CHAPITRE XIV
 
L’HEURE DE VÉRITÉ

 

Alba se tenait recroquevillée dans l’obscurité. On avait arraché d’un coup sec le papier- adhésif qui lui couvrait les yeux, pour le remplacer par un bandeau serré. Elle était morte de peur. Elle se remémora l’entraînement que lui faisait jadis subir son oncle Nicolas pour la prémunir contre le risque d’avoir peur de la peur, et elle se concentra afin de dominer les tremblements de son corps et rester sourde aux bruits terrifiants qui lui parvenaient de l’extérieur. Elle s’appliqua à se remémorer ses moments de bonheur avec Miguel, les appelant à son secours pour tuer le temps et y puiser des forces en prévision de ce qui l’attendait, se disant qu’il lui faudrait endurer ces quelques heures sans se laisser trahir par ses nerfs, jusqu’à ce que son grand-père eût pu mettre en branle les rouages pesants de son pouvoir et de ses influences pour la sortir de là. Elle chercha à retrouver dans sa mémoire cette promenade automnale avec Miguel le long du littoral, bien avant que la tornade des événements eût mis le monde cul par-dessus tête, à l’époque où l’on appelait un chat un chat et où l’on ne faisait pas dire au même mot une chose et son contraire, quand peuple, liberté, camarade ne voulaient dire que cela : le peuple, la liberté, un camarade, et n’étaient pas encore réduits à l’état de mots de passe. Elle s’évertua à revivre ce moment, la terre rouge et détrempée, l’intense parfum des forêts de pins et d’eucalyptus au pied desquels macérait le tapis d’aiguilles et de feuilles mortes après le long et torride été, et où la lumière cuivrée du soleil filtrait entre les cimes. Elle s’astreignit à se souvenir du froid et du silence qui régnaient, de cette sensation sans prix d’être les maîtres de la Terre, d’avoir vingt ans et toute la vie devant soi, de s’aimer en paix, grisés par l’odeur des bois et l’amour, sans passé, sans avenir à sonder, avec pour seule et extraordinaire richesse celle de l’instant présent où ils se contemplaient, se humaient, s’embrassaient, se découvraient l’un l’autre dans le murmure du vent parmi les branches et la proche rumeur des vagues déferlant contre les rochers au pied des falaises puis explosant dans un tonnerre d’écume odorante, elle et lui enlacés sous un même poncho comme deux siamois dans la même peau, riant et se jurant que ce serait pour toujours, convaincus d’être les seuls dans tout l’univers à avoir découvert l’amour.

Alba ne pouvait pas ne pas entendre les cris, les gémissements à n’en pas finir, la radio à plein volume. Miguel, la forêt, l’amour disparurent dans les oubliettes sans fond de sa terreur et elle se résigna à affronter sans faux-semblants son destin.

Elle calcula que la nuit entière et une bonne part de la journée du lendemain devaient s’être écoulées quand la porte se rouvrit pour la première fois et que deux hommes vinrent l’extraire de sa cellule. La couvrant tour à tour d’insultes et de menaces, ils la conduisirent devant le colonel Garcia qu’elle put reconnaître les yeux bandés, avant même d’avoir perçu le son de sa voix, à la grossièreté à laquelle il l’avait habituée. Elle sentit ses mains lui enserrer le visage, ses gros doigts sur son cou et ses oreilles.

— Tu vas me dire maintenant où se trouve ton amant, lui dit-il. Cela nous évitera bien des désagréments à l’un comme à l’autre.

Alba poussa un soupir de soulagement. Ainsi, ils n’avaient pas pris Miguel.

— Je souhaite aller aux toilettes, se borna à répondre Alba de la voix la plus ferme qu’elle put articuler.

— Je constate que tu n’as pas l’intention de coopérer. Dommage ! soupira Garcia. Mes gars vont devoir faire leur boulot, je n’y peux rien.

Un bref silence se fit autour d’elle et elle déploya un effort surhumain pour se remémorer la forêt de pins, l’amour de Miguel, mais ses idées s’embrouillèrent, elle ignorait si elle n’était pas en train de rêver, d’où provenait cette abominable odeur de sueur, d’excréments, de sang et d’urine mêlés, et la voix de ce commentateur de football annonçant un score finlandais sans rapport aucun avec elle, parmi d’autres clameurs distinctes et toutes proches. Une gifle brutale la précipita par terre, des mains la remirent rudement sur pied, des doigts cruels agrippèrent alors ses seins, lui en triturant les mamelons ; la peur la submergea totalement. Des voix inconnues la pressaient de questions, elle entendait prononcer le nom de Miguel mais elle ignorait ce qu’on voulait lui faire dire et elle se bornait à répéter inlassablement le même non majuscule, tandis qu’ils la tabassaient, la tripotaient, lui arrachaient son chemisier, déjà elle ne pouvait plus penser à rien, seulement redire non, non et non, essayant de calculer combien de temps elle pourrait tenir avant que ses forces ne vinssent à l’abandonner, sans savoir que ce n’était encore là qu’un début, jusqu’à ce qu’elle perdît connaissance, les hommes la laissant alors tranquille, étendue par terre, pour un temps qui lui parut très court.

Bientôt elle entendit à nouveau la voix de Garcia et devina que c’étaient ses mains qui l’aidaient à se redresser, la guidant jusqu’à la chaise, rajustant sa robe, lui remettant son chemisier.

