CHAPITRE PREMIER
 
ROSA LA BELLE

 

Barrabás arriva dans la famille par voie maritime, nota la petite Clara de son écriture délicate. Déjà, à l’époque, elle avait pris le pli de consigner les choses importantes et plus tard, quand elle devint muette, de mettre par écrit les banales, sans se douter que cinquante ans plus tard, ses cahiers me serviraient à sauver la mémoire du passé et à survivre à ma propre terreur. Le jour de l’arrivée de Barrabás était Jeudi saint. Il débarqua dans une cage indigne, couvert de ses propres excréments et urines, avec un regard égaré de prisonnier misérable et sans défense, mais on pressentait déjà à son port de tête royal et aux proportions de son ossature le géant légendaire qu’il allait devenir. C’était un jour de torpeur automnale qui ne laissait en rien présager les événements que la fillette consigna pour en garder souvenir et qui se produisirent durant l’office de midi, à la paroisse de Saint-Sébastien, auquel elle assista avec toute sa famille. En signe de deuil, les saints étaient recouverts de chiffes violettes que les bigotes dépoussiéraient annuellement de l’armoire de la sacristie, et sous ces housses funèbres l’assemblée céleste avait l’air d’un capharnaüm de meubles en instance de déménagement, sans que cierges, encens et gémissements de l’orgue pussent contrecarrer ce déplorable effet. Se dressaient de sombres masses menaçantes en lieu et place des saints en pied avec leurs visages interchangeables à l’expression enchifrenée, leurs perruques soignées en cheveux de morts, leurs rubis, leurs perles, leurs émeraudes de verroterie et leurs accoutrements de nobles florentins. Le seul favorisé par le deuil était saint Sébastien dans la mesure où, pendant la Semaine sainte, il épargnait aux fidèles la vue de son corps contorsionné dans une pose indécente, traversé d’une demi-douzaine de flèches, dégoulinant de sang et de larmes, comme un homosexuel tout dolent et dont les plaies, miraculeusement rafraîchies par le pinceau du père Restrepo, faisaient frémir Clara de dégoût.

C’était une longue semaine de pénitence et de jeûne, on ne jouait pas aux cartes, on ne faisait pas de musique, qui eût incité à la luxure et à l’oubli, et l’on observait dans les limites du possible les plus grandes tristesse et chasteté, quoiqu’en ces jours précis l’aiguillon du démon tentât avec plus d’insistance que jamais la faible chair catholique. Le jeûne consistait en de mœlleux feuilletés, de savoureuses ratatouilles de légumes, des omelettes bien baveuses et de larges fromages rapportés de la campagne, avec lesquels les familles commémoraient la Passion du Seigneur, se gardant de toucher le moindre morceau de viande ou de poisson gras, sous peine d’excommunication, ainsi que le proclamait instamment le père Restrepo. Nul ne se serait hasardé à lui désobéir. Le prêtre était pourvu d’un long doigt dénonciateur pour désigner publiquement les pécheurs et d’une langue bien entraînée à susciter les remords.

— Toi, voleur qui as dérobé le denier du culte ! s’écriait-il du haut de la chaire en montrant du doigt un homme affairé à feindre de chasser un bout de fil de son revers pour ne pas avoir à le regarder en face.

— Toi, dévergondée qui te prostitues sur les quais ! lançait-il accusateur à Ester Trueba, percluse d’arthrite et adoratrice de la Vierge du Carmel, laquelle ouvrait des yeux ébahis, sans savoir la signification du mot ni où pouvaient se trouver les quais. Repentissez-vous, pécheurs, immonde charogne, indignes du sacrifice de NotreSeigneur ! Jeûnez ! Faites pénitence !

Emporté par l’ardeur de son zèle sacerdotal, le prêtre devait se retenir pour ne pas contrevenir à aux instructions de ses supérieurs ecclésiastiques, époussetés par les vents de modernisme et qui prohibaient le cilice et la flagellation. Lui-même était partisan de vaincre les défaillances de l’âme par une bonne fustigation de la chair. Il était réputé pour son éloquence débridée. Ses fidèles lui emboîtaient le pas de paroisse en paroisse, suant sang et eau à l’entendre décrire les tourments des pécheurs en enfer, les chairs déchiquetées par d’ingénieux engins de torture, les flammes éternelles, les crocs qui transperçaient les membres virils, les répugnants reptiles qui s’introduisaient dans les orifices féminins, entre autres multiples supplices dont il truffait chaque sermon pour semer la terreur divine. Satan lui-même était dépeint jusqu’en ses plus intimes malformations avec l’accent galicien du prêtre à qui était échue en ce bas monde la mission de secouer la conscience des indolents créoles.

