l’oiseau de mort

par Harlan ELLISON

 

 

I

Ceci est un examen. Prenez des notes. Ceci comptera pour les 3/4 de votre note finale. Suggestions : rappelez-vous qu’aux échecs les rois s’annulent mutuellement et ne peuvent occuper des cases adjacentes, par conséquent sont tout-puissants et totalement impuissants, ne peuvent s’affecter l’un l’autre, produisent un pat. L’hindouisme est une religion polythéiste ; la secte d’Atman adore la divine étincelle de vie dans l’Homme ; en un mot ils disent : « Tu es Dieu. » Les conditions de temps égal ne sont pas respectées si un point de vue a accès aux media pour s’adresser à deux cents millions de personnes à une heure de grande écoute, alors que les points de vue de l’opposition n’ont droit qu’à une caisse à savon au coin d’une rue. Tout le monde ne dit pas forcément la vérité. Nota bene : ces éléments peuvent être extraits de leur ordre numérique ; redisposez-les à votre gré pour obtenir une clarté optimum. Prenez vos copies et commencez.

 

II

D’incalculables couches de roche pesaient sur le bassin de magma. Chauffé à blanc, bouillonnant avec la férocité du ferro-nickel en fusion, le bassin frémissait et crachait, et cependant il ne calcinait ni n’enfumait ni n’endommageait le moins du monde les lisses parois miroitantes de l’étrange crypte.

Nathan Stack gisait dans la crypte, silencieux, endormi.

Une ombre traversa la roche. Traversa la rocaille, le charbon, le marbre, le schiste et le mica, traversa le quartz, des kilomètres d’épaisseur de dépôts de phosphate, traversa la diatomite, le feldspath, la diorite ; traversa les plis et les replis, les anticlinaux et les monoclinaux, les fosses et les synclinaux ; traversa le feu de l’enfer, atteignit le plafond de l’immense grotte et le traversa ; et vit le bassin de magma et se laissa tomber ; et arriva dans la crypte. L’ombre.

Une figure triangulaire avec un œil unique contempla la crypte, aperçut Stack, et posa des mains à quatre doigts sur la surface fraîche de la crypte. La caresse réveilla Nathan Stack et la crypte devint transparente ; il se réveilla en sentant des mains qui ne touchaient pas son corps. Son âme sentit la caresse de l’ombre, il ouvrit les yeux et vit l’éclat fulgurant du noyau de la Terre autour de lui, il vit l’ombre avec son œil unique qui le regardait.

L’ombre serpentine enlaça la crypte ; son obscurité s’envola, traversa le manteau de la Terre, vers la croûte, vers la surface de cendres, le jouet brisé qui était la Terre.

Quand ils atteignirent la surface, l’ombre transporta la crypte en un lieu que ne pouvaient atteindre les vents empoisonnés, et la fit s’ouvrir.

Nathan Stack voulut se lever, mais il ne se mouvait qu’avec peine. Des souvenirs d’autres vies se ruèrent dans sa tête, de nombreuses autres vies, de tous les hommes différents qu’il avait été ; et puis les souvenirs s’apaisèrent et se fondirent en un bruit de fond qu’on pouvait ignorer.

La chose d’ombre tendit une main et toucha la chair nue de Nathan Stack. Doucement mais fermement, la main l’aida à se lever, et lui donna des vêtements, un sac à dos qui contenait un couteau large et court, une pierre chauffante et divers autres objets. Elle tendit la main et Stack la saisit, et après un sommeil de deux cent cinquante mille ans dans la crypte, Nathan Stack fit ses premiers pas sur la planète malade nommée Terre.

Alors la chose se pencha en avant pour résister aux vents empoisonnés et commença à s’éloigner. Nathan Stack, n’ayant d’autre choix, se courba aussi et suivit la créature d’ombre.

 

III

Un messager avait été envoyé auprès de Dira, et il était venu aussi rapidement que les méditations le lui permettaient. Quand il atteignit le Sommet, il trouva les pères qui l’attendaient, et ils l’emmenèrent avec sollicitude dans leur crique, où ils s’immergèrent et commencèrent à parler.

— Nous avons perdu l’arbitrage, dit le père-spirale. Nous devons donc partir et la lui abandonner.

Dira n’en crut pas ses oreilles.

— Mais n’ont-ils pas écouté nos arguments, notre logique ?

Le père-crochet secoua tristement la tête et toucha l’épaule de Dira.

— Il a dû y avoir des… accommodements. C’était leur temps. Alors nous devons partir.

— Nous avons décidé que tu resterais, reprit le père-spirale. Un seul est permis, comme gardien. Acceptes-tu cette fonction ?

C’était un grand, un immense honneur mais Dira commença à souffrir de la solitude dès l’instant où ils lui avaient appris qu’ils partaient. Cependant, il accepta. En se demandant pourquoi ils l’avaient choisi, lui, entre tous. Il y avait des raisons, il y avait toujours des raisons, mais il ne pouvait les demander. Il accepta donc l’honneur qui lui était fait, avec toute la tristesse que cela comportait et resta, alors que les autres partaient.

Son travail de gardien était dur, car ils s’étaient assurés qu’il ne pourrait se défendre contre les calomnies ou les légendes que l’on propagerait, ni passer à l’action tant qu’il ne serait pas évident que le contrat était rompu par l’autre qui détenait maintenant la propriété. Et il n’avait rien pour les menacer à part l’Oiseau de Mort. Une menace ultime, qui ne pouvait être employée que lorsque la situation exigeait une action radicale ; par conséquent trop tard.

Mais il était patient. Le plus patient de tous ses semblables.

Des millénaires plus tard, quand il sut que tout allait finir, quand il n’y eut plus aucun doute quant à cette fin, il comprit que c’était cela, la raison pour laquelle on l’avait choisi.

Mais il ne pouvait se défendre de la solitude.

Pas plus qu’il n’était capable de sauver la Terre. Seul Stack le pouvait.

 

IV

1. Or, le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que le SEIGNEUR Dieu avait créés. Il dit à la femme : Quoi ? Dieu a-t-il vraiment dit : Vous ne mangerez les fruits d’aucun arbre du jardin ?

2. La femme répondit au serpent : Nous mangeons les fruits des arbres du jardin.

3. Mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin Dieu a dit : N’en mangez point et n’y touchez pas, sinon vous mourrez.

4. Le serpent répondit à la femme : Vous ne mourrez certainement pas…

5. (Omis)

6. La femme vit que le fruit de l'arbre était bon à manger, agréable à la vue et désirable puisqu’il pouvait donner l’intelligence. Elle prit donc de son fruit et elle en mangea. Elle en donna aussi à son époux qui était avec elle et il en mangea.

7. (Omis)

8. (Omis)

9. Mais le SEIGNEUR Dieu appela Adam et lui dit : Où es-tu ?

10. (Omis)

11. Dieu dit encore : Qui t’a appris que tu es nu ? As-tu mangé le fruit que je t’avais défendu de manger ?

12. Et l’homme répondit : La femme que tu m’as donnée pour compagne m’a offert ce fruit et j’en ai mangé.

13. Le SEIGNEUR Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit : Le serpent m’a séduite et j’ai mangé ce fruit.

14. Le SEIGNEUR Dieu dit au serpent : Puisque tu as fait cela tu seras maudit entre tous les animaux et toutes les bêtes des champs ; tu ramperas sur ton ventre et tu mangeras la poussière tous les jours de ta vie.

15. Je mettrai de l'inimitié entre toi et la femme, entre sa postérité et ta postérité : celle-ci te blessera à la tête et toi tu la blesseras au talon.

GENESE, Chap. II.

 

Sujets de discussion

(Donnez-vous 5 points par bonne réponse)

 

1. Moby Dick, de Melville, commence ainsi : « Appelez-moi Ismaël. » Nous disons de ce livre qu’il est écrit à la première personne. A quelle personne la Genèse est-elle écrite ? Du point de vue de qui ?

2. Qui est le « bon » dans cette histoire ? Qui est le « méchant » ? Pouvez-vous élaborer une théorie valable en renversant les rôles ?

3. Traditionnellement, il est dit que le fruit offert à Ève par le serpent était une pomme. Mais la pomme n’est pas un fruit courant au Proche-Orient. Choisissez un des fruits suivants, plus logiques, et dissertez sur la naissance des mythes et comment ils se déforment avec le temps : figue, olive, datte, grenade.

4. Pourquoi le mot SEIGNEUR est-il toujours en capitales et pourquoi le nom de Dieu porte-t-il une majuscule ? Le nom du serpent ne devrait-il pas porter aussi une majuscule ? Sinon, pourquoi ?