— Seigneur, vois en quel état ils t’ont mise ! fit-il. Je t’avais prévenue, Alba. Essaie maintenant de reprendre tes esprits, je vais te servir une tasse de thé.

Alba éclata en sanglots. La fraîcheur des larmes la ranima, mais elle ne put en reconnaître le goût à cause du sang qu’elle avalait en même temps. Garcia tenait la tasse et l’approchait de ses lèvres, aux petits soins comme un infirmier.

— Tu as envie de fumer ?

— Je souhaite aller aux toilettes, dit-elle, chaque syllabe franchissant avec difficulté ses lèvres tuméfiées.

— Bien sûr, Alba. On va te conduire aux toilettes, puis tu pourras te reposer. Je suis ton ami, je comprends parfaitement ta position. Tu es amoureuse et tu tiens par conséquent à le protéger. Je sais que tu n’as rien à voir avec la guérilla. Mais les gars ne me croient pas quand je leur dis ça. Tant que tu ne leur auras pas dit où est Miguel, ils ne seront pas contents. En fait, ils l’ont déjà cerné, ils savent où il est, ils vont le cueillir, mais ils veulent être sûrs que tu n’as rien à voir avec la guérilla, tu comprends ? Si tu le protèges, si tu refuses de parler, ils vont continuer à te suspecter. Dis-leur ce qu’ils veulent savoir, après quoi je te ramènerai moi-même chez toi. Tu vas leur dire, hein ?

— Je souhaite aller aux toilettes, reprit Alba comme un refrain.

— Je vois que tu es aussi têtue que ton grand-père, lui dit-il. Fort bien. Tu vas pouvoir aller aux toilettes. Puis je t’accorderai un petit délai de réflexion.

On la conduisit à des lieux d’aisances où elle dut faire abstraction de la présence à ses côtés de l’homme qui la tenait par le bras. Puis on l’escorta jusqu’à sa cellule. Dans la solitude de ce cube exigu qui lui tenait lieu de geôle, elle tenta de remettre de l’ordre dans ses idées, mais elle était trop tourmentée par la douleur du passage à tabac, par la soif, par le bandeau qui lui comprimait les tempes, par les éclats tonitruants de la radio, sa terreur à l’approche des bruits de pas, son soulagement à les entendre s’éloigner, les hurlements, les ordres. Elle se replia par terre en position fœtale et s’abandonna à ses multiples souffrances. Elle demeura ainsi plusieurs heures, peut-être des journées entières. Par deux fois un homme vint l’extraire de là et la guida jusqu’à une fosse fétide où elle ne put même pas se laver, car il n’y avait pas l’eau. Il ne lui accorda qu’une minute et la fit s’accroupir au-dessus de la fosse aux côtés de quelqu’un d’aussi muet, d’aussi gêné qu’elle-même. Elle ne pouvait deviner si l’autre était un homme ou une femme. Au début elle pleura, regrettant que son oncle Nicolas ne lui eût pas dispensé d’entraînement spécial pour supporter cette humiliation qui lui paraissait pire que la douleur physique, mais elle finit par se résigner à sa propre abjection et cessa de penser à l’irrépressible besoin de se laver. On lui donna à manger du maïs tendre, un petit morceau de poulet, un peu de glace qu’elle identifia à leur saveur, à leur odeur, à leur température et qu’elle ingéra prestement avec ses doigts, ahurie par ce festin inattendu. Elle apprit par la suite que l’ordinaire des détenus de cette citadelle de la torture provenait du nouveau siège du gouvernement, installé dans un bâtiment provisoire depuis que l’antique Palais des Présidents avait été réduit à un amas de décombres.

Elle s’évertua à tenir compte des jours écoulés depuis son arrestation, mais la solitude, l’obscurité et la peur lui avaient distordu le temps, disloqué l’espace, elle croyait voir devant elle des cavernes peuplées de monstres, elle imaginait qu’on l’avait droguée, ce qui lui mettait les os en marmelade et lui donnait ces idées folles, elle se promettait de ne plus rien manger ni boire, mais la faim et la soif l’emportaient sur ses bonnes résolutions. Elle se demandait pourquoi son grand-père n’était pas encore venu la tirer de là. Dans ses moments de lucidité, elle parvenait cependant à se rendre compte que ce n’était pas un cauchemar, qu’elle n’était pas là par erreur. Elle se promit d’oublier jusqu’au nom de Miguel.

La troisième fois qu’on la conduisit à Esteban Garcia, Alba était mieux préparée, car, à travers le mur de sa cellule, elle avait pu entendre ce qui se passait dans la pièce voisine où l’on interrogeait d’autres prisonniers, et elle ne se faisait plus d’illusions. Elle ne chercha même plus à évoquer le souvenir des bois de ses amours.

— Tu as eu le temps de réfléchir, Alba, lui dit Garcia. Nous allons maintenant parler tous deux posément, et tu vas me dire où est Miguel, ainsi nous en aurons fini plus rapidement.

— Je souhaite aller aux toilettes, riposta Alba.

— Je vois que tu te paies ma tête, Alba, lui dit-il. Je regrette beaucoup, mais ici nous n’avons pas de temps à perdre.

Alba ne répondit pas.

— Déshabille-toi ! ordonna Garcia d’une tout autre voix.