Severo del Valle était athée et maçon, mais il avait des ambitions politiques et ne pouvait se payer le luxe de manquer la messe la plus fréquentée, dimanches et jours fériés, afin que tous pussent le voir. Son épouse Nivea préférait s’entendre avec Dieu sans intermédiaires, elle nourrissait une profonde méfiance à l’égard des soutanes et bâillait aux descriptions du ciel, du purgatoire et de l’enfer, mais elle faisait escorte aux ambitions parlementaires de son mari dans l’espoir que, s’il venait à occuper un siège au Congrès, elle pourrait obtenir le vote des femmes pour lequel elle luttait depuis plus de dix ans sans que ses nombreuses grossesses fussent parvenues à la démoraliser. Ce Jeudi saint, le père Restrepo avait porté ses ouailles à l’extrême limite de leur résistance avec ses visions apocalyptiques et Nivea commença à avoir mal au cœur. Elle se demanda si elle n’était pas à nouveau enceinte. En dépit des injections vinaigrées et des éponges imbibées de fiel, elle avait donné le jour à quinze enfants dont onze étaient encore en vie, et elle avait quelque raison de penser qu’elle était en train de s’installer dans l’âge mur puisque Clara, la cadette, avait maintenant dix ans. Il semblait que les débordements de son extraordinaire fertilité avaient fini par retomber. Elle en vint à imputer son malaise au passage du sermon du père Restrepo où celui-ci la désigna du doigt en évoquant ces pharisiens qui prétendaient légaliser les bâtards, et le mariage civil qui désarticulait la famille, la patrie, la propriété et l’Eglise, conférant aux femmes la même position qu’aux hommes en violation ouverte de la loi de Dieu qui, sur ce point, était on ne peut plus explicite. Nivea et Severo occupaient avec leurs enfants les bancs de tout le troisième rang. Clara avait pris place à côté de sa mère et celle-ci lui serrait la main avec impatience sitôt que le discours du prêtre s’étendait à l’excès sur les péchés de chair, car elle savait que la petite en était conduite à visualiser des aberrations qui dépassaient de fort loin la réalité, comme le montraient à l’évidence les questions qu’elle posait et auxquelles nul ne savait répondre. Clara était très précoce et était dotée de l’imagination débordante dont héritèrent toutes les femmes de la famille du côté maternel. La température de l’église avait monté et l’odeur envahissante des cierges, l’encens de toute cette foule entassée ne faisaient qu’accroître la fatigue de Nivea. Elle aspirait à ce que la cérémonie en finisse une bonne fois pour s’en retourner dans sa fraîche demeure, s’asseoir sous la véranda aux fougères et savourer la jarre d’orgeat que la nounou préparait les jours de fête. Elle considéra ses enfants : les plus jeunes étaient épuisés, tout empesés dans leurs habits du dimanche, et les plus âgés, commençaient à se dissiper. Ses yeux se posèrent sur Rosa, l’aînée des filles encore en vie, et, comme à chaque fois, elle fut saisie d’émerveillement. Son étrange beauté avait un pouvoir troublant auquel elle-même n’échappait pas, on l’eût dite fabriquée d’un matériau différent du reste de l’espèce humaine. Nivea savait qu’elle n’était pas de ce monde bien avant qu’elle n’y fût venue, car elle l’avait déjà vue en rêve et ne fut pas surprise lorsque la sage-femme poussa un cri en l’apercevant. À sa naissance, Rosa était toute blanche, toute lisse, sans une ride, comme une poupée de porcelaine, avec des cheveux verts et des yeux jaunes, le plus beau bébé à être apparu sur terre depuis l’époque du péché originel, comme dit la sage-femme en se signant. Dès sa première toilette, la nounou lui lava les cheveux à l’infusion de camomille, ce qui eut pour effet d’atténuer leur couleur en leur donnant une tonalité vieux bronze, et elle l’exposa toute nue au soleil pour lui fortifier la peau, translucide aux endroits les plus délicats du ventre et des aisselles et où l’on devinait les veines et la texture secrète des muscles. Ces trucs de romanichelle ne furent cependant pas suffisants et, très rapidement, se répandit la rumeur qu’ils avaient donné naissance à un ange. Nivea espéra que les étapes ingrates de la croissance doteraient sa fille de quelques imperfections, mais rien de ce genre ne se fit jour, bien au contraire, et à dix-huit ans Rosa ne s’était pas enrobée ni n’avait bourgeonné, mais avait vu s’accentuer sa grâce océane. Le teint de sa peau aux doux reflets bleutés, comme le ton de sa chevelure, la lenteur de ses gestes et son caractère taciturne évoquaient un habitant de l’onde. Elle avait quelque chose du poisson et si elle avait été dotée d’une queue écaillée, c’eût été manifestement une sirène, mais ses deux jambes la campaient sur une frontière imprécise entre la créature humaine et l’être mythologique. Malgré tout, la jeune fille avait mené une vie presque normale, elle avait un fiancé et se marierait un jour ou l’autre, à la suite de quoi la prise en charge de sa beauté passerait en d’autres mains. Rosa inclina la tête et un rayon filtra par les vitraux gothiques de l’église, entourant d’un halo son profil. Quelques personnes se retournèrent pour la contempler et se mirent à chuchoter, mais Rosa paraissait ne se rendre compte de rien, elle était réfractaire à la vanité et, ce jour-là, elle était encore plus absente que de coutume, imaginant de nouvelles bestioles à broder sur sa nappe, mi-volatiles mi-mammifères, couvertes de plumes iridescentes mais pourvues de cornes et de sabots, si grosses et avec des ailes si courtes qu’elles défiaient les lois de la biologie et de l’aérodynamique. Rares étaient les fois où elle pensait à son fiancé Esteban Trueba, non par manque d’amour, plutôt en raison de son tempérament oublieux et parce que deux années de séparation faisaient une bien longue absence. Il travaillait dans les mines du Nord. Il lui écrivait méthodiquement et elle lui répondait de temps à autre en lui envoyant des vers recopiés et des dessins de fleurs à l’encre de Chine sur papier parcheminé. Par cette correspondance que Nivea violait de façon régulière, elle apprit les vicissitudes du métier de mineur, toujours sous la menace d’éboulements, suivant des galeries glissantes, tirant des traites sur la bonne fortune, escomptant que finirait par apparaître un filon d’or miraculeux qui lui permettrait de faire rapidement fortune et de revenir conduire Rosa par un bras jusqu’à l’autel, se transformant alors en l’homme le plus heureux de tout l’univers, ainsi qu’il ne cessait de le dire au bas de ses lettres. Rosa, cependant, n’était guère pressée de se marier et elle avait presque oublié le seul et unique baiser qu’ils avaient échangé au moment de se quitter, tout comme elle ne parvenait pas à se rappeler la couleur des yeux de cet opiniâtre fiancé. Sous l’influence des romans roses qui constituaient toute sa lecture, elle se plaisait à l’imaginer en bottes de cuir, la peau brûlée par les vents du désert, grattant la terre en quête de trésors de pirates, doublons espagnols et joyaux Incas, et c’était peine perdue pour Nivea d’essayer de la convaincre que la richesse des mines gisait à l’intérieur des pierres, tant il paraissait impossible à Rosa qu’Esteban Trueba pût ramasser des tonnes de caillasse dans l’espoir que, soumises à d’iniques traitements crématoires, elles cracheraient un seul gramme d’or. Entre-temps, elle l’attendait sans se morfondre, imperturbablement attelée à la gigantesque tâche qu’elle s’était fixée : broder la plus grande nappe du monde. Elle avait débuté avec des chiens, des chats, des papillons, mais l’imagination s’était vite emparée de son ouvrage, et s’était mis à y apparaître un paradis d’impossibles bêtes que son aiguille faisait naître sous les yeux préoccupés de son père. Severo estimait qu’il était temps que sa fille sortît de sa torpeur et redescendît sur terre, qu’elle s’initiât à quelques occupations domestiques et se préparât au mariage, mais Nivea ne partageait point cette inquiétude. Elle préférait ne pas tourmenter sa fille avec des nécessités aussi terre à terre, car elle pressentait que Rosa était une créature céleste qui n’était pas faite pour durer longtemps dans le grossier trafic de ce bas monde, aussi lui fichait-elle la paix avec ses fils à broder et n’objectait-elle rien à sa zoologie de cauchemar.

Une baleine du corset de Nivea se rompit, dont la pointe vint se planter entre ses côtes. Elle se sentit étouffer dans sa robe de velours bleu au col de dentelle trop monté, aux manches très étroites, à la taille si ajustée qu’au moment de desserrer sa ceinture elle en avait pour une demi-heure de tiraillements abdominaux avant que ses boyaux eussent réintégré leur place normale. Elle en avait souvent discuté avec ses amies suffragettes et elles en étaient arrivées à la conclusion que tant que les femmes n’auraient pas raccourci leurs jupes et leurs cheveux et ne se seraient débarrassées de leurs cotillons, peu importait qu’on leur permît d’étudier la médecine ou d’user du droit de vote, car elles n’auraient aucunement le courage de le faire ; pourtant, elle-même ne se sentait pas l’audace d’être des premières à abandonner la mode. Elle nota que l’accent de Galice avait cessé de lui marteler le crâne. Il s’agissait d’une de ces longues pauses dans le sermon auxquelles le curé, bon connaisseur des effets d’un silence gênant, avait fréquemment recours. Ses yeux enflammés mettaient ces moments à profit pour passer en revue un à un ses paroissiens. Nivea lâcha la main de sa fille Clara et chercha un mouchoir dans sa manche pour éponger une goutte qui lui dégoulinait le long du cou. Le silence se fit compact, le temps parut s’arrêter dans l’église, mais nul ne se hasarda à tousser ou à changer de position de peur d’attirer l’attention du père Restrepo. Ses dernières phrases vibraient encore entre les colonnes.

Et c’est à cet instant, comme s’en souviendrait encore Nivea des années plus tard, au beau milieu de cette angoisse et de ce silence, qu’on entendit très distinctement la voix de sa petite Clara :

— Pstt ! Père Restrepo ! Et si cette histoire d’enfer n’était qu’un gros mensonge, on l’aurait tous dans le baba...

L’index du jésuite, déjà dressé en l’air pour signaler de nouveaux supplices, resta suspendu comme un paratonnerre au-dessus de sa tête. Les gens retinrent leur respiration et ceux qui dodelinaient se réveillèrent. Les époux del Valle, sentant la panique les gagner et constatant que leurs enfants commençaient à s’agiter nerveusement, furent les premiers à réagir. Severo comprit qu’il devait passer à l’action avant que ne fuse l’hilarité générale ou que ne se déchaîne quelque cataclysme céleste. Il prit sa femme par le bras, Clara par le cou, et sortit en les entraînant à grandes enjambées, suivi par ses autres rejetons qui se précipitèrent en trombe vers le portail. Ils parvinrent à sortir avant que le prêtre n’ait pu invoquer quelque éclair qui les eût transformés en statues de sel, mais, depuis le porche, ils perçurent sa terrible voix d’archange offusqué :

— Possédée du démon ! Présomptueuse possédée du démon !

