CHAPITRE IV
LE TEMPS DES
ESPRITS
A l’âge où la plupart des nourrissons portent des couches et progressent à quatre pattes, bafouillant leur charabia et bavant à qui mieux mieux, Blanca avait l’air d’une naine douée de raison, elle marchait cahin-caha mais sur ses deux jambes, s’exprimait correctement et mangeait toute seule, résultat du système par lequel sa mère l’avait traitée à l’égal d’une grande personne. Elle avait déjà toutes ses dents et commençait à ouvrir les armoires pour en chambouler le contenu, quand la famille décida d’aller passer l’été aux Trois Maria que Clara ne connaissait encore que par ouï-dire. En cette période de la vie de Blanca, la curiosité était plus forte que l’instinct de conservation et Férula ne savait plus où donner de la tête, courant après elle pour éviter qu’elle ne se précipitât du premier étage, qu’elle ne s’engouffrât dans le four et n’ingurgitât la savonnette. L’idée de partir à la campagne avec la fillette lui paraissait dangereuse, angoissante et superflue, puisque Esteban pouvait aussi bien se débrouiller tout seul aux Trois Maria, cependant qu’elles jouissaient d’une existence civilisée à la capitale. Mais Clara était transportée d’enthousiasme. La campagne lui paraissait quelque chose de romantique, pour la bonne raison qu’elle n’avait jamais mis les pieds dans une étable, comme disait Férula. Les préparatifs de voyage occupèrent la famille pendant plus de deux semaines et la demeure s’encombra de malles, de valises et de cabas. Il fallut louer un wagon spécial du convoi pour transbahuter cet incroyable barda, avec les domestiques que Férula estima indispensable d’emmener en sus des cages à oiseaux que Clara ne voulut pas laisser en rade et des coffres à joujoux de Blanca remplis d’arlequins mécaniques, de figurines de porcelaine, d’animaux en peluche, de danseuses de corde et de poupées à vrais cheveux et à articulations humaines qui voyageaient avec leurs vestiaires, leurs voitures et leurs vaisselles personnels. À contempler cette cohorte désorientée et à bout de nerfs, le charivari de tout cet équipage, pour la première fois de sa vie Esteban se sentit dépassé par les événements, surtout quand il découvrit parmi les bagages un saint Antoine grandeur nature aux yeux strabiques et aux sandales en cuir repoussé. Il considéra le chaos qui l’entourait, regrettant amèrement sa décision de voyager avec femme et enfant, se demandant comment il se pouvait qu’il n’eût besoin à lui seul que de deux valises pour vaquer de par le monde quand elles deux, en revanche, devaient emporter tout ce fourniment de frusques et cette procession de domestiques qui n’avaient rien à voir avec la finalité du voyage.
A San Lucas, ils prirent trois voitures qui les acheminèrent jusqu’aux Trois Maria, enveloppés comme des romanichels dans un nuage de poussière. Dans la cour du domaine les attendaient, pour leur souhaiter la bienvenue, tous les fermiers avec à leur tête Pedro Garcia junior, le régisseur. À voir débarquer ce cirque ambulant, ils restèrent bouche bée. Sous les ordres de Férula, ils se mirent à décharger les voitures et à rentrer les affaires dans la maison. Nul ne prêta attention à un petit garçon qui avait approximativement le même âge que Blanca, nu comme un ver, morveux, le ventre gonflé de parasites, doté de deux magnifiques yeux noirs au regard de vieillard. C’était le propre fils du régisseur qu’on appelait, pour le distinguer du père et de l’aïeul, Pedro III Garcia. Dans le tohu-bohu général pour s’installer, faire le tour de la maison, fureter dans le potager, dire bonjour à tout un chacun, élever un autel à saint Antoine, chasser les poules des lits et les rats des armoires, Blanca se dépouilla de ses vêtements et s’en fut gambader avec Pedro III dans le plus simple appareil. Ils s’amusèrent parmi les ballots, se glissèrent sous les meubles, s’entremouillèrent de bisous baveux, mâchonnèrent le même pain, reniflèrent les mêmes morves, s’emmouscaillèrent du même caca, jusqu’à finalement s’endormir dans les bras l’un de l’autre sous la table de la salle à manger. C’est là que Clara les découvrit sur le coup de dix heures du soir. On les avait cherchés des heures durant à la lueur des torches, les fermiers répartis en escouades avaient parcouru les berges de la rivière, les granges, les champs et les- étables, Férula avait imploré à deux genoux saint Antoine, Esteban n’en pouvait plus de les appeler et Clara elle-même avait mobilisé en vain ses dons de voyante. Lorsqu’on les retrouva, le petit garçon était couché sur le dos à même le sol et Blanca s’était blottie contre lui, la tête posée sur le ventre proéminent de son nouvel ami. C’est dans cette position qu’on les surprendrait bien des années plus tard, pour leur malheur à tous deux, et ils n’auraient pas assez du reste de leur existence pour le payer.
Dès le premier jour, Clara comprit qu’il y avait une place pour elle aux Trois Maria, et, comme elle le consigna dans ses cahiers de notes sur la vie, elle sentit qu’elle avait fini par découvrir sa mission en ce bas monde. Elle ne se laissa pas impressionner par les maisonnettes de briques, par l’école et l’abondance de nourriture, car son aptitude à percevoir l’invisible détecta sur-le-champ la défiance, la crainte, la rancœur des employés et cette imperceptible rumeur qui se taisait quand elle tournait la tête, qui lui permirent de débusquer un certain nombre de choses, touchant le caractère et le passé de son mari. Le patron avait néanmoins changé. Tout un chacun put constater qu’il avait cessé de se rendre à la Lanterne Rouge, c’en était fini de ses soirées de bamboche, de combats de coqs, de paris d’argent, de ses violents accès de colère et, surtout, de sa fâcheuse habitude de culbuter les jeunes filles dans les blés. On en attribua le mérite à Clara. De son côté, elle aussi changea. Du jour au lendemain, elle se départit de sa langueur, cessa de tout trouver très joli et parut guérie de sa manie de parler à d’invisibles créatures et de déplacer les meubles à l’aide d’expédients surnaturels. Elle se levait à l’aube avec son époux ; habillés l’un et l’autre, ils partageaient leur petit déjeuner, puis Esteban allait surveiller les travaux des champs, cependant que Férula s’occupait de la maison, de la domesticité de la capitale qui ne se faisait pas à l’inconfort et aux mouches à merde de la campagne, ainsi naturellement que de Blanca. Clara partageait son temps entre l’atelier de couture, la boutique et l’école dont elle avait fait son quartier général pour appliquer des pommades contre la gale, de la paraffine contre les poux, pour arracher ses mystères au syllabaire, apprendre aux enfants à chanter j’ai une vache à lait, ce n’est pas une vache à vau-l’eau, et aux femmes à bouillir le lait, à soigner les diarrhées et à blanchir le linge. En fin d’après-midi, avant que les hommes ne s’en reviennent des champs, Férula rassemblait les paysannes et leurs rejetons pour dire leur chapelet. Ils y venaient par sympathie plus que par foi, et donnaient ainsi à la vieille fille l’occasion de se remémorer la belle époque des cités d’urgence. Clara attendait que sa belle-sœur en eût terminé avec ses litanies mystiques de pater-nosters et d’ave-marias et profitait de ce rassemblement pour répéter les mots d’ordre qu’elle avait entendus de la bouche de sa mère lorsque celle-ci s’enchaînait en sa présence aux grilles du Congrès. Les femmes l’écoutaient, souriantes et un peu gênées, pour la même raison qu’elles priaient avec Férula : pour ne pas contrarier la patronne. Mais toutes ces phrases enflammées leur paraissaient des histoires de fous. « Jamais de la vie qu’on a vu qu’un homme puisse pas battre sa bonne femme ; s’il la bat pas, c’est qu’il l’aime pas, ou alors il est pas vraiment un homme ; où qu’on a vu que ce que gagne un homme, ou ce que donne la terre, ou ce que pondent les poules irait aux deux, si que c’est lui qui commande ; et où qu’on a vu qu’une femme elle est capable de faire les mêmes choses qu’un homme si elle est née avec une craquette et sans baloches, hein, Doña Clarita ? » alléguèrent-elles. Clara se désespérait. Elles se donnaient des petits coups de coude et souriaient, timides, avec leurs bouches édentées et leurs yeux tout ridés, tannées par le soleil et cette vie de chien, sachant d’avance que si leur venait l’idée saugrenue de mettre en pratique les conseils de la patronne, leur mari leur administrerait une raclée. Et bien méritée, pour sûr, comme Férula elle-même le soutenait. Au bout de quelque temps, Esteban eut vent de cette seconde partie des réunions de prière et se mit en colère. C’était la première fois qu’il se fâchait Contre Clara et la première aussi qu’elle le voyait dans un de ses accès de rage. Esteban hurlait comme un dément, arpentant la salle de séjour à grandes enjambées et tapant du poing contre les meubles, déclarant que si Clara avait dans l’idée de marcher sur les pas de sa mère, elle trouverait en travers de son chemin un mec qui en avait, qui lui baisserait sa culotte et lui flanquerait une fessée pour lui ôter ces satanées envies de haranguer les gens, qu’il interdisait formellement les réunions de prière ou à toute autre fin, et que lui, Esteban, n’était pas de ces corniauds que leurs femmes peuvent tourner en ridicule. Clara le laissa hurler et rouer de coups le mobilier jusqu’à ce qu’il fût fatigué puis, distraite comme toujours, elle lui demanda s’il savait faire bouger ses oreilles.
Les vacances s’étirèrent et les réunions à l’école se poursuivirent. L’été s’acheva, l’automne couvrit les champs de feu et d’or, métamorphosant le paysage. Vinrent les premiers jours frisquets, les pluies et la boue, sans que Clara donnât signe de vouloir rentrer à la capitale, en dépit des pressions insistantes de Férula qui abhorrait la campagne. Durant l’été, elle s’était plainte des après-midi de canicule à chasser les mouches, des tourbillons de poussière de la cour qui envahissaient la maison où l’on vivait comme dans un puits de mine, de l’eau croupie de la baignoire où les sels parfumés se transformaient en potage chinois, des cafards volants qui s’introduisaient entre les draps, des caravanes de rats et de fourmis, des araignées du matin barbotant dans le verre d’eau sur la table de nuit, des poules impudentes qui pondaient dans les souliers et fientaient sur le linge immaculé de l’armoire. Quand le climat eut changé, elle eut de nouvelles calamités à déplorer, le bourbier de la cour, les jours raccourcis, à cinq heures il faisait noir et il ne restait rien d’autre à faire que se préparer à affronter une longue nuit solitaire, le vent et les rhumes qu’elle combattait aux cataplasmes à l’eucalyptus sans pouvoir éviter qu’ils ne s’engendrent l’un l’autre en une chaîne de contagion sans fin. Elle n’en pouvait plus de lutter contre les éléments, sans autre distraction que de voir grandir Blanca qui avait l’air d’une anthropophage, disait-elle, s’amusant avec ce garnement crasseux de Pedro III, c’était vraiment un comble que la fillette n’eût pas quelqu’un de sa condition avec qui se mélanger, elle était en train de prendre de mauvaises manières, elle allait avec les joues barbouillées de bouillasse et les genoux croûteux, « voyez-moi comme elle parle, on dirait une indienne, j’en ai assez de lui chercher les poux sur la tête et de lui mettre du bleu de méthylène sur sa gale ». En dépit de ses récriminations, elle conservait sa roide dignité, son inamovible chignon, sa blouse amidonnée et son trousseau de clefs pendu à sa ceinture, jamais elle ne transpirait ni ne se grattait, et elle entretenait toujours sur elle un discret arôme de lavande et de citronnelle. Nul ne songeait que quelque chose pût altérer sa maîtrise de soi, jusqu’au fameux jour où elle se sentit comme une morsure dans le dos. La démangeaison était si forte qu’elle ne put s’empêcher de se gratter ouvertement, sans en être soulagée pour autant. Elle finit par se rendre à la salle de bains, ôta son corset qu’elle gardait même aux jours de plus gros travaux. Au moment où elle défaisait les lacets tomba par terre un hurluberlu de rat qui était resté là toute la matinée, s’efforçant en vain de ramper vers la sortie, coincé entre les dures baleines du corset et les chairs comprimées de sa propriétaire. Férula eut la première crise de nerfs de son existence. À ses cris, tout le monde accourut et on la trouva dans la baignoire, blême de terreur, encore à moitié nue, poussant des clameurs de détraquée et désignant d’un index tremblant le petit rongeur qui se remettait laborieusement sur ses pattes et cherchait vers où se mettre en lieu sûr. Esteban dit que c’était la ménopause et qu’il ne fallait pas y prêter cas. On n’y fit pas davantage attention quand elle eut sa seconde crise. C’était l’anniversaire d’Esteban. Le soleil s’était montré dès l’aube de ce dimanche et une grande agitation régnait dans la maison, car c’était la première fois qu’on allait donner une fête aux Trois Maria depuis les jours oubliés où Doña Ester était encore une petite jeune fille. On invita divers parents et amis qui firent le voyage en train depuis la capitale, et tous les propriétaires de la région, sans oublier les notabilités du village. On prépara le banquet une semaine à l’avance : un demi-bestiau rôti à la broche dans la cour, des terrines de rognons, des fricassées de volaille, du maïs en sauce, des tourtes au blanc-manger et des sapotilles, arrosés des meilleurs vins de la dernière vendange. À midi commencèrent à-arriver les invités en voiture ou à dos de cheval, et la grande maison de pisé se remplit de conversations et de rires. Férula s’éclipsa un moment pour se précipiter à la salle de bains, un de ces immenses cabinets de toilette où le siège des lieux d’aisance se dresse au milieu de la pièce, entouré d’un no man’s land de céramiques blanches. Elle était installée sur ce siège aussi solitaire qu’un trône quand la porte s’ouvrit et que fit irruption l’un des invités, rien de moins que l’alcalde du village, déboutonnant déjà sa braguette et rendu quelque peu pompette par l’apéritif. En découvrant la vieille fille, il resta pétrifié de surprise et de confusion et lorsqu’il fut en état de réagir, la seule chose qui lui vint à l’idée fut de s’avancer avec un sourire de guingois, de traverser la pièce, de tendre la main et de la saluer d’une légère inclination de tête :
— Zorobabel Blanco Jamasmié, pour vous servir, dit-il en guise de présentation.