Elle ne broncha pas. On la dépouilla de ses vêtements avec sauvagerie, lui arrachant son pantalon malgré ses ruades. Le souvenir précis du baiser de Garcia au jardin, du temps de son adolescence, la remplit d’une haine qui la galvanisa. Elle se débattit contre ce souvenir, elle en hurla, en pleura, en pissa et en vomit, jusqu’à ce qu’ils se fussent lassés de lui taper dessus et lui eussent accordé un court répit qu’elle mit à profit pour invoquer les esprits de sa grand-mère afin qu’ils l’aidassent à mourir. Mais nul ne vint à son secours. Deux poignes la relevèrent, quatre autres la couchèrent sur un lit métallique glacé, dur, plein de ressorts qui lui meurtrissaient le dos, puis lui attachèrent chevilles et poignets avec des courroies en cuir.

— Pour la dernière fois, Alba, dis-moi où est Miguel ! lui demanda Garcia.

Elle fit signe que non. Ils lui avaient entravé la tête avec une autre courroie.

— Quand tu seras disposée à parler, tu n’auras qu’à lever le doigt, dit-il.

Alba entendit une autre voix.

— Je mets la machine en route.

Elle sentit alors une atroce douleur lui traverser le corps, l’envahir si complètement qu’au grand jamais, chaque jour qu’il lui serait donné de vivre, elle ne parviendrait à l’oublier. Elle sombra dans le noir.

« Je vous avais dit de faire attention avec elle, bande de cons ! » dit la voix d’Esteban qu’elle percevait à présent de très loin, puis elle sentit qu’on lui soulevait les paupières, mais elle ne vit rien d’autre qu’une lueur diffuse, elle sentit ensuite qu’on lui faisait une piqûre dans le bras et elle reperdit connaissance.

Au bout d’un siècle, Alba se réveilla, nue, toute mouillée. Elle n’aurait su dire si elle était couverte de sueur, d’eau ou d’urine, elle ne pouvait bouger, ne se souvenait de rien, elle ignorait où elle se trouvait, quelle était l’origine de cette commotion qui l’avait réduite à l’état de loque. Elle se sentit une soif saharienne et réclama de l’eau.

— Patiente, camarade, dit quelqu’un à son chevet. Patiente jusqu’à demain. Si tu avales de l’eau, tu risques des convulsions et tu peux en mourir.

Elle ouvrit les yeux. Ils n’étaient plus bandés. Un visage vaguement familier était penché au-dessus d’elle, des mains lui mirent une couverture.

— Tu te souviens de moi ? Je suis Ana Diaz. Nous avons étudié ensemble à l’Université. Tu ne me reconnais pas ?

Alba fit non de la tête, ferma les yeux et se laissa aller à la douce illusion d’être morte. Quelques heures plus tard, elle se réveilla pourtant et, en bougeant, se sentit meurtrie jusqu’à la dernière fibre de son corps.

Bientôt tu te sentiras mieux, dit une femme qui lui caressait le visage, écartant les quelques mèches mouillées qui lui tombaient dans les yeux. Ne bouge pas, essaie de te détendre. Je resterai à tes côtés, repose-toi.

Que s’est-il passé ? balbutia Alba.

Ils n’y sont pas allés de main morte, camarade, dit l’autre d’une voix morne.

Qui es-tu ?

— Ana Diaz. Je suis ici depuis une semaine. Ils ont aussi cueilli mon homme, mais il est encore en vie. Une fois par jour, je le vois passer quand on les conduit aux latrines.

— Ana Diaz ? murmura Alba.

— Soi-même. Nous n’étions pas très amies à l’Université, mais il n’est jamais trop tard pour bien faire. En vérité, tu es bien la dernière que je pensais rencontrer ici, comtesse, dit la femme avec douceur. Ne parle pas, essaie de dormir, le temps te semblera moins long. La mémoire te reviendra peu à peu, ne te fais pas de mouron. C’est à cause de l’électricité.

Mais Alba n’eut pas loisir de s’endormir, la porte de la cellule s’ouvrit et un homme fit son entrée.

— Mets-lui son bandeau, ordonna-t-il à Ana Diaz.

— Je vous en supplie... Vous ne voyez pas comme elle est faible ? Laissez-la récupérer un peu...

— Fais ce que je te dis !

Ana se pencha sur le lit de camp et lui appliqua le bandeau sur les yeux. Puis elle ôta la couverture et s’apprêta à l’habiller, mais le garde la repoussa d’une bourrade, tira la prisonnière par les poignets et la redressa en position assise. Comme elle ne pouvait marcher, un autre vint l’aider à la soulever et tous deux l’emportèrent à bout de bras. Alba était persuadée qu’elle était en train de mourir, à moins qu’elle ne fût déjà morte. Elle s’entendit progresser le long d’un couloir où l’écho renvoyait le bruit des pas. Elle sentit une main se poser sur son visage, lui soulever la tête.

— Vous pouvez lui donner de l’eau. Nettoyez-la et faites- lui une nouvelle piqûre. Voyez si elle peut avaler un peu de café et ramenez-la-moi, dit Garcia.

— Nous la rhabillons, colonel ?

— Non.