5. Si Dieu a tout créé (voir Genèse, I), pourquoi s’est-il créé des problèmes en créant un serpent qui allait faire pécher ses créatures ? Pourquoi Dieu a-t-il créé un arbre dont il voulait qu’Adam et Ève ne connaissent même pas l’existence, et pourquoi s’est-il ensuite donné tant de mal pour les en détourner ?

6. Faites une comparaison critique entre la fresque de Michel-Ange de la Chapelle Sixtine représentant Adam et Ève chassés du paradis terrestre, et l’œuvre de Jérôme Bosch intitulée Le Jardin des délices.

7. Adam se conduisait-il en gentleman en rejetant la faute sur Ève ? Qui était Quisling ? Discuter le « cafetage » en tant que défaut caractériel.

8. Dieu s’est fâché en découvrant qu’il n’avait pas été obéi. Si Dieu est omnipotent et omniscient, pourquoi ne l’a-t-il pas prévu ? Pourquoi n’a-t-il pu trouver Adam et Ève quand ils se sont cachés ?

9. Si Dieu ne voulait pas qu’Adam et Ève goûtent au fruit défendu, pourquoi n’a-t-il pas averti le serpent ? Dieu aurait-il pu empêcher le serpent de tenter Adam et Ève ? Si oui, pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Sinon, discutez la possibilité que le serpent soit aussi puissant que Dieu.

10. En prenant des exemples dans deux journaux de tendances opposées, démontrez le concept de l’« information tendancieuse ».

 

V

Les vents empoisonnés hurlaient et faisaient voler la poussière couvrant la terre. Rien n’y vivait. Les vents, verts et mortels, plongeaient du haut du ciel et ravageaient la carcasse de la Terre, en cherchant, en fouinant ; cherchant tout ce qui bougeait, tout ce qui vivait encore. Mais il n’y avait rien. De la poussière. De la poudre de talc. De la pierre ponce.

Et le pic d’onyx de la montagne vers laquelle Nathan Stack et la chose d’ombre avaient marché, toute cette première journée. Quand la nuit tomba, ils se creusèrent une fosse dans la toundra, et la chose d’ombre l’enduisit d’une substance épaisse comme de la colle qu’avait contenue le sac de Stack. Stack passa une mauvaise nuit, serrant contre sa poitrine la pierre chauffante et respirant par un tube filtrant trouvé dans le sac.

Il se réveilla une fois, en entendant d’immenses créatures semblables à des chauves-souris qui les survolaient ; il les vit plonger vers la fosse creusée dans la terre, volant bas et en droite ligne à la surface du désert. Mais elles ne parurent pas le remarquer, ni la chose d’ombre tapie dans le trou. Elles déféquèrent, de minces rubans phosphorescents qui tombèrent en luisant dans les ténèbres et se perdirent dans la plaine ; puis les créatures remontèrent vers le ciel et le vent les emporta. Stack s’efforça de se rendormir.

Au matin, dans le jour glacé qui teignait tout en bleu, la chose d’ombre émergea de la poudre étouffante et rampa sur le sol, puis elle resta allongée, ses ongles cherchant à se retenir à la surface fuyante. Derrière elle, Stack s’efforçait de sortir et tendait une main hors de l’abri, comme pour demander du secours.

La créature d’ombre glissa sur le sol, luttant contre le vent qui avait forci pendant la nuit, retourna à l’endroit creusé, vers la main jaillissant de la poudre. Elle saisit cette main et les doigts de Stack se crispèrent convulsivement. Alors l’ombre rampante tira et extirpa l’homme de la dangereuse poussière.

Ensemble, ils se couchèrent sur le sol, clignant des yeux, luttant pour respirer sans emplir leurs poumons de cette mort suffocante.

— Pourquoi est-ce ainsi… qu’est-il arrivé ? hurla Stack dans les sifflements du vent.

La créature d’ombre ne répondit pas mais elle contempla longuement Stack, et puis, d’un geste très prudent, elle leva une main, l’avança devant les yeux de Stack et, très lentement, faisant ses doigts crochus, elle les referma comme une cage, comme un poing, comme une petite boule douloureusement serrée qui disait plus éloquemment que des mots : destruction.

Alors ils se remirent à se traîner vers la montagne.

 

VI

L’aiguille d’onyx de la montagne se dressait hors de l’enfer et s’efforçait d’atteindre le ciel déchiqueté. Elle était d’une monstrueuse arrogance. Rien n’aurait dû échapper à la désolation. Mais la montagne noire avait essayé, et réussi.

Elle ressemblait à un vieillard. Ridée, antique, striée de boue, automnale, solitaire ; noire et désolée, dressée par la force. Elle refusait de céder à la gravité, à la pression, à la mort. Elle se battait pour atteindre le ciel. Farouchement isolée, c’était la seule chose qui brisait la ligne d’horizon sinistre.

Dans vingt millions d’années, la montagne serait peut-être érodée, aussi lisse et sans aspérités qu’un minuscule bijou d’onyx offert à la divinité de la nuit. Mais la plaine avait beau poudroyer, et le vent furieux chasser contre ses flancs la poussière de lave, ils n’avaient jusqu’alors réussi qu’à adoucir les arêtes, comme si une intervention divine protégeait l’aiguille.

Près du sommet, des lumières s’agitaient.

 

VII

Stack apprit la nature des rubans phosphorescents rejetés sur la plaine dans la nuit par les espèces de chauves-souris. C’étaient des spores, qui devinrent dans la pâle lumière du jour d’étranges plantes sanglantes.

Tout autour d’eux, tandis qu’ils rampaient dans le crépuscule de l’aube, les petites choses vivantes sentirent leur chaleur et se mirent à lancer des pousses au travers du talc. Quand la braise rougeoyante d’un soleil agonisant monta au zénith, les plantes saignantes avaient déjà atteint leur maturité.

Stack poussa un cri quand un des tentacules de la liane s’enroula autour de sa cheville et l’immobilisa. Un autre se jeta à son cou.

Une mince pellicule de sang noir comme du jus de mûres recouvrait les lianes, laissant des marques sur la peau de Stack, des anneaux brûlants et douloureux.

La créature d’ombre glissa sur son ventre et revint vers l’homme. Sa tête triangulaire se dressa jusqu’au cou de Stack et elle mordit la liane. Un épais sang noir jaillit tandis que la plante s’ouvrait et les dents aiguës de la créature d’ombre mordirent et cisaillèrent jusqu’à ce que Stack puisse respirer à nouveau. D’un mouvement violent, Stack se baissa tout en tirant le couteau de son sac. Il scia la liane qui serrait inexorablement sa cheville. La plante poussa un cri, le même que celui que Stack avait entendu la nuit passée. La liane coupée s’éloigna rapidement, comme un serpent, et replongea dans le talc.

Stack et la chose d’ombre repartirent, courbés en deux, rampant sur la terre vers la montagne. Très haut dans le ciel pourpre, l’Oiseau de Mort tournoyait.

 

VIII

Sur leur propre monde, ils avaient vécu dans des cavernes lumineuses aux parois huilées pendant des millions d’années, faisant évoluer leur race et la dispersant dans tout l’univers. Quand ils furent las de fonder des empires, ils se replièrent sur eux-mêmes, et passèrent la plus grande partie de leur temps à l’élaboration complexe de chants de sagesse, et à créer de nouveaux mondes idéaux pour de nombreuses races.

Cependant, d’autres races créaient aussi. Et quand éclatait un conflit de juridiction, on faisait appel à l’arbitrage, dévolu à une race dont la raison d’être(1) était le dénouement habile et impartial des fils emmêlés des revendications et contre-revendications. L’honneur de leur race dépendait en fait de l’exercice sans défaut de ces qualités. Au fil des siècles, ils avaient raffiné leur talent dans les domaines de plus en plus complexes de l’arbitrage jusqu’à ce que le moment vînt où ils représentaient l’autorité suprême. Les plaideurs étaient contraints de se plier à leurs jugements, non seulement parce que les décisions étaient toujours sages et justes, mais aussi parce que la race des juges se détruirait elle-même si jamais ses décisions étaient mises en doute. Dans le lieu le plus saint du monde, ils avaient érigé une machine religieuse. Elle pouvait être activée pour émettre un son qui brisait leurs carapaces de cristal. C’était une race de créatures semblables à des criquets, pas plus grands qu’un pouce d’homme. Ils étaient adorés dans tous les mondes civilisés et leur perte eût été une catastrophe. Leur honneur et leur vertu n’étaient jamais mis en doute. Toutes les races respectaient leurs jugements.