Ces mots du père Restrepo restèrent gravés dans le souvenir de la famille avec la gravité d’un diagnostic et, au fil des années, ils eurent maintes fois l’occasion de se les remémorer. La seule à n’y plus songer fut Clara elle-même qui se borna à les consigner dans son journal pour les oublier aussitôt. Ses parents, en revanche, ne purent les éluder, bien qu’ils s’accordassent à penser que possession et présomption était deux péchés bien trop gros pour une si petite fille. Ils redoutaient la médisance des gens et le fanatisme du père Restrepo. Jusqu’à ce jour, ils n’avaient pas mis de nom sur les excentricités de leur cadette ni ne les avaient imputées à des influences sataniques. Ils les considéraient comme un des traits particuliers de l’enfant, au même titre que sa boiterie pour Luis ou sa beauté pour Rosa. Les pouvoirs de Clara ne dérangeaient personne ni ne créaient de grandes perturbations ; ils se manifestaient presque toujours à propos de choses de peu d’importance et dans la stricte intimité du foyer. Parfois, à l’heure des repas, lorsqu’ils se trouvaient tous rassemblés dans la grande salle à manger, assis en ordre strict selon le rang et le respect dus à chacun, la salière se mettait à tressauter et à prestement se balader à travers la table entre les verres et les assiettes, sans intervention d’aucune source d’énergie connue ni artifice d’illusionniste. Nivea tirait les nattes de Clara et, grâce à ce système, obtenait que sa fille renonçât à son divertissement fantasque et rendît la salière à son état normal, laquelle recouvrait aussitôt son immobilité. Ses frères et sœurs s’étaient organisés pour qu’en cas de visites, celui qui était le plus près s’arrangeât pour plaquer d’une bonne claque tout ce qui pouvait bouger sur la table, avant que les étrangers ne s’en soient rendu compte avec un haut-le-corps. La famille continuait à manger sans faire de commentaires. Ils s’étaient également habitués aux présages de la cadette. Celle-ci annonçait les tremblements de terre avec une certaine avance, ce qui s’avérait fort avantageux dans cette contrée de catastrophes, car on avait ainsi le temps de placer la vaisselle en sûreté et de garder ses pantoufles à portée de main pour sortir précipitamment dans la nuit. À six ans, Clara avait prédit que le cheval allait faire dégringoler Luis, mais celui-ci n’avait pas voulu l’entendre et il s’était retrouvé avec une hanche déboîtée. Avec le temps, sa jambe gauche s’était mise à raccourcir et il devait chausser un soulier spécial à grosse semelle qu’il s’était fabriqué lui-même. Cette fois, Nivea conçut quelque inquiétude, mais la nounou la rendit à la sérénité en lui disant qu’on ne comptait pas les petits enfants qui volaient comme les mouches, lisaient dans les rêves et s’entretenaient avec les esprits, mais que tout ceci leur passait du jour où ils perdaient leur innocence.

— Pas un qui devienne grand dans cet état, expliqua-t-elle. Attendez que la petite vous en fasse la démonstration et vous verrez comme elle aura perdu sa manie de faire bouger les meubles et d’annoncer des malédictions.

Clara était la préférée de la nounou. Celle-ci l’avait aidée à naître et était la seule à réellement comprendre la nature abracadabrante de la fillette. Quand Clara fut sortie du ventre de sa mère, la nounou la berça, la lava et, depuis cet instant, elle aima passionnément ce marmot fragile aux poumons pleins de glaires, toujours sur le point de perdre son souffle et de virer au violet, qu’elle avait dû ranimer à maintes reprises à la chaleur de son ample poitrine quand l’air venait à lui manquer, car elle savait que c’était là l’unique remède contre l’asthme, bien plus efficace que les sirops alcoolisés du docteur Cuevas.

En ce Jeudi saint, Severo arpentait le salon, préoccupé par l’esclandre que sa fille avait causé pendant la messe. Il plaidait que seul un fanatique comme le père Restrepo pouvait encore croire aux possédés en plein xx siècle, siècle des lumières, des sciences et des techniques, où le démon avait définitivement perdu tout prestige. Le grave de l’affaire était que si les prouesses de leur fille franchissaient les murs de la maison et que le curé commençait à y fourrer son nez, tout le monde allait être au courant.

— Les gens vont se mettre à rappliquer pour la regarder comme un phénomène, dit Nivea.

— Et le Parti libéral va prendre une déculottée, renchérit Severo en mesurant le tort que pouvait causer à sa carrière politique le fait d’avoir une envoûtée dans la famille.

 Ils en étaient là de leurs réflexions quand la nounou vint à eux en traînant ses savates, dans le froufrou de ses jupons amidonnés, pour annoncer que des hommes étaient dans la cour en train de leur livrer un mort. C’était bien le cas. Ils avaient fait irruption avec un corbillard à quatre chevaux, occupant toute l’avant-cour, écrasant les camélias et souillant de crottin le dallage luisant, dans une tornade de poussière, de piaffements chevalins, de blasphèmes de superstitieux multipliant les gestes contre le mauvais sort. Ils apportaient le cadavre d’oncle Marcos avec tout son saint-frusquin. Ce charivari était dirigé par un homoncule melliflue, tout de noir vêtu, à redingote et chapeau trop larges pour lui, qui se lança dans un solennel discours pour expliquer les tenants et aboutissants de la chose, brutalement interrompu par Nivea qui se précipita sur le cercueil empoussiéré contenant les restes de son frère chéri. Nivea hurlait qu’on ouvrît le couvercle, afin qu’elle pût le voir de ses propres yeux. Il lui était déjà arrivé par le passé de l’enterrer une fois, aussi se prenait-elle à douter que, cette fois encore, sa mort fût irrémédiable. Ses cris attirèrent la cohorte des domestiques de la maison et les enfants au complet qui rappliquèrent ventre à terre en entendant prononcer le nom de leur oncle parmi des lamentations de deuil.

Cela faisait une couple d’années que Clara n’avait revu son oncle Marcos, mais elle se souvenait fort bien de lui. C’était la seule image parfaitement nette de sa petite enfance et elle n’avait nul besoin, pour se le représenter, de consulter le daguerréotype du salon où il apparaissait costumé en explorateur, appuyé à une carabine ancien modèle à deux coups, le pied droit sur l’encolure d’un tigre de Malaisie, dans la même attitude triomphante qu’elle avait remarquée chez la Vierge du maître-autel, foulant le démon vaincu parmi des nuages en stuc et des angelots blafards. Il suffisait à Clara de fermer les yeux pour revoir son oncle en chair et en os, boucané par les inclémences de tous les climats de la planète, hâve avec des moustaches de flibustier au milieu desquelles se découvrait son étrange sourire en dents de requin. Il paraissait impossible qu’il fût dans cette boîte noire au beau milieu de la cour.