 

Alba resta longtemps entre les mains de Garcia. Au bout de quelques jours, il s’était rendu compte qu’elle l’avait reconnu, mais il ne renonça pas pour autant à la précaution de lui laisser les yeux bandés, même quand ils se trouvaient seuls. Chaque jour, on amenait et remmenait de nouveaux prisonniers. Alba pouvait entendre les véhicules, les cris, le portail qui se refermait, et elle s’essayait à tenir un compte des détenus, mais c’était quasi impossible. Ana Diaz estimait quant à elle qu’il y en avait dans les deux cents. Garcia était fort occupé, mais il ne laissa pas s’écouler une journée sans voir Alba, passant tour à tour de la violence la plus débridée à ses salamalecs de bon ami. Parfois il paraissait authentiquement ému et lui faisait lui-même manger sa soupe à la cuiller, mais le jour où il lui enfonça la tête dans un baquet rempli d’excréments jusqu’à ce que la nausée l’eût fait défaillir, Alba comprit qu’il n’était pas occupé à essayer de connaître le refuge de Miguel, mais à se venger des avanies qu’on lui avait fait subir depuis sa naissance, et que rien de ce qu’elle pourrait avouer ne viendrait infléchir son sort de prisonnière personnelle du colonel Garcia. Alors elle se sentit en mesure de dépasser le cercle de sa terreur particulière ; sa peur même se fit moins forte et elle put s’apitoyer sur les autres, ceux que l’on pendait par les bras, les nouveaux arrivants, cet homme aux fers sur les pieds duquel ils firent passer une camionnette. Au petit matin, ils avaient fait sortir tous les détenus dans la cour et les avaient obligés à assister à ce qui était également un règlement de comptes personnel entre le colonel et son prisonnier. C’était la première fois qu’Alba pouvait ouvrir les yeux hors de la pénombre de sa cellule, et le doux éclat de l’aube, les plaques de verglas qui miroitaient entre les dalles, là où s’était accumulée en flaques l’averse nocturne, lui parurent d’une luminosité aveuglante. Ils traînèrent l’homme, qui n’opposa pas la moindre résistance et ne pouvait d’ailleurs tenir debout, et le laissèrent choir au milieu de la cour. Les gardiens avaient le visage recouvert de foulards afin de ne pouvoir jamais être reconnus dans l’improbable hypothèse où le vent viendrait à tourner. Quand- se fît entendre le moteur de la camionnette, Alba ferma les yeux, mais elle ne put boucher ses oreilles au beuglement dont l’écho roulerait indéfiniment dans son souvenir.

Tout le temps qu’elles furent ensemble, Ana Diaz l’aida à tenir bon. Elle était de ces femmes que rien ne peut briser. Elle avait enduré toutes les brutalités, on l’avait violée sous les yeux de son compagnon, on les avait torturés ensemble, mais elle ne s’était pas départie de sa capacité de rire ou d’espérer. Elle ne s’en départit pas davantage le jour où on l’emmena dans quelque clinique secrète de la police politique, quand un passage à tabac lui eut fait perdre l’enfant qu’elle attendait et qu’elle se fut mise à se vider de son sang.

— Peu importe, un jour viendra où j’en aurai un autre, dit-elle à Alba lorsqu’elle regagna sa cellule.

Cette nuit-là, Alba l’entendit pleurer pour la première fois, le visage enfoui sous sa couverture pour étouffer son chagrin. Elle s’approcha d’elle l’étreignit, la couva, sécha ses larmes, lui dit les mots tendres dont elle avait gardé souvenir, mais cette fois rien ne paraissait plus pouvoir consoler Ana Diaz, si bien qu’Alba se borna à la bercer, à la dorloter comme un bébé, aspirait de tout son être à prendre sur elle-même, pour l’en soulager, le poids de cette terrible douleur. L’aube les surprit blotties l’une contre l’autre comme deux petits animaux. Le jour, elles attendaient impatiemment le moment où passait la longue cohorte des hommes en direction des latrines. Ils marchaient les yeux bandés et pour se guider, chacun posait la main sur l’épaule de celui qui le précédait dans les rangs, sous la surveillance de gardiens en armes. Parmi eux se trouvait Andrés. Par la minuscule fenêtre à barreaux de leur cellule, elles pouvaient les voir si proches : à les toucher si elles avaient pu tendre la main au-dehors. Chaque fois qu’ils passaient, Ana et Alba se mettaient à chanter avec l’énergie du désespoir, et d’autres cellules s’élevaient aussi des voix de femmes. Alors les prisonniers bombaient le torse, redressaient les épaules, tournaient la tête dans leur direction, et Andrés souriait. Sa chemise était lacérée, maculée de sang séché.

Un gardien se laissa émouvoir par ce chœur de femmes. Un soir, il leur apporta trois œillets dans un pot rempli d’eau afin qu’elles en fleurissent leur fenêtre. Une autre fois, il s’en vint dire à Ana Diaz qu’il avait besoin d’une volontaire pour laver le linge d’un détenu et nettoyer sa cellule. Il la conduisît auprès d’Andrés et les laissa quelques minutes en tête à tête. Lorsque Ana Diaz fut de retour, elle était transfigurée et Alba, pour ne pas perturber son bonheur, n’osa lui adresser la parole.

Un jour, le colonel Garcia se surprit à caresser Alba en amoureux, à lui parler de son enfance à la campagne quand il la voyait passer au loin, tenant la main de son grand-père, dans ses tabliers bien amidonnés, auréolée du halo vert de sa chevelure, cependant que lui, les pieds nus dans la gadoue, se jurait un jour de lui faire payer cher son arrogance et de se venger de son maudit destin de bâtard. Raide et absente dans sa nudité, tremblant de froid et de dégoût, Alba ne l’écoutait, ne l’entendait même pas, mais ce relâchement dans son ardeur à la torturer retentit pour le colonel comme une sonnette d’alarme. Il ordonna qu’on mît Alba à la niche et, furieux, se résolut à l’oublier.