« Mon Dieu, comment peut-on vivre parmi des gens aussi grossiers ? Si vous tenez à rester dans ce purgatoire de sauvages, pour moi je repars en ville, j’entends bien vivre comme une chrétienne, ainsi que j’ai toujours vécu ! » s’exclama Férula quand elle put raconter l’histoire sans se mettre aussitôt à pleurer. Mais elle ne partit point. Elle ne tenait pas à se séparer de Clara, elle en était arrivée à vénérer jusqu’à l’air qu’elle exhalait, et bien qu’elle n’eût plus l’occasion de la baigner ni de dormir à ses côtés, elle s’arrangeait pour lui témoigner son attachement par mille petites attentions auxquelles elle consacrait sa vie. Cette femme revêche et si peu complaisante vis-à-vis des autres et d’elle-même parvenait à se montrer d’une gentillesse souriante avec Clara et parfois, par extension, avec Blanca. Ce n’est qu’avec elle qu’elle se payait le luxe de céder à son débordant désir de servir et d’être aimée, qu’avec elle qu’elle pouvait manifester, fût-ce de manière indirecte ou déguisée, les plus secrets et délirants élans de son âme. Au long de tant et tant d’années de solitude et de morosité, elle n’avait cessé de décanter les émotions, de polir les sentiments jusqu’à les réduire à une poignée de terribles et somptueuses passions qui l’habitaient tout entière. Elle n’avait nulle disposition pour les troubles mineurs, les rancœurs mesquines, les jalousies dissimulées, les œuvres de simple charité, les affections désinfectées, les amabilités polies, les égards quotidiens. C’était un de ces êtres nés pour la magnificence d’un seul amour, pour la haine débridée, la vengeance apocalyptique, l’héroïsme le plus sublime, mais qui n’avait pu ajuster son destin à cette vocation follement romanesque, si bien que celui-ci s’était écoulé, grisâtre et laminé, entre les cloisons d’une chambre de malade, parmi la misère des cités d’urgence, en de tortueuses confessions où cette grande femme opulente au sang ardent, faite pour la maternité, l’abondance, la chaleur et l’action, s’était peu à peu consumée. À l’époque, elle avait dans les quarante-cinq ans, sa splendide constitution et ses lointains ancêtres mauresques lui conféraient le même air rayonnant, avec sa chevelure soyeuse et encore noire, hormis une mèche blanche sur le front, sa stature solide et déliée, sa démarche résolue de bien-portante, mais le désert de son existence la faisait paraître beaucoup plus que son âge. J’ai un portrait de Férula pris dans ces années-là, lors d’un anniversaire de Blanca. C’est une vieille photographie couleur sépia, délavée par le temps, où l’on peut cependant la distinguer avec netteté. C’était une majestueuse matrone, mais un rictus amer sur son visage révélait son drame intérieur. Il est probable que ces années passées près de Clara furent les seules où elle connut le bonheur, car ce n’est qu’avec Clara qu’elle put s’épancher. Celle-ci était le réceptacle de ses émotions les plus raffinées et elle pouvait reporter sur elle ses énormes capacités de sacrifice et de vénération. Un jour, elle osa s’en ouvrir à elle et Clara écrivit dans son cahier de notes sur la vie que Férula l’aimait beaucoup plus qu’elle ne le méritait, plus qu’elle ne pouvait lui rendre en retour. À cause de cet amour débordant, Férula ne se décida pas à quitter les Trois Maria, même quand s’abattit le fléau des fourmis géantes qui s’annonça par un ronronnement à travers champs, une ombre noirâtre qui se coulait avec célérité en dévorant tout sur son passage, maïs, blé, luzerne, tournesols. On avait beau les arroser d’essence et y mettre le feu, elles refaisaient surface avec une vigueur nouvelle. On badigeonnait les troncs des arbres à la chaux vive, ce qui ne les empêchait pas d’y grimper et de s’attaquer aux poires, aux pommes et aux oranges, elles s’introduisaient dans le potager et faisaient une bouchée des melons, elles envahissaient la laiterie et on retrouvait au matin le lait tourné, rempli de minuscules cadavres, elles s’immisçaient dans le poulailler et bouffaient les volailles toutes vives, laissant derrière elles quelques reliefs de plumes et de petits ossements pitoyables. Elles faisaient irruption dans la maison, pénétrant par les tuyauteries, s’annexaient le garde-manger, et il fallait consommer sur-le-champ les plats qu’on venait de préparer, car à peine restaient-ils quelques minutes sur la table qu’elles rappliquaient en procession et engloutissaient tout. Pedro Garcia junior les combattit par l’eau et par le feu, il sema des éponges imbibées de miel d’abeilles afin qu’attirées en foule par le sucre, il pût les massacrer sans coup férir, mais tout s’avéra vain. Esteban Trueba s’en fut au village et en revint chargé de toutes les marques connues de pesticides liquides, en poudre ou en comprimés, et il en déversa de droite et de gauche, tant et si bien qu’on ne pouvait plus manger les légumes qui donnaient des coliques à se tordre. Mais les fourmis continuaient d’affluer et de proliférer, de jour en jour plus impudentes et résolues. Esteban se rendit à nouveau au village et expédia un télégramme à la capitale. Trois jours plus tard débarqua à la gare Mister Brown, un Yankee riquiqui flanqué d’une mystérieuse valise et qu’Esteban présenta comme un ingénieur agronome expert en insecticides. Après s’être rafraîchi d’un broc de vin aux fruits coupés, il ouvrit sa valise sur la table. Il en déballa un arsenal d’instruments jamais vus, s’empara d’une fourmi et entreprit de l’examiner interminablement au microscope.
— Pourquoi s’user les yeux dessus, Mister, puisqu’elles sont toutes pareilles ? fit Pedro Garcia junior.
L’amerlok ne répondit pas. Quand il eut fini d’identifier l’espèce, leur mode de vie, la localisation de leurs nids, leurs us et coutumes et jusqu’à leurs intentions les plus secrètes, une semaine s’était écoulée et les fourmis en venaient à se glisser dans le lit des enfants, elles avaient ingéré les réserves de vivres pour l’hiver et commençaient à s’attaquer aux chevaux et aux vaches. Mister Brown exposa alors qu’il convenait de les fumiger avec un produit de son invention qui rendait les mâles stériles, si bien qu’elles cesseraient de proliférer, puis qu’il fallait les arroser d’un autre poison, également de son cru, qui engendrait une maladie mortelle chez les femelles, ce qui aurait pour effet, assura-t-il, de régler la question.
— En combien de temps ? s’enquit Esteban Trueba, passant de l’impatience à la fureur.
— Un mois, dit Mister Brown.
— D’ici là, Mister, elles auront mangé jusqu’aux êtres humains, fit Pedro Garcia junior. Si vous le permettez, patron, je vais chercher mon père. Ça fait trois semaines qu’il me serine qu’il connaît un remède contre le fléau. Je pense que c’est des trucs de l’ancien temps, mais on ne perd rien à essayer.
On fit venir le vieux Pedro Garcia qui arriva en traînant les pieds, si renfrogné, rabougri et édenté qu’Esteban frémit à constater les ravages du temps. Le vieux écouta, son chapeau à la main, contemplant le sol et mastiquant l’air de ses gencives nues. Puis il réclama un mouchoir blanc que Férula s’en alla chercher dans l’armoire d’Esteban ; il sortit au-dehors, traversa la cour et se dirigea tout droit vers le potager, suivi par tous les habitants de la maison et par le rase-mottes nord américain qui souriait avec condescendance : quels barbares, my God ! Le vieillard s’accroupit avec difficulté et se mit à ratisser les fourmis. Quand il en eut ramassé une poignée, il les déposa dans le mouchoir qu’il noua par les quatre coins et laissa tomber le paquet dans son chapeau.
— Je vais vous montrer le chemin, fourmis, pour que vous débarrassiez le plancher et emmeniez les autres, dit-il.
Le vieux se hissa sur un cheval et s’en fut en marmonnant conseils et recommandations aux fourmis, maximes de sage et incantations magiques. On le vit s’éloigner vers les confins du domaine. L’étranger s’assit par terre, pris de fou rire, si bien que Pedro Garcia junior vint le secouer et le prévenir :
— Riez de votre grand-mère si ça vous chante, Mister, mais faites attention que le vieux est mon père.
Pedro Garcia s’en revint à la tombée du jour. Avec lenteur il mit pied à terre, dit au patron qu’il avait déposé les fourmis sur la route, et s’en retourna chez lui. Il était fatigué. Le lendemain matin, on put constater qu’il n’y avait plus de fourmis à la cuisine, et pas davantage dans la réserve ; on eut beau chercher au grenier, à l’étable, dans les poulaillers, aller jusqu’aux champs et à la rivière, tout passer au peigne fin, on ne put en trouver une seule, pas même un simple spécimen. L’ingénieur était fou furieux :
— Vous dire à moi comment faire ça ! exigea-t-il.
— Eh bien, Mister, il faut leur parler. Vous leur dites qu’elles s’en aillent, qu’ici elles sont en train de déranger, et elles comprennent, expliqua Pedro Garcia senior.
Clara fut bien la seule à trouver le procédé naturel. Férula sauta sur l’occasion pour déclarer qu’ils avaient échoué dans un trou perdu, une contrée inhumaine où n’avaient d’effet ni les lois de Dieu ni les progrès de la science, qu’un beau jour ils allaient tous en venir à chevaucher des balais dans les airs, mais Esteban Trueba la fit taire : il ne tenait pas à ce qu’on mît de nouvelles idées dans la tête de sa femme. Au cours des derniers jours, Clara était revenue à ses occupations fantasques, devisant avec les fantômes et passant des heures à gribouiller dans ses cahiers de notes sur la vie. Quand elle eut perdu tout intérêt pour l’école, l’atelier de couture et les meetings féministes, et qu’elle se fut remise à tout trouver très joli, chacun comprit qu’elle était de nouveau tombée enceinte.
— C’est ta faute ! s’écria Férula à l’adresse de son frère.
— J’espère bien, répondit celui-ci.
