CHAPITRE VIII
 
LE COMTE

N’étaient les lettres échangées entre Clara et Blanca, cette période se serait trouvée enfouie dans le fouillis des vieux souvenirs effacés par le temps. Cette correspondance nourrie a permis aux événements de survivre et d’échapper à la nébuleuse des faits invérifiables. Dès la première lettre qu’elle avait reçue de sa fille après son mariage, Clara avait été en mesure de deviner que la séparation d’avec Blanca ne serait pas de longue durée. Sans en dire mot à personne, elle aménagea, pour l’attendre, une des chambres les plus spacieuses et ensoleillées de la maison. Elle y installa le berceau à toute épreuve où elle avait déjà élevé ses trois enfants.

Blanca ne put jamais expliquer à sa mère les raisons qui l’avaient poussée à accepter de se marier, car elle-même les ignorait. Analysant le passé alors qu’elle était déjà devenue une femme mûre, elle en vint à la conclusion que la cause majeure en avait été la peur que lui inspirait son père. Elle n’était pas encore sevrée qu’elle connaissait la force irrationnelle de son courroux, et elle avait été habituée à lui obéir. Sa grossesse et la nouvelle que Pedro III était mort avaient achevé de la décider ; dès l’instant où elle avait accepté de lier son sort à celui de Jean de Satigny, elle avait néanmoins décrété que le mariage ne serait jamais consommé. Elle allait inventer toutes sortes d’arguments pour retarder cette union, invoquant d’abord les malaises propres à son état, puis elle en chercherait d’autres, convaincue qu’il lui serait bien plus facile de berner un mari comme le comte, qui chaussait des souliers de chevreau, se mettait du vernis aux ongles et avait été capable d’épouser une femme enceinte d’un autre, que de s’opposer à un géniteur comme Esteban Trueba. De deux maux, elle avait choisi celui qui lui avait paru le moindre. Elle s’était rendu compte qu’entre son père et le comte français s’était noué quelque arrangement commercial où elle n’avait pas eu son mot à dire. En échange d’un nom pour son petit-fils, Trueba avait fait cadeau à Jean de Satigny d’une dot appétissante, assortie de la promesse de recevoir un jour quelque héritage. Blanca s’était prêtée à la négociation, mais elle n’était disposée à octroyer à son mari ni son amour ni son intimité, car elle continuait d’aimer Pedro III, plus d’ailleurs par la force de l’habitude que par espoir de le revoir.

Blanca et son époux flambant neuf passèrent leur première nuit de jeunes mariés dans la suite nuptiale du meilleur hôtel de la capitale que Trueba avait fait remplir de fleurs pour inciter sa fille à lui pardonner la kyrielle de violences dont il l’avait accablée au cours des derniers mois. À sa grande surprise, Blanca n’eut nul besoin de feindre quelque migraine, car Jean de Satigny, délaissant le rôle du jeune marié qui lui glissait des bécots dans le cou et choisissait les meilleures langoustines pour les lui fourrer dans la bouche, parut oublier radicalement ses manières enjôleuses de séducteur du cinéma muet pour redevenir le frère qu’il avait été pour elle lors de leurs promenades champêtres, quand ils allaient goûter sur l’herbe avec l’appareil photo et les livres en français. Jean alla à la salle de bains où il demeura si longtemps qu’à son retour, Blanca était mi-assoupie. Elle se crut déjà en train de rêver quand elle aperçut son mari qui avait troqué l’habit de cérémonie pour un pyjama de soie noire et un peignoir de velours pompéien, avait mis une résille pour protéger l’impeccable ondulation de sa coiffure et exhalait une puissante odeur de lavande anglaise. Il ne semblait animé d’aucune impatience amoureuse. Il s’assit dans le lit à ses côtés et lui caressa la joue du même geste un peu moqueur qu’elle lui avait connu en d’autres occasions, puis il s’employa à lui expliquer, dans son espagnol affecté dépourvu d’accent, qu’il n’avait pas d’inclination particulière pour le mariage, étant un homme seulement amoureux des arts, des lettres et des curiosités scientifiques, et qu’en conséquence il n’avait nulle intention de l’importuner avec des exigences maritales, de sorte qu’ils pouvaient vivre l’un à côté de l’autre, ni contre ni tout contre, en bonne harmonie et en gens bien élevés. Soulagée, Blanca lui mit les bras autour du cou et l’embrassa sur les deux joues.

— Merci, Jean ! s’exclama-t-elle.

Il n’y a pas de quoi, répliqua-t-il courtoisement.

Ils s’installèrent à leur aise dans le grand lit de faux style Empire, évoquant par le menu le déroulement de la fête et faisant des plans pour leur vie future.

— Ça ne t’intéresse pas de savoir qui est le père de mon enfant ? demanda Blanca.

— C’est moi, répondit Jean en lui déposant un baiser sur le front.