La niche était un cachot exigu, hermétiquement clos, comme un caveau sans air, obscur et glacé. On en comptait six au total, aménagées comme cachots dans une citerne à sec. On y séjournait pour des périodes plus ou moins brèves, car nul n’y résistait longtemps, quelques jours au plus, sans se mettre bientôt à délirer, à perdre toute notion des choses, le sens des mots, l’angoisse du temps qui passe, et sans y rendre l’âme à petit feu. Au début, recroquevillée dans sa sépulture, dans l’impossibilité de s’asseoir ou de s’allonger malgré sa taille fluette, Alba se débattit contre la folie. Dans sa solitude, elle comprit combien Ana Diaz lui manquait. Elle croyait entendre d’imperceptibles coups frappés dans le lointain, comme si on lui adressait des messages codés depuis d’autres cachots, mais elle cessa vite d’y prêter attention, se rendant compte que toute forme de communication était vaine. Elle se laissa aller, décidée à mettre fin une fois pour toutes à son calvaire, elle refusa toute nourriture et ce n’est que vaincue par son extrême faiblesse qu’elle avalait une gorgée d’eau. Elle essaya de ne plus respirer, de ne plus bouger, et se mit à attendre impatiemment la mort. Elle demeura ainsi longtemps. Elle avait presque atteint son but quand lui apparut sa grand-mère. Clara qu’elle avait tant de fois invoquée pour l’aider à mourir, tout en se disant que l’extraordinaire n’était pas précisément de mourir, puisque c’est ce qui devait de toute façon arriver, mais d’être encore en vie tenait du miracle. Elle la vit toute pareille à l’image qu’elle avait eue au long de son enfance, dans sa tunique de lin blanc, en gants d’hiver, avec son si doux sourire édenté et l’éclat espiègle de ses yeux noisette. Clara lui délivra l’idée salvatrice d’écrire mentalement, sans crayon ni papier, afin de s’occuper l’esprit, de s’évader de la niche, de vivre. Elle lui suggéra en outre de composer ainsi un témoignage qui pourrait, le moment venu, contribuer à la révélation du terrible secret qu’elle était en train de connaître, afin que le monde fût, informé de l’horreur qui avait cours, parallèlement à l’existence paisible et rangée de ceux qui ne voulaient rien savoir, ceux qui pouvaient encore nourrir l’illusion d’une vie normale, de ceux qui refusaient d’admettre qu’ils surnageaient à bord de leur esquif au-dessus d’une mer de lamentations, persistant à ignorer contre l’évidence, à quelques pas de chez eux, la face cachée de leur univers douillet : ceux qui ne font qu’y survivre et ceux qui y meurent. « Tu as du pain sur la planche, aussi, cesse de t’apitoyer sur ton sort, bois un peu d’eau et mets-toi à l’ouvrage », dit Clara à sa petite-fille avant de disparaître comme elle était venue.

Alba essaya d’obtempérer à sa grand-mère, mais à peine eut-elle commencé à prendre des notes en pensée que la niche se remplit des personnages de sa propre histoire, qui firent irruption en jouant des coudes et en l’étourdissant de leurs anecdotes, de leurs vices et de leurs vertus, foulant aux pieds ses intentions documentaires et jetant bas son témoignage, harcelant, pressant, exigeant, et elle notait à toute allure, désespérée, car à mesure qu’elle écrivait une nouvelle page, la précédente s’effaçait. Cette activité la tint occupée. Au début, elle perdait facilement le fil et oubliait autant de faits qu’elle s’en rappelait de nouveaux. La moindre distraction, un petit surcroît de peur ou de douleur et son histoire était comme une bobine emmêlée. Mais, par la suite, elle s’inventa un code pour se la remémorer en bon ordre et elle put alors s’enfoncer si profondément dans son propre récit qu’elle en cessa de manger, de se gratter, de renifler, de gémir sur elle même, et qu’elle parvint à surmonter une de ses innombrables douleurs.

Le bruit courut qu’elle était à l’agonie. Les gardiens-ouvrirent la trappe de la niche et la sortirent sans aucun effort,, car elle était aussi légère qu’une plume. Ils la conduisirent derechef chez le colonel Garcia dont la haine avait eu le temps de se remettre à neuf, mais Alba ne le reconnut point. Elle était hors de son pouvoir.

 

De l’extérieur, l’hôtel Christophe Colomb avait l’aspect anodin d’une école primaire, tel que le souvenir m’en était resté. J’aurais été bien incapable de dire le nombre d’années qui s’étaient écoulées depuis la dernière fois que j’y étais venu, et j’essayai de me donner l’illusion qu’allait sortir pour m’accueillir le même Mustapha qu’autrefois, ce nègre bleu attifé comme une apparition orientale avec sa double rangée de dents plombées et sa politesse de vizir, le seul nègre authentique du pays, tous les autres étant peinturlurés, ainsi que l’avait assuré Tránsito Soto. Mais il n’en alla pas ainsi. Un portier me conduisit dans une pièce exiguë, me désigna un siège et me dit d’attendre. Au bout d’un moment, en lieu et place du spectaculaire Mustapha apparut une dame à l’air morose et comme il faut de tantine de province, en uniforme bleu à col blanc amidonné, qui, à me voir si vieux, si paumé, eut un léger haut-le-corps. Elle tenait une rose rouge à la main.

— Monsieur est venu seul ? demanda-t-elle.

— Bien sûr que je suis tout seul ! m’exclamai-je.

La femme me tendit la rose et me demanda quelle chambre je préférais.