Il fut bientôt évident que Clara n’était pas en état de passer sa grossesse à la campagne ni d’accoucher au village, et l’on dut organiser le retour à la capitale. Férula en fut quelque peu consolée, qui ressentait l’état de Clara comme un affront personnel. Elle prit les devants avec la majeure partie des bagages et les domestiques, afin de rouvrir la grande maison du coin et d’y préparer l’arrivée de Clara. Quelques jours plus tard, Esteban accompagna sa femme et sa fille dans leur retour en ville et remit à nouveau les Trois Maria entre les mains de Pedro Garcia junior, promu au rang de régisseur : non qu’il en tirât davantage de privilèges, simplement plus de travail.
Le voyage des Trois Maria à la capitale acheva d’épuiser Clara. Je la voyais devenir de plus en plus pâle, gagnée par l’asthme, les yeux cernés. À cause du roulis de la voiture à cheval puis du train, de la poussière du trajet et de sa propension naturelle au mal de mer, elle était en train de perdre ses dernières forces à vue d’œil et je ne pouvais faire grand-chose pour lui venir en aide, car, quand elle se sentait mal, elle préférait qu’on ne lui adressât pas la parole. Pour débarquer à la gare, je dus la soutenir, ses jambes flageolaient.
— Je crois que je vais aller un peu plus haut.
— Pas ici ! lui criai-je, terrifié à l’idée qu’elle s’en allât voler au-dessus des têtes des passagers descendus sur le quai.
A vrai dire, elle ne faisait pas précisément allusion à la lévitation, mais à quelque plate-forme où se hisser et se remettre de son indisposition, du fardeau de sa grossesse, de la profonde fatigue qui l’envahissait jusqu’à la mœlle des os. Elle entra alors dans une de ses longues phases de silence – je crois bien que celle-ci dura plusieurs mois – au cours desquelles elle avait recours à sa petite ardoise, comme à l’époque où elle était muette. En l’occurrence, je ne m’en inquiétai guère, car j’imaginais qu’elle reviendrait à son état normal, tout comme après la naissance de Blanca, et j’en étais d’ailleurs arrivé à comprendre que le silence était l’ultime et inviolable refuge de ma femme, non quelque dérangement mental, comme le soutenait le docteur Cuevas. Férula veillait sur elle de la même manière obsessionnelle dont elle avait jadis soigné notre mère, elle la traitait comme si Clara avait été infirme, elle se refusait à la laisser seule un instant et elle avait cessé de s’occuper de Blanca qui pleurnichait toute la sainte journée parce qu’elle souhaitait s’en retourner aux Trois Maria. Clara déambulait comme un fantôme obèse et taciturne à travers la maison, marquant un désintérêt bouddhique pour tout ce qui l’entourait. Elle ne me regardait même pas, elle passait à côté de moi comme si j’avais été un meuble et lorsque je lui adressais la parole, elle restait dans la lune, comme si elle ne m’entendait pas ou ne me connaissait ni d’Eve ni d’Adam. Nous avions cessé de partager le même lit. Ces journées de désœuvrement en ville et l’atmosphère irrationnelle qu’on respirait à la maison me mettaient à bout de nerfs. J’essayais de me trouver de l’occupation, mais ce n’était pas suffisant : j’étais toujours d’une humeur de chien. Je vaquais chaque jour à mes affaires. C’est vers cette époque que je me mis à spéculer en Bourse ; je passais des heures à étudier les fluctuations des valeurs internationales, consacrais mon temps à investir, à monter des sociétés, à m’occuper d’import-export. Je passais aussi de nombreuses heures au Club. Je commençai également à m’intéresser à la politique et je me mis même à fréquenter un gymnase où un gigantesque entraîneur me contraignit à exercer des muscles dont je n’avais jamais soupçonné la présence dans mon propre corps. On m’avait recommandé de me faire faire des massages, mais je n’ai jamais prisé ce genre de chose : je déteste être touché par des mains mercenaires. Néanmoins, rien de tout cela ne parvenait à remplir mes journées, j’étais mal dans ma peau et mort d’ennui, je n’aspirais qu’à retourner à la campagne, mais je n’osais quitter cette maison où, de toute évidence, parmi ces femmes hystériques, la présence d’un homme raisonnable était requise. De surcroît, Clara était en train de grossir outre mesure. Elle arborait un ventre énorme que sa fragile charpente avait bien du mal à retenir. Elle avait honte que je la visse nue, mais c’était ma femme et je n’allais pas lui permettre de jouer les prudes avec moi. Je l’aidais à se baigner et à se vêtir quand Férula n’avait pas déjà pris les devants, et je ressentais une peine infinie pour elle, si frêle et si menue avec ce monstrueux abdomen, si dangereusement près du jour de l’accouchement. Maintes fois je me tourmentais à l’idée qu’elle pouvait mourir en donnant le jour, et je m’enfermais avec le docteur Cuevas pour discuter de la meilleure façon de lui venir en aide. Nous étions convenus que, si les choses ne tournaient pas bien, mieux valait lui faire une seconde césarienne, mais je m’opposais à ce qu’on l’emmenât dans quelque clinique et le médecin, lui, se refusait à procéder à une nouvelle opération, à l’instar de la première, dans la salle à manger de la maison. Il disait ne pas y avoir de commodités, alors que les cliniques, en ce temps-là, étaient des foyers d’infection et qu’on en sortait bien moins souvent guéri que les pieds devant.
A quelques jours près de la date prévue pour l’accouchement, Clara descendit sans préavis de son refuge brahmanique et se mit à parler. Elle désira une tasse de chocolat et me demanda de l’emmener en promenade. Mon cœur bondit. Toute la maison se remplit d’allégresse, nous sablâmes le champagne, je fis garnir tous les vases de fleurs fraîches et commandai à son intention des camélias, ses fleurs préférées, dont je couvris toute sa chambre, mais elle en contracta un début d’asthme et nous dûmes les en sortir précipitamment. Je courus jusqu’à la rue-des joailliers juifs lui acheter une broche en diamants. Clara me remercia de manière expansive, elle la trouva très jolie, mais jamais je ne la vis la porter. Je suppose qu’elle a dû finir en quelque endroit inopiné où Clara la remisa pour l’y oublier aussitôt, comme presque tous les bijoux que je lui achetai au long de notre vie commune. J’appelai le docteur Cuevas, lequel se présenta sous prétexte de prendre le thé, alors qu’il venait en fait examiner Clara. Il l’accompagna dans sa chambre et nous dit ensuite, à Férula et à moi, que si elle paraissait bien guérie de ses troubles mentaux, il fallait s’attendre en revanche à un enfantement difficile, car le bébé était extrêmement fort. À ce moment précis, Clara fit irruption au salon et dut entendre la toute dernière phrase.
— Ne vous en faites pas, dit-elle, tout se passera bien.
— Cette fois, j’espère que ce sera un garçon qui puisse porter mon nom, fis-je pour plaisanter.
— Pas un, mais deux, répliqua Clara, ajoutant aussitôt les jumeaux s’appelleront respectivement Jaime et Nicolas.
C’en fut trop pour moi. Je suppose que j’explosai à cause de la tension accumulée au cours des derniers mois. J’écumai, prétendis que c’étaient là des noms de boutiquiers cosmopolites, que nul ne s’appelait ainsi dans ma famille ni dans la sienne, qu’au moins l’un d’eux devait s’appeler Esteban, comme moi et comme mon père, mais Clara exposa que les dénominations à répétition semaient la confusion dans les cahiers de notes sur la vie, et elle demeura inébranlable dans sa décision. Pour l’impressionner, je brisai d’une taloche un vase de porcelaine, seul vestige, me semble-t-il, des temps de splendeur de mon bisaïeul, mais elle ne s’émut pas pour autant et le docteur Cuevas eut un sourire derrière sa tasse de thé, ce qui acheva par-dessus tout de m’indigner. Je sortis en claquant la porte et me rendis au Club.
Ce soir-là, je me saoulai la gueule. En partie par besoin, en partie par vengeance, je me rendis au plus fameux bordel de la ville, qui portait un nom historique. Je tiens à dire que je ne suis pas un homme à prostituées et que ce n’est que dans les périodes où il me fut donné de vivre longtemps seul que j’eus recours à elles. Je ne sais ce qui m’arriva ce jour-là, Clara m’avait énervé, je lui en voulais, j’avais de l’énergie à revendre, je me laissai tenter. En ces années-là, les affaires du Christophe Colomb étaient florissantes, mais il n’avait pas encore acquis le prestige international auquel il réussit à atteindre le jour où il figura sur les cartes de navigation des compagnies anglaises et dans les guides touristiques, et quand on vint le filmer pour la télévision. Je pénétrai dans un salon décoré de meubles français, de ceux qui ont les pieds tordus, où m’accueillit une maquerelle bien de chez nous qui imitait à la perfection l’accent de Paris et qui commença par me donner à connaître la liste des tarifs, puis entreprit aussitôt de me demander si j’avais quelqu’un de spécial en vue. Je lui dis que mon expérience se limitait à la Lanterne Rouge et à quelques misérables boxons à mineurs du nord du pays, si bien que n’importe quelle femme jeune et propre ferait l’affaire.
— Vous m’êtes sympathique, môssieu, me dit-elle. Je vais vous faire venir ce que la maison a de mieux.
A son appel accourut une femme gainée dans une robe de satin noir par trop étroite et qui pouvait à peine contenir l’exubérance de sa féminité. Elle avait ramené ses cheveux d’un seul côté de sa tête, style de coiffure qui ne m’a jamais plu, et sur son passage elle exhalait une terrible odeur de muse qui flottait obstinément dans l’air, aussi soutenue qu’un gémissement.
— Contente de vous voir, patron, dit-elle en guise de bonjour, et c’est alors que je la reconnus, car sa voix était la seule chose à n’avoir pas changé chez Tránsito Soto.
Elle me conduisit par la main jusqu’à une chambre fermée comme une tombe, aux fenêtres masquées de tentures aveugles, où n’avait pas pénétré un rai de lumière du jour depuis une éternité, mais qui n’en paraissait pas moins un palais, comparée aux sordides installations de la Lanterne Rouge. De mes mains j’ôtai à Tránsito sa robe de satin noir, défis son horrible coiffure et pus constater qu’en ces quelques années elle avait grandi, forci, embelli.
— Je vois que tu as fait ton chemin, lui dis-je.
— C’est grâce à vos cinquante Pesos, patron, me répondit-elle. Ils m’ont servi pour commencer. À présent je peux vous les rendre, mais avec un coup de pouce, car avec l’inflation, ils ne valent plus autant qu’avant.
— Je préfère que tu me doives un petit service, Tránsito lui dis-je en riant.
J’achevai de lui ôter ses jupons et pus vérifier qu’il ne restait presque plus rien de la fille maigrichonne aux coudes et aux genoux pointus qui travaillait jadis à la Lanterne Rouge, hormis ses infatigables prédispositions pour le plaisir des sens et sa voix d’oiseau enroué. Elle avait le corps épilé et son épiderme avait été frotté au citron et au miel de mélisse, comme elle me l’expliqua, jusqu’à le laisser aussi doux et blanc qu’une peau de bébé. Elle avait les ongles peints en rouge et un serpent tatoué autour du nombril, dont elle pouvait faire bouger les anneaux tout en gardant le reste de son corps dans une immobilité parfaite. Dans le même temps où elle me démontrait son habileté à faire onduler le reptile, elle me raconta sa vie.
_ Si je m’en étais restée à la Lanterne Rouge, que serait-il advenu de moi, patron ? Je n’aurais déjà plus de dents, je serais une vieille. Dans cette profession, on a vite fait de s’user, il faut s’entretenir ! Encore heureux que je ne fasse pas le trottoir ! Ça ne m’a jamais rien dit, il y a trop de danger. Sur le bitume, il faut avoir un jules, autrement on risque gros. Personne ne vous respecte. Mais pourquoi donner à un marlou ce qui coûte tant à gagner ? Là-dessus, les femmes sont des gourdes. Ce sont des paumées. Elles ont besoin d’un mec pour se sentir protégées et elles ne se rendent pas compte que la seule chose dont elles doivent avoir peur, c’est de leurs propres mecs. Elles ne savent pas s’occuper elles-mêmes de leurs affaires, il faut toujours qu’elles se sacrifient pour quelqu’un d’autre. Croyez-moi, patron, les tapineuses sont les plus à plaindre. Elles bousillent leur vie à marner pour un maquereau, se pâment quand il les bat, se sentent toutes fières quand elles le voient bien sapé, avec des dents en or, des bagues, et quand il les laisse tomber pour une autre plus jeune, elles lui pardonnent parce que « les hommes sont comme ça ». Non, patron, je ne mange pas de ce pain-là. Moi, personne ne m’a jamais entretenue, et ce n’est pas demain que je serai assez cinglée pour me mettre à entretenir quelqu’un. Je travaille pour bibi ; ce que je gagne, je le dépense comme ça me chante. Ça m’a beaucoup demandé, ne croyez pas que ce soit si facile, car les patronnes de claques n’aiment pas traiter avec des femmes, elles préfèrent s’entendre avec la poiscaille. On ne vous aide pas, on ne vous a aucune considération.