Alors le peuple de Dira renonça à sa juridiction sur ce monde particulier, laissant Dira seul avec l’Oiseau de Mort, pour une mission de gardiennage que les adjudicateurs créatifs avaient imaginée.

Il existe un récit de la dernière rencontre entre Dira et ceux qui lui avaient confié cette mission. Il y avait des signes qui ne pouvaient être ignorés, qui avaient été d’ailleurs portés à l’attention des pères de la race de Dira par les adjudicateurs… et le Grand Enroulé était venu voir Dira à la toute dernière seconde pour lui parler de cette chose démente entre les mains de qui ce monde avait été placé, pour dire à Dira de quoi était capable cette chose.

Le Grand Enroulé – dont les anneaux étaient des boucles de sagesse acquise au cours de siècles de douceur, de perception et de profondes méditations qui avaient permis la création de projets merveilleux pour de nombreux mondes – celui qui était le plus saint de la race de Dira, lui fit honneur en venant à lui, plutôt que de le convoquer.

Nous n’avons qu’un seul présent à leur laisser, dit-il. La sagesse. Celui qui est dément viendra, et il leur mentira, et il leur dira que cest lui qui les a créés. Et nous serons partis, alors il n’y aura plus rien entre eux et l’être dément, que toi. Toi seul peut leur donner la sagesse qui leur permettra de le vaincre à l’heure qu’ils choisiront. Puis le Grand Enroulé caressa la peau de Dira avec une affection rituelle, et Dira fut si profondément ému qu’il ne put répondre. Et il resta seul.

L’être dément arriva et s’interposa, et Dira leur donna la sagesse, et le temps s’écoula. Son nom devint autre que Dira, il devint Serpent, et le nouveau nom fut méprisé ; mais Dira voyait que le Grand Enroulé avait été exact dans ses prédictions. Alors Dira opéra sa sélection. Un homme, l’un d’eux, et lui fit don de l’étincelle.

Tout cela est écrit quelque part. C’est historique.

 

IX

L’homme n’était pas Jésus de Nazareth. Il aurait pu être Simon. Ni Gengis Khan, mais peut-être un des soldats de sa horde. Ni Aristote, mais peut-être un de ceux qui écoutaient Socrate sur l’agora. Ni l’ancêtre qui inventa la roue ni ce maillon qui le premier cessa de se peindre en bleu et appliqua ses couleurs sur les parois d’une caverne. Mais quelqu’un près d’eux, quelqu’un de proche. L’homme n’était ni Richard Cœur-de-Lion, ni Rembrandt, Richelieu, Raspoutine, Robert Fulton ni le Mahdi. Un homme, simplement. Possédant l’étincelle.

 

X

Une fois, Dira alla vers l’homme. Tout au début. L’étincelle était là, mais la lumière avait besoin d’être convertie en énergie. Alors Dira vint à l’homme, et fit ce qui devait être fait avant que l’être dément l’apprenne, et quand il découvrit que Dira, le Serpent, avait opéré son contact, il se hâta de donner des explications.

Cette légende est parvenue jusqu’à nous ; c’est la fable de Faust.

VRAI ou FAUX ?

 

XI

La lumière fut convertie en énergie, ainsi :

Dans la quarantième année de sa cinq-centième incarnation, ignorant tout des millénaires qu’il avait vécus, l’homme se retrouva errant dans un lieu terriblement aride, sous un mince disque plat de soleil brûlant. Il appartenait à une tribu berbère qui n’avait jamais songé aux ombres sinon pour savourer leur fraîcheur quand elles l’abritaient du soleil. L’ombre vint à lui, volant sur les sables comme le khamsin d’Égypte, le simoun d’Asie Mineure, le harmattan, qu’il avait tous connus dans ses vies antérieures, qu’il avait tous oubliés. L’ombre vint à lui comme le sirocco.

L’ombre lui vola le souffle de ses poumons et les yeux de l’homme se révulsèrent. Il tomba sur le sol et l’ombre l’emporta de plus en plus bas, à travers les sables, jusqu’au fond de la Terre.

La Mère Terre.

Elle vivait, cette planète d’arbres, de rivières et de rochers aux profondes pensées de pierre. Elle respirait, elle connaissait l’émotion, elle rêvait des rêves, elle accouchait, elle riait et elle devenait contemplative au fil des millénaires. Cette immense créature nageant dans la mer de l’espace.

Quelle merveille, pensa l’homme, car il n’avait jamais compris, avant cela, que la Terre était sa mère. Il n’avait jamais compris, avant cela, que la Terre avait une vie propre, tout à la fois une partie de l’humanité et totalement séparée de l’humanité. Une mère qui avait sa vie à elle.

Dira, le Serpent, l’ombre… emmena l’homme au sein de la Terre et permit à l’étincelle de lumière de se transformer en énergie tandis que l’homme ne faisait plus qu’un avec la Terre. Sa chair fondit et devint de la glèbe fraîche et paisible. Ses yeux luirent, de cette lumière qui brille dans les plus obscurs centres de la planète, et il vit comment la mère s’occupait de ses petits ; les vers, les racines des plantes, les rivières qui cascadaient sans cesse de falaises immenses dans d’énormes cavernes, l’écorce des arbres. Il fut ramené dans le sein de cette grande mère Terre, et comprit la joie de sa vie.

Rappelle-toi ceci, dit Dira à l’homme.

Quelle merveille ! pensa l’homme…

… et il fut ramené vers les sables du désert, sans aucun souvenir d’avoir couché avec, aimé, savouré le corps de sa mère naturelle.

 

XII

Ils campèrent à la base de la montagne, dans une grotte de verre vert ; pas profonde mais formant une brusque déclivité, si bien que la poussière de lave ne pouvait les atteindre. Ils placèrent la pierre de Nathan Stack dans une petite cavité du sol, et la chaleur monta rapidement, et les chauffa. La chose d’ombre à la tête triangulaire s’accroupit, ferma son œil et envoya son instinct de chasse à la recherche d’aliments. Le vent apporta un cri aigu…

Bien plus tard, alors que Nathan Stack avait déjà mangé, alors qu’il se sentait à l’aise et bien repu, il cligna des yeux dans le noir et s’adressa à la créature qui était tapie là.

« Combien de temps ai-je passé au fond… Combien de temps a duré mon sommeil ? »

La chose d’ombre parla dans un murmure. Le quart d’un million d’années.

Stack ne répondit pas. Le chiffre dépassait l’entendement. La créature d’ombre parut le comprendre.

Dans la vie d’un monde, c’est un instant.

Nathan Stack était un homme qui avait le don d’adaptation. Il sourit.

— Je devais être fatigué.

L’ombre ne dit rien.

— Je ne comprends pas grand-chose à tout ceci. C’est assez effrayant. Mourir, et puis se réveiller… ici. Comme ça.

Tu nes pas mort. Tu as été emporté, déposé là au fond. A la fin, tu comprendras tout, je te le promets.

— Qui m’a transporté au centre de la terre ?

C’est moi. Je suis venu te chercher au moment propice, et je t’ai transporté au fond.

— Suis-je toujours Nathan Stack ?

Si tu le désires.

— Mais suis-je Nathan Stack ?

Tu l’as toujours été. Tu as eu beaucoup d’autres noms, beaucoup d’autres corps. Stack parut sur le point de parler, mais la créature d’ombre ajouta : Tu es toujours sur la voie de devenir ce que tu es.

— Mais que suis-je ? Suis-je toujours Nathan Stack, bon Dieu ?

Si tu le désires.

— Écoutez, vous n’avez pas l’air d’en être trop sûr. Vous êtes venu, vous m’avez transporté, enfin je veux dire que je me suis réveillé et vous étiez là. Alors qui mieux que vous peut connaître mon nom ?

Tu as eu beaucoup de noms, de bien nombreuses fois. Nathan Stack est simplement celui que tu te rappelles. Tu avais un nom bien différent jadis, au commencement, quand je suis venu à toi pour la première fois.

Stack avait peur de la réponse mais il ne put s’empêcher de poser la question :

— Quel était mon nom alors ?

Ish-Lilith. Époux de Lilith. Te la rappelles-tu ?

Stack réfléchit, essaya de s’ouvrir au passé, mais il était aussi insondable que le quart d’un million d’années qu’avait duré son sommeil dans la crypte.

— Non. Mais il y a eu d’autres femmes, d’autres fois.

Beaucoup. Il y en a une qui a remplacé Lilith.

— Je ne me souviens pas.

Son nom… n’a pas d’importance. Mais quand l'être dément te l’a prise et l’a remplacée par l’autre… alors j’ai compris que cela finirait ainsi. L’Oiseau de Mort.