— Ça m’est égal, répondis-je avec perplexité.

— L’étable, le Temple et les Mille et une Nuits sont encore libres. Laquelle voulez-vous ?

— Les Mille et une Nuits, dis-je à tout hasard.

Elle me conduisit par un long couloir balisé de lumières vertes et de flèches rouges. Appuyé sur ma canne, traînant les pieds, j’avais du mal à la suivre. Nous débouchâmes sur une courette où se dressait une mosquée miniature pourvue d’absurdes ogives à vitraux.

— Nous y sommes. Si vous désirez boire quelque chose, demandez-le par téléphone, indiqua-t-elle.

— Je voudrais parler à Tránsito Soto. Je suis venu pour ça, lui dis-je.

Je regrette, mais Madame ne reçoit pas les clients. Seulement les fournisseurs.

Il faut que je lui parle ! Dites-lui que je suis le sénateur Trueba. Elle me connaît.

— Elle ne reçoit personne, vous ai-je dit, répliqua la femme en croisant les bras.

Je brandis ma canne et l’informai que si Tránsito Soto ne se, présentait pas en chair et en os dans les dix minutes, je réduirais en miettes les vitraux et tout ce que pouvait receler cette boîte de Pandore. La cheftaine recula, terrifiée. J’ouvris la porte de la mosquée et me retrouvai à l’intérieur d’un Alhambra de pacotille. Quelques marches en azulejos, recouvertes de faux tapis persans, menaient à une chambre hexagonale surmontée d’une coupole, où quelqu’un avait disposé tout ce qu’il pensait devoir figurer dans un harem d’Arabie sans y avoir jamais mis les pieds : poufs damassés, brûle-parfum en verre de couleur, gongs et toutes sortes de colifichets de bazar. Entre les colonnes multipliées à l’infini par un savant jeu de miroirs, je découvris des bains en mosaïque bleue plus spacieux que la chambre, avec un grand bassin où j’estimai qu’une vache eût pu faire ses ablutions, et où à plus forte raison pouvaient s’ébrouer deux amants polissons. Cela n’avait plus rien de commun avec le Christophe Colomb que j’avais connu. Me sentant soudain très las, je me laissai péniblement tomber sur le lit circulaire. Mes vieux os me faisaient mal. Je levai la tête et un miroir au plafond me renvoya mon image : un pauvre corps tout momifié, une triste figure de patriarche biblique creusée de rides amères, et ce qui subsistait d’une blanche crinière.

« Comme le temps passe ! » soupirai-je.

Tránsito Soto entra sans frapper.

— Contente de vous voir, patron, salua-t-elle comme à l’accoutumée.

Elle s’était métamorphosée en dame d’âge respectable à la ligne élégante, portant chignon strict et robe de lainage noire, le cou paré de deux rangs de perles superbes, majestueuse et sereine, l’air d’une pianiste de récital plutôt que d’une tenancière de bordel. J’eus du mal à faire le rapprochement avec la femme de jadis, détentrice d’un serpent tatoué autour du nombril. Je me levai pour la saluer à mon tour, et ne pus la tutoyer comme autrefois.

La vie a l’air de vous réussir, Tránsito, dis-je en calculant qu’elle devait avoir dans les soixante-cinq ans bien sonnés.

— La vie a souri, patron. Vous vous rappelez, quand nous nous sommes connus ? Je vous ai dit qu’un jour je serais riche.

— Je suis content que vous y soyez parvenue.

Nous nous assîmes côte à côte sur le lit circulaire. Tránsito servit un verre de cognac à chacun et me raconta que la coopérative de putes et de pédés avait été une formidable affaire pendant dix longues années, mais que les temps avaient changé et qu’ils avaient dû lui imprimer une orientation différente,~ car, à cause de la liberté des mœurs, de l’amour libre, de la pilule et de toutes ces nouveautés, plus personne n’avait recours aux prostituées, hormis les matelots et les petits vieux. « Les filles comme il faut couchent gratis, vous imaginez la concurrence ! » fit-elle remarquer. Elle m’expliqua que la coopérative avait commencé à faire faillite et que ses associées avaient dû aller travailler en d’autres emplois mieux rémunérés, et Mustapha lui-même était reparti au pays. Lui était alors venu à l’idée que ce dont on avait besoin, c’était d’un hôtel de rendez-vous, un lieu agréable où les couples clandestins pussent faire l’amour et où un homme n’eût pas honte d’amener sa petite amie pour la première fois. Pas de filles, le client apporte ce qu’il lui faut. Elle avait fait la décoration elle-même, au gré de sa fantaisie et en tenant compte des goûts et des couleurs de la clientèle, et, grâce à sa bosse du commerce qui l’avait convaincue de créer une ambiance différente dans chaque recoin disponible, l’hôtel Christophe Colomb s’était transformé en paradis des âmes débauchées et des amours furtives. Tránsito Soto avait ainsi aménagé des salons français à meubles capitonnés, des mangeoires remplies de foin frais avec des chevaux en carton-pâte qui contemplaient imperturbablement les amoureux de leur œil de verre peint, des cavernes préhistoriques à stalactites et téléphones fourrés en peau de puma.

— Puisque vous n’êtes pas venu pour faire l’amour, patron, allons plutôt causer dans mon bureau, afin de laisser cette chambre à la clientèle, dit Tránsito Soto.