Ils s’endormirent chacun de son côté en se tournant le dos. À cinq heures du matin, Blanca se réveilla avec l’estomac soulevé par l’odeur douceâtre des fleurs dont Esteban Trueba avait fait décorer la chambre nuptiale. Jean de Satigny l’accompagna à la salle de bains, lui soutint le front tandis qu’elle se pliait en deux au-dessus de la cuvette, puis l’aida à se recoucher et sortit les bouquets sur le palier. Il resta éveillé le restant de la nuit à lire La Philosophie dans le boudoir du marquis de Sade, tandis que Blanca, dans son demi-sommeil, soupirait qu’à épouser un intellectuel, on n’était pas au bout de ses surprises.

Le lendemain, Jean se rendit à la banque pour y changer un chèque de son beau-père et il passa presque toute la journée à courir les magasins du centre pour faire emplette du trousseau de jeune marié qu’il jugeait adéquat à son nouveau standing. Entre-temps, lassée de l’attendre dans le hall de l’hôtel, Blanca avait décidé de rendre visite à sa mère. Elle coiffa son plus joli chapeau du matin et prit une voiture de louage pour se rendre à la grande maison du coin où le reste de la famille était en train de déjeuner en silence, harassé, encore sous l’effet des frayeurs de la noce et de la gueule de bois des dernières disputes. La voyant débarquer dans la salle à manger, son père poussa un cri horrifié :

— Que faites-vous ici, ma fille ? rugit-il.

— Rien... je venais vous voir, murmura Blanca, atterrée. — Mais elle est folle ! Vous ne vous rendez pas compte qu’au premier qui vous voit, on va dire que votre mari vous a renvoyée en pleine lune de miel ? On va dire que vous n’étiez pas vierge !

— C’est que je ne l’étais pas, papa.

Esteban fut sur le point de lui balancer une baffe en travers de la figure, mais Jaime s’interposa avec tant de détermination qu’il se borna à l’insulter pour sa stupidité. Clara, inaltérable, mena Blanca jusqu’à une chaise et lui servit une assiette de poisson froid avec de la sauce aux câpres. Tandis qu’Esteban continuait à vociférer et que Nicolas allait chercher la voiture pour la reconduire à son époux, toutes deux papotaient comme au bon vieux temps.

L’après-midi même, Blanca et Jean prirent le train qui les achemina jusqu’au port. Là, ils embarquèrent sur un transatlantique anglais. Lui était vêtu d’un pantalon de toile blanche et d’un blazer bleu de coupe marine qui s’harmonisaient à la perfection à la jupe bleue et à la veste blanche du tailleur de sa femme. Au bout de quatre jours, le bateau les déposa dans la province du Nord la plus reculée, où leurs élégantes tenues de voyage et leurs bagages en croco passèrent inaperçus dans la touffeur caniculaire et sèche de l’heure de la sieste. Jean de Satigny installa provisoirement son épouse à l’hôtel et se mit en devoir de chercher un logement digne de ses nouveaux revenus. En vingt-quatre heures, la petite société provinciale fut au courant qu’elle comptait en son sein un comte authentique. Les choses en furent grandement facilitées pour Jean. Il put louer une très ancienne demeure qui avait appartenu à l’une des grosses fortunes de l’ère du nitre, quand on n’avait pas encore inventé ce succédané synthétique qui avait mis toute la région sur le flanc. La maison était assez morose, plutôt à l’abandon, comme toutes choses dans ce coin-là, et elle avait besoin de quelques réparations, mais elle conservait intacts sa dignité d’autrefois et son charme de fin de siècle. Le comte la décora à son goût, avec un raffinement équivoque et décadent qui déconcerta Blanca, accoutumée à la vie rustique et à la sobriété classique de son père. Jean disposa de prétendus vases en porcelaine de Chine contenant non pas des fleurs, mais des plumes d’autruche teintes, des tentures de damas avec leurs drapés et leurs glands, des coussins à franges et à pompons, des meubles de tous styles, des grilles dorées, des paravents et d’incroyables lampes sur pied soutenues par des statues de céramique représentant des nègres abyssins grandeur nature, à moitié nus mais portant babouches et turbans. La maison gardait toujours les rideaux tirés sur une faible pénombre qui parvenait à contenir l’implacable lumière du désert. Dans les coins, Jean installa des cassolettes orientales où il brûlait des herbes aromatiques et des bâtonnets d’encens qui, au début, tournaient l’estomac de Blanca, mais auxquels elle finit vite par s’habituer. Il engagea un certain nombre d’indiens comme serviteurs, en plus d’une monumentale matrone préposée à la cuisine, à qui il avait inculqué la préparation des sauces très relevées selon son goût, ainsi qu’une soubrette bancale et analphabète pour s’occuper de Blanca. À tous il fit endosser de voyants costumes d’opérette, mais il ne put leur imposer le port des souliers, car ils avaient coutume de marcher nu-pieds et ne les supportaient pas. Blanca se sentait mal à l’aise dans cette demeure et n’avait guère confiance en ces indiens impassibles qui la servaient d’un air dédaigneux et paraissaient se gausser d’elle dans son dos. Ils tournicotaient autour d’elle comme des esprits, se faufilant sans bruit d’une pièce à l’autre, presque toujours désœuvrés et accablés d’ennui. Ils restaient sans répondre quand elle s’adressait à eux, comme s’ils n’avaient pas compris l’espagnol, et communiquaient entre eux par chuchotements ou dans les dialectes du haut plateau. Chaque fois que Blanca évoquait avec son mari ces bizarreries qu’elle remarquait chez les serviteurs, il lui disait que ce n’étaient là que coutumes d’indiens et qu’elle ne devait pas y prêter cas. Clara lui répondit de même par lettre lorsqu’elle lui eut raconté avoir aperçu un jour l’un des indiens tentant de garder son équilibre sur d’extraordinaires cothurnes au talon biscornu, lacés de velours, où les larges paturons calleux de l’homme étaient tout recroquevillés. « La chaleur du désert, la grossesse et ton désir inavoué de vivre à l’instar d’une comtesse, dans la lignée de ton époux, te font avoir des visions, ma petite fille », lui écrivait Clara pour la charrier, et elle ajouta que le meilleur remède contre les souliers Louis XV était une bonne douche froide assortie d’une infusion de camomille. Une autre fois, Blanca découvrit dans son assiette un petit lézard mort qu’elle avait été sur le point de porter à sa bouche. À peine fut-elle remise de sa frayeur et eut-elle recouvré l’usage de la parole qu’elle appela à grands cris la cuisinière à qui elle montra l’assiette d’un doigt tremblant. La cuisinière s’approcha, brimbalant tout son tas de graisse et ses tresses noires, et enleva l’assiette. Mais, au moment où elle se retournait, Blanca crut surprendre une œillade complice entre son mari et l’indienne. Cette nuit-là, elle resta éveillée jusque fort tard, réfléchissant à ce qu’elle avait remarqué, mais, au petit matin, elle en était arrivée à la conclusion qu’elle avait tout imaginé. Sa mère avait raison : la chaleur et la grossesse lui faisaient perdre la boussole.