— Je ne voudrais pas passer pour un imbécile, mais je n’ai pas la moindre idée de ce que vous racontez.

Avant que tout finisse, tu comprendras tout.

— Vous l’avez déjà dit !

Stack se tut, contempla la créature d’ombre pendant une éternité de quelques instants, puis il demanda :

— Quel est votre nom ?

Avant de te connaître, je m’appelais Dira.

La créature avait donné son nom dans sa langue maternelle. Stack fut incapable de le prononcer.

— Avant de me connaître. Et comment vous appelez-vous maintenant ?

Serpent.

Quelque chose glissa devant l’entrée de la grotte. Cela ne s’arrêta pas mais appela avec une voix de boue humide glissant dans un marécage.

— Pourquoi m’avez-vous emmené au fond ? Pourquoi moi ? Pourquoi êtes-vous venu à moi ? Quelle étincelle ? Pourquoi ne puis-je me rappeler ces autres vies ni qui j’étais ? Que voulez-vous de moi ?

Tu devrais dormir. L’escalade a été longue. Et froide.

— J’ai dormi pendant deux cent cinquante mille ans. Je ne suis guère fatigué, répliqua Stack. Pourquoi m’avez-vous choisi ?

Plus tard. Dors à présent. Le sommeil a d’autres usages.

Les ombres s’approfondirent autour du Serpent et suintèrent hors de la grotte ; Nathan Stack s’allongea près de la pierre chauffante, et bientôt les ténèbres le prirent.

 

XIII

Lecture supplémentaire

Ceci est un essai dû à un écrivain. C’est un texte qui fait nettement appel aux émotions. En le lisant, demandez-vous comment il s’applique au sujet dont nous parlons. Qu’essaie de dire l’auteur ? A-t-il réussi à exprimer sa pensée ? Cet essai jette-t-il une lumière sur notre sujet ? Après avoir lu ce texte, prenez une autre copie, écrivez votre propre essai (pas plus de 500 mots) sur la perte d’un être cher. Si vous n’avez jamais perdu d’être cher, inventez.

 

Abbou

Hier, mon chien est mort. Pendant onze ans, Abbou avait été mon meilleur ami. C’est lui qui m’a inspiré l’histoire d’un petit garçon et de son chien que d’innombrables lecteurs ont aimée. Il n’était pas un animal, mais une personne. C’était impossible de verser dans l’anthropomorphisme, il ne l’aurait pas supporté. Mais il était une créature si particulière, il avait une personnalité si forte, il était si résolu à partager sa vie avec ceux qu’il choisissait, lui, qu’il était aussi parfaitement impossible de le considérer comme un simple chien. A part ces caractéristiques canines auxquelles le condamnait son espèce, il se comportait comme un être unique.

Nous avons fait connaissance quand je suis allé au Refuge de Los Angeles. Je voulais un chien parce que je me sentais seul et je m’étais souvenu que lorsque j’étais petit, un chien avait été mon ami, quand je n’en avais pas d’autres. Un été, j’étais parti en colonie de vacances, et à mon retour j’avais découvert qu’une vieille et horrible voisine avait fait ramasser et piquer mon chien, pendant que mon père était à son travail. Cette nuit-là je m’étais glissé dans la cour de cette femme et j’avais trouvé un tapis étendu sur la corde à linge. Le batteur à tapis était accroché à un poteau. Je l’avais volé et j’étais allé l’enterrer.

Au Refuge, il y avait un homme qui faisait la queue devant moi. Il avait apporté un chiot d’une semaine ou deux. Un Puli, un chien de berger hongrois ; une triste petite bête. Sa chienne avait fait trop de petits et il apportait celui-là pour qu’il soit adopté ou piqué. On emporta le chien dans l’asile et l’homme derrière le comptoir m’appela. Je lui dis que je voulais un chien et il me fit entrer, pour défiler devant la rangée de cages.

Dans une d’elles le petit Puli qu’on venait d’apporter était assailli par trois plus grands chiens qui avaient été les premiers locataires. Il était minuscule, et on l’avait jeté sur le dos ; il était bien mal en point mais il se débattait vaillamment. L’avorton de la portée.

— Sortez-le de là ! criai-je. Je le prends, je le prends, sortez-le de là !

Il me coûta deux dollars. Jamais deux dollars n’ont été mieux dépensés.

Dans la voiture, en rentrant chez moi, il était couché sur le siège à côté de moi et me regardait. J’avais songé à plusieurs noms de chien, mais en le regardant, en voyant ses yeux, je me rappelai soudain une scène du film d’Alexandre Korda tourné en 1939, Le Voleur de Bagdad, où le méchant vizir, joué par Conrad Veidt, avait changé Abbou le petit voleur, joué par Sabu, en chien. Dans le film, il y avait eu une surimpression, le visage humain se transformant lentement en face canine, si bien qu’à un moment donné le regard du chien brillait d’une intelligence singulière. Le petit Puli me regardait avec cette même expression.

— Abbou, dis-je.

Ce nom ne provoqua chez lui aucune réaction, il s’en moquait éperdument. Mais, désormais, ce fut le sien.

Aucun de ceux qui venaient chez moi ne pouvait manquer de le remarquer avec intérêt. Quand il sentait qu’une personne avait de bonnes vibrations, il se précipitait, se roulait à ses pieds. Il adorait les caresses, et malgré des années de gronderies, jamais je ne pus l’empêcher de venir mendier à table, car il avait découvert que la plupart des gens qui venaient dîner chez moi ne pouvaient résister à son expression lamentable à la Jackie-Coogan-dans-le-Kid(2).

Il était aussi un excellent détecteur de sale engeance. Bien souvent, alors que j’avais fait connaissance d’une personne qui me plaisait mais qui provoquait la hargne d’Abbou, je m’apercevais immanquablement au bout de quelque temps que cette personne ne valait rien. Je pris l’habitude d’observer son attitude envers les nouveaux venus, et je dois avouer qu’elle influençait mes propres réactions. Je me méfiais toujours de ceux dont Abbou s’écartait.

Des femmes avec qui j’avais eu des liaisons malheureuses revenaient néanmoins à la maison de temps en temps… pour rendre visite au chien. Il avait un cercle d’amis intimes, dont beaucoup n’avaient pas de rapports avec moi, y compris quelques-unes des plus belles vedettes d’Hollywood. Une dame exquise envoyait son chauffeur le chercher le dimanche après-midi pour jouer sur la plage avec lui.

Je ne lui ai jamais demandé ce qui se passait ces jours-là. Il ne parlait pas.

L’année dernière, il a commencé à décliner, mais je ne m’en suis pas aperçu tout de suite car il continua, presque jusqu’à la fin, de se comporter en jeune chiot. Mais il dormait trop, il ne pouvait garder ses aliments, pas même les repas hongrois que lui préparaient les Magyars habitant au coin de la rue. Je compris qu’il devait vraiment avoir quelque chose quand il prit peur durant le grand tremblement de terre de Los Angeles, l’an dernier. Abbou n’avait jamais eu peur de rien. Il attaquait l’Océan Pacifique et marchait la tête haute parmi des chats vicelards. Mais le tremblement de terre le terrifia, et il sauta sur mon lit, jetant ses petites pattes de devant autour de mon cou. Je faillais bien être l’unique victime de ce séisme à mourir étranglé par un animal.

Durant les premiers mois de l’année, il passa son temps chez le vétérinaire, et cet imbécile ne faisait que répéter que je le nourrissais mal.

Et puis un dimanche qu’il était dans le jardin, je le découvris au pied du perron, couvert de boue, vomissant si péniblement qu’il ne pouvait plus cracher que de la bile. Il était couvert de déjections et d’excréments, et cherchait désespérément à enfoncer sa truffe dans la terre pour y chercher de la fraîcheur. Il respirait à peine. Je le conduisis chez un autre vétérinaire.

Au début, on pensa que c’était simplement la vieillesse… qu’on pourrait le remettre sur pied. Mais finalement on le fit passer à la radio et on découvrit qu’un cancer rongeait son estomac et son foie.

Je retardai tant que je pus le jour fatal. Je ne pouvais concevoir un monde sans lui. Mais hier je suis retourné chez le vétérinaire et j’ai signé les papiers d’euthanasie.

— Je voudrais passer un peu de temps avec lui, avant, dis-je.