— On dirait pourtant qu’ici on t’apprécie, Tránsito. On m’a dit que tu étais ce qu’il y a de mieux dans la maison.
— Et c’est bien vrai, dit-elle. L’affaire tomberait si je n’étais pas là à travailler comme une bourrique. Les autres, on dirait déjà des loques. Il ne vient ici que des séniles, ça n’est plus comme avant. Il faudrait me moderniser tout ça pour attirer les gens des bureaux qui n’ont rien à faire entre midi et l’heure de la reprise, et aussi les jeunes, les étudiants. Il faudrait agrandir les installations, rendre l’endroit plus gai, et nettoyer, nettoyer à fond ! Comme ça, la clientèle viendrait en confiance et n’irait pas penser qu’on va lui flanquer la vérole, pas vrai ? Ici c’est une porcherie, on ne fait jamais le ménage. Tenez, soulevez l’oreiller, je parie qu’une punaise va vous sauter dessus. Je l’ai dit à la madame, mais elle n’écoute pas. Elle n’a pas le sens des affaires.
- Et toi, tu l’as ?
— Pour sûr, patron ! Pour faire marcher le Christophe Colomb, c’est un million d’idées qui me passent par la tête. Dans ce métier, on peut dire que j’y mets du mien. Je ne suis pas de celles qui ne font que se lamenter et accuser le mauvais sort quand ça va mal. Vous n’avez qu’à voir où j’en suis déjà : je suis la meilleure. Si je tiens bon, je vous jure que j’aurai la première maison du pays.
Elle me divertissait beaucoup. Je pouvais l’apprécier à sa juste valeur, car, à force de tant rencontrer l’ambition dans la glace quand je me rasais le matin, j’avais fini par savoir la reconnaître quand je la rencontrais chez les autres.
— Voilà qui me parait une excellente idée, Tránsito. Pourquoi ne monterais-tu pas ta propre affaire ? J’y mets le capital de départ, lui proposai-je, fasciné à l’idée d’élargir dans cette voie mes intérêts commerciaux, fin saoul comme je l’étais !
— Non, merci, patron, répondit Tránsito en caressant son serpent avec l’un de ses ongles peints à la laque chinoise. Ça ne me va pas de sortir des mains d’une capitaliste pour me mettre dans celles d’un autre. Ce qu’il faudrait faire, c’est une coopérative, et envoyer promener la madame. Vous n’avez jamais entendu parler de ça ? Tenez, faites gaffe : si vos propres fermiers se mettent en coopérative à la campagne, vous allez être bien couillonné. Ce que je veux monter, c’est une coopérative de putes. Peut-être même de putes et de gitons, pour donner plus d’ampleur à l’affaire. Nous apportons tout, le capital et le travail. Pourquoi irions-nous chercher un patron ?
Nous fîmes l’amour avec cette féroce violence que j’avais pratiquement oubliée à force de tant voguer à bord de la frégate sur la mer calmée de soie bleue. Dans ce désordre de draps et d’oreillers, imbriqués dans le nœud vivant du désir, nous vissant l’un à l’autre à en défaillir, je me sentis à nouveau vingt ans, comblé de tenir dans mes bras cette brune et brave femelle qui ne tombait pas en charpie quand on lui montait dessus, une robuste jument à chevaucher sans états d’âme, sans qu’on vous trouve la main trop pataude, la voix trop rude, les pieds trop grands, la barbe trop râpeuse, quelqu’un de la même trempe que vous et qui tient bon quand on lui dévide à l’oreille un chapelet de cochonneries, qui n’a nul besoin d’être bercé par des mots doux ni emberlificoté dans les galanteries. Après quoi, heureux et relâché, je me reposai un moment à ses côtés, admirant l’arrondi solide de sa hanche et les palpitations de son serpent.
— Nous nous reverrons, Tránsito, lui dis-je en lui glissant un pourboire.
— Je vous ai déjà dit ça un jour, patron, vous vous rappelez ? me répondit-elle dans un ultime soubresaut de son reptile.
En réalité, je n’avais nulle intention de la revoir. Je préférais de beaucoup l’oublier.
Je n’aurais pas mentionné cet épisode si Tránsito Soto, longtemps après, n’avait joué un rôle si important dans ma vie, car je l’ai déjà dit : je ne suis pas un homme à prostituées. Mais cette histoire même n’aurait pu être écrite si elle n’était intervenue pour nous sauver et, par là, sauver nos souvenirs.
Quelques jours plus tard, alors que le docteur Cuevas préparait chacun à la perspective de rouvrir le ventre de Clara, Severo et Nivea del Valle trouvèrent la mort, laissant bon nombre d’enfants et quarante-sept petits-enfants en vie. Clara en fut informée en songe avant les autres, mais elle n’en parla qu’à Férula qui s’évertua à la tranquilliser, lui expliquant que la grossesse suscite un état de panique qui rend fréquents les mauvais rêves. Elle redoubla de soins, lui frictionnant le ventre à l’huile d’amande douce pour éviter les vergetures, enduisant ses mamelons de miel d’abeilles pour éviter les crevasses, lui donnant à ingérer des coquilles d’œufs moulues pour que son lait fût riche et ses dents exemptes de caries, et lui débitant des dévotions de Bethléem pour accoucher sans problèmes. Deux jours après ce rêve, Esteban débarqua à la maison plus tôt que de coutume, blême et décomposé, il prit sa sœur par le bras et s’enferma avec elle dans la bibliothèque.
— Mes beaux-parents se sont tués dans un accident, lui dit-il sans préambule. Je ne veux pas que Clara l’apprenne avant son accouchement. Il faut dresser un mur de censure autour d’elle : ni journaux, ni radio, ni visites, rien ! Surveille les domestiques pour que personne ne lui en dise mot.
Mais ses bonnes intentions se fracassèrent contre la force des prémonitions de Clara. Cette nuit-là, elle rêva de nouveau que ses parents marchaient dans un champ d’échalotes et que Nivea allait sans tête, si bien qu’elle fut au courant de ce qui était arrivé sans nul besoin de le lire dans la presse ni de l’entendre à la radio. Elle se réveilla dans tous ses états et pria Férula de l’aider à se vêtir, car elle devait partir en quête de la tête de sa mère. Férula courut prévenir Esteban, lequel appela le docteur Cuevas qui, au risque d’endommager les jumeaux, lui administra une potion pour fous destinée à la faire dormir deux jours de rang, mais qui n’eut pas le moindre effet sur elle.
Les époux del Valle étaient morts de la façon dont Clara l’avait rêvé et dont Nivea, en guise de plaisanterie, avait elle-même souvent prophétisé qu’ils mourraient un jour.
— Un de ces quatre, on va se tuer dans cette machine infernale, disait-elle en désignant la vieille guimbarde de son mari.
Dès son tout jeune âge, Severo del Valle avait eu un faible pour les inventions modernes. L’automobile n’échappa pas à la règle. À l’époque où tout le monde se déplaçait à pied, en calèche ou à vélocipède, il fit l’acquisition de la première automobile à avoir été débarquée dans le pays et qui se trouvait exposée comme une curiosité dans une vitrine du centre. C’était un miracle de mécanique qui se propulsait à la vitesse suicidaire de quinze, voire vingt kilomètres à l’heure, au milieu des piétons terrorisés et des malédictions de ceux qui, dans son sillage, restaient éclaboussés de boue ou couverts de poussière. Au début, elle fut dénoncée comme un danger public. D’éminents savants exposèrent par voie de presse que l’organisme humain n’était pas fait pour résister à un déplacement à vingt kilomètres à l’heure et que cette nouvelle substance qui avait nom essence risquait de s’enflammer et de produire une réaction en chaîne capable de détruire la ville. L’Eglise elle-même s’en mêla. Le père Restrepo, qui tenait la famille del Valle dans le collimateur depuis le fâcheux incident de Clara lors de l’office du Jeudi saint, se constitua gardien des bonnes et saines traditions et éleva sa voix galicienne contre les amici rerum novarum, les gens épris de nouveautés, comme ces engins sataniques qu’il compara au char de feu sur lequel le prophète Elie disparut en montant au ciel. Mais Severo ignora l’esclandre et, bientôt, d’autres messieurs imitèrent son exemple, jusqu’à ce que la vue d’automobiles eût cessé d’apparaître comme une nouveauté. Il s’en servit pendant plus d’une dizaine d’années, se refusant à changer de modèle alors que la ville se remplissait de voitures modernes, plus performantes et plus sûres, pour la même raison que sa propre épouse se refusait à se débarrasser des chevaux de trait, attendant que ceux-ci mourussent paisiblement de leur belle mort. La Sunbeam arborait des rideaux de dentelle et un porte-bouquet en cristal de chaque côté, dont Nivea veillait à renouveler les fleurs ; tout l’intérieur était revêtu de bois laqué et de cuir de Russie et ses cuivres resplendissaient comme de l’or. En dépit de son origine britannique, on la baptisa d’un nom indigène, Covadonga. En vérité, elle marchait à merveille, hormis les freins dont le fonctionnement laissait toujours à désirer. Severo se vantait d’être doué pour la mécanique. Voulant la réparer, il la démonta à plusieurs reprises, et dut autant de fois la confier au Cocu magnifique, un mécanicien italien qui était le meilleur de tout le pays. Il devait son surnom à une tragédie qui avait assombri sa vie : on racontait que sa femme qui n’en pouvait plus de lui faire porter des cornes sans qu’il se sentît jamais visé, l’avait plaqué un soir où l’orage avait éclaté entre eux deux, mais, avant de partir, elle avait attaché aux pointes de la grille de l’atelier de mécanique de grandes cornes de bélier qu’elle s’était procurées à la triperie. Le lendemain, quand l’Italien était arrivé au travail, il avait trouvé un attroupement de gosses et de voisins qui se gaussaient de lui. Le drame, cependant, n’affecta en rien sa réputation professionnelle, mais lui non plus ne parvint pas à réparer le frein à main de Covadonga. Severo décida alors de mettre une grosse pierre à bord de l’automobile et, lorsqu’elle stationnait en côte, un passager appuyait sur la pédale du frein tandis que l’autre descendait en hâte glisser la pierre sous une des roues. Le système donnait en général de bons résultats, mais, en ce dimanche fatal coché par le destin comme le dernier qu’il leur fût donné de vivre, il n’en alla pas ainsi. Les époux del Valle étaient sortis se promener dans les environs de la ville, comme ils en avaient coutume les jours où il faisait soleil. Soudain, les freins cessèrent complètement de fonctionner et avant que Nivea ait eu le temps de sauter à bas du véhicule pour placer la pierre, et Severo celui d’effectuer la moindre manœuvre, l’automobile dévalait la pente à tombeau ouvert. Severo eut beau tenter de dévier ou d’arrêter sa course, le diable s’était emparé de l’engin qui, privé de tout contrôle, fonça jusqu’à se fracasser contre une remorque chargée de poutrelles métalliques. L’une d’elles traversa le pare-brise et décapita proprement Nivea. Sa tête partit comme un projectile et, en dépit des investigations de la police, des gardes forestiers et des gens du voisinage partis la rechercher avec des chiens, au bout de deux jours, il s’avéra impossible de mettre la main dessus. Au troisième, les cadavres commençaient à empester et force fut de les inhumer, malgré leur incomplétude, en de grandioses funérailles auxquelles assistèrent la tribu del Valle et une incroyable cohorte d’amis et de connaissances, sans compter les délégations de femmes venues dire adieu à la dépouille mortelle de Nivea, considérée alors comme la première féministe du pays et dont les adversaires idéologiques dirent que, n’ayant pas sa tête à elle de son vivant, elle n’avait guère de raisons de l’avoir conservée dans la mort. Clara, recluse dans sa maison, entourée d’une domesticité aux petits soins, avec Férula pour monter la garde auprès d’elle, dopée par le docteur Cuevas, n’assista pas à l’enterrement. Par égard pour tous ceux qui s’étaient évertués à lui épargner cette ultime douleur, elle ne fit aucune remarque qui indiquât qu’elle était au courant de l’épouvantable affaire de tête perdue, mais, lorsque les funérailles furent achevées et que la vie parut reprendre son cours normal, Clara entreprit de persuader Férula de- la rechercher avec elle, et c’est en vain que sa belle-sœur lui administra un surcroît de pilules et de potions, car elle ne voulut pas en démordre. Vaincue, Férula comprit qu’il était vain de prétendre plus longtemps que cette histoire de tête n’était qu’un mauvais rêve, et qu’il valait mieux l’aider dans son projet avant que sa frénésie n’eût achevé de lui déranger le cerveau. Elles attendirent qu’Esteban Trueba fût sorti. Férula aida Clara à s’habiller et fit venir une voiture de louage. Les instructions que Clara donna au chauffeur étaient assez imprécises :
— Vous roulez droit devant vous et je vous indiquerai le chemin, lui dit-elle, guidée par son instinct dans la perception de l’invisible.