Les pièces les plus reculées de la demeure furent réservées à la passion que Jean nourrissait pour la photographie. Il y installa ses lampes, ses trépieds, ses appareils. Il pria Blanca de ne jamais pénétrer sans autorisation dans ce qu’il baptisa « le laboratoire », car, lui expliqua-t-il, les plaques pouvaient être voilées par la lumière du jour. Il en ferma la porte avec une clef qu’il portait sur lui, suspendue à une chaînette d’or, précaution tout à fait superflue, car sa femme ne prêtait pratiquement aucun intérêt à ce qui l’entourait et bien moins encore à l’art photographique.

Au fur et à mesure qu’elle s’arrondissait, Blanca en venait à acquérir une placidité orientale contre laquelle se brisèrent les tentatives de son époux pour l’intégrer à la société, l’emmener à des fêtes, la promener en voiture ou lui faire prendre feu et flamme pour la décoration de son nouvel intérieur. Lourde et gauche, solitaire, perpétuellement fatiguée, Blanca se réfugia dans la broderie et le tricot. Elle passait une bonne partie de la journée à dormir et, durant ses heures de veille, elle confectionnait les pièces miniatures d’un rose trousseau, convaincue qu’elle était de devoir donner le jour à une fille. Tout comme sa mère jadis avec elle, elle instaura un système de communication avec l’enfant qu’elle portait et se replia sur elle-même dans un dialogue muet de tous les instants. Dans ses lettres, elle décrivait sa vie mélancolique et retirée et faisait allusion à son mari avec une sympathie sans mélange, comme à un homme attentionné, discret, plein de raffinement. Ainsi, sans le vouloir, accrédita-t-elle la légende selon laquelle Jean de Satigny était quasiment un prince, sans mentionner le fait qu’il aspirait de la cocaïne par le nez et fumait l’opium tous les après-midi, car elle était persuadée que ses parents n’y comprendraient goutte. Elle disposait pour elle seule de toute une aile de la demeure. Elle y avait installé ses pénates et y entassait tout ce qu’elle s’employait à préparer pour la venue au monde de sa fille. Jean disait que cinquante marmots n’arriveraient pas à mettre tous ces vêtements ni à s’amuser de pareille quantité de jouets, mais la seule distraction de Blanca consistait à sortir faire le tour des rares commerçants de la ville et à rafler tout ce qu’elle pouvait trouver de couleur rose pour bébé. Ses journées se passaient à ourler des langes, à tricoter de petits chaussons de laine, à décorer des corbeilles, à ranger les piles de brassières, de bavoirs, de couches, à repasser les draps brodés. Après la sieste, elle écrivait à sa mère, parfois, aussi à son frère Jaime, et quand le soleil déclinait et qu’il faisait un peu plus frais, elle allait se promener dans les environs pour se dégourdir les jambes. Le soir tombé, elle retrouvait son mari dans la grande salle à manger de la demeure où les nègres de céramique, dressés dans leur coin, éclairaient la scène de leur lumière de maison close. Chacun prenait place à un bout de la table garnie d’une nappe tombante avec cristaux, service au grand complet et décorée de fleurs artificielles, les naturelles ne poussant pas dans cette région inhospitalière. C’était toujours le même impassible et taciturne indien qui les servait, roulant en permanence dans sa bouche la boule verdâtre de feuilles de coca dont il se sustentait. Ce n’était pas un domestique ordinaire et il ne remplissait aucune fonction spécifique dans l’organigramme domestique. Servir à table n’était pas non plus son fort, il n’avait pas le maniement des couverts et des plats et finissait par leur jeter leur pitance à la va-comme-je-te-pousse. Blanca se sentit obligée de lui remontrer un jour qu’il voulût bien ne pas attraper les patates avec ses pattes pour les leur poser dans l’assiette. Mais Jean de Satigny, pour quelque mystérieuse raison, l’estimait et s’employait à le former pour qu’il devînt son aide de laboratoire.