On l’apporta et on le plaça sur la table d’acier inoxydable. Il avait terriblement maigri. Il avait toujours eu un petit ventre rond qui était creux à présent. Les muscles des cuisses étaient faibles, mous. Il s’approcha de moi et fourra sa tête au creux de mon aisselle. Il tremblait violemment. Je lui soulevai la tête et il me regarda avec cette petite figure comique qui m’avait toujours fait penser à Lawrence Talbot, l’Homme-Loup. Il savait. Intelligent et vif jusqu’au bout, hein, mon vieil ami ? Il savait, et il avait peur. Il tremblait jusqu’au bout de ses pattes amaigries. Cette petite balle de poils bondissante qui, couchée sur un tapis sombre, pouvait être prise pour une carpette de fourrure, sans que l’on sache de quel côté se trouvaient la tête et la queue… si décharnée. Il tremblait, sachant ce qui allait lui arriver. Mais il restait jeune chiot.

Je pleurai et mes yeux se fermèrent tandis que mon nez se gonflait et se bouchait de larmes, et il nicha sa tête entre mes bras parce que nous n’avions jamais pleuré ensemble. J’avais honte de moi, honte de prendre la chose moins bien que lui.

— Il le faut, bébé, parce que tu souffres et tu ne peux pas manger. Il le faut.

Mais ce n’était pas ça qu’il voulait savoir.

Le vétérinaire entra. C’était un brave type, et il me demanda si je ne préférais pas partir et le laisser faire.

Alors Abbou se redressa et il me regarda.

Il y a une scène dans le Viva Zapata de Kazan, où un bon copain de Zapata, de Brando, a été condamné pour avoir conspiré avec les Federates. Un ami qui a suivi Zapata depuis la montagne, depuis le début de la révolution. Et on vient le chercher dans sa cabane pour l’emmener au poteau d’exécution, et Brando s’éloigne mais son copain lui prend le bras et lui dit avec une grande amitié : « Emiliano, fais-le toi-même. »

Abbou me regarda, et je savais qu’il n’était qu’un chien, mais s’il avait pu parler avec une langue humaine il n’aurait pu s’exprimer avec plus d’éloquence que par ce regard qui me disait : Ne me laisse pas avec des étrangers.

Alors je le maintins quand on l’allongea, et le vétérinaire glissa le garrot à sa patte avant droite pour faire gonfler la veine, et je pris la tête d’Abbou et il la détourna de moi quand l’aiguille pénétra. Il fut impossible de dire à quel moment précis il était passé de la vie à la mort. Il posa simplement sa tête sur ma main, ses paupières battirent et ce fut la fin.

Je l’enveloppai dans un drap, avec l’aide du vétérinaire et je rentrai chez moi avec Abbou sur le siège avant à côté de moi, exactement comme nous étions rentrés onze ans plus tôt. Je l’emportai dans le jardin et commençai à creuser sa tombe. Je creusai pendant des heures, en pleurant et en marmonnant tout seul, en lui parlant à travers son drap. Ce fut une très jolie tombe, bien propre, rectangulaire, avec les bords lissés et la terre éboulée retirée à la main.

Je le déposai au fond du trou et il me parut atrocement petit là-dedans, pour un chien qui avait tenu tant de place, si vivant, si poilu, si drôle. Je le recouvris et quand le trou fut plein de terre tassée, je replaçai dessus la plaque d’herbe bien nette que j’avais découpée avec soin. Et ce fut tout.

Mais je ne pouvais pas l’envoyer chez des étrangers.

FIN

 

Questions pour un débat

1. Quand l’homme dit à son « chien » qu’il est « dieu », cela a-t-il une signification particulière ?(3)

2. L’auteur cherche-t-il à conférer des qualités humaines à une créature non humaine ? Pourquoi ? Débattez de l’anthropomorphisme en partant de la phrase « Tu es Dieu ».

3. Débattez de l’amour dont parle l’auteur dans cet essai. Faites une comparaison critique avec d’autres formes d’amour : l’amour d’un homme pour une femme, d’une mère pour son enfant, d’un fils pour sa mère, d’un botaniste pour les plantes, d’écologiste pour la Terre.

 

XIV

Dans son sommeil, Nathan Stack parla :

— Pourquoi m’avez-vous choisi ? Pourquoi moi…

 

XV

Comme la Terre, la Mère souffrait.

La grande maison était silencieuse. Le médecin était parti, et la famille descendue en ville pour dîner. Il était assis à côté du lit et la contemplait. Elle paraissait grise et vieille et ratatinée ; sa peau était d’une teinte douce et cendrée, comme de la poussière. Il pleurait sans bruit.

Il sentait sa main sur son genou, leva les yeux et vit qu’elle le regardait.

— Tu naurais pas dû me surprendre, dit-il.

— J’aurais été déçue si je ne l’avais pas fait, répondit-elle d’une voix ténue, très douce.

— Comment te sens-tu ?

— J’ai mal. Ben m’a mal calmée.

Il se mordit la lèvre. Le médecin avait administré une dose massive, mais la douleur était plus forte. Il la voyait frémir et sursauter quand les élancements se faisaient plus vifs. Des impacts. Il voyait la vie s’éteindre dans ses yeux.

— Comment est-ce que ta sœur prend tout ça ?

Il haussa les épaules…

— Tu connais Charlene. Elle est navrée, mais c’est trop intellectuel pour elle.

Une petite ombre de sourire voleta sur les lèvres de sa mère.

— C’est terrible à dire, Nathan, mais ta sœur n’est pas la femme la plus sympathique du monde. Je suis heureuse que tu sois là… Il se peut que ton père et moi ayons raté quelque chose, qu’il nous ait manqué un gène. Charlene n’est pas complète.

— Je peux te donner quelque chose ? Un verre d’eau ?

— Non, ça va.

Il regarda l’ampoule de morphine. La seringue était posée à côté, froide et stérile, sur un linge propre. Il sentit peser sur lui le regard de la malade. Elle savait ce qu’il pensait. Il se détourna.

— Je serais capable de tuer pour avoir une cigarette, dit-elle.

Il rit. A soixante-cinq ans, les deux jambes amputées, ce qui restait de son côté gauche paralysé, le cancer s’étendant vers son cœur comme une gelée mortelle, elle restait une forte femme.

— Tu n’as pas droit à une cigarette, alors n’y pense plus.

— Qu’est-ce que tu attends pour prendre cette seringue et me délivrer ?

— Tais-toi, maman.

— Ah ! je t’en prie, Nathan ! J’en ai pour quelques heures si j’ai de la chance, des mois si je nen ai pas. Nous avons déjà parlé de ça. Tu sais que je gagne toujours.

— Est-ce que je ne t’ai jamais dit que tu étais une vieille dame insupportable ?

— Souvent, mais je t’aime bien quand même.

Il se leva et marcha jusqu’au mur. Il ne pouvait le traverser, alors il revint sur ses pas.

— Tu ne pourras pas y échapper.

— Je t’en prie, maman ! Bon Dieu !

— Bien. Parlons plutôt de l’affaire.

— Je me fous éperdument de l’affaire, en ce moment.

— Alors de quoi veux-tu que nous parlions ? Des sublimes pensées auxquelles une vieille dame peut consacrer ses derniers moments ?

— Tu es plutôt morbide, tu sais. J’ai l’impression que ça t’amuse, que c’est maladif chez toi.

— Comment veux-tu que ça mintéresse autrement ?

— Comme une aventure.

— La plus grande. Dommage que ton pauvre père nait pas eu l’occasion de la savourer.

— Je ne crois pas qu’il aurait savouré cette sensation d’être écrasé par une presse hydraulique.

Puis il y réfléchit, parce qu’il voyait toujours le même petit sourire aux lèvres de sa mère.

— Bon, je veux bien, il l’aurait peut-être appréciée. Vous étiez si irréels, tous les deux, que vous auriez bien été capables d’en discuter et d’analyser les restes.

— Et tu es notre fils.

Il l’était, il ne pouvait le nier, ne l’avait jamais nié. Il était dur et doux et fou comme eux ; il se rappelait ces jours dans la jungle autour de Brasilia, et la chasse dans la tranchée des Caïmans, et les autres jours passés à travailler à l’usine avec son père, et il savait que lorsque son heure sonnerait il savourerait sa mort tout comme eux.

— Dis-moi une chose, que j’ai toujours voulu savoir. Est-ce que papa a vraiment tué Tom Golden ?

— Prends la seringue et je te répondrai.

— Je suis un Stack, je ne me laisse pas soudoyer.

— Je suis une Stack, moi, et je connais ta curiosité insatiable. Fais-moi la piqûre et je te répondrai.

Il marcha dans la chambre comme un ours en cage. Elle le suivait des yeux, des yeux aussi brillants que ses cuves de la fabrique.

— Tu n’es qu’une vieille garce.

