflanquée d’éternel martyr… J’ai d’abord été trimbalé entre le 632, rue Agustinas, la base aérienne El Bosque, le 38 rue de Londres avant d’échouer ici, à la caserne de Tajas Verdes. D’habitude, bien sûr, les prisonniers politiques restent au même endroit jusqu’à ce qu’on les relâche (ce qui doit être l’exception : les militaires n’aiment pas reconnaître leurs erreurs), qu’on les dirige vers un camp d’internement ou qu’on fasse disparaître leur cadavre. Mais moi, si je suis dans ce fichu pays, c’est pour en voir le plus possible. Alors il a fallu que je suggère ces transferts d’un lieu de torture à l’autre. Mais j’espère que ces ingérences dans le libre arbitre de ceux qu’il ne m’appartient que d’observer me seront pardonnées. Après tout, ces suggestions n’ont eu de conséquences que pour moi ; elles ne sont pas susceptibles d’entraîner une transformation de la réalité objective.
D’un coup de crosse dans les reins, le balafré me force à avancer et je perds le contact.
Réalité sociologique/3
L’État a-policier tu parles des mots tout ça connaissent qu’une chose les proies des Centres de Loisirs la trique paf paf taper dans le tas y a que ça de vrai.
Ouais et qu’est-ce qu’ils vont faire de nous hein tu y as réfléchi si le plan D marche on se retrouve, sans boulot et alors.
Les Centres de Loisirs mais en tant que pensionnaire cette fois.
Les Centres de Loisirs exactement et ça te dit toi d’aller là-bas plutôt crever oui.
Paraît que les gradés seraient pas opposés à ce qu’on prenne l’initiative et que pour une fois on aille casser un peu du politicard remarque bien pas tous les gradés y en a bien sûr qui ont un type du gouvernement dans la manche mais les autres.
Ils se retrouveront comme nous aux Centres de Loisirs.
Il faut foncer dans le tas faire sauter les putes du gouvernement.
C’est eux qu’on enverra faire un petit séjour dans les Centres.
Réalité historique/8
Propulsé par un grand coup de chaussures cloutées, je pénètre en courant dans la cellule enténébrée. Je réussis à éviter le premier corps en travers de mon chemin mais bute sur le second et m’écroule sur le troisième. Un faible gémissement, c’est sa seule réaction. Je m’écarte de lui à tâtons et ce faisant ma main effleure une masse tiède et vaguement gluante. Vomissures, excréments, blessure ouverte ? Je ne veux pas le savoir. Aujourd’hui, je ne veux plus rien voir. Il me faut du repos, à défaut de l’oubli.
Je trouve enfin un endroit dégagé, m’étends sur le sol inégal et je fais le vide. Ça doit ressembler à ce que les autres appellent le sommeil.
Réalité technologique/3
Quelle chaleur, sous ce foutu casque ! Le chef de cabinet du secrétariat d’État au Bonheur Social sent une double rigole de sueur couler le long des ailes de son nez, mais il se retient de l’essuyer d’un revers de manche. Son attention est tout entière dirigée vers l’écran de l’ordinat P.S.E. et rien ne doit venir le distraire.
Cent !
Il s’éclaircit involontairement la gorge.
Cent !
Réalité institutionnelle/5
La nouvelle surprend le secrétaire d’État au moment où, assis dans son fauteuil anti-fatigue, il va allumer une cigarette. Il laisse retomber son bras puis, comme s’il réalisait seulement la signification exacte de ce chiffre, se penche vers l’interphone : « Dissuasion ! »
DISSUASION !
DISSUASION !
Réalité technologique/4
Tout seul dans la grande salle tapissée de vitrines contenant les petits parallélépipèdes noirs pompeusement baptisés sondes temporelles, le technicien sursaute et écrase le bouton rouge placé au centre de la console qui lui fait face.
Un étrange bourdonnement naît au centre de son crâne protégé par un casque métallisé.
Le brouillage anti-D.