— S’il est incapable de s’exprimer comme un bon chrétien, on ne voit pas comment il saurait tirer des portraits, remarqua Blanca quand elle fut au courant.

C’était ce même indien que Blanca avait cru voir arborant des hauts talons Louis XV.

Les premiers mois de son existence de femme mariée passèrent dans la paix et l’ennui. Le penchant naturel de Blanca au repliement et à la solitude s’accentua. Elle se détourna de la vie en société et Jean de Satigny finit par se rendre seul aux nombreuses invitations qu’ils recevaient. Puis, de retour à la maison, il se gaussait devant Blanca des ridicules de ces familles d’autrefois, surannées, où les demoiselles allaient accompagnées d’un chaperon et où les messieurs portaient un scapulaire. Blanca put mener cette vie oisive dont elle avait la vocation, cependant que son époux se consacrait à ces menus plaisirs que l’argent seul peut procurer et dont il avait dû se priver si longtemps. Il sortait tous les soirs pour aller jouer au casino et sa femme calcula qu’il devait perdre des sommes substantielles car, en fin de mois, une file de créanciers attendait invariablement à la porte. Jean avait une conception très spéciale de l’économie domestique. Il fit l’achat d’une automobile dernier modèle, aux sièges doublés de peau de léopard et aux accessoires plaqués or, digne d’un prince arabe, la plus grosse et la plus mirobolante qu’on eût jamais vue dans les parages. Il développa tout un réseau de mystérieux contacts qui lui permirent de se porter acquéreur d’antiquités, notamment de porcelaines françaises de style baroque, pour lesquelles il avait un faible. Il s’occupa également de rentrer des caisses de liqueurs fines auxquelles il faisait franchir la douane sans problèmes. Les produits de sa contrebande pénétraient chez lui par l’entrée de service et en ressortaient intacts par la porte principale, à destination d’autres lieux où Jean les consommait en secrètes bamboches quand il ne les écoulait pas à des prix prohibitifs. À la maison, ils ne recevaient pas de visites et au bout de quelques semaines, les dames du cru renoncèrent à appeler Blanca. Le bruit avait couru qu’elle était fière, hautaine et mal portante, ce qui accrut d’autant la sympathie générale pour le comte français qui en retira une réputation de mari équanime et endurant.

Blanca s’entendait bien avec son époux. Ne s’élevaient entre eux de discussions que lorsqu’elle voulait se mêler d’examiner les finances familiales. Elle ne pouvait s’expliquer que Jean se payât le luxe d’acheter ses porcelaines et de se véhiculer dans ce tacot tigré s’il n’avait pas assez d’argent pour régler la note de l’épicier chinois ni les gages de leur nombreuse domesticité. Jean se refusait à en parler sous prétexte que c’étaient là des responsabilités proprement masculines et qu’elle n’avait nul besoin d’encombrer sa petite tête de linotte avec des problèmes qu’elle n’était pas a même de comprendre. Blanca supposa que la ligne de crédit ouverte à Jean de Satigny par Esteban Trueba était illimitée et, dans l’impossibilité de s’entendre là-dessus avec lui, elle finit par se désintéresser de ces affaires. Elle végétait comme une fleur de quelque autre climat, cloîtrée dans cette demeure enclavée parmi les sables, entourée d’indiens bizarres qui avaient l’air de vivre sur une autre planète, surprenant souvent de menus détails qui l’amenaient à douter de son propre bon sens. La réalité lui paraissait floue, comme si cet implacable soleil qui gommait les couleurs eût aussi déformé les objets autour d’elle, et transformé les êtres en ombres énigmatiques.