Ils quittèrent la ville, pénétrèrent dans cette zone dégagée où les maisons s’espaçaient, où commençait la douce ondulation des collines et des vallées, puis, sur une indication de Clara, ils prirent un chemin de traverse et continuèrent parmi les aulnes et les champs d’échalotes, jusqu’à ce qu’elle eût ordonné au chauffeur de s’arrêter près d’un épais hallier.
— C’est là, dit-elle.
— Ça ne se peut pas ! fit Férula, dubitative. Nous sommes à mille lieues de l’endroit de l’accident !
— Je te dis que c’est ici, insista Clara en descendant de voiture avec difficulté, balançant son énorme ventre, suivie de sa belle-sœur qui marmonnait des prières et par l’homme qui n’avait pas la moindre idée de la finalité de l’expédition.
Elle essaya de s’infiltrer parmi les broussailles, mais le volume des deux jumeaux l’en empêcha.
— Monsieur, dit-elle au chauffeur, ayez l’obligeance de vous glisser jusque là-bas et de me ramener la tête de femme que vous allez trouver.
L’homme rampa sous les ronces et découvrit la tête de Nivea qui avait l’air d’un melon poussé là en solitaire. Il l’empoigna par les cheveux et s’en revint avec elle, marchant à quatre pattes. Cependant que l’homme vomissait tripes et boyaux, appuyé à un arbre proche, Férula et Clara débarrassèrent Nivea de la terre et des cailloux qui s’étaient glissés dans ses oreilles, son nez et sa bouche, recoiffèrent ses cheveux qu’elle avait un peu en bataille, mais ne parvinrent pas à lui fermer les yeux. Elles l’enveloppèrent dans un châle et s’en revinrent à la voiture.
— Pressez-vous, monsieur, car je crois que je suis sur le point d’accoucher, dit Clara au chauffeur.
Ils arrivèrent juste à temps pour installer la mère dans son lit. Férula vaqua aux préparatifs, tandis qu’un domestique s’en allait quérir le docteur Cuevas et la sage-femme. Clara, que les trépidations de cette course, les émotions des derniers jours et les potions du docteur avaient préparée à accoucher avec plus de facilité que dans le cas de sa première née, serra les dents, se cramponna aux mâts d’artimon et de misaine de la frégate et entreprit de donner le jour sur la mer calmée de soie bleue à Jaime et à Nicolas, précipitamment expulsés sous le regard attentif de leur grand-mère dont les yeux toujours grands ouverts les contemplaient depuis la commode. Férula les saisit l’un après l’autre par la grosse touffe de cheveux humides qui leur couronnait la nuque et les aida à sortir en tirant dessus par à-coups, se fiant à l’expérience qu’elle avait acquise en ayant vu naître poulains et petits veaux aux Trois Maria. Avant que n’eussent débarqué le médecin et la sage-femme, elle dissimula sous le lit la tête de Nivea, afin de s’épargner des explications embarrassées. Lorsqu’ils arrivèrent, il ne leur resta que fort peu à faire, car la mère reposait tranquillement et les bébés, aussi miniatures que des prématurés, mais en parfait état, sans rien qui leur fît défaut, dormaient dans les bras de leur tante exténuée.
La tête de Nivea fit problème, car on ne savait où la mettre pour ne pas tomber dessus. En fin de compte, Férula la rangea, enveloppée de quelques chiffons, dans un carton à chapeau en cuir. Ils discutèrent de l’éventualité d’un enterrement en bonne et due forme, mais ç’auraient été des paperasseries à n’en plus finir avant d’obtenir que l’on rouvrît la tombe pour y insérer ce qui manquait, et, d’un autre côté, ils redoutaient le scandale si venait à s’apprendre la façon dont Clara avait fait sa découverte là où les chiens courants avaient échoué. Esteban Trueba, dans la crainte du ridicule qui l’habita toujours, marqua sa préférence pour une solution qui n’alimentât pas en arguments les mauvaises langues, car il n’ignorait pas que l’étrange comportement de sa femme faisait jaser. L’aptitude de Clara à déplacer les objets sans y toucher et à deviner l’impossible avait refait surface. Quelqu’un avait ressorti l’histoire du mutisme de son enfance et les accusations du père Restrepo, ce saint homme dont l’Eglise prétendait faire le premier béatifié du pays. Les deux ans passés aux Trois Maria avaient contribué à faire taire les rumeurs, les gens avaient oublié, mais Trueba savait qu’il suffisait d’une vétille comme l’affaire de la tête de sa belle-mère pour que les ragots reprissent de plus belle. Aussi fut-ce pour cette raison, et non par négligence, comme on le prétendit bien des années plus tard, que le carton à chapeau fut conservé à la cave, dans l’attente d’une occasion propice pour lui donner une sépulture chrétienne.
Clara eut tôt fait de se remettre de son double accouchement. Elle se déchargea du soin des bébés sur sa belle-sœur et sur la nounou qui, après la mort de ses anciens maîtres, trouva à s’employer chez les Trueba afin de continuer à servir le même sang, comme elle disait. Elle était née pour bercer les rejetons des autres, pour finir d’user leurs vieux vêtements, manger leurs restes, vivre de sentiments et de chagrins d’emprunt, vieillir sous un toit étranger, mourir un jour dans son galetas de l’arrière-cour, dans un lit qui n’était pas à elle, et être enterrée dans une fosse commune du cimetière général. Elle allait sur ses soixante-dix ans, mais elle demeurait imperturbable dans l’effort, infatigable dans ses va-et-vient, inchangée par le temps, avec la même promptitude à se déguiser en croquemitaine pour faire bondir Clara dans les coins sitôt que la reprenait sa manie de mutisme et de petite ardoise, la même énergie pour quereller les jumeaux et la même tendresse pour gâter Blanca, tout comme elle l’avait fait avant elle pour sa mère et sa grand-mère. Il lui était venu l’habitude de marmonner des prières en permanence, car s’étant aperçue que nul dans cette maison n’avait la foi, elle avait pris sur elle de prier pour tous les membres présents de la famille, ainsi en vérité que pour ses morts, comme un prolongement des services qu’elle leur avait rendus de leur vivant. Dans son ultime vieillesse, elle en vint à oublier pour qui elle priait, mais elle en garda l’habitude, certaine que cela servirait bien à quelqu’un. La dévotion était son seul point commun avec Férula. Sur tout le reste, elles furent rivales.
Un vendredi en fin d’après-midi sonnèrent à la porte de la grande maison du coin trois dames diaphanes aux mains menues et au regard de brume, chapeautées de bibis à bouquets passés de mode et imbibées d’un fort parfum de violette des bois qui s’infiltra dans toutes les pièces et laissa la demeure fleurer la fleur plusieurs jours durant. C’étaient les trois sœur Mora. Clara était au jardin et semblait les avoir attendues tout l’après-midi, elle les accueillit avec un garçon à chaque sein et Blanca batifolant à ses pieds. Elles se regardèrent, se reconnurent, se sourirent. Ce fut le commencement d’une relation spirituelle intense qui dura toute leur vie et qui, si leurs prévisions se sont révélées exactes, se poursuit encore dans l’au-delà.
Les trois sœurs Mora s’adonnaient à l’étude du spiritisme et des phénomènes surnaturels, elles étaient les seules à détenir la preuve irréfutable que les âmes peuvent se matérialiser, grâce a une photographie qui les montrait autour d’une table, leurs têtes survolées d’un ectoplasme ailé et plutôt flou où d’aucuns, incrédules, voyaient l’effet d’une tache en cours de développement du cliché, et d’autres un simple trucage de photographe. Par de mystérieux canaux à la portée des seuls initiés, elles avaient appris l’existence de Clara, s’étaient mises en contact télépathique avec elle, et avaient immédiatement compris qu’elles étaient astralement sœurs. À l’issue d’investigations discrètes, elles avaient trouvé son adresse terrestre et se présentaient, munies de leurs propres tarots imprégnés de fluides bénéfiques, de jeux décorés de figures géométriques et de nombres cabalistiques de leur invention pour démasquer les pseudo-parapsychologues, et d’un plateau de petits fours tout ce qu’il y a de courants et d’ordinaires en guise de présent pour Clara. Elles devinrent amies intimes et, à compter de ce jour, elles firent en sorte de se réunir tous les vendredis pour invoquer les esprits et échanger recettes magiques et culinaires. Elles découvrirent la façon de s’envoyer de l’énergie mentale depuis la grande maison du coin jusqu’à l’autre extrémité de la ville, où les Mora habitaient un ancien moulin dont elles avaient fait leur extraordinaire demeure, et tout aussi bien dans l’autre sens, grâce à quoi elles pouvaient se prêter assistance dans les circonstances difficiles de la vie quotidienne. Les Mora connaissaient une flopée de gens, presque tous intéressés à ce genre de choses et qui se mirent à affluer aux réunions du vendredi, apportant leur savoir et leurs fluides magnétiques. Esteban Trueba les voyait défiler sous son toit et posa pour seules conditions qu’ils respectassent sa bibliothèque, s’abstinssent d’utiliser les enfants pour leurs expériences psychiques et qu’ils se montrassent discrets, car il ne tenait pas au scandale sur la place publique. Férula désapprouvait les activités de Clara qui lui paraissaient faire mauvais ménage avec la religion et les bonnes manières. Elle observait les séances à distance respectueuse, sans y participer, mais en les épiant d’un œil noir tout en tricotant, prête à intervenir au cas où Clara, en état de transe, eût transgressé ses propres limites. Elle avait constaté que sa belle-sœur était restée épuisée après quelques séances où elle avait servi de médium, et qu’elle se mettait à parler des idiomes païens d’une voix qui n’était pas la sienne. La nounou exerçait aussi sa surveillance, sous prétexte de servir des tassettes de café, chassant les esprits à coups de jupons amidonnés et de son caquetage de dents déchaussées et de prières en messes basses, mais ce n’était point pour protéger Clara de ses propres excès, plutôt pour vérifier que personne n’emportait les cendriers. Inutile que Clara cherchât à lui expliquer que ses visiteurs ne s’y intéressaient pas le moins du monde, pour la raison essentielle qu’aucun ne fumait : hormis les trois charmantes demoiselles Mora, la nounou avait qualifié tous les autres de ramassis de ruffians réformés.