A chacune de ses visites au domicile de sa sœur Nivea, Marcos séjournait plusieurs mois d’affilée, suscitant l’allégresse de ses neveux, de Clara, et un cyclone où l’ordre domestique perdait la boussole. La demeure s’encombrait dé malles, de bêtes embaumées, de lances d’indiens, de baluchons de bourlingueur. On se heurtait de tous côtés à son extraordinaire barda et des bestioles jamais vues faisaient leur apparition, qui avaient fait le voyage depuis des terres lointaines pour finir écrasées sous l’implacable balai de la nounou en quelque recoin de la maison. Les mœurs d’oncle Marcos étaient d’un cannibale, ainsi que le disait Severo. Il passait la nuit à faire au salon des mouvements incompréhensibles, dont on sut plus tard qu’ils étaient des exercices destinés à perfectionner la maîtrise de l’esprit sur le corps et à favoriser la digestion. Il se livrait à des expériences d’alchimie à la cuisine, remplissant la maisonnée de fumées fétides et esquintant les casseroles avec des substances solides qu’on n’arrivait plus à décoller du fond. Cependant que les autres tentaient de trouver le sommeil, il traînait ses valises le long des couloirs, s’exerçait à des sons suraigus sur des instruments sauvages et apprenait à parler espagnol à un perroquet dont la langue maternelle était d’origine amazonienne. Le jour, il dormait dans un hamac qu’il avait tendu entre deux colonnes de la véranda, sans autre couverture qu’un pagne qui mettait Severo de fort méchante humeur, mais où Nivea ne voyait pas malice dès lors que Marcos l’eut assurée qu’ainsi prêchait le Nazaréen. Bien qu’elle fût toute petite à l’époque, Clara se rappelait à la perfection la première fois que son oncle Marcos, revenant d’un de ses voyages, débarqua à la maison. Il s’installa comme s’il devait rester toujours. Bientôt, lassé de se produire dans des cercles de pimbêches où la maîtresse de maison arpégeait au piano, de jouer aux cartes et d’esquiver l’insistance de ses proches à vouloir lui mettre du plomb dans la tête et à le faire entrer comme grouillot au cabinet d’avocats de Severo del Valle, il s’acheta un orgue de Barbarie et s’en fut courir les rues, dans l’intention de séduire sa cousine Antonieta et, par la même occasion, de réjouir les badauds avec sa musique à manivelle. L’engin n’était rien de plus qu’une caisse rouillée à roulettes, mais il le peignit de motifs marins et y planta une fausse cheminée de bateau, ce qui lui conféra un air de cuisinière à charbon. L’orgue jouait alternativement une marche militaire et une valse, et entre chaque tour de manivelle, le perroquet, qui avait appris l’espagnol tout en gardant son accent étranger, attirait la foule de ses cris perçants. Avec son bec, il extrayait d’une boîte des bouts de papier pour vendre la bonne fortune aux curieux. Ces billets roses, verts et bleus étaient si habilement tournés qu’ils touchaient dans le mille des plus secrets désirs du chaland. En sus de ces paroles de bon augure, il vendait des petites balles de son pour amuser les enfants et des poudres contre l’impuissance, qu’il négociait à mi-voix avec les passants atteints de cette affection. L’idée de l’orgue de Barbarie avait surgi en désespoir de cause comme ultime expédient pour attirer la cousine Antonieta, après qu’eurent échoué d’autres formes d’assiduités plus conventionnelles. Il s’était dit qu’aucune femme saine d’esprit ne pouvait rester insensible à une sérénade de limonaire. Ce à quoi il s’employa. Il s’en vint camper sous sa fenêtre par une fin d’après-midi, à jouer sa marche militaire et sa valse cependant qu’elle prenait le thé avec un groupe d’amies. Antonieta ne se sentit pas concernée, jusqu’à ce que le perroquet se fût mis à l’appeler par son nom de baptême ; elle se pencha alors à la fenêtre. Sa réaction ne fut pas de celles qu’escomptait son soupirant. Ses bonnes amies se chargèrent de colporter la nouvelle dans tous les salons de la ville et, dès le lendemain, les gens commencèrent à arpenter les rues du centre dans l’espoir de voir de leurs propres yeux le beau-frère de Severo del Valle jouant de l’orgue de Barbarie et vendant des petites balles de son en compagnie d’un perroquet mangé aux mites, simplement pour le plaisir de constater que, jusque dans les meilleures familles, il y avait de bonnes raisons de rougir. Devant la mortification de la maisonnée, Marcos dut sacrifier l’orgue et opter pour des méthodes moins voyantes afin de séduire la cousine Antonieta, mais il ne renonça pas pour autant à faire son siège. En fin de compte, il n’eut cependant aucun succès puisque la jeune fille se maria du jour au lendemain avec un diplomate de vingt ans son aîné, qui l’emmena vivre dans quelque pays tropical dont nul ne put se rappeler le nom mais qui évoquait les nègres, les palmiers et les bananes, où elle parvint à surmonter son spleen au souvenir de ce soupirant qui excédait ses dix-sept ans avec sa marche militaire et sa valse. Marcos sombra dans la dépression, l’espace de deux ou trois jours au terme desquels il annonça qu’au grand jamais il ne prendrait femme et qu’il allait faire le tour du monde. Il vendit l’orgue à un aveugle et laissa le perroquet en héritage à Clara, mais la nounou l’empoisonna en secret avec une overdose d’huile de foie de morue, car elle ne pouvait supporter son regard lubrique, ses puces et ses cris surexcités pour proposer ses petits papiers de bonne fortune, ses balles de son et ses poudres contre l’impuissance.

Ce fut le plus long voyage de Marcos. Il s’en revint avec une cargaison d’énormes caisses que l’on stocka dans l’arrière-cour, entre poulailler et bûcher, jusqu’à la fin de l’hiver. Dès l’éclosion du printemps, il les fit transporter sur l’Esplanade des Défilés, aire immense où se rassemblaient les populations pour voir marcher les militaires, lors des fêtes patriotiques, au pas de l’oie qu’ils avaient copié des Prussiens. À l’ouverture des caisses, on put voir qu’elles recelaient des pièces et des morceaux de bois, de métal et de toile peinte. Marcos passa deux semaines à assembler ces éléments conformément aux instructions d’un manuel en anglais qu’il décodait à l’aide de son invincible imagination et d’un minuscule dictionnaire. Quand ce travail fut accompli, il en résulta un volatile de proportions préhistoriques, doté d’une tête d’aigle furieux peinturlurée sur sa partie antérieure, d’ailes mobiles et d’une hélice dorsale. Il fit sensation. Les familles de l’oligarchie en oublièrent le limonaire et Marcos devint la nouvelle coqueluche. Les gens se rendaient le dimanche en promenade pour aller voir l’oiseau, marchands de guimauve et photographes ambulants en firent leur beurre. Cependant, au bout de quelque temps commença à s’épuiser l’intérêt du public. Alors Marcos annonça que sitôt que le ciel se serait dégagé, il avait l’intention de s’envoler avec l’oiseau pour franchir la cordillère. La nouvelle se répandit en quelques heures et devint l’événement le plus commenté de l’année. La machine gisait, son ventre reposant sur la terre ferme, lourde et inerte, plus proche d’aspect d’un canard boiteux que d’un de ces modernes aéroplanes qu’on commençait à fabriquer en Amérique du Nord. Rien dans son apparence ne permettait de supposer qu’il serait à même de bouger, encore moins de s’élever et de traverser les cimes enneigées. Journalistes et curieux rappliquèrent en hâte. Imperturbable, Marcos souriait sous l’avalanche des questions, il posait pour les photographes sans fournir la moindre explication technique ou scientifique sur la façon dont il pensait mener à bien son entreprise. Il y eut des gens pour faire le voyage depuis leur province à seule fin d’assister au spectacle. Quarante ans plus tard, son petit-neveu Nicolas, que Marcos ne devait pas connaître, allait renouer avec cette subite envie de voler qui demeura toujours vivace parmi les mâles de la famille. Nicolas eut l’idée de s’y lancer à des fins commerciales, à bord d’une saucisse géante remplie d’air chaud et qui porterait imprimée une annonce publicitaire vantant quelque boisson gazeuse. Mais, à l’époque où Marcos annonça son périple en aéroplane, nul n’imaginait que cette invention pouvait servir à quelque chose d’utile. Lui-même ne le faisait que par esprit d’aventure. Au jour prévu pour l’envol, la matinée fut nuageuse, mais l’attente des gens était telle que Marcos ne voulut pas remettre son exploit. Il arriva ponctuellement sur place et n’eut même pas un regard en direction du ciel qui se couvrait de grosses nuées grises. La foule éberluée envahit les rues avoisinantes, se jucha sur les toits et les balcons des plus proches immeubles et s’entassa sur l’esplanade. Nul rassemblement politique ne parvint jamais à réunir autant de monde, du moins jusqu’à un demi-siècle plus tard, quand le premier candidat marxiste aspira par des moyens purement démocratiques à occuper le fauteuil présidentiel. Clara se rappellerait toute sa vie ce jour de fête. Les gens se vêtirent printanièrement, devançant de peu l’ouverture officielle de la saison, les hommes en costumes de lin blanc et les dames avec des chapeaux de paille d’Italie qui firent fureur cette année-là. Défilèrent des groupes d’élèves avec leurs maîtres, portant des fleurs à l’intention du héros. Marcos recevait les bouquets et plaisantait, disant qu’ils feraient mieux d’attendre qu’il s’écrase au sol pour apporter des fleurs à son enterrement.