Dans la torpeur de ces quelques mois, protégée par l’enfant qui poussait en son sein, Blanca oublia l’étendue de son infortune. Elle cessa de songer à Pedro III Garcia avec l’irrépressible obsession de naguère et se replia sur des souvenirs douceâtres et délavés qu’elle pouvait évoquer à tout moment. Sa sensualité était assoupie et les rares fois où elle se prenait à méditer sur son malheureux destin, elle se plaisait à s’imaginer elle-même flottant à l’instar d’une nébuleuse, sans joies ni peines, à l’écart des brutalités de la vie, oubliée avec sa fille pour seule compagnie. Elle en vint à penser qu’elle avait à jamais perdu la capacité d’aimer et que les ardeurs de sa chair s’étaient définitivement éteintes. Elle passait des heures interminables à contempler le paysage blafard qui s’étendait devant sa croisée. La demeure était implantée en bordure de ville, entourée de quelques arbres rachitiques qui résistaient aux impitoyables assauts du désert. Côté nord, le vent détruisait toute forme de végétation et l’on pouvait embrasser une immense étendue de dunes et de lointains mamelons tremblant dans la réverbération du soleil. Dans la journée, la touffeur de cet astre de plomb la laissait accablée, la nuit elle frissonnait de froid entre ses draps, se prémunissant contre le gel à l’aide de bouillottes et de châles de laine. Elle scrutait le ciel limpide et nu en quête d’un soupçon de nuage, dans l’espoir qu’il viendrait à tomber un jour une goutte de pluie qui tempérerait l’oppressante âpreté de cette vallée lunaire. Les mois s’écoulaient, immuables, sans autre diversion que les lettres de sa mère où celle-ci lui narrait la campagne électorale de son père, les foucades de Nicolas, les extravagances de Jaime qui vivait comme un curé tout en faisant des yeux enamourés de merlan frit. Dans une de ses missives, Clara lui suggéra, pour s’occuper les mains, de se mettre à la fabrication de santons. Elle essaya. Elle se fit expédier de cette argile spéciale qu’elle était habituée à utiliser aux Trois Maria, aménagea son atelier dans l’arrière-cuisine et chargea deux des indiens de lui construire un four pour y cuire les figurines de céramique. Mais Jean de Satigny ironisait sur son bricolage artistique, disant que, s’il s’agissait de s’occuper les mains, mieux valait qu’elle tricotât des chaussettes et apprît à faire des friands en pâte feuilletée. Elle finit par laisser tomber son ouvrage, moins à cause des sarcasmes de son époux que parce qu’elle s’avéra incapable de rivaliser avec l’antique travail de poterie des indiens.

Jean avait mis à organiser son entreprise la même ténacité que jadis son affaire de chinchillas, mais cette fois avec plus de succès. Hormis un prêtre allemand qui sillonnait la région depuis trente ans pour déterrer le passé des Incas, personne d’autre ne s’était soucié de ces reliques, car on les estimait dénuées de toute valeur commerciale. Le gouvernement interdisait le trafic des antiquités indigènes et avait accordé une concession générale au curé, lequel était autorisé à réquisitionner les pièces et à les apporter au musée. Jean les découvrit pour la première fois dans les poussiéreuses vitrines de ce musée. Il passa deux jours en compagnie de l’Allemand qui, trop heureux de rencontrer au bout de tant d’années quelqu’un qui s’intéressât à son travail, ne se fit pas prier pour étaler ses vastes connaissances. Ainsi le comte apprit la façon dont on pouvait mesurer le temps pendant lequel elles étaient restées ensevelies, il sut différencier les époques et les styles, découvrir la manière de localiser les nécropoles dans le désert grâce à des signes invisibles à l’œil civilisé, et il en vint finalement à la conclusion que si ces tessons de poterie n’avaient rien de l’éclat précieux des sépultures égyptiennes, ils n’en avaient pas moins la même valeur historique. Une fois obtenue toute l’information dont il avait besoin, il mit sur pied ses équipes d’indiens pour aller déterrer tout ce qui avait pu échapper au zèle archéologique du curé.

Les magnifiques terres cuites verdies par la patine du temps commencèrent à affluer chez lui, dissimulées dans des baluchons d’indiens et des couffins de laines, remplissant rapidement les caches secrètes apprêtées pour les recevoir. Blanca les voyait s’amonceler dans les chambres et restait saisie d’émerveillement devant leurs formes. Elle les prenait entre ses mains, les caressait, comme hypnotisée, et quand le moment venait de les emballer de paille et de papier pour les expédier vers des destinations aussi lointaines qu’inconnues, elle en éprouvait un profond chagrin. Ces céramiques lui paraissaient d’une beauté insurpassable. Elle avait l’impression que le même toit ne pouvait décemment abriter les petits monstres de ses crèches, et telle fut avant tout la raison pour laquelle elle délaissa son atelier.

Le commerce de céramiques indigènes était discret, s’agissant du patrimoine historique de la nation. Travaillaient pour le compte de Jean plusieurs équipes d’indiens qui étaient arrivés là en se faufilant clandestinement par le dédale des défilés frontaliers. Ils n’avaient pas de papiers attestant qu’ils fussent des êtres humains ; ils étaient taciturnes, farouches, impénétrables. Chaque fois que Blanca s’enquérait de savoir d’où sortaient ces créatures qui surgissaient subitement dans sa cour, on lui répondait que c’étaient des cousins de celui qui servait à table, et, de fait, tous se ressemblaient. Ils ne séjournaient pas longtemps à la maison. La plupart du temps, ils étaient dans le désert, sans autre attirail qu’une pelle pour creuser le sable, une boule de coca dans la bouche pour se maintenir en vie. Ils avaient parfois la chance de tomber sur les ruines mi-ensevelies d’un village inca et en un rien de temps ils remplissaient les caves de la maison du butin de leurs fouilles. La prospection, l’acheminement et la commercialisation de cette marchandise s’effectuaient avec un tel luxe de précautions que Blanca n’eût pas soupçonné qu’il pût y avoir quelque chose de frauduleux dans les activités de son mari. Jean lui expliqua que le gouvernement était très chatouilleux sur le chapitre de ces cruches crasseuses et de ces misérables colliers de petits cailloux du désert, et, pour éviter les sempiternelles procédures de la bureaucratie officielle, il préférait les négocier à sa façon. Il les faisait sortir du pays dans des caisses scellées portant l’étiquette « pommes », grâce à la complicité intéressée de quelques inspecteurs des douanes.