La nounou et Férula se détestaient. Elles se disputaient l’affection des enfants et se chamaillaient pour prendre soin de Clara dans ses extravagances et ses égarements, en un sourd et permanent combat qui se déroulait aux cuisines, dans les cours et les couloirs, mais jamais à proximité de Clara, car l’une et l’autre s’accordaient à lui éviter ce tintouin. Férula en était arrivée à aimer Clara avec une passion ombrageuse qui tenait plus de celle d’un mari exigeant que d’une belle-sœur. Au fil du temps, elle se départit de sa prudence et se mit à laisser transparaître son adoration en maints détails qui ne passaient pas inaperçus d’Esteban. Lorsqu’il s’en revenait de la campagne, Férula s’arrangeait pour le persuader que Clara était dans ce qu’elle appelait « un de ses mauvais moments », de sorte qu’il ne partageât pas son lit et ne restât avec elle qu’un nombre limité de fois, et pour un temps compté. Elle excipait de recommandations du docteur Cuevas qui, vérifiées par la suite auprès du praticien, s’avéraient inventées. Elle s’interposait de mille et une manières entre les époux et, quand rien n’y faisait, elle incitait les trois enfants à réclamer de partir en promenade avec leur père, de faire de la lecture avec leur mère, qu’on leur tînt compagnie parce qu’ils avaient la fièvre, qu’on jouât avec eux : « Pauvres petits qui ont tant besoin de leur papa et de leur maman, qui passent toute la sainte journée entre les pattes de cette vieille ignorante qui leur met dans la tête des idées rétrogrades, elle est en train de les rendre idiots avec ses superstitions, avec la nounou il n’y a rien de mieux à faire que de l’interner, on dit que les servantes de Dieu ont un asile pour les vieilles employées de maison, une pure merveille, elles y sont traitées comme des dames, elles n’ont pas à travailler, la nourriture est excellente, ce serait ce qu’il y a de plus humain pour la pauvre nounou, elle ne vaut plus un clou », disait-elle. Sans pouvoir en déceler la raison, Esteban commença à se sentir importun dans sa propre maison. Il trouvait sa femme de plu en plus lointaine, bizarre, inaccessible, il ne parvenait à la reprendre ni par ses cadeaux, ni par ses timides démonstrations de tendresse, ni par la passion éperdue qui l’empoignait toujours en sa présence. Durant toute cette époque, son amour avait crû jusqu’à tourner à l’obsession. Il entendait que Clara ne songeât plus qu’à lui, qu’elle n’eût d’autre vie que celle qu’elle pouvait partager avec lui, qu’elle lui racontât tout, qu’elle ne possédât rien qui ne lui vînt de ses mains, qu’elle dépendît de lui en tout.
Mais la réalité était bien différente, Clara paraissait planer comme son oncle Marcos, détachée de la terre ferme, cherchant Dieu dans des disciplines tibétaines, consultant les esprits grâce à des guéridons dont émanaient des petits coups, deux pour oui, trois pour non, déchiffrant les messages d’autres mondes qui pouvaient lui indiquer jusqu’à la carte des pluies. Un jour ils lui annoncèrent qu’il y avait un trésor caché sous la cheminée et elle commença par démolir la cloison, mais on n’en vit nulle trace, puis l’escalier, pas davantage, et dans la foulée la moitié du salon principal : rien. En fin de compte, il s’avéra que l’esprit, trompé par les altérations architectoniques qu’elle avait fait subir à la demeure, n’avait pas remarqué que la cache aux doublons d’or ne se situait pas dans la maison des Trueba, mais de l’autre côté de la rue, chez les Ugarte, lesquels, ne croyant pas à cette histoire de fantôme espagnol, se refusèrent à abattre leur salle à manger. Clara était bien incapable de tresser les nattes de Blanca quand celle-ci partait pour l’école, c’était Férula ou la nounou qui s’en chargeaient, mais elle avait avec sa fille de ces rapports étonnants, basés sur les mêmes principes que ceux qu’elle avait eus avec Nivea : elles se racontaient des histoires, lisaient les livres magiques des malles enchantées, interrogeaient les portraits de famille, se transmettaient de mère à fille les anecdotes des oncles qui laissaient échapper des vents et des aveugles qui chutaient comme des gargouilles du haut des peupliers, elles sortaient contempler la cordillère et compter les nuages, elles communiquaient entre elles dans une langue de leur invention qui supprimait le « t » du castillan pour le remplacer par « n », et le « r » par « l », de sorte qu’elles en venaient à s’exprimer comme le Chinois de la teinturerie. Cependant, Jaime et Nicolas grandissaient, séparés du binôme féminin, conformément au principe de ce temps-là : « Il faut en faire des hommes ». Les femmes, elles, naissaient avec leur condition génétiquement chevillée au corps, et n’avaient nul besoin de l’attendre des vicissitudes de la vie. Les jumeaux acquéraient vigueur et brutalité dans les jeux de leur âge, d’abord en chassant les lézards pour leur sectionner la queue, les rats pour leur faire faire la course, les papillons pour prélever la poussière de leurs ailes, puis, plus tard, en échangeant coups de poing et coups de pied selon les instructions du même Chinois de la teinturerie, en avance sur son temps et qui avait été le premier à importer dans le pays la science millénaire des arts martiaux, mais nul ne lui avait prêté attention quand il avait fait la preuve qu’il pouvait casser des briques avec la main et s’était mêlé de vouloir créer sa propre académie, si bien qu’il avait fini par nettoyer la garde-robe des autres. Des années plus tard, les jumeaux devinrent de vrais jeunes gens, s’échappant du collège pour s’introduire dans le terrain vague de la décharge publique où ils échangeaient contre l’argenterie de leur mère quelques minutes d’amour défendu avec une énorme mégère qui pouvait les bercer ensemble contre ses mamelles de vache hollandaise, les faire suffoquer ensemble dans la pulpeuse moiteur de ses aisselles, les écraser ensemble entre ses cuisses d’éléphante et les porter ensemble à l’extase dans la sombre et chaude et juteuse cavité de son sexe. Mais ce ne fut que beaucoup plus tard, et jamais Clara ne l’apprit, si bien qu’elle ne put le consigner dans ses cahiers pour qu’à mon tour je puisse le lire un jour. C’est par d’autres canaux que j’en eus connaissance.
Les problèmes domestiques n’intéressaient pas Clara. Elle errait de pièce en pièce sans s’étonner que tout fût en état de propreté et en ordre parfait. Elle s’asseyait à table sans se demander qui préparait les repas et où s’achetaient les vivres ; peu lui importait qui la servait, elle oubliait les noms des domestiques et parfois même jusqu’à ceux de ses propres enfants, mais elle n’en paraissait pas moins être toujours présente, comme un esprit bénéfique et guilleret sur le passage duquel les pendules se remettaient en marche. Elle se vêtait de blanc, car elle avait décrété que c’était la seule couleur à ne pas altérer son aura, dans les sobres toilettes que lui confectionnait Férula sur la machine à coudre et qu’elle préférait aux fanfreluches à volants et verroterie que lui prodiguait son époux dans l’intention de l’éblouir et de la voir à la mode.
Esteban se laissait emporter par des excès de désespoir, car elle le traitait avec la même sympathie dont elle gratifiait tout le monde, elle lui parlait du même ton caressant dont elle cajolait les chats, elle était incapable de reconnaître s’il était fatigué, abattu, euphorique ou désireux de faire l’amour, mais à la couleur de ses irradiations elle devinait en revanche quand il était en train de fomenter quelque friponnerie et elle était à même de désarmer une de ses colères en deux phrases moqueuses. Ce qui l’exaspérait, c’était que Clara ne parût jamais vraiment reconnaissante de rien, ni n’avoir jamais besoin de rien qu’il pût lui offrir. Au lit elle était distraite et souriante comme en tout, sans manières et détendue, mais absente. Il savait disposer de son corps pour accomplir toutes les gymnastiques apprises dans les livres qu’il dissimulait dans un casier de la bibliothèque, mais, avec Clara, même les péchés les plus abominables avaient l’air de folâtreries de nouveau-nés, car il était impossible de les relever du sel d’une mauvaise pensée ou du piment de la soumission. Furieux, Trueba s’en revint en quelques occasions à ses anciens errements et il se reprenait alors à culbuter quelque robuste paysanne dans les bruyères, lors de leurs séparations forcées, quand Clara restait à la capitale avec les enfants et qu’il devait s’occuper du domaine, mais l’affaire, loin de le soulager, lui laissait mauvais goût dans la bouche et ne lui procurait aucun plaisir durable, pour la bonne raison que s’il en avait fait part à sa femme, il savait qu’elle se fût scandalisée du traitement infligé à l’autre, en aucune manière de son infidélité. La jalousie, comme bien d’autres sentiments propres au genre humain, n’était pas du ressort de Clara. Esteban se rendit aussi à une ou deux reprises à la Lanterne Rouge, mais il y renonça, car il perdait ses moyens avec les prostituées et devait ravaler son humiliation en marmonnant des excuses comme quoi il avait été trop porté sur le vin, ou que le déjeuner passait mal, ou qu’il était enrhumé depuis quelques jours. Il ne retourna cependant pas voir Tránsito Soto, car il pressentait qu’elle recelait en elle-même tous les risques de l’accoutumance. Il sentait une fringale insatisfaite bouillonner dans ses entrailles, un brasier impossible à éteindre, une soif de Clara qu’à aucun moment, pas même durant ses nuits les plus longues et les plus chaudes, il ne parvenait à étancher. Il s’endormait exténué, le cœur sur le point d’éclater dans sa poitrine, mais, jusque dans ses rêves, il était conscient que la femme qui reposait à ses côtés n’était pas vraiment là, mais dans quelque univers inconnu auquel il n’aurait jamais accès. Parfois, il perdait patience et secouait Clara avec fureur, lui hurlant les pires récriminations, mais finissait par pleurer dans son giron et implorait son pardon pour sa brutalité. Clara comprenait, mais n’y pouvait rien. L’amour démesuré d’Esteban pour Clara fut sans doute le sentiment le plus fort de toute son existence, plus puissant même que sa colère et son orgueil, et, un demi-siècle plus tard, il continuait à l’invoquer avec le même frémissement, la même ardeur. Sur son lit de vieillard, il l’appellerait jusqu’à son dernier souffle.
Les immixtions de Férula aggravèrent l’état d’exaspération dans lequel se débattait Esteban. Chaque obstacle que sa sœur interposait entre Clara et lui le mettait hors de lui. Parce que ses propres enfants absorbaient l’attention de leur mère, il en vint à les détester, et il enleva Clara pour une seconde lune de miel sur les mêmes sites que la première, ils s’esquivaient dans des hôtels pour le week-end, mais tout s’avérait inutile. Il se persuada que tout était la faute à Férula qui avait inoculé à sa femme un germe maléfique qui l’empêchait de l’aimer, et qui s’appropriait en revanche à coups de caresses prohibées ce qui lui revenait en tant qu’époux. Il blêmissait quand il surprenait Férula en train de baigner Clara, il lui prenait l’éponge des mains, la renvoyait sans ménagements, sortait Clara de l’eau en la soulevant comme un fétu, la houspillait, lui interdisait de se laisser à nouveau laver, à l’âge qu’elle avait c’était du vice, et finissait par la sécher, l’emmitouflant dans son peignoir et la portant jusqu’à son lit avec un profond sentiment de ridicule. Si Férula servait à sa femme une tasse de chocolat, il la lui arrachait des mains sous prétexte qu’elle la traitait comme une infirme ; si elle l’embrassait en lui souhaitant bonne nuit, il la repoussait d’une bourrade en disant qu’il n’était pas bon de se baisoter ainsi ; si elle choisissait pour elle les meilleurs morceaux de quelque plat, il se levait de table furieux. Quant aux deux frères, ils en arrivèrent à devenir des rivaux déclarés, ils se toisaient l’un l’autre avec des regards de haine, inventaient mille arguties pour se disqualifier mutuellement aux yeux de Clara, n’arrêtaient pas de s’espionner. Esteban négligea de retourner à la campagne et chargea Pedro Garcia junior de s’occuper de tout, y compris des vaches d’importation, il renonça à sortir avec ses amis, à aller jouer au golf, au travail même pour s’attacher de nuit comme de jour aux pas de sa sœur et se planter en travers de son chemin dès qu’elle s’approchait de Clara. L’atmosphère de la maison devint irrespirable, lourde et sinistre, et la nounou elle-même avait l’air réduite à l’état de spirite. La seule à demeurer tout à fait étrangère à ce qui se passait était Clara qui, dans son innocence et sa distraction, ne se rendait compte de rien.
La haine entre Esteban et Férula mit pas mal de temps à exploser. Ce fut d’abord comme un sourd tiraillement, une volonté de s’offenser en de menus détails, mais elle grandit peu à peu jusqu’à occuper toute la maison. Cet été-là, Esteban dut se rendre aux Trois Maria car, juste au moment de la récolte, Pedro Garcia junior était tombé de cheval et avait échoué avec la tête fêlée à l’hôpital des sœurs. À peine son régisseur fut-il sur pied qu’Esteban s’en revint à l’improviste à la capitale. Dans le train, il se laissa aller à d’atroces pressentiments, au désir inavoué qu’il advînt quelque drame, sans savoir encore qu’au moment même où il l’appelait de ses vœux, le drame avait déjà commencé. Il débarqua en ville en milieu d’après-midi, mais il se rendit directement au Club où il joua quelques parties de pouilleux et où il dîna sans parvenir à apaiser son inquiétude ni son impatience, tout en ignorant ce à quoi il s’attendait au juste. Au cours du dîner, il y eut un léger tremblement de terre, les lustres à pendeloques brandillèrent avec le tintinnabulement habituel du cristal, mais nul ne leva la tête, tout le monde continua à manger, et les musiciens à jouer sans rater une note, sauf Esteban Trueba qui sursauta comme s’il y avait vu un avertissement. Il finit de dîner avec un lance-pierres, réclama l’addition et sortit.