L’évêque en personne, sans qu’on lui eût rien demandé, s’en vint avec deux thuriféraires bénir l’oiseau, et la fanfare de la gendarmerie interpréta un air enjoué, sans prétention, pour faire plaisir à tout le monde. La police montée, armée de lances, eut du mal à contenir la foule à distance du centre de l’esplanade où se tenait Marcos, vêtu d’une combinaison de mécanicien, avec de grosses lunettes d’automobiliste et son casque colonial d’explorateur. Pour ce vol il emportait, outre sa boussole, une longue-vue et d’étranges cartes de navigation aérienne qu’il avait lui-même tracées en se basant sur les théories de Léonard de Vinci et les connaissances astrales des Incas. Contre toute logique, dès la seconde tentative, l’oiseau s’éleva sans coup férir, et même avec une certaine élégance, au milieu des craquements de son squelette et des râles enroués de son moteur. Il monta en battant des ailes et se perdit parmi les nuages, salué par un concert de vivats, de sifflets, de mouchoirs et de drapeaux, de roulements de fanfare et d’aspersions d’eau bénite. À terre ne restèrent plus que les commentaires de la multitude émerveillée et ceux des hommes instruits qui tentaient de fournir une explication rationnelle du miracle. Clara continua de scruter le ciel bien après que son oncle fut devenu invisible. Elle crut le discerner dix minutes plus tard, mais ce n’était qu’un moineau de passage. Au bout de trois jours, l’euphorie suscitée par le premier vol en aéroplane du pays se dissipa et nul ne repensa à cet épisode, hormis Clara qui inlassablement sondait le firmament.

Au bout d’une semaine sans nouvelles de l’oncle volant, on supposa qu’il s’était élevé jusqu’à se perdre dans les espaces sidéraux et les plus ignares spéculèrent sur l’idée qu’il allait atteindre la lune. Severo, avec un mélange de tristesse et de soulagement, décida que son beau-frère s’était écrasé avec sa machine en quelque crevasse de la cordillère où on ne le retrouverait jamais. Nivea pleura inconsolablement et mit quelques cierges à saint Antoine, patron des objets perdus. Severo s’opposa à l’idée de faire dire des messes, car il ne croyait pas en ce moyen pour gagner le ciel, et encore bien moins pour en redescendre, et il soutenait que les messes et les offrandes, tout comme les indulgences et le trafic d’images pieuses et de scapulaires, n’étaient qu’un commerce malhonnête. Sur ces attendus, Nivea et la nounou mirent tous les enfants à réciter leur rosaire en cachette neuf jours durant. Entre-temps, les équipes de guides et d’andinistes volontaires le recherchèrent inlassablement à travers pics et précipices de la cordillère, sillonnant un à un tous les sentiers accessibles, pour s’en revenir enfin triomphants et rapporter à la famille la dépouille mortelle dans un modeste et noir cercueil scellé. On inhuma l’intrépide voyageur en de grandioses funérailles. Sa mort le métamorphosa en héros et son nom fit plusieurs jours de suite les gros titres de tous les journaux. La même foule qui s’était rassemblée pour le saluer lorsqu’il s’était élevé à bord de l’oiseau défila devant son catafalque. Toute la famille le pleura comme il le méritait, hormis Clara qui continuait à sonder le ciel avec une persévérance d’astronome. Une semaine après les obsèques, sur le seuil même de la demeure de Nivea et Severo del Valle apparut en personne oncle Marcos, en chair et en os, un joyeux sourire entre ses moustaches de pirate. Grâce aux rosaires clandestins des femmes et des enfants, comme il le reconnut lui-même, il était en vie et en possession de toutes ses facultés, y compris celle de la bonne humeur. Malgré la prestigieuse origine de ses cartes aériennes, le vol avait été un échec, l’aéroplane était perdu et il avait dû s’en revenir à pied, mais il s’en tirait sans une côte cassée et gardait intact son esprit aventureux. Le culte familial à saint Antoine en sortit définitivement consolidé mais l’exemple ne servit de rien aux générations suivantes qui tentèrent à leur tour de voler avec divers moyens. Légalement, néanmoins, Marcos était un cadavre. Severo del Valle dut mettre à profit toute sa connaissance des lois pour rendre son beau-frère à la vie et à sa condition de citoyen. En ouvrant le cercueil devant les autorités compétentes, on constata qu’on n’avait inhumé qu’un sac de sable. Le fait entacha le prestige, jusqu’alors immaculé, des guides et andinistes volontaires : à compter de ce jour, on les considéra comme des moins que rien.