De tout cela, Blanca ne se souciait guère. Seule la préoccupait la question des momies. Elle était familiarisée avec les morts, ayant passé sa vie en étroit contact avec eux par l’intermédiaire du guéridon autour duquel sa mère les invoquait. Elle était habituée à voir leurs formes transparentes se baguenauder le long des couloirs de la maison de ses parents, faire du remue-ménage dans les penderies et apparaître dans les rêves pour pronostiquer les malheurs et les gros lots à la loterie. Mais les momies étaient bien différentes. Ces êtres tout ratatinés, emmaillotés de loques qui se défaisaient en effilochures pulvérulentes, avec leurs têtes décharnées et jaunâtres, leurs petites mains ridées, leurs paupières cousues, leurs cheveux clairsemés sur la nuque, leurs éternels et terrifiants sourires sans lèvres, leur odeur de rance, cet air de morosité et de gueusaille des très anciens cadavres, l’émouvaient profondément. On n’en voyait pas tous les jours. De loin en loin, les indiens en ramenaient une. Lents et immuables, ils débarquaient à la maison en charriant un grand vase de terre cuite hermétiquement clos. Jean l’ouvrait avec soin dans une pièce dont toutes les portes et fenêtres avaient été fermées, afin que le premier souffle d’air ne vint la réduire en cendres. À l’intérieur du vase apparaissait la momie comme le noyau de quelque fruit étrange, ramassée en position fœtale, emmitouflée dans ses haillons, en compagnie de ses misérables trésors de colliers de dents et de poupées de chiffons. Elles étaient incomparablement plus appréciées que les autres objets exhumés des tombes, car les collectionneurs privés et certains musées étrangers les payaient fort cher. Blanca se demandait quelle sorte de gens collectionnaient les morts, et où ils pouvaient bien les fourrer. Elle était incapable d’imaginer une momie comme élément décoratif de quelque salon, mais Jean de Satigny lui exposait que, bien disposées dans une urne de verre, celles-ci, aux yeux d’un multimillionnaire européen, pouvaient revêtir plus de prix que n’importe quelle autre œuvre d’art. Les momies n’étaient pas simples à écouler, à transporter ni à passer en douane, si bien qu’elles demeuraient parfois plusieurs semaines dans les caves de la maison, attendant leur tour d’entreprendre leur long périple à l’étranger. Blanca en rêvait, elle avait des hallucinations, croyait les voir déambuler sur la pointe des pieds le long des couloirs, recroquevillées comme des gnomes furtifs et sournois. Elle barricadait la porte de sa chambre, plongeait la tête sous les draps et passait des heures ainsi à trembler, à prier, à appeler de toutes ses forces sa mère en pensée. Elle en fit part à Clara dans ses lettres et celle-ci lui répondit qu’elle ne devait pas redouter les morts, plutôt les vivants, car malgré leur fâcheuse réputation, jamais on n’avait vu des momies s’en prendre à qui que ce fût ; au contraire, elles étaient d’un naturel plutôt timide. Encouragée par les conseils de sa mère, Blanca se mit à les épier. Elle les attendait en silence, guettant par la porte entrouverte de sa chambre. Bientôt elle eut la certitude qu’elles se baladaient à travers la maison, traînant leurs guiboles infantiles sur les tapis, papotant comme des écolières, se poussant l’une l’autre, passant toutes les nuits par petits groupes de deux ou trois, toujours en direction du laboratoire photographique de Jean de Satigny. Parfois elle croyait entendre de lointains gémissements d’outre-tombe et était prise d’irrépressibles accès de terreur, elle appelait son mari à grands cris, mais nul n’accourait et elle avait bien trop peur pour traverser toute la demeure et aller le retrouver. Dès l’apparition des premiers rayons du soleil, Blanca recouvrait son bon sens et la maîtrise de ses nerfs éprouvés, elle se rendait compte que ses angoisses nocturnes n’étaient que le fruit de l’imagination fiévreuse qu’elle avait héritée de sa mère et elle se tranquillisait jusqu’à ce que fussent retombées les ombres de la nuit et que se rééditât le cycle de l’épouvante. Un jour, elle ne put davantage supporte l’oppression qu’elle ressentait à l’approche de la nuit et elle résolut de parler des momies à Jean. Ils étaient alors en train de dîner. Lorsqu’elle lui eut raconté les allées et venues, les murmures et les cris étouffés, Jean de Satigny resta comme pétrifié, la fourchette à la main, la bouche ouverte. L’indien qui pénétrait dans la salle à manger, tenant le plateau, trébucha et le poulet rôti roula sous une chaise. Jean déploya tout son charme, son autorité et sa logique pour la persuader que ses nerfs étaient en train de lui jouer des tours, que rien de cela ne se produisait dans la réalité, qu’il ne s’agissait que d’élucubrations de son esprit si prompt à s’émouvoir. Blanca fit mine de se ranger à ses raisons, mais elle trouva on ne peut plus suspects cette véhémence de son époux qui ne prêtait ordinairement aucune attention à ses problèmes, et le faciès du serviteur qui, pour une fois, avait perdu son immuable expression d’idole et dont les yeux s’étaient légèrement exorbités. C’est à cet instant qu’elle décréta en elle-même que l’heure était venue d’enquêter à fond sur cette affaire de momies transhumantes. Ce soir-là, elle se retira de bonne heure, après avoir fait part à son mari qu’elle prendrait un tranquillisant pour dormir. Au contraire, elle but une grande tasse de café noir et se posta tout contre sa porte, disposée si nécessaire à passer des heures à l’affût.