Férula, en général maîtresse de ses nerfs, n’avait jamais pu se faire aux tremblements de terre. Elle en était même arrivée à ne plus avoir peur des revenants que Clara invoquait, ni des rats à la campagne, mais ces secousses la mettaient dans tous ses états et, longtemps après qu’elles avaient cessé, elle-même en tremblait encore. Ce soir-là, elle n’était pas encore couchée et elle se précipita dans la chambre de Clara qui avait bu son tilleul et dormait déjà paisiblement. En quête d’un peu de compagnie et de chaleur, elle s’allongea à côté d’elle, veillant à ne pas la réveiller et marmonnant de silencieuses prières pour que les secousses ne dégénèrent pas en séisme. C’est là qu’Esteban Trueba la trouva. Il s’introduisit dans la maison aussi subrepticement qu’un voleur, monta sans allumer jusqu’à la chambre de Clara et déboucha comme une trombe devant les deux femmes assoupies qui le croyaient aux Trois Maria. Il se rua sur sa sœur avec la même rage que s’il se fût agi de l’amant de sa femme et la tira hors du lit, la traîna le long du couloir, lui fit dévaler quatre à quatre les escaliers et pénétrer de force dans la bibliothèque, cependant que Clara, du seuil de sa chambre, hurlait sans rien comprendre à ce qui s’était passé. Seul avec Férula, Esteban se débonda de sa fureur d’époux insatisfait et vociféra contre sa sœur des mots qu’il n’aurait jamais dû proférer à son endroit, de gougnotte à grognasse, l’accusant de pervertir sa femme, de la dévoyer avec des cajoleries de vieille fille, de la rendre fantasque et distraite, de l’inciter au mutisme et au spiritisme avec des stratagèmes de tribade, de se payer du bon temps avec elle quand il n’était pas là, de souiller jusqu’au nom des deux garçons, jusqu’à l’honneur de cette demeure et jusqu’à la mémoire de leur sainte mère, clamant que c’était trop de noirceur et qu’il la renvoyait de chez lui, qu’elle s’en allât sur-le-champ, qu’il ne voulait plus jamais la revoir et lui interdisait formellement d’approcher sa femme et ses enfants, qu’elle ne manquerait pas d’argent pour subsister décemment le reste de sa vie durant, ainsi qu’il lui en avait fait promesse autrefois, mais que s’il la reprenait à rôder autour des siens, il la tuerait, qu’elle s’enfonçât bien cela dans le crâne. Par notre mère, je te jure que je te tue !
— Sois maudit, Esteban ! feula Férula. Tu vivras à jamais dans la solitude, ton âme et ton corps vont se ratatiner et tu crèveras comme un chien !
Et elle quitta pour toujours la grande maison du coin, en chemise de nuit et sans rien emporter.
Le lendemain, Esteban Trueba s’en fut trouver le père Antonio et lui narra ce qui s’était passé, sans entrer dans les détails. Le prêtre l’écouta d’une oreille ; à son regard impassible, on voyait que ce n’était pas la première fois qu’il entendait ce récit.
— Qu’attends-tu de moi, mon fils ? demanda-t-il à Esteban quand celui-ci eut fini de parler.
— Que vous fassiez parvenir chaque mois à ma sœur une enveloppe que je vous remettrai. Je ne veux pas qu’elle ait de soucis matériels à se faire. Et je tiens à préciser que je ne le fais pas de bon cœur, mais pour tenir une promesse.
Le père Antonio reçut la première enveloppe en soupirant et esquissa un geste de bénédiction, mais Esteban avait déjà tourné les talons et s’éloignait. Il ne fournit à Clara aucune explication sur ce qui s’était passé entre sa sœur et lui. Il l’informa qu’il l’avait chassée de la maison, qu’il lui interdisait à elle de mentionner son nom en sa présence, et lui laissa entendre que s’il lui restait quelque décence, elle ne le mentionnerait pas non plus quand il aurait le dos tourné. Il fit évacuer sa garde-robe, tous les objets susceptibles de rappeler son souvenir, et se pénétra de l’idée qu’elle était morte.
Clara comprit qu’il était vain de lui poser des questions. Elle se dirigea vers son nécessaire à couture, où trouver le pendule qui lui servait à communiquer avec les fantômes et qu’elle utilisait comme instrument de concentration. Elle déploya un plan de la ville sur le sol, tint le pendule suspendu à cinquante centimètres au-dessus, attendit que les oscillations lui indiquassent la direction prise par sa belle-sœur, mais, après s’y être évertuée tout l’après-midi, elle comprit que le système n’aboutirait à rien si Férula n’avait pas de domicile fixe. Le pendule s’avérant incapable de la localiser, elle alla en voiture sans but précis, espérant que son instinct la guiderait, mais sans plus de résultat. Elle consulta le guéridon sans qu’aucun esprit cicérone s’annonçât pour la conduire à Férula à travers le dédale de la cité, elle l’appela en pensée sans obtenir la moindre réponse et les tarots eux-mêmes ne l’éclairèrent en rien. Elle résolut alors de recourir aux méthodes traditionnelles et se mit à la rechercher parmi leurs amies, elle interrogea les fournisseurs et tous ceux qui avaient eu affaire à elle, mais nul ne l’avait plus revue. Ses investigations la conduisirent pour finir chez le père Restrepo.
— Ne la cherchez plus, madame, lui dit le prêtre. Elle ne souhaite pas vous voir.
Clara comprit que là était la raison qui avait mis en échec tous ses infaillibles systèmes de divination.
« Les sœurs Mora avaient raison, se dit-elle. On ne peut retrouver quelqu’un qui ne veut pas l’être. »
Esteban Trueba entra dans une période de grande prospérité. Ses affaires paraissaient avoir été touchées par une baguette magique. La vie lui donnait pleine satisfaction. Il était riche, tel qu’il se l’était jadis promis. Il possédait la concession d’autres mines, exportait des fruits à l’étranger, il mit sur pied une entreprise de construction et les Trois Maria, qui avaient beaucoup gagné en superficie, étaient devenues le meilleur domaine de la région. La crise économique qui secoua le reste du pays ne l’affecta guère. Dans les provinces du Nord, les faillites de nitrières avaient plongé dans la misère des milliers de travailleurs. Les faméliques cohortes de chômeurs traînant leurs femmes, leurs mioches et leurs vieux, sillonnant les routes en quête de travail, avaient fini par se rapprocher de la capitale et par former progressivement une couronne de débine à sa périphérie, s’installant à la va-comme-je-te-pousse entre deux planches et des morceaux de carton, abandonnés à leur sort parmi les champs d’ordures. Ils erraient dans les rues, quémandant un petit boulot, mais il n’y avait pas de travail pour tous et, peu à peu, ces rudes ouvriers efflanqués par la faim, ratatinés par le froid, loqueteux et accablés, cessèrent de demander du travail pour se borner à demander la charité. Il n’y eut plus que des mendiants. Puis des voleurs. On n’avait jamais connu de gelées aussi terribles que celles de cette année-là. Il neigea sur la capitale, spectacle inusité qui fit un moment la une des journaux où on le célébrait comme une nouvelle réjouissante, cependant que dans les bidonvilles de banlieue l’aube découvrait des enfants bleuis et raidis par le gel. La charité non plus ne suffisait pas, face à tant de laissés-pour-compte.
Ce fut l’année du typhus exanthématique. Ce fut d’abord comme une nouvelle calamité frappant les pauvres mais qui, rapidement, prit l’allure d’un châtiment divin. Il fit son apparition dans les quartiers misérables, à cause de l’hiver, de la sous-alimentation, de l’eau croupie des rigoles. Il se surajouta au chômage et essaima partout. Les hôpitaux étaient débordés. Les malades déambulaient dans les rues avec des yeux hagards, ils s’épouillaient et projetaient leurs parasites sur les bien portants. L’épidémie se propagea, pénétra dans tous les foyers, contamina collèges et fabriques, nul ne pouvait se sentir hors d’atteinte. Tout le monde vivait dans la peur, scrutant les signes annonciateurs de la terrible maladie. Ceux qui étaient atteints se mettaient à grelotter, glacés jusqu’aux os par un froid de pierre tombale, et sombraient bientôt dans l’hébétude. Ils restaient là comme des demeurés, consumés par la fièvre, couverts de taches, faisant du sang, pleins de délires de feu et de naufrage, s’écroulant, les jambes en coton, les os comme des chiffes molles, un goût de bile dans la bouche, la chair à vif, une pustule rouge voisinant avec une autre bleue, une autre jaune, encore une autre noire, vomissant tripes et boyaux et implorant que Dieu les pet en pitié, qu’il les laissât crever une bonne fois, car ils n’en pouvaient vraiment plus, leur tête explosait et quant à leur âme, elle partait en chiasse et en trouille.
Esteban proposa d’emmener toute la famille à la campagne afin de la préserver de la contamination, mais Clara ne voulut pas en entendre parler. Elle était trop occupée à secourir les pauvres, tâche sans commencement ni fin. Elle partait tôt le matin et ne rentrait parfois que vers minuit. Elle vida les armoires de la maison, dépouilla ses enfants de leurs effets, les lits de leurs couvertures, son mari de ses vestons. Elle raflait les vivres du garde-manger et instaura un système d’approvisionnement avec Pedro Garcia junior qui, depuis les Trois Maria, expédiait fromages, œufs, fruits, salaisons, volailles, qu’elle répartissait entre ses nécessiteux. Elle maigrit au point de paraître décavée. Elle reprit durant la nuit ses rondes de somnambule.
Le départ de Férula avait fait l’effet d’un cataclysme et la nounou elle-même, qui avait tant désiré que ce moment arrivât, en avait été toute chamboulée. Au début du printemps, quand Clara put se reposer un peu, sa propension à s’abstraire des réalités et à se perdre dans ses songeries ne fit qu’augmenter. Bien qu’elle ne pût plus compter sur l’impeccable organisation de sa belle-sœur pour remédier au chaos de la grande maison du coin, elle continua à se désintéresser des problèmes domestiques. Elle en délégua tout le soin à la nounou et au reste de la domesticité et s’absorba dans un univers de revenants et de parapsychologie. Les cahiers de notes sur la vie s’embrouillèrent, son écriture perdit l’élégance qu’elle avait gardée de chez les sœurs et dégénéra en un gribouillis intrigaillé, parfois si minuscule qu’on ne pouvait le déchiffrer, d’autres fois si démesuré que trois mots prenaient toute une page.
Les années suivantes, autour de Clara et des trois sœurs Mora s’agglutina un petit groupe de disciples de Gurdjieff, de rose-croix, d’adeptes du spiritisme et de bohèmes noctambules qui prenaient leurs trois repas par jour à la maison et passaient alternativement leur temps entre les consultations péremptoires des esprits du guéridon et la lecture des vers du dernier poète illuminé à avoir échoué dans le giron de Clara. Si Esteban autorisait cette invasion de zazous, c’est qu’il s’était rendu compte depuis longtemps qu’il était vain de vouloir interférer dans la vie de sa femme. Il décréta que les enfants mâles devaient pour le moins rester en, marge de cette magie, si bien que Jaime et Nicolas devinrent internes dans un collège victorien où le moindre prétexte était bon pour leur baisser le pantalon et leur donner les verges, surtout à Jaime qui se moquait de la famille royale britannique et qui, sur ses douze ans, s’intéressait à la lecture de Marx, un juif qui faisait éclater les révolutions sur toute la planète. Nicolas, lui, avait hérité l’esprit aventureux de son grand-oncle Marcos et, de sa mère, ses dispositions à fabriquer des horoscopes et à déchiffrer l’avenir, mais ce n’était pas là de bien graves délits au regard de l’éducation rigide du collège, plutôt de simples excentricités, si bien que le jeune garçon fut bien moins puni que son frère.