DISSUASION !
Réalité sociologique/4
Putains de portes vous avez vu comme c’est facile de les faire sauter suffit de pousser hop à nous la ville à nous la liberté à nous le pouvoir.
Trop facile ça cache quelque chose.
Tu parles regarde pas de flics plus de portes à nous la ville à nous la
DISSUASION !
Dissuasion : Pseudo-réalité historique
Le repos, le vide.
Et puis, au centre du vide, des paroles. Un chant.
Nous voulons parler, camarades,
Nous voulons parler de vous.
Demain nous serons, camarades,
En armes, en larmes pour vous, pour vous,
En armes, en larmes pour vous.
Le signal, enfin. Celui que j’attends depuis si longtemps que j’ai oublié si je vivais vraiment avant que les tortures ne commencent ou si les vagues souvenirs qui traversent parfois mes pensées proviennent de l’esprit qui habitait le corps que j’occupe maintenant.
Très calme, je m’étends sur le dos et je dessine le signe mental gravé en ma mémoire spécialement pour cette occasion.
Je me détache brutalement du corps qui m’a hébergé pendant tout ce temps. Ce corps qui va commencer à pourrir – qui serait réduit à l’état de charogne depuis des semaines si je n’en avais pris possession pour accomplir ma mission.
Une sensation de flottement, puis celle à nouveau de m’ancrer dans la réalité, dans un autre corps.
Devant moi, assis à un bureau d’acajou massif, penché sur des feuillets dactylographiés, uniforme noir, cheveux en brosse, lunettes fumées et fine moustache :
Le Général.
L’assassin du Président.
Mon tortionnaire.
Les sentiments se bousculent en moi, se confondent, s’entremêlent. Ce sont d’abord l’orgueil, la reconnaissance qui prédominent. Je suis l’Élu ! Parmi tous mes semblables, c’est moi qui ai été choisi pour que la justice triomphe !
Puis la haine accumulée durant toutes ces semaines d’emprisonnement et de tortures jaillit en moi, irrépressible. Justice ! Liberté ! Ces mots, j’ai dû les hurler, car le Général sursaute violemment. Sa main droite se porte à son côté, mais j’ai déjà tiré mon arme de son étui. Sa tête explose sous l’impact. Je presse la détente jusqu’à ce que le chargeur soit vide.
Tumulte dans l’antichambre. La porte s’ouvre avec fracas. La première balle me plaque contre le mur constellé de taches blanc-jaune : c’est tout ce qui reste du cerveau du Général.
Ils continuent de tirer, mais je m’en fous. Je regarde avec ironie le sang gicler des multiples blessures de ce corps d’emprunt. Celui de l’aide de camp du Général. Ils mettront ce qui vient de se passer sur le compte de la folie. Ils ne sauront jamais que ce corps, pendant quelques secondes, a été l’instrument de la justice.
Mais déjà mon esprit le quitte, déjà tout s’embrume. Ma mission est maintenant terminée. Je vais enfin pouvoir me reposer vraiment. Oublier.
Réalité technologique/5
Le technicien fronce les sourcils. « Déjà fini ? » Il soulève son casque avec précaution. Mais non, aucun doute : le voyant vert allumé en haut de la console signifie que le plan D a été exécuté avec succès. L’ordinat P.T. (Psycho-Temporel) ne peut pas se tromper.
C’est égal, l’homme ressent un profond sentiment de frustration. Toutes ces semaines passées à travailler ses petits parallélépipèdes noirs pour deux secondes à peine d’utilisation…
Il coupe les contacts. En ce moment, il le sait, l’ordinat P.T. efface les mémoires de ses sondes temporelles. Finies, les aventures ! Pour le moment tout au moins. Car dès demain il faudra établir un nouveau programme pour la prochaine dissuasion. L’ordinat se chargera de relier ses témoins aux points d’espace et du temps qui lui seront indiqués. Et les témoins collecteront la peur, la douleur morale tout au long de l’histoire humaine…
Réalité institutionnelle/6
L’appel du Grand Coordinateur surprend le secrétaire d’État au Bonheur Social au moment où celui-ci achève de rendre son petit déjeuner.