Elle perçut les premiers petits pas aux environs de minuit. Elle entrouvrit la porte avec maintes précautions et passa la tête à l’instant précis où une forme menue, recroquevillée sur elle-même, s’éclipsait au bout de la galerie. Cette fois, elle était certaine de n’avoir pas rêvé, mais, à cause de la lourdeur de son ventre, il lui fallut une bonne minute avant d’atteindre la véranda. La nuit était fraîche et une brise forte soufflait du désert, faisant craquer les vieux caissons de la demeure et gonflant les rideaux comme des voiles noires en haute mer. Depuis sa tendre enfance, à l’époque où elle entendait à la cuisine les histoires de croquemitaine de la nounou, elle avait peur de l’obscurité, mais elle n’osa allumer, afin de ne pas effrayer les petites momies dans leurs déambulations erratiques.

Tout à coup, l’épais silence de la nuit fut brisé par un cri rauque, assourdi, comme s’il provenait de l’intérieur d’un cercueil, du moins est-ce ce que se figura Blanca. Elle commençait à succomber à la morbide fascination des choses d’outre-tombe. Elle se figea, le cœur battant à se rompre, mais un second gémissement la fit redescendre sur terre, lui donnant la force d’avancer jusqu’à la porte du laboratoire de Jean de Satigny. Elle tenta de l’ouvrir, mais la pièce était fermée à clef. Elle colla l’oreille à la porte et perçut alors distinctement des murmures, des cris étouffés et des rires, et tous ses doutes furent dissipés : il se passait bel et bien quelque chose avec les momies. Elle s’en revint à sa chambre, confortée dans sa conviction que ce n’étaient pas ses nerfs qui lui jouaient des tours, mais que des événements atroces se déroulaient dans l’antre secret de son mari.

Le lendemain, Blanca attendit que Jean de Satigny eût terminé sa méticuleuse toilette intime, eût déjeuné avec sa frugalité habituelle, lu son journal jusqu’à la dernière page et fût finalement sorti pour sa quotidienne promenade matinale, sa placide indifférence de future mère ne laissant rien paraître de sa détermination farouche. Lorsque Jean fut parti, elle appela l’indien aux hauts talons et, pour la première fois, lui donna un ordre :

— Va en ville et achète-moi des papayes confites, commanda-t-elle sèchement.

L’indien s’en fut au lent trottinement de ceux de sa race et elle demeura à la maison en compagnie des autres serviteurs qu’elle redoutait beaucoup moins que cet étrange individu aux courbettes de courtisan. Elle se dit qu’elle avait deux bonnes heures devant elle avant qu’il ne revînt, de sorte qu’elle choisit de ne point se presser et d’agir avec pondération. Elle était bien décidée à élucider ce mystère des momies baladeuses. Elle se dirigea vers le laboratoire, certaine que dans la pleine lumière de la matinée les momies n’auraient pas le cœur à faire les pitres, et escomptant bien que la porte ne serait pas fermée, mais elle la trouva condamnée, comme toujours. Elle essaya tout son trousseau de clefs, mais en vain. Elle s’empara alors à la cuisine du plus grand couteau, introduisit la lame sous la penture de la porte et s’employa à la forcer, arrachant du cadre des esquilles de bois sec et parvenant ainsi à dégager la ferrure et à ouvrir. Les dégâts causés à la porte étaient indissimulables ; dès que son mari s’en apercevrait, elle devrait avancer quelque explication raisonnable, mais elle se rasséréna en se disant qu’après tout, en tant que maîtresse de maison, elle avait bien le droit de savoir ce qui se tramait sous son toit. Malgré son esprit prosaïque qui, plus de vingt années durant, avait su résister sans s’émouvoir à la danse du guéridon et au spectacle de sa mère prophétisant l’imprévisible, au moment de franchir le seuil du laboratoire, Blanca claquait des dents.