— Tu nas pas honte, Nathan ? Tu sais que tu nes pas un fils de garce. Ta sœur ne pourrait pas en dire autant. Je t’ai dit qu’elle n’était pas la fille de ton père ?

— Non, mais je le savais.

— Tu aurais aimé son père. Il était suédois. Ton père, à toi, l’aimait bien.

— C’est pour ça qu’il lui a cassé les deux bras ?

— Sans doute. Mais je n’ai jamais entendu le Suédois se plaindre. Une nuit dans un lit avec moi, à l’époque, valait bien deux bras cassés. Prends la seringue.

Finalement, alors que la famille en était au plat de résistance, il emplit la seringue et fit la piqûre. Elle ouvrit de grands yeux quand la drogue atteignit son cœur, et juste avant de mourir elle rassembla toutes ses forces et murmura :

— Un marché est un marché. Ton père n’a pas tué Tom Golden. C’est moi. Tu es un sacré garçon, Nathan, et tu nous a combattus comme nous le désirions, et nous t’aimions plus que tu ne peux l’imaginer. Sauf que, mon petit salaud rusé, tu sais, n’est-ce pas ?

— Je sais, souffla-t-il.

Et elle mourut. Et il pleura. Sans autre forme de poésie.

 

XVI

Il sait que nous venons.

Ils escaladaient la face nord de la montagne d’onyx. Le Serpent avait badigeonné les pieds de Nathan Stack avec l’épaisse colle et, si ce n’était guère une promenade digestive, il était capable de s’agripper avec les orteils et de se hisser plus haut. Ils se reposaient à présent sur une corniche en spirale, et le Serpent venait de parler pour la première fois de ce qui les attendait, là où ils allaient.

— Lui ?

Le Serpent ne répondit pas. Stack s’adossa à la paroi rocheuse. Au pied de la montagne, ils avaient rencontré des espèces de limaces qui avaient voulu se coller au corps de Stack, mais quand le Serpent les avait chassées elles étaient retournées s’accrocher aux rochers. Elles ne s’étaient pas approchées de la créature d’ombre. Un peu plus haut, Stack avait aperçu les lumières clignotant au sommet et son estomac s’était crispé de peur. Un peu avant d’atteindre la corniche, ils étaient passés devant une grotte où dormaient les étranges chauves-souris. Elles s’étaient affolées en sentant la présence de l’homme et du Serpent, et leurs cris avaient soulevé le cœur de Stack. Le Serpent l’avait soutenu, et ils avaient pu passer. Maintenant ils se reposaient et le Serpent refusait de répondre à ses questions.

Nous devons continuer de grimper.

— Parce qu’il sait que nous sommes là, dit Stack avec une nuance de sarcasme dans la voix.

Le Serpent repartit. Stack ferma les yeux. Le Serpent fit demi-tour et revint vers lui. Stack leva les yeux vers l’ombre à l’œil unique.

— Pas un pas de plus.

Il n’y a aucune raison que tu ne saches pas.

— Aucune, mon ami, sinon que j’ai comme l’impression que vous n’allez rien me dire.

Le moment de la révélation n’est pas encore venu.

— Écoutez. Ce n’est pas parce que je n’ai rien demandé que je n’ai pas envie de savoir. Vous m’avez dit des choses que je ne devrais pas comprendre… des choses folles… Je suis aussi vieux que… Je ne sais pas, je ne connais pas mon âge, mais j’ai l’impression que vous voulez me faire croire que je suis Adam…

C’est la vérité.

— Hein ?

Il se tut, et considéra la créature d’ombre. Et puis, tout doucement, acceptant plus de choses qu’il n’aurait cru possible, il murmura :

— Serpent… Donne-moi un nouveau rêve et révèle-moi le reste.

Tu dois être patient. Celui qui vit au sommet de la montagne sait que nous arrivons, mais j’ai pu éviter quil perçoive le danger que tu représentes pour lui, uniquement parce que tu l’ignores toi-même.

— Dites-moi ceci, au moins. Est-ce qu’il veut que nous montions ? Celui qui est au sommet ?

Il le permet. Parce qu’il ne sait pas.

Stack hocha la tête et se résigna à suivre le Serpent. Il se leva et s’inclina cérémonieusement comme un valet, de l’air de dire : après vous, Serpent.

Alors le Serpent tourna les talons, ses mains plates collées à la paroi rocheuse, et ils poursuivirent leur ascension en spirale vers le sommet.

L’Oiseau de Mort plana et s’éleva vers la Lune. Il avait encore du temps devant lui.

 

XVII

Dira se présenta à Nathan Stack au crépuscule, surgissant dans la salle du conseil d’administration du consortium industriel que Stack avait bâti à partir de l’empire familial.

Stack était assis dans le fauteuil pneumatique dominant la salle de conférences où se prenaient les décisions au plus haut niveau. Il était seul. Les autres étaient partis depuis des heures et la pièce était obscure, uniquement éclairée par la lueur diffuse des appliques encastrées qui brillaient au travers des murs translucides.

La créature d’ombre traversa les murs et sur son passage ils se transformèrent en quartz rose, et reprirent ensuite leur couleur neutre. Elle contempla Nathan Stack, et pendant un long moment l’homme n’eut pas conscience d’une autre présence.

Tu dois partir maintenant, dit le Serpent.

Stack releva la tête, ses yeux s’agrandirent, horrifiés, et dans son esprit passa l’image reconnaissable de Satan, souriant de tous ses crocs, ses cornes scintillant comme si on les voyait au travers d’un filtre, la queue du bout triangulaire fouettant le sol, les sabots fendus laissant des empreintes calcinées sur le tapis, les yeux profonds et luisants, la fourche, la cape doublée de satin, les jambes velues, les griffes. Il voulut crier mais aucun son ne sortit de sa gorge.

Non, dit le Serpent, tu te trompes. Viens avec moi et tu comprendras.

Il y avait de la tristesse dans cette voix. Comme si Satan avait souffert une grave injustice. Stack secoua violemment la tête.

Le temps pressait, il n’était pas question de discuter. Le moment était venu et Dira ne pouvait hésiter. Il fit un geste et Nathan Stack se leva du fauteuil pneumatique, laissant derrière lui quelque chose qui ressemblait à Nathan Stack endormi, et il s’approcha de Dira et le Serpent le prit par la main et ils s’en allèrent en traversant le quartz rose.

De plus en plus profondément, le Serpent l’entraînait.

La Mère souffrait. Elle était malade depuis des ères, mais le mal avait empiré au point que le Serpent savait que l’on passait dans l’état critique, fatal, et la Mère le savait aussi. Mais elle voulait préserver son enfant, intercéder pour lui et le cacher au plus profond de son sein où personne, pas même l’être dément, ne pourrait le trouver.

Dira entraîna Stack en enfer.

C’était un lieu parfait.

Chaud et sûr et loin des recherches des êtres fous.

Et la maladie poursuivit ses ravages, sans qu’on puisse l’enrayer. Des nations s’écroulèrent, les océans se mirent à bouillir et puis se refroidirent et se recouvrirent d’écume, l’air s’épaissit, empli de poussières et de vapeurs délétères, les chairs fondirent, les cieux s’assombrirent, le soleil perdit sa force et sa chaleur. La Terre gémit.

Les plantes souffrirent et se consumèrent, les animaux infirmes devinrent enragés, les arbres s’enflammèrent et de leurs cendres s’élevèrent des formes de verre que le vent brisa. La Terre se mourait ; dans une longue, lente et douloureuse agonie.

Au centre de la Terre, dans le lieu parfait, Nathan Stack dormait. Ne me laisse pas avec des étrangers.

Très haut, très loin près des étoiles, l’Oiseau de Mort planait et décrivait des cercles, inlassablement, attendant la consigne.

 

XVIII

Quand ils atteignirent le plus haut sommet, Nathan Stack cligna des yeux dans le froid brûlant et le vent démoniaque et glacé ; il vit le sanctuaire de toujours, la cathédrale de l’éternité, le pilier du souvenir, le havre de la perfection, la pyramide des bénédictions, l’atelier de la création, la voûte de la délivrance, le monument d’espoir, le réceptacle des pensées, le labyrinthe des merveilles, le catafalque du désespoir, le podium de la parole et le creuset des dernières tentatives.

Sur une pente s’élevant vers le pinacle étoilé, il vit la demeure de celui qui vivait là – des lumières scintillantes et vacillantes, des lumières que l’on pouvait voir au loin sur la surface abandonnée de la planète – et il commença à se douter du nom de l’habitant.