L’héroïque résurrection de Marcos avait fini par faire oublier à tout un chacun l’histoire de l’orgue de Barbarie. On se reprit à l’inviter dans tous les salons de la ville et, du moins pour un temps, on se réclama de lui. Marcos vécut chez sa sœur pendant quelques mois. Une nuit, il partit sans dire adieu à personne, laissant là ses malles, ses livres, ses armes, ses bottes et tout son barda. Severo et jusqu’à Nivea poussèrent un soupir de soulagement. Son dernier séjour avait par trop duré. Mais Clara en fut si affectée qu’elle passa toute une semaine à marcher comme une somnambule en suçant son pouce. La fillette, alors âgée de sept ans, avait appris à déchiffrer les livres d’histoires de son oncle et se sentait plus proche de lui qu’aucun autre membre de la famille, à cause de ses capacités divinatoires. Marcos soutenait que l’extraordinaire faculté de sa nièce pouvait être source de revenus, et une bonne occasion de développer ses propres dons de double vue. Il avait une théorie selon laquelle cette disposition existait chez tous les êtres humains, notamment chez ceux de sa lignée, et que, si elle ne donnait pas toute son efficacité, ce n’était que faute d’entraînement. Il fit au Marché Persan l’emplette d’une boule de cristal qui, selon lui, recelait des propriétés magiques et provenait d’Orient, bien qu’on apprît plus tard qu’il ne s’agissait que d’un flotteur de bateau de pêche, il la posa sur un carré de velours noir et proclama qu’il était à même de lire l’avenir, de guérir du mauvais œil, de deviner le passé et d’améliorer la qualité des rêves, le tout pour cinq centavos. Ses premières clientes furent les servantes du voisinage. L’une d’elles avait été accusée de vol, sa patronne ayant égaré une bague. La boule de cristal indiqua l’endroit où se trouvait le bijou : il avait roulé sous une armoire. Le lendemain, on faisait queue à la porte de la maison. Rappliquèrent les cochers, les marchands, les laitiers et les porteurs d’eau, plus tard firent discrètement leur apparition quelques employés municipaux et des dames distinguées qui rasaient subrepticement les murs pour ne pas être reconnues. La clientèle était réceptionnée par la nounou qui l’installait en bon ordre dans l’antichambre et qui percevait les honoraires. Cette tâche l’occupait pour ainsi dire tout le jour et en vint à l’absorber tant et si bien qu’elle en délaissa ses travaux de cuisinière, et la famille se mit à protester qu’il n’y eût plus pour dîner que des fayots suris et de la gelée de coings. Marcos aménagea la remise avec des rideaux râpés qui avaient appartenu autrefois au salon mais que l’abandon et la décrépitude avaient transformés en chiffons à poussière. C’est là qu’il recevait en compagnie de Clara. Les deux devins arboraient des tuniques « de la couleur des êtres de lumière », ainsi que Marcos désignait le jaune. La nounou avait teint les tuniques avec du safran en poudre, en les mettant à bouillir dans le pot-au-feu. Outre sa tunique, Marcos portait un turban noué sur sa tête et une amulette égyptienne suspendue à son cou. Il s’était laissé pousser la barbe et les cheveux et était plus maigrichon que jamais. Marcos et Clara se révélaient tout à fait convaincants, d’autant que la fillette n’avait nul besoin de regarder la boule de cristal pour deviner ce que chacun voulait s’entendre dire. Elle le soufflait à l’oreille de l’oncle Marcos qui transmettait le message au client et improvisait les conseils qui lui paraissaient adéquats. Ainsi se répandit leur renommée, car ceux qui arrivaient tristes et accablés à la consultation en ressortaient remplis d’espoir, les amoureux mal payés de retour obtenaient des prescriptions pour séduire le cœur insensible et les pauvres emportaient avec eux d’infaillibles martingales pour parier aux courses du cynodrome. L’affaire devint si prospère que l’antichambre était toujours archibourrée et la nounou commença à avoir des vertiges à force de rester debout. En l’occurrence, Severo n’eut nul besoin d’intervenir pour mettre un terme à l’entreprise d’imprésario de son beau-frère, car les deux devins, se rendant compte que leur savoir-faire ne pouvait en rien infléchir le destin d’une clientèle qui prenait leurs paroles au pied de la lettre, prirent peur et décrétèrent que ce n’était là qu’un office de tricheurs. Ils quittèrent l’oracle de la remise et se répartirent équitablement les gains, quoique la seule à être en réalité intéressée à l’aspect matériel de l’affaire fût la nounou.

De tous les frères et sœurs del Valle, c’était Clara qui faisait montre du plus d’endurance et d’intérêt à écouter les histoires de son oncle. Elle pouvait répéter chacune, savait de mémoire plusieurs vocables en dialectes d’indiens exotiques, elle connaissait leurs coutumes et était capable de décrire la façon dont ils se transperçaient les lèvres et les lobes des oreilles avec des bouts de bois, ainsi que tous les rites d’initiation et les noms des serpents les plus venimeux avec leurs antidotes. Son oncle était d’une éloquence telle qu’elle en venait à sentir dans sa propre chair la cuisante morsure des vipères, à voir le reptile se dérouler sur le paillasson entre les pieds de la barrière de palissandre et à entendre les cris des cacatoès à travers les tentures du salon. Elle se rappelait sans hésitation le périple de Lope de Aguirre dans sa quête de l’Eldorado, les noms imprononçables de la flore et de la faune découvertes ou inventées par son oncle mirifique, elle savait des lamas qui boivent du thé salé au saindoux de yack et pouvait dépeindre en détail les opulentes aborigènes de Polynésie, les rizières de Chine ou les blanches pénéplaines des pays nordiques où le gel éternel tue bêtes et hommes qui ne font pas attention en les pétrifiant en l’espace de quelques minutes. Marcos avait plusieurs journaux de bord où il consignait ses souvenirs et impressions, ainsi qu’une série de cartes, de récits d’aventures et même de contes de fées qu’il conservait à l’intérieur de ses malles dans le débarras à vieilles frusques au fond de la troisième cour de la maison. Ils en sortirent pour peupler les rêves de ses descendants jusqu’à ce qu’on les brûlât par erreur, un demi-siècle plus tard, sur un infâme bûcher.

De son ultime voyage, Marcos s’en revint dans un cercueil. Il était mort d’une mystérieuse peste africaine qui l’avait tout ratatiné et jauni comme un parchemin. Se sentant malade, il avait entrepris le voyage de retour dans l’espoir que les soins de sa sœur et la science du docteur Cuevas lui rendraient jeunesse et santé, mais il ne résista pas aux soixante jours de traversée en bateau et en vue de Guayaquil, il mourut consumé de fièvre, délirant à propos de femmes musquées et de trésors cachés. Le capitaine du bateau, un Anglais nommé Longfellow, faillit le balancer à la mer enveloppé dans un drap, mais Marcos s’était fait tant d’amis et avait séduit tant de femmes à bord du transatlantique, malgré son aspect jivaroïsé et son délire, que les passagers s’interposèrent et que Longfellow dut l’entreposer avec les provisions de légumes frais du cuisinier chinois, afin de le préserver de la chaleur et des moustiques tropicaux, jusqu’à ce que le charpentier du bord lui eût fabriqué une caisse de fortune. Au Callao, ils se procurèrent un cercueil convenable et quelques jours plus tard, le capitaine, furieux des contretemps que ce passager avait occasionnés à la compagnie de navigation comme à lui-même personnellement, le déchargea sans ménagement sur le quai, surpris que personne ne se présentât pour le réclamer et régler les suppléments. Il devait apprendre par la suite que sous ces latitudes, le courrier n’était pas aussi fiable qu’en sa lointaine Angleterre et que ses télégrammes s’étaient volatilisés en cours de route. Fort opportunément pour Longfellow surgit un agent des douanes qui connaissait la famille del Valle et qui s’offrit à prendre l’affaire en main, mettant Marcos et son inextricable fourniment sur une voiture de fret et l’acheminant vers la capitale au seul domicile fixe qu’on lui connaissait : chez sa sœur.

C’eût été pour Clara l’un des plus douloureux moments de sa vie si Barrabás n’était arrivé pêle-mêle avec le barda de son oncle. Sans prêter cas au charivari qui régnait dans la cour, son instinct la mena directement jusqu’au recoin où l’on avait laissé tomber la cage. À l’intérieur, il y avait Barrabás. Ce n’était qu’un tas d’osselets couverts de poils d’une teinte indéfinie, semé de plaques de pelade infectées, un œil clos et l’autre chassieux, figé comme un cadavre dans ses propres immondices. En dépit de son aspect extérieur, la fillette n’eut aucun mal à l’identifier :

— Un petit chien ! piailla-t-elle.

Elle prit l’animal en charge. Elle le sortit de la cage, le serra contre elle et le berça, parvint avec des attentions de petite missionnaire à verser un peu d’eau dans sa truffe enflée et calcinée. Nul ne s’était soucié de l’alimenter depuis que le capitaine Longfellow qui, comme tous les Anglais, s’occupait beaucoup mieux des bêtes que des humains, l’avait déposé sur le quai avec les bagages. Tant que le chien s’était trouvé à bord avec son maître moribond, le capitaine l’avait nourri de ses propres mains et promené sur le pont, lui prodiguant tous les soins dont il avait été avare avec Marcos, mais une fois à terre, on l’avait traité comme faisant partie du barda. Clara devint une mère pour l’animal sans que personne lui disputât ce douteux privilège, et elle parvint à le rendre à la vie. Ce n’est que deux jours plus tard, une fois retombée la tornade de l’arrivée du cadavre et des funérailles d’oncle Marcos, que Severo remarqua la boule de poils que sa fille tenait dans les bras.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il.