Ça va ? s’inquiète le haut personnage.
Ou-Oui, sous-vocalise le secrétaire d’État en se carrant dans son fauteuil. Il presse des deux mains sur son estomac mais ne peut éviter un nouveau spasme qui lui emplit la bouche de bile. Il déglutit avec difficulté. Ça-ça secoue, ajoute-t-il.
Vous l’avez bien cherché, non ? ironise le Grand Coordinateur. En tout cas, je tiens à vous féliciter : le plan D a été une réussite. Votre collègue de la Santé vient de recevoir un appel de ses services qui sont chargés de ramasser les proies. Eh bien, c’est vraiment de ramassage qu’il s’agit, à les en croire ! On ne compte plus les évanouissements. Les abords des Centres de Loisirs ressemblent à des champs de bataille. Et ceux qui sont restés debout ne valent pas beaucoup mieux. Évidemment, il y a eu quelques bavures, des attaques cardiaques ou des cas de folie furieuse, mais en gros, tout s’est passé selon nos prévisions… Au fait, j’oubliais le plus beau ! Il paraît que la police nous mitonnait un coup d’État de derrière les fagots ! Bien sûr, l’État a-policier, ça ne leur plaisait pas trop… Mais au moment où ils allaient se décider à passer à l’attaque, paf ! la dissuasion. Dans l’état où ils sont maintenant, je pense que nous n’aurons aucun mal à leur faire entendre raison. Dans les Centres de Loisirs, ils auront tout le temps de réfléchir aux inconvénients qu’il y a à comploter contre le gouvernement légal.
Le secrétaire d’État n’a aucun mal à imaginer les conséquences de la dissuasion sur les émeutiers. Si lui, qui s’attendait au choc et qui n’avait pas atteint le point psychologique d’efficacité maximum du plan D, a réagi de façon aussi viscérale, il comprend sans peine que d’autres y aient laissé la raison ou que leur cœur ait flanché.
Il se lève, nettoie sommairement ses vêtements avec un mouchoir. L’État a-policier est maintenant une réalité, songe-t-il. Tout ça grâce aux ordinats Psycho-Temporels. Il suffit d’envoyer des sondes, des témoins, dans le temps et de les programmer pour qu’ils se conduisent comme se conduiraient ceux qui veulent abattre notre société. On récolte les souvenirs, on les sélectionne pour ne conserver que ceux qui suscitent le dégoût ou la peur. On y rajoute, en modifiant si besoin est la réalité historique, le meurtre de l’auteur présumé des atrocités enregistrées pour donner l’impression qu’en fin de compte justice a été faite. Et puis on attend le moment propice. L’indice 100. Le point de rupture. Le début de l’émeute. A ce moment, tous ces souvenirs collectés par l’électronique, on les balance en vrac dans le cerveau des révoltés. En moins d’une seconde, les plus déterminés d’entre eux sont réduits à l’état de nourrissons vagissants.
Et chaque fois que l’ordinat Psycho-Socio-Enquêteur décèlera des risques de soulèvement, on recommencera l’opération dissuasion. En changeant à chaque reprise les références historiques utilisées. L’ordinat Psycho-Temporel peut se permettre ce luxe : l’histoire humaine est riche en atrocités de toutes natures.
Mais un jour viendra, rapidement sans doute, où les risques d’émeutes auront disparu parce que les proies porteront, gravée au plus profond de leur inconscient, la hantise du châtiment encouru. Loué soit ce cher vieux Pavlov !
Un autre problème se posera alors, celui de la surpopulation. On ne peut quand même pas agrandir indéfiniment les Centres de Loisirs…
Le secrétaire d’État y a déjà pensé. Dans ses tiroirs, un dossier sur lequel est inscrite la lettre S.
Le plan S.
S pour suicide.