Soudain, tout devint rouge aux yeux de Nathan Stack. Comme si on avait soudain placé un filtre devant ses yeux, le ciel noir, les lumières clignotantes, les rochers formant l’immense plateau où ils se trouvaient, et même le Serpent, tout devint rouge, et cette couleur provoqua en lui des douleurs. Une souffrance atroce qui brûlait dans toutes les fibres du corps de Stack, comme si on avait mis le feu à son sang. Il hurla et tomba à genoux, et la douleur fulgura dans son cerveau en suivant chaque nerf, chaque vaisseau, envahissant les cellules et les glandes. Son crâne était en feu.

Défends-toi, dit le Serpent. Repousse-le !

Un cri silencieux traversa l’esprit de Stack : Je ne peux pas !

La douleur lui coupait le souffle, l’empêchait de parler. Des flammes montaient et il sentait fondre à leur chaleur les délicats tissus de son cerveau. Il s’efforça de penser à de la glace. Il se cramponna à la planche de salut de la glace, des monceaux, des montagnes de glace, des icebergs dérivant dans des mers glacées, alors même que son âme se consumait et fumait. De la glace ! Il songea à des millions de particules de grêle qui tombaient et crépitaient et sifflaient dans le brasier qui lui rongeait l’esprit ; et il y eut un jet de vapeur, une flamme s’éteignit, un coin se rafraîchit… alors il s’y réfugia, en pensant à la glace, en imaginant des cubes, des blocs, des montagnes de glace, qu’il poussait devant lui pour agrandir le cercle de fraîcheur et de sécurité. Alors les flammes commencèrent à battre en retraite, à s’insinuer dans les chenaux, et il lança la glace à leurs trousses pour les étouffer, les éteindre, les inonder d’eau glacée.

Quand il rouvrit les yeux, il était toujours à genoux, mais il avait retrouvé sa lucidité, il était redevenu normal.

Il essaiera encore. Il faut te tenir prêt.

— Dites-moi tout ! Je ne puis pas subir cela sans savoir, sans comprendre ! J’ai besoin de secours !

Tu peux te secourir toi-même. Tu en as la force. Je t’ai donné cette force. L’étincelle.

et ce fut la deuxième folie !

L’atmosphère changea et il tenait dans ses mandibules des morceaux gluants de fibre malpropre dont le goût lui donnait la nausée. Ses élytres se ratatinèrent et rentrèrent dans sa carapace et, sentant les os craquer, il poussa des cris de douleur si rapprochés qu’ils ne faisaient qu’un. Il essaya de s’enfuir sur ses petites pattes mais ses yeux multipliaient l’éclat de la lumière qui l’aveuglait. Des facettes de ses yeux éclatèrent et du jus en sortit en bouillonnant. La douleur était indicible.

Défends-toi.

Stack roula sur le dos, plongeant dans le sol ses piquants, et pendant un instant il comprit qu’il voyait par les yeux d’une autre créature, d’une autre forme de vie, qu’il était incapable de décrire. Il se trouvait sous un ciel immense et cela l’effrayait, il était entouré d’un air devenu mortel et cela le terrifiait, il devenait aveugle et cela l’affolait, il était… il était un homme… il lutta contre l’impression d’être autre chose… il était un homme et il refusait d’avoir peur, il résistait.

Il roula sur le ventre, rentra ses piquants et s’efforça d’abaisser ses élytres. Des os brisés grincèrent et la douleur le transperça. Il se força à l’ignorer, et finalement il put ouvrir ses élytres et respirer et…

Et quand il ouvrit les yeux il était de nouveau Nathan Stack.

et ce fut la troisième folie :

Un désespoir sans nom.

Il surgit de l’infinie misère et redevint Stack.

… la quatrième folie :

La démence.

Il lutta contre la folie furieuse et redevint Stack.

… et la cinquième folie, la sixième, la septième et les fléaux, les pestes, les tourbillons, les maléfices, la réduction de taille et de forme, les chutes infinies dans des enfers sous-microscopiques, les choses qui le rongeaient de l’intérieur, et la vingtième, la quarantième, et le son de sa voix hurlant pour une délivrance, et la voix du Serpent toujours près de lui qui chuchotait : Défends-toi !

Finalement, tout cessa.

Vite, maintenant.

Serpent prit Stack par la main et le traîna vers le grand palais de lumière et de verre dressé sur la pente, scintillant au pied du pinacle étoilé, puis ils franchirent une arche de métal brillant et entrèrent dans le vestibule d’ascension. Le portail se referma sur eux.

Les murs frémissaient. Les sols marquetés, les mosaïques incrustées de joyaux se mirent à onduler et à trembler. Des plaques tombèrent des immenses voûtes et des hauts plafonds. Dans un sourd grondement, le palais parut se secouer horriblement et s’écrouler autour d’eux.

Maintenant, dit le Serpent, maintenant tu sauras tout.

Et tout oublia de tomber. Figés en l’air, les décombres du palais restèrent suspendus au-dessus d’eux. Même l’air cessa de tournoyer. Le temps s’immobilisa. Le mouvement de la Terre s’arrêta. Tout resta pétrifié tandis que Nathan Stack était autorisé à tout comprendre.

 

XIX

 

Cochez vos réponses

 

(Ceci compte pour 1/2 dans la note finale)

 

1. Dieu est :

A. Un esprit invisible à longue barbe.

B. Un petit chien mort, dans un trou.

C. Tout homme.

D. Le Magicien d’Oz.

2. Nietzsche a écrit « Dieu est mort ». Il entendait par là que :

A. La vie n’a pas de sens.

B. La foi en des divinités suprêmes s’étiole.

C. Il n’y a jamais eu de Dieu.

D. Tu es Dieu.

3. Écologie signifie :

A. Amour maternel.

B. Égoïsme éclairé.

C. Une bonne salade diététique avec de la granola.

D. Dieu.

4. Laquelle de ces phrases évoque le mieux un amour profond ?

A. Ne me laisse pas avec des étrangers.

B. Je t’aime.

C. Dieu est amour.

D. Prends la seringue.

5. Lequel de ces mots associe-t-on le plus généralement avec Dieu ?

A. Puissance.

B. Amour.

C. Humanité.

D. Docilité.

 

XX

Rien de tout ce qui précède.

Les étoiles se reflétaient dans les yeux de l’Oiseau de Mort et son passage jetait une ombre sur la Lune.

 

XXI

Nathan Stack leva les mains et autour d’eux l’air resta aussi calme, tandis que le palais s’écroulait. Ils étaient sains et saufs. Maintenant tu sais tout ce qu’il y a à savoir, dit le Serpent en tombant à genoux comme en adoration. Il n’y avait là personne à adorer à part Nathan Stack.

— A-t-il toujours été fou ?

Depuis le commencement.

— Alors ceux qui lui ont donné notre monde étaient fous, et votre race a été folle de le permettre.

Le Serpent ne sut que répondre.

— Peut-être fallait-il qu’il en fût ainsi, dit Stack.

Il se pencha et força le Serpent à se relever. Il caressa la tête de la créature d’ombre.

— Ami, dit-il.

La race du Serpent ignorait les larmes. Il répondit : Je l’ai attendu plus longtemps que tu ne peux imaginer, le mot que tu viens de prononcer.

— Je regrette qu’il vienne à la fin.

Peut-être était-il écrit qu’il fallait que ce fût ainsi.

Un grand vent tournoya, un éclat de lumière jaillit dans le palais en ruine, et le propriétaire de la montagne, le propriétaire de la Terre morte leur apparut dans un buisson ardent.

ENCORE, SERPENT ? ENCORE UNE FOIS TU VIENS ME CONTRARIER ?

Le temps des jouets est révolu.

C’EST NATHAN STACK QUE TU AMÈNES POUR M’ARRÊTER ? C’EST MOI QUI DÉCIDE QUAND LES TEMPS SONT RÉVOLUS. JE LE DIS, MOI, COMME JE L’AI TOUJOURS DIT.

Puis, s’adressant à Nathan Stack :

VA-T’EN. TROUVE UN LIEU OU TE CACHER EN ATTENDANT QUE JE VIENNE TE CHERCHER.

Stack ignora le buisson ardent. Il agita la main et le cône de sécurité qui les protégeait disparut.

— Trouvons-le d’abord, lui, ensuite je saurai ce qu’il faut faire.

L’oiseau de Mort aiguisa ses serres sur le vent de la nuit et plongea dans le vide vers la Terre en cendres.