En chemin, elle me raconta qu’après le putsch, la police politique avait investi l’hôtel à deux reprises, mais à chaque fois qu’ils avaient sorti les couples du lit pour les aiguillonner du canon de leurs revolvers jusqu’au salon principal, force leur avait été de constater qu’il y avait un ou deux généraux parmi les clients, si bien qu’on avait cessé de l’embêter. Elle avait de fort bonnes relations avec la nouvelle administration, comme d’ailleurs avec toutes celles qui l’avaient précédée. Elle me confia que le Christophe Colomb était une affaire florissante et que chaque année, elle renouvelait certains décors, troquant des naufrages sur des atolls polynésiens contre de sévères cloîtres monastiques, des escarpolettes baroques contre des chevalets de torture, au gré de la mode, arrivant à faire entrer tant et plus dans un hôtel de proportions pourtant relativement communes, grâce à d’ingénieux jeux de glaces et de lumières qui réussissaient à démultiplier l’espace, à déjouer le climat, à sécréter l’infini et à suspendre le temps.

Nous parvînmes à son bureau décoré comme un cockpit d’aéroplane d’où elle dirigeait son incroyable organisation avec l’efficacité d’un banquier. Elle m’énuméra combien il y avait de draps à laver, combien on usait de papier hygiénique, la quantité de liqueurs consommées, celle des œufs de caille aux vertus aphrodisiaques préparés quotidiennement, de combien de personnel on avait besoin et à combien se montaient les factures d’électricité, d’eau et de téléphone pour maintenir à flot ce colossal porte-avions des amours défendues.

À présent, patron, dites-moi ce que je puis faire pour vous, conclut Tránsito Soto en se calant dans son fauteuil inclinable de commandant de bord, tout en jouant avec les perles de son collier. Je suppose que vous êtes venu pour que je vous rende la monnaie de la pièce que je vous dois depuis un demi-siècle ?