— Barrabás, répondit Clara.

— Va le confier au jardinier pour qu’il s’en débarrasse, ordonna Severo. Il risque de nous coller quelque sale maladie.

Mais Clara l’avait adopté.

— Il est à moi, papa. Si tu me l’enlèves, je jure que je m’arrête de respirer et que je meurs.

Il resta donc à la maison. Bientôt il courut partout, dévorant les franges des rideaux, les tapis, les pieds des meubles. Il se remit de son agonie avec célérité et commença à forcir. En le baignant, on sut qu’il était noir, qu’il avait la tête carrée, le poil court et les pattes démesurément longues. La nounou suggéra qu’on lui sectionnât la queue afin de le faire ressembler à un chien de race, mais Clara piqua une quinte qui dégénéra en crise d’asthme, et nul ne revint là-dessus. Barrabás conserva sa queue intacte et, avec le temps, celle-ci arriva à atteindre la dimension d’un club de golf, animée de mouvements incontrôlables qui balayaient les porcelaines des tables et renversaient les abat-jour. Il était d’une espèce inconnue. Il n’avait rien de commun avec les corniauds qui erraient dans la rue, et moins encore avec les spécimens de pure race qu’élevaient certaines familles aristocratiques. Le vétérinaire ne put dire quelle était son origine et Clara émit l’hypothèse qu’il venait de Chine, dans la mesure où une bonne part du contenu des bagages de son oncle se composait de souvenirs de ce lointain pays. Il faisait preuve d’une capacité de croissance illimitée. À six mois, il avait atteint la taille d’une brebis, à un an les proportions d’un poulain. La famille au désespoir se demandait où il s’arrêterait et commençait à douter que ce fût vraiment un chien, on présuma qu’il pouvait s’agir de quelque animal exotique chassé par l’oncle explorateur en quelque contrée reculée du monde, et qui pouvait s’avérer féroce à l’état sauvage. Nivea considérait ses pattes griffues d’alligator et ses crocs affilés, et son cœur de mère frémissait à l’idée que cette bête était bien capable d’arracher d’un coup de dents la tête d’un adulte, à plus forte raison celle de n’importe lequel de ses enfants. Mais Barrabás ne faisait montre d’aucune férocité, bien au contraire. Il s’ébattait comme un chaton. Il avait d’abord dormi dans les bras de Clara, dans son propre lit, la tête sur l’oreiller de plumes et couvert jusqu’au menton, car il était frileux, mais, par la suite, quand il ne rentra plus dans le lit, il s’allongea par terre à côté d’elle, son chanfrein de cheval posé contre la main de la fillette. Jamais on ne le vit aboyer ni grogner. Il était noir et silencieux comme une panthère, il aimait le jambon et les fruits confits, et chaque fois qu’on recevait des visites et oubliait de l’enfermer, il pénétrait subrepticement dans la salle à manger et faisait le tour de la table en prélevant délicatement dans les assiettes ses amuse-gueule préférés, sans qu’aucun des convives osât l’en empêcher. En dépit de sa douceur de jouvencelle, Barrabás inspirait la terreur. Les fournisseurs fuyaient en tout hâte quand il se montrait côté rue et sa présence sema un jour la panique parmi les femmes qui faisaient queue devant la voiture du laitier, effrayant le percheron de trait qui partit comme une flèche au milieu d’un fracas de bidons de lait renversés sur la chaussée. Severo dut payer tous les dégâts et ordonna que le chien fût attaché dans la cour, mais Clara eut à nouveau une de ses crises de nerfs et la décision fut ajournée sine die. L’imagination populaire et l’ignorance où l’on était de sa race conférèrent à Barrabás des caractéristiques mythologiques. On racontait qu’il n’avait cessé de grandir et que si la barbarie d’un boucher n’avait mis fin à ses jours, il eût fini par atteindre la taille d’un chameau. Les gens le croyaient issu du croisement d’un chien et d’une jument, ils pensaient qu’il pouvait lui venir des ailes, des cornes, un souffle sulfureux de dragon, à l’image des bêtes que brodait Rosa sur son interminable nappe. La nounou, lassée de ramasser la porcelaine brisée et d’entendre cancaner qu’il se changeait en loup par les nuits de pleine lune, recourut au même procédé qu’avec le perroquet, mais l’overdose d’huile de foie de morue ne le tua point, tout au plus lui flanqua-t-elle une foirade de quatre jours qui recouvrit la maison de haut en bas et qu’elle dut nettoyer elle-même.

 

Les temps étaient durs. J’avais alors dans les vingt-cinq ans, mais on aurait dit qu’il me restait bien peu de vie devant moi pour me façonner un avenir et occuper la position à laquelle j’aspirais. Je travaillais comme un bœuf et les rares fois où je m’asseyais pour souffler, contraint par l’ennui de quelque dimanche, je sentais que j’étais en train de perdre de précieux instants et que chaque minute d’oisiveté était un siècle supplémentaire loin de Rosa. Je logeais à la mine dans une cabane de planches au toit de tôle que je m’étais bricolée de mes mains avec l’aide de deux ouvriers. C’était une pièce unique de forme carrée où je casai toutes mes affaires, percée d’une lucarne sur chaque mur afin de ventiler la touffeur du jour, avec des abattants pour les clore, la nuit venue, quand se ruait le vent glacial. En tout et pour tout, mon mobilier se composait d’un tabouret, d’un lit de camp, d’une table rustique, d’une machine à écrire et d’un coffre-fort mastoc que j’avais dû acheminer à dos de mule à travers le désert, et où je gardais la paie des mineurs, quelques papiers et un sachet de toile où brillaient les minuscules parcelles d’or qui représentaient le fruit de tant d’efforts. Rien là de bien confortable, mais je m’étais déjà fait à l’inconfort. Jamais je ne m’étais lavé à l’eau chaude et je ne conservais de mon enfance que des souvenirs de froid, de solitude, d’estomac perpétuellement creux. Là je mangeai, dormis, écrivis deux années durant, sans autre distraction qu’une poignée de livres lus et relus, une pile de journaux périmés, quelques textes en anglais que je mis à profit pour m’initier aux rudiments de cette belle langue, et une boîte fermant à clef où je rangeais la correspondance que j’entretenais avec Rosa. J’avais pris l’habitude de lui écrire à la machine, en gardant pour moi des doubles que je classais par dates d’envoi avec les rares missives que je reçus d’elle. Je mangeais la même gamelle que l’on préparait à l’intention des mineurs et j’avais prohibé la distribution d’alcool dans la mine. Je n’en avais point non plus chez moi, car j’ai toujours pensé que la solitude et le cafard finissent par faire de l’homme un alcoolique invétéré. Peut-être est-ce le souvenir de mon père, le col déboutonné, la cravate dénouée et maculée de taches, les yeux troubles et l’haleine chargée, un verre à la main, qui m’a conduit à ne pas boire. Je ne tiens pas très bien l’alcool, je suis vite saoul. J’en fis la découverte à seize ans et je ne suis pas près de l’oublier. Un jour, ma petite-fille m’a demandé comment j’avais pu vivre seul tout ce temps-là, si loin de la civilisation. Je l’ignore. En fait, cela devait m’être plus facile qu’à d’autres, car je ne suis pas quelqu’un de très sociable, je n’ai pas beaucoup d’amis et je n’apprécie guère les fêtes et tout le tralala, au contraire je me sens mieux seul dans mon coin. J’ai beaucoup de mal à être intime avec les gens. En ce temps-là, je n’avais pas encore vécu avec une femme, aussi ne pouvais-je languir après quelque chose que je ne connaissais pas. Je n’étais pas un coureur, je ne l’ai jamais été, je suis de nature fidèle, quoiqu’il suffise de l’ombre d’un bras, de la courbe d’une hanche, d’une flexion de genou de femme pour que me viennent aujourd’hui encore des idées, alors que je suis si vieux qu’à me regarder dans la glace je ne me remets pas moi-même. J’ai l’air d’un tronc tout tordu. Je ne vais pas chercher à justifier mes péchés de jeunesse en racontant que j’étais incapable de contenir l’impétuosité de mes désirs, loin de là. À cet âge, j’étais habitué aux relations sans lendemain avec les femmes de mœurs légères, car je n’avais guère de possibilités avec les autres. De mon temps, on faisait la différence entre les honnêtes femmes et le reste, et parmi les honnêtes on distinguait entre sa propre femme et celles des autres. L’amour ne m’avait jamais effleuré avant de connaître Rosa, le romantisme me paraissait aussi dangereux que superflu, et s’il m’arriva de trouver telle ou telle mignonne à mon goût, je ne m’aventurai pas à m’en approcher, par peur d’une rebuffade et du ridicule. J’ai été très orgueilleux et, à cause de cet orgueil, j’ai plus souffert que les autres.