 

XXII

Nathan Stack avait contracté une pneumonie. Il était couché sur la table d’opération tandis que le chirurgien pratiquait la petite incision dans le thorax. S’il n’avait pas été si obstiné, s’il n’avait pas continué à travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant que l’infection pleurale devenait empyème, il n’aurait jamais eu besoin de passer sur le billard, même pour une opération aussi bénigne qu’une thoracotomie. Mais il était un Stack, et par conséquent il gisait maintenant sur une table d’opération tandis qu’une sonde était insérée dans sa cage thoracique pour drainer le pus de la plèvre, et il entendit quelqu’un prononcer son nom.

NATHAN STACK.

Il entendit la voix venir de loin, d’une immensité arctique ; il l’entendit se répercuter dans un corridor infini ; pendant que le bistouri s’enfonçait dans sa chair.

NATHAN STACK.

Il se rappelait Lilith aux cheveux de nuit. Il se souvenait d’avoir agonisé pendant des heures sous un éboulis de rochers tandis que ses compagnons de chasse de la horde déchiquetaient la carcasse de l’ours, et restaient sourds à ses cris et ses appels au secours. Il se rappelait l’impact du carreau d’arbalète qui avait percé son haubert et déchiqueté sa poitrine quand il était mort à Azincourt. Il se souvenait de l’eau glacée de l’Ohio quand elle s’était refermée sur sa tête, et du radeau qui disparaissait sans que ses compagnons s’aperçoivent de sa chute. Il sentait encore le gaz moutarde qui rongeait ses poumons alors qu’il essayait de ramper vers une ferme près de Verdun. Il se souvenait d’avoir regardé de près l’éclat de la bombe et sentit la chair de sa figure se fondre. Il se rappelait le Serpent venant le chercher dans la salle de conférences et l’arrachant à son corps. Il se rappelait avoir dormi dans le noyau en fusion de la Terre pendant un quart de million d’années.

Au-delà des siècles morts, il entendait sa mère le supplier de la délivrer, de mettre fin à ses souffrances. Prends la seringue. La voix de sa mère se mêlait à celle de la Terre hurlant sa douleur à sa chair qu’on lui arrachait, à ses fleuves changés en artères de poussière, à ses collines moutonnantes et ses champs verdoyants, vitrifiés et en cendres. Les voix de sa mère et de cette mère qu’était la Terre ne firent qu’une, et se mêlèrent et se confondirent pour devenir la voix du Serpent lui disant qu’il était le seul homme au monde – le dernier homme du monde – capable de mettre fin aux souffrances de la Terre malade.

Prends la seringue. Mets fin aux souffrances de la Terre. Elle t’appartient à présent.

Nathan Stack était sûr de son pouvoir. Un pouvoir qui dépassait de loin celui des dieux ou des Serpents ou des créateurs fous qui criblaient d’épingles leurs créatures, qui brisaient leurs jouets.

TU NE PEUX PAS. JE NE TE LE PERMETTRAI PAS.

Nathan Stack contourna le buisson ardent qui crépitait de rage impuissante. Il le considéra, presque avec pitié, en se souvenant du Magicien d’Oz, à l’immense et menaçante tête désincarnée flottant dans la brume et les éclairs, et du pauvre petit homme derrière le rideau qui tournait les boutons pour créer les effets spectaculaires. Stack contourna l’effet, sachant qu’il avait bien plus de pouvoirs que cette pauvre et triste chose qui avait maintenu sa race en esclavage, avant même que Lilith lui ait été enlevée.

Il partit à la recherche de l’être fou qui avait mis son propre nom en capitales.

 

XXIII

Zarathoustra descendit seul de la montagne, sans rencontrer personne. Mais quand il pénétra dans la forêt, il vit tout à coup devant lui un vieillard qui avait quitté sa hutte sacrée pour chercher des racines dans les bois. Ainsi parla le vieillard à Zarathoustra :

— Ce vagabond n’est pas un étranger pour moi : il y a de longues années, il est passé sur ce chemin. On l’appelait Zarathoustra, mais il a changé. A cette époque, tu portais tes cendres vers la montagne ; veux-tu à présent apporter ton feu dans les vallées ? Ne crains-tu pas d’être arrêté et inculpé de pyromanie ? Zarathoustra a changé, Zarathoustra est devenu un enfant. Zarathoustra est un être éclairé ; que viens-tu chercher à présent chez les dormeurs ? Tu as vécu dans ta solitude comme dans la mer et la mer t’a porté. Hélas ! veux-tu aborder maintenant aux rivages ? Hélas ! veux-tu de nouveau traîner ton propre corps ?

Zarathoustra répondit :

— J’aime l’homme.

— Pourquoi, demanda le saint, suis-je allé dans la forêt et dans le désert ? N’était-ce pas parce que j’aimais beaucoup trop l’homme ? Maintenant j’aime Dieu ; je n’aime plus l’homme. L’homme est pour moi une créature trop imparfaite. L’amour de l’homme me tuerait.

— Et que fait le saint dans la forêt ? demanda Zarathoustra.

Le saint répondit :

— Je fais des chansons et je les chante ; et quand je fais des chansons je ris, je pleure et je fredonne ; ainsi je loue Dieu. Avec des chants, des rires, des pleurs et de la musique. Je loue le dieu qui est mon dieu. Mais que nous apportes-tu en offrande ?

Quand Zarathoustra entendit ces mots, il fit ses adieux au saint et dit :

— Que pourrais-je te donner ? Laisse-moi plutôt partir vite, de crainte que je ne te prenne quelque chose.

Ainsi ils se séparèrent, le vieillard et l’homme, en riant comme deux enfants.

Mais quand Zarathoustra se retrouva seul, il parla ainsi à son cœur :

— Est-ce possible ? Est-ce possible que le vieux saint de la forêt ne sache rien, n’ait pas appris que Dieu est mort ?

 

XXIV

Stack trouva l’être fou errant dans la forêt des derniers instants. C’était un vieil homme las, et Stack comprit que d’un geste de la main il pourrait sur l’heure mettre fin à ce dieu. Mais à quoi cela me servirait-il ? Il était trop tard pour se venger. Il avait été trop tard dès le commencement. Alors il laissa le vieillard passer son chemin et s’en aller errer dans la forêt en marmonnant tout seul : JE NE TE LE PERMETTRAI PAS, d’une voix d’enfant capricieux. Marmonnant pitoyablement : OH NON, PAS ENCORE ! JE NE VEUX PAS ALLER ME COUCHER ! JE N’AI PAS FINI DE JOUER !

Et Stack revint auprès du Serpent, qui avait accompli sa mission et protégé Stack jusqu’à ce qu’il apprenne qu’il était plus puissant que le Dieu qu’il avait adoré tout au long de l’histoire de l’humanité. Il revint auprès du Serpent et leurs mains se touchèrent et leur amitié fut scellée enfin, finalement.

Ils travaillèrent alors ensemble et Nathan Stack se servit de la seringue d’un simple geste de la main, et la Terre ne put exprimer son soulagement quand ses souffrances infinies s’apaisèrent… mais elle soupira, et se referma sur elle-même, et le noyau en fusion s’éteignit, et les vents moururent, et tout là-haut dans les deux, Stack entendit l’accomplissement du dernier acte du Serpent ; il entendit la descente de l’Oiseau de Mort.

— Quel est ton nom ? demanda Stack à son ami.

Dira.

Et l’Oiseau de Mort se posa sur le globe épuisé de la Terre et il ouvrit ses ailes, et les referma, enlaçant la Terre comme une mère prend dans ses bras son enfant fatigué. Dira se laissa tomber sur le sol d’améthyste du palais noyé de ténèbres, et ferma avec reconnaissance son œil unique. Dormir, dormir enfin, finalement.

Tout cela s’accomplit sous les yeux de Nathan Stack. Il était le dernier, finalement, et parce qu’il avait pu posséder – ne fût-ce qu’un instant – ce qui aurait pu être à lui dès le commencement, s’il avait su ; il ne dormit pas mais resta debout et observa. Sachant qu’enfin, finalement, il avait aimé et toujours fait le bien.

 

XXV

L’Oiseau de Mort referma ses ailes sur la Terre jusqu’à ce qu’enfin, finalement, il n’y eût plus qu’un grand oiseau posé sur des cendres mortes. Alors l’Oiseau de Mort leva la tête vers le ciel constellé d’étoiles et répéta le soupir de la Terre à son déclin. Puis, les yeux fermés, il nicha sa tête sous son aile, et ce fut la nuit.

Très loin, très loin, les étoiles attendirent que le cri de l’Oiseau de Mort les atteignent afin de pouvoir porter enfin le deuil, enfin, finalement, de la race des hommes.

 

XXVI

 

Ceci est pour Mark Twain