Moi qui n’avais fait qu’attendre sa question, j’ouvris alors toutes grandes les vannes de mon angoisse et lui racontai tout d’une traite, du début jusqu’à la fin, sans rien garder pour moi. Je lui dis qu’Alba est mon unique petit-enfant, que je suis demeuré tout seul en ce bas monde, que mon corps et mon âme ont rapetissé ainsi que l’avait prédit Férula en me maudissant, et que la seule chose à ne pas m’être encore arrivée est de crever comme un chien, que cette petite-fille aux cheveux verts est tout ce qui me reste, le seul être à compter vraiment pour moi, que par malheur elle est née idéaliste, une tare familiale, elle fait partie de ces gens prédestinés à se fourrer dans des guêpiers et à faire souffrir leur entourage, il lui a pris d’aider des fugitifs à trouver refuge dans les ambassades, elle le faisait sans y penser, j’en suis sûr, sans se rendre compte que le pays est en guerre, en guerre contre le communisme international ou contre le peuple, on ne sait plus trop, mais quand même en guerre, et que ces choses-là sont punies par la loi, mais Alba n’a jamais eu les pieds sur terre et elle ne se rend pas compte du danger, elle ne le fait pas par mauvaiseté, tout au contraire, elle le fait parce qu’elle a un cœur gros comme ça, tout comme sa grand-mère qui s’en va encore porter secours aux pauvres derrière mon dos dans les chambres désaffectées de la maison, ma Clara si clairvoyante, et le premier venu qui s’en vient trouver Alba en lui racontant qu’il est poursuivi obtient qu’elle risque sa peau pour lui prêter main-forte, quand bien même il s’agit d’un parfait inconnu, je le lui ai bien dit, je l’ai souvent prévenue qu’on pouvait lui tendre un piège, qu’un beau jour elle allait s’apercevoir que le soi-disant marxiste n’était qu’un agent de la police politique, mais elle ne m’écoute pas, jamais elle n’a voulu m’écouter, elle est encore plus têtue que moi, mais quand bien même il en serait ainsi, trouver de temps à autre asile pour un pauvre diable n’est pas un crime, il n’y a rien là de si grave qu’il faille l’arrêter sans même prendre en considération que c’est ma petite-fille, la petite-fille d’un sénateur de la République, membre éminent du Parti conservateur, ils ne peuvent faire ça à quelqu’un de ma propre famille, sous mon propre toit, car que va-t-il diable rester pour les autres si des gens comme nous allons en prison, autrement dit plus personne n’est à l’abri de rien, il ne sert plus à rien d’avoir vingt ans de Congrès et toutes mes relations, je connais tout le monde dans ce pays, du moins tous les gens qui comptent, même le général Hurtado qui est un ami personnel, mais dans le cas présent il ne m’a été d’aucun secours, même le cardinal n’a pas été en mesure de m’aider à localiser ma petite-fille, il n’est pas possible qu’elle disparaisse comme par enchantement, qu’on vienne une nuit l’embarquer et que je ne sache plus rien d’elle, j’ai passé tout un mois à la rechercher, j’en deviens fou, c’est le genre de choses qui discréditent la Junte à l’étranger et qui donnent prétexte aux Nations Unies pour venir nous emmerder avec les droits de l’homme, au début je ne voulais pas en entendre parler, des morts, des torturés, des disparus, mais je ne peux plus continuer à penser que ce sont là des bobards des communistes si les amerloks eux-mêmes, qui ont été les premiers à appuyer les militaires et à envoyer leurs pilotes bombarder le Palais présidentiel, à présent se disent scandalisés par toute cette boucherie, et ce n’est pas que je sois contre la répression, je comprends qu’au début il faille montrer de la fermeté pour rétablir l’ordre, mais ils ont passé la mesure, ils sont en train d’exagérer en tout, et avec cette histoire de sécurité intérieure comme quoi il faut maintenant éliminer l’ennemi idéologique, ils vont vous flinguer tout le monde, personne ne peut être d’accord avec ça, pas même moi qui ai été le premier à tirer leurs plumes de poules mouillées aux cadets et à favoriser le putsch avant que les intéressés y aient même songé, moi qui ai été le premier à y applaudir, qui ai assisté au Te Deum à la cathédrale, et qui pour cette raison ne peux pas accepter que des choses comme ça se passent dans ma patrie, que les gens disparaissent, qu’on enlève de force ma petite-fille de chez moi sans que j’y puisse rien, jamais on n’avait vu des choses pareilles chez nous, et c’est pour ça, précisément pour ça que je n’ai pas pu M’empêcher de venir vous parler, Tránsito, jamais je n’aurais imaginé il y à cinquante ans, quand vous n’étiez qu’un petit bout de fille rachitique à la Lanterne Rouge, qu’un jour il me faudrait venir vous supplier à genoux de me rendre ce service, de m’aider à retrouver ma petite-fille, je me permets de vous le demander, sachant que vous avez de bonnes relations avec le gouvernement, on m’a parlé de vous, je suis sûr que personne d’autre que vous ne connaît mieux les gens importants des forces armées, je sais que vous vous chargez d’organiser leurs fêtes et que vous pouvez remonter là où je n’aurai jamais accès, c’est pourquoi je vous prie de faire quelque chose pour ma petite-fille avant qu’il ne soit trop tard, car cela fait des semaines que je ne dors plus, j’ai couru tous les bureaux, tous les ministères, toutes mes anciennes relations sans que personne ait rien pu pour moi, à présent ils ne veulent plus me recevoir, ils m’obligent à faire le pied de grue pendant des heures, moi qui ai rendu tant de services à tous ces gens, par pitié, Tránsito, demandez-moi ce que vous voulez, je suis encore riche, même si les choses ont été plus difficiles pour moi du temps du communisme, ils m’avaient exproprié de mes terres, vous l’avez sans doute su, vous avez dû le voir à la télévision et dans les journaux, un vrai scandale, ces bouseux ignares avaient bouffé mes taureaux reproducteurs, ils avaient mis mes pouliches à tirer la charrue et en moins d’un an les Trois Maria étaient ruinées, mais aujourd’hui, j’ai couvert le domaine de tracteurs et suis en train de le remettre à nouveau d’aplomb, de même que je l’avais déjà restauré une fois dans ma jeunesse, de même je m’y suis remis aujourd’hui que je suis vieux, vieux mais pas fini, tandis que ces malheureux à qui on avait donné des titres de propriété sur ma propriété à moi s’en vont crevant de faim comme une cohorte de gueux en quête de quelques misérables petits travaux pour subsister, pauvres gens, ça n’était pas leur faute, ils se sont laissé avoir par cette satanée réforme agraire, au fond je leur ai pardonné et j’aimerais bien qu’ils s’en reviennent aux Trois Maria, j’ai même mis des annonces dans les journaux pour les rappeler, peut-être qu’un jour ils réapparaîtront et il ne me restera plus qu’à leur tendre une main secourable, ce sont de grands enfants, mais bon, ce n’est pas de cela que j’étais venu vous parler, Tránsito, je ne veux pas vous faire perdre votre temps, l’important est que ma situation est bonne, mes affaires ont le vent en poupe, aussi suis-je en mesure de vous donner ce que vous me demanderez, n’importe quoi, pourvu que vous retrouviez ma petite-fille Alba avant qu’un fou furieux ne se remette à m’envoyer d’autres doigts coupés ou n’ait l’idée de m’expédier des oreilles et ne finisse par me rendre cinglé ou par me tuer d’un infarctus, excusez-moi de me mettre dans un état pareil, mes mains tremblent, je suis à bout de nerfs, je ne peux pas expliquer ce qui s’est passé, un paquet arrivé par la poste avec à l’intérieur seulement trois doigts humains, sectionnés proprement, une plaisanterie macabre qui me rappelle des souvenirs, mais ces souvenirs-là n’ont rien à voir avec Alba, ma petite-fille n’était pas encore née à l’époque, sans doute ai-je beaucoup d’ennemis, en politique nous nous faisons tous des ennemis, rien de surprenant à ce qu’il se soit trouvé un anormal pour vouloir me tarabuster en m’expédiant des doigts par la poste au moment précis où l’arrestation d’Alba me mettait au désespoir, tout cela pour me donner des idées atroces, toujours est-il que si je n’étais pas à bout de forces après avoir épuisé tous les recours, je ne serais pas venu vous déranger, vous, Tránsito, au nom de notre vieille amitié, je vous en prie, ayez pitié de moi, je ne suis plus qu’un pauvre vieillard anéanti, ayez la bonté de chercher où est ma petite-fille Alba avant qu’on ne finisse de me l’expédier par petits morceaux par la poste sanglotai-je.

Si Tránsito est arrivée là où elle est, c’est entre autres raisons pour savoir payer ses dettes. Je suppose qu’elle mit à profit sa connaissance de la face la mieux cachée des hommes au pouvoir pour me rendre à sa manière les cinquante pesos que je lui avais jadis prêtés. Quarante-huit heures plus tard, elle m’appela par téléphone.

— C’est Tránsito Soto, patron. Mission accomplie, me dit-elle.