Elle chercha l’interrupteur à tâtons et alluma. Elle se retrouva dans une vaste pièce aux murs peints en noir et aux fenêtres masquées de grosses tentures de même couleur par où ne filtrait pas le moindre rai de lumière. Le sol était couvert d’épaisses carpettes foncées et elle découvrit de tous côtés les projecteurs, les spots, les réflecteurs dont elle avait vu Jean se servir pour la première fois lors des funérailles de Pedro Garcia senior, quand il s’était mis à tirer le portrait des vivants et des morts, mettant tout le monde sur des charbons ardents, tant et si bien que les paysans avaient fini par piétiner ses plaques. Elle regarda autour d’elle, désemparée : elle était au centre d’un fantastique décor de théâtre. Elle s’avança, contournant des malles béantes qui recelaient des costumes empanachés de toutes les époques, des perruques frisées, d’excentriques couvre-chefs, s’arrêta devant un trapèze doré suspendu au plafond, auquel était accroché un pantin désarticulé de proportions humaines, elle aperçut dans un coin un lama embaumé, sur des tables des bouteilles de liqueurs ambrées, et, jonchant le sol, des peaux de bêtes exotiques. Mais ce qui la laissa abasourdie, ce furent les photographies. À leur vue, elle se pétrifia, interdite. Les murs du studio de Jean de Satigny étaient tapissés d’affligeantes scènes pornographiques qui révélaient la nature cachée de son époux.

Blanca était lente à réagir et il lui fallut un bon moment pour réaliser ce qui s’offrait ainsi à sa vue, car elle manquait d’expérience en ce genre d’affaires. Elle connaissait le plaisir comme ultime et précieuse étape du long itinéraire qu’elle avait parcouru avec Pedro III, étape qu’elle avait franchie sans hâte, avec bonne humeur, dans un décor de bois et de blés près de la rivière, sous l’immensité du ciel et dans le silence de la campagne. Elle ne s’était pas laissé atteindre par les tourments propres à l’adolescence. Tandis que ses camarades du collège lisaient en cachette des romans défendus truffés d’amants passionnés autant qu’imaginaires et de pucelles avides de ne plus l’être, elle s’asseyait à l’ombre des pruniers dans le jardin des sœurs, fermait les yeux et se remémorait avec une précision sans failles cette réalité magnifique, quand Pedro III l’emprisonnait dans ses bras, l’explorait de ses caresses et arrachait au plus profond d’elle-même des accords semblables à ceux qu’il parvenait à faire sortir de sa guitare. Sitôt éveillés, ses instincts s’étaient vus satisfaits et il ne l’avait jamais effleurée que la passion pût revêtir d’autres formes. Ces scènes de turpitudes accablantes constituaient une révélation mille fois plus déconcertante que les turbulentes momies qu’elle avait escompté découvrir.

Elle identifia la physionomie des domestiques de la maison. Se retrouvait là toute la cour des Incas, aussi nus que Dieu les avait mis au monde, ou mal fagotés dans des costumes de théâtre. Elle découvrit l’insondable gouffre entre les cuisses de la cuisinière, le lama embaumé chevauchant la chambrière bancale et l’imperturbable indien qui la servait à table nu comme un nouveau-né, glabre et court sur pattes, avec son impassible faciès de pierre et son énorme pénis en érection.

Pendant un laps de temps interminable, Blanca hésita devant sa propre incrédulité, jusqu’à ce que l’horreur l’eût submergée. Elle tenta alors de réfléchir lucidement. Elle comprit ce que Jean de Satigny avait voulu dire au cours de leur nuit de noces, quand il lui avait expliqué qu’il ne se sentait aucune inclination pour la vie conjugale. Elle entrevit aussi d’où venaient le sinistre pouvoir de l’indien, les moqueries sournoises des serviteurs, et elle se sentit soudain prisonnière dans l’antichambre de l’enfer. À ce moment précis, la petite fille se mit à bouger dans ses entrailles et elle sursauta comme si le tocsin s’était mis à sonner.

Ma fille ! Il faut que je la sorte d’ici ! s’exclama-t-elle en se prenant l’abdomen à deux mains.

Elle quitta le laboratoire en courant, traversa la maison en coup de vent et déboucha dans la rue où la chaleur de plomb et l’impitoyable lumière du jour lui rendirent le sens des réalités. Elle comprit qu’elle n’irait pas bien loin à pied avec ce ventre dans son neuvième mois. Elle s’en retourna dans sa chambre, prit tout l’argent qu’elle put y trouver, fit un paquet de quelques-unes des pièces du somptueux trousseau qu’elle avait préparé et s’en fut vers la gare.

Assise le long du quai sur un rugueux banc de bois, son baluchon sur les genoux, les yeux remplis d’effroi, Blanca attendit plusieurs heures l’arrivée du train, priant entre ses dents que le comte, de retour à la maison et constatant que la porte du laboratoire avait été fracturée, ne se mît à sa recherche, ne vînt à la retrouver, ne l’obligeât alors à revenir au royaume maléfique des Incas, priant que le train fît plus vite, respectât pour une fois l’horaire, de sorte qu’elle pût arriver chez ses parents avant que l’enfant qui lui comprimait les entrailles et lui donnait des coups de pied dans les côtes n’annonçât sa venue au monde, priant qu’il lui restât assez de forces pour ce voyage de deux jours sans répit ni repos et que son appétit de vivre fût plus puissant que cette terrible détresse qui commençait à s’emparer d’elle. Elle serra les dents et attendit.