Différent était le cas de Blanca dans l’éducation de laquelle son père n’intervenait pas. Il considérait que son destin à elle était de trouver à se marier et de briller en société où le don de communiquer avec les morts, s’il conservait une tonalité frivole, pouvait constituer une attraction. Il arguait qu’à l’instar de la cuisine et de la religion, la magie était un domaine spécifiquement féminin et peut-être pour cette raison éprouvait-il quelque sympathie pour les trois sœurs Mora, mais il détestait en revanche les spirites de sexe mâle presque autant que les curés. De son côté, Clara ne pouvait faire un pas sans avoir sa fille dans ses jupes, elle la conviait à leurs séances du vendredi et l’élevait en étroite familiarité avec les esprits, les membres des sociétés secrètes et les artistes miteux auxquels elle tenait lieu de mécène. Tout comme elle-même avait accompagné sa mère à l’époque de son mutisme, elle emmenait désormais Blanca dans ses visites aux pauvres, chargée de cadeaux de consolation.
— Cela nous aide à avoir bonne conscience, expliquait-elle à Blanca. Mais cela n’aide en rien les pauvres. Ce n’est pas de charité qu’ils ont besoin, mais de justice.
C’est sur ce point qu’elle avait les pires algarades avec Esteban, lequel était là-dessus d’un tout autre avis.
— La justice ! Est-ce que ce serait juste que tout le monde ait la même chose ? Les flemmards, la même chose que ceux qui triment ? Les abrutis, la même chose que les gens intelligents ? Ça n’existe même pas chez les bêtes ! Ça n’est pas une question de riches et de pauvres, mais de forts et de faibles. Je suis tout à fait d’accord pour que chacun se voie accorder les mêmes chances, mais ces types-là ne font aucun effort. Rien de plus facile que de tendre la main pour quémander la charité ! Je crois que l’effort est toujours récompensé. C’est par cette philosophie que je suis arrivé à avoir tout ce que je possède. Jamais je n’ai sollicité une faveur de personne, ni commis la moindre malhonnêteté, ce qui prouve bien que n’importe qui pourrait en faire autant. J’étais promis à n’être qu’un misérable gratte-papier d’étude notariale. Pour cette raison, je ne suis pas disposé à tolérer chez moi des idées bolcheviques. Si ça vous chante d’aller faire la charité dans les cités d’urgence, allez-y ! Rien à redire : c’est on ne peut mieux pour l’éducation des jeunes filles. Mais ne venez pas me resservir les mêmes insanités que Pedro III Garcia : ça, je ne pourrais pas le supporter !
De fait, aux Trois Maria, Pedro III Garcia n’arrêtait pas de parler justice. C’était le seul à oser défier le patron en dépit des raclées que lui avait infligées son père, Pedro Garcia junior, chaque fois qu’il l’avait pris sur le fait. Dès son plus jeune âge, le garçon se rendait sans autorisation au village pour y emprunter des livres, lire les journaux et converser avec le maître d’école, un fieffé communiste que, quelques années plus tard, on abattrait d’une balle entre les deux yeux. Il faisait aussi des fugues nocturnes jusqu’au bistrot de San Lucas où il se réunissait avec quelques syndicalistes qui avaient la manie de refaire le monde entre deux gorgées de bière, ou encore avec le superbe et gigantesque père José Dulce Maria, un prêtre espagnol à la tête farcie d’idées révolutionnaires qui lui avaient valu d’être relégué par la Compagnie de Jésus dans ce trou perdu, ce qui ne l’empêchait pas de continuer à transformer les paraboles bibliques en slogans socialistes. Le jour où Esteban Trueba découvrit que le rejeton de son régisseur introduisait de la littérature subversive parmi ses fermiers, il le convoqua à son bureau et, en présence de son père, le rossa à coups de son knout en peaux de couleuvres.
— C’est le premier avertissement, sale petit morveux ! lui dit-il sans hausser le ton et en le regardant avec des yeux incendiaires. La prochaine fois que je te reprends à embêter mes gens, je te flanque en prison. Sur mon domaine, je ne veux pas de fortes têtes, ici c’est moi qui commande et j’ai le droit de m’entourer de gens qui me plaisent. Toi tu ne me plais pas : tu peux te le tenir pour dit. Je te supporte à cause de ton père qui m’a servi loyalement pendant de nombreuses années, mais fais gaffe, ça pourrait très mal finir pour toi. Débarrasse-moi le plancher !
Pedro III Garcia ressemblait beaucoup à son père : brun, des traits rudes sculptés dans la pierre, de grands yeux tristes et une tignasse noire et raide coupée en brosse. Son cœur ne battait que pour deux êtres, son père et la fille du patron dont il était tombé amoureux du jour de sa tendre enfance où ils s’étaient endormis tout nus sous la table de la salle à manger. Blanca non plus n’échappa pas à cette fatalité. Chaque fois qu’elle venait en vacances à la campagne et débarquait aux Trois Maria dans le tourbillon de poussière soulevé par les voitures véhiculant leur tumultueux équipage, elle sentait son cœur battre d’impatience et d’angoisse comme un tam-tam africain. Elle était la première à sauter à terre et à se précipiter vers la maison, et immanquablement elle apercevait Pedro III Garcia à l’endroit même où ils s’étaient remarqués pour la première fois, debout sur le seuil, à demi dissimulé dans l’ombre de l’entrée, timide et renfrogné, les pieds nus, son pantalon usé jusqu’à la trame, scrutant le chemin de ses yeux de vieillard pour la voir arriver. Tous deux mêlaient leurs rires, échangeaient d’affectueuses bourrades, se roulaient par terre en se crêpant le chignon et en hurlant de joie.
— Veux-tu bien arrêter ! veux-tu lâcher ce sale pouilleux ! criait la nounou en tentant de les séparer.
— Laisse-les, nounou, ce sont des enfants qui s’aiment, disait Clara qui en savait long.
Les enfants s’esquivaient en courant et allaient se cacher pour se raconter tout ce qu’ils avaient accumulé au cours de ces mois de séparation. Pedro lui remettait en rougissant des petits animaux sculptés qu’il avait confectionnés pour elle dans des bouts de bois et Blanca lui donnait en échange les cadeaux qu’elle avait réunis à son intention : un canif qui s’ouvrait comme une corolle, un petit aimant qui attirait par magie les clous rouillés traînant par terre. L’été où elle débarqua avec une partie du contenu de la malle aux livres magiques d’oncle Marcos, elle avait dans les dix ans et Pedro III avait encore du mal à déchiffrer les lettres, mais la curiosité et l’avidité de savoir réussirent là où la maîtresse avait échoué à coups de martinet. Ils passèrent l’été à lire, couchés entre les roseaux au bord de la rivière, parmi les pins de la forêt, les épis de blé, épiloguant sur les vertus de Sandokan et de Robin des Bois, l’infortune du Pirate Noir, les véridiques et édifiantes histoires du Trésor de la Jeunesse, les malicieuses définitions des mots défendus dans le dictionnaire de l’Académie royale de langue espagnole, le système cardio-vasculaire sur des planches où ils pouvaient voir un type écorché avec toutes ses veines et le cœur exposés au regard de tous, mais en caleçon. En l’espace de quelques semaines, le jeune garçon sut lire avec voracité. Ils accédèrent à l’ample et profond univers des histoires à dormir debout, pleines de fées et de fantômes, de naufragés qui se mangeaient les uns les autres après avoir tiré à la courte paille, de tigres qui se laissaient apprivoiser par amour, d’inventions fascinantes, de bizarreries géographiques et zoologiques, de pays orientaux où l’on trouve des génies dans les bouteilles, des dragons dans les grottes et des princesses prisonnières tout en haut des tours. Souvent ils allaient rendre visite à Pedro Garcia senior à qui le temps avait émoussé les facultés. Il était peu à peu devenu aveugle, une pellicule céleste lui avait recouvert les pupilles : « Ce sont les nuages qui me rentrent par les yeux », disait-il. Il prenait un vif plaisir à ces visites de Blanca et de Pedro III dont lui-même avait d’ailleurs oublié qu’il était son petit-fils. Il écoutait les histoires qu’ils sélectionnaient dans les livres magiques et qu’ils devaient lui vociférer à l’oreille, car il disait que le vent lui rentrait par là aussi, ce qui faisait qu’il était sourd. En échange, il leur apprenait à s’immuniser contre les morsures de mauvaises bêtes et leur démontrait l’efficacité de son antidote en se posant un scorpion vivant sur le bras. Il leur enseigna comment on trouve de l’eau. Il fallait tenir à deux mains un rameau bien sec et avancer à ras du sol, silencieusement, en pensant à l’eau et à la soif qu’éprouvait le rameau, jusqu’à ce que, sentant l’humidité, le rameau se mît soudain à tressaillir. Restait alors à creuser en cet endroit, leur disait le vieux, mais il précisait que tel n’était pas le système auquel il avait eu recours pour localiser les puits sur le domaine des Trois Maria, car il n’avait nul besoin d’une baguette. Ses os avaient si soif que, s’il venait à passer au-dessus d’une nappe souterraine, fût-elle profonde, son propre squelette l’en avertissait. Il leur désignait les herbes des champs, les leur faisait humer, goûter, caresser même pour en éprouver le parfum naturel, la saveur et la texture, et ainsi identifier chacune en fonction de ses vertus curatives : pour se tranquilliser l’esprit, chasser les influx diaboliques, pour se faire les yeux brillants, se fortifier le ventre, se stimuler les sangs. En ce domaine, son savoir était si vaste que le médecin de l’hôpital des sœurs venait lui rendre visite pour lui demander conseil. Tout ce savoir ne put néanmoins venir à bout de la fièvre ardente de sa fille Pancha, qui l’expédia dans l’autre monde. Il lui fit avaler de la bouse de vache et, n’obtenant aucun résultat, il lui servit du crottin de cheval, l’enveloppa de couvertures, la fit exsuder son mal jusqu’à ce qu’il ne lui restât que la peau sur les os, la frictionna sur tout le corps avec de la poudre délayée dans l’eau-de-vie, mais ce fut en pure perte ; Pancha se vidait par une diarrhée sans fin qui lui pressurait tout l’intérieur et lui faisait endurer une soif inétanchable. Vaincu, Pedro Garcia demanda au patron la permission de la conduire en charrette au village. Les deux enfants l’accompagnèrent. Le médecin de l’hôpital des sœurs examina Pancha avec soin et dit au vieillard qu’elle était perdue, que s’il n’avait pas tant tardé à la lui amener et ne l’avait pas fait transpirer autant, il aurait pu tenter quelque chose pour elle, mais que son corps ne pouvait plus retenir aucun liquide et qu’elle était comme une plante aux racines desséchées. Pedro Garcia s’en offusqua et s’obstina à nier son échec, même quand il s’en revint avec le cadavre de sa fille enveloppé dans une couverture, accompagné par les enfants terrorisés, et qu’il la déchargea dans la cour des Trois Maria en bougonnant et ronchonnant contre l’ignorance du docteur. On l’enterra en un endroit privilégié du petit cimetière, jouxtant la chapelle désaffectée au pied du volcan, car elle avait été d’une certaine façon la femme du patron, elle lui avait donné le seul fils à porter son prénom, à défaut de jamais porter son nom, et un petit-fils, ce singulier Esteban Garcia, promis à jouer un rôle terrible dans les annales de la famille.
Un jour, le vieux Pedro Garcia raconta à Blanca et à Pedro III l’histoire des poules qui s’étaient mises d’accord pour faire face au vilain renard qui s’introduisait chaque nuit dans le poulailler en vue de chaparder les œufs et de dévorer les petits poussins. Les poules décrétèrent qu’elles en avaient assez de supporter la loi du renard, elles s’organisèrent pour l’attendre, et, quand il pénétra dans le poulailler, elles lui barrèrent la route, l’encerclèrent et lui tombèrent dessus à becs raccourcis, jusqu’à le laisser plus mort que vif.
— Et on vit alors le renard s’enfuir la queue basse, poursuivi par toutes les poules, conclut le vieillard.
Blanca s’esclaffa à ce récit et déclara que c’était impossible, car les poules naissent stupides et sans défense, et les renards rusés et forts, mais Pedro lui, ne rit point. Il resta songeur tout l’après-midi, à ruminer la fable des poules et du renard, et peut être fut-ce en cet instant que l’enfant se mit à devenir un homme.