Bien plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis lors, mais j’ai encore gravé dans la mémoire l’instant précis où Rosa la belle est entrée dans ma vie comme un ange distrait qui, en passant, chaparda mon âme. Elle allait en compagnie de la nounou et d’une autre enfant, probablement quelque plus jeune sœur. Je crois bien qu’elle portait une robe couleur lilas, mais je n’en suis pas sûr, je n’ai pas l’œil pour les fanfreluches, et d’ailleurs elle était si belle que même revêtue d’une cape d’hermine, je n’aurais pu détacher les yeux de son visage. D’ordinaire, je ne tombe pas en arrêt devant les femmes, mais il aurait fallu être complètement taré pour ne pas contempler cette apparition qui soulevait un tumulte sur son passage et causait des embouteillages, avec ces extraordinaires cheveux verts qui rehaussaient son visage comme un drôle de chapeau, son port de fée et cette façon de se mouvoir comme si elle était en train de voler. Elle passa devant moi sans me voir et entra en planant dans la confiserie de la place d’Armes. Je restai planté dans la rue, interdit, cependant qu’elle achetait des bonbons à l’anis, les sélectionnant un à un avec un rire de clochette, s’en fourrant plusieurs dans la bouche et en offrant d’autres à sa sœur. Je ne fus pas le seul à être hypnotisé, en l’espace de quelques minutes il se forma un petit attroupement d’hommes à l’affût devant la vitrine. Alors je me décidai. Il ne m’effleura pas que j’étais à cent lieues d’être le prétendant idéal pour cette jeune beauté céleste : sans fortune, loin d’être beau gosse, je n’avais devant moi qu’un avenir incertain. Et je ne la connaissais même pas ! Mais j’étais ébloui et je décrétai sur-le-champ qu’elle était la seule femme digne de devenir mon épouse, et que si je ne pouvais la faire mienne, je préférerais encore le célibat. Je la suivis tout au long du chemin qui la reconduisait chez elle. Je montai dans le même tramway et pris place derrière elle sans pouvoir détacher mes yeux de sa nuque parfaite, de l’arrondi de son cou, de ses douces épaules caressées par les boucles vertes échappées de sa coiffure. Je ne sentis pas le tramway s’ébranler, j’allais, comme dans un rêve. Soudain elle se faufila entre les sièges, et, passant à côté de moi, ses étonnantes pupilles d’or s’arrêtèrent un instant sur les miennes. Je crois que je rendis l’âme sur l’instant. Je ne pouvais plus respirer, mon pouls avait cessé de battre. Quand je me fus ressaisi, je dus sauter en marche sur le trottoir au risque de me casser quelque chose, puis me précipiter vers la rue qu’elle avait empruntée. Je devinai où elle habitait en apercevant une manche couleur lilas disparaître derrière un portail. Depuis ce jour-là, j’ai monté la garde devant chez elle, déambulant dans la rue comme un chien abandonné, espionnant, subornant le jardinier, liant conversation avec les domestiques, jusqu’à obtenir de parler à la nounou, et elle, sainte femme, me prit en pitié et accepta de lui faire parvenir les billets d’amour, les fleurs et les innombrables boîtes de bonbons à l’anis avec quoi je tentai de gagner son cœur. Je lui adressai aussi des acrostiches. Je ne sais pas faire des vers, mais il y avait un libraire espagnol qui était un génie de la rime, chez qui je faisais confectionner poèmes, chansons, toutes choses à base d’encre et de papier. Ma sœur Férula m’aida à approcher la famille del Valle en découvrant quelque lointain apparentement entre nos noms et en cherchant l’occasion de tirer notre chapeau à la sortie de la messe. C’est ainsi que je pus rendre visite à Rosa. Le jour où je fis mon entrée chez elle et l’eus enfin à portée de voix, je ne trouvai rien à lui dire. Je restai coi, le chapeau à la main et la bouche ouverte, jusqu’à ce que ses parents, qui connaissaient ce genre de symptômes, vinssent à mon secours. Je ne sais ce que Rosa put bien me trouver, ni pourquoi, avec le temps, elle envisagea de m’épouser. Je réussis à devenir officiellement son fiancé sans avoir à accomplir aucune prouesse surnaturelle, car malgré sa beauté extraterrestre et ses vertus sans nombre, Rosa n’avait pas de prétendants. Sa mère m’en fournit l’explication : elle me confia qu’aucun homme ne se sentait de force à passer sa vie à défendre Rosa de la convoitise des autres hommes. Beaucoup lui avaient tourné autour, perdant pour elle la raison, mais jusqu’à ce que je fusse apparu à l’horizon, nul ne s’était décidé. Sa beauté terrorisait, aussi l’admiraient-ils à distance, sans l’approcher. En vérité, je n’y avais jamais réfléchi. Mon seul problème était que je n’avais pas un peso devant moi, mais, par la force de l’amour, je me sentais capable de devenir un homme riche. Je regardai tout autour de moi en quête du plus court chemin, dans les limites de l’honnêteté où l’on m’avait éduqué, et constatai que pour réussir il me fallait des protections, des études spécialisées ou bien un capital. Il ne suffisait pas de porter un nom respectable. Je présume que si j’avais eu de l’argent au départ, je l’aurais joué aux cartes ou aux courses, mais comme ce n’était pas le cas, je dus songer à travailler dans quelque chose qui fût à même, malgré les risques, de me procurer la fortune. Les mines d’or et d’argent étaient alors le rêve des aventuriers : elles pouvaient les faire sombrer dans la misère, succomber à la tuberculose ou bien les métamorphoser en hommes tout-puissants. Question de chance. J’obtins une concession minière dans le Nord grâce au crédit attaché au nom de ma mère, qui me servit à obtenir la caution de la Banque. Je m’assignai fermement pour objectif d’en extraire jusqu’au dernier gramme de précieux métal, dussé-je pour ce faire pressurer la colline de mes propres mains et moudre les blocs à coups de talon. Pour Rosa j’y étais prêt, et à bien davantage encore.

 

Au déclin de l’automne, alors que la famille s’était rassérénée sur les intentions du Père Restrepo, qui avait dû calmer ses ardeurs d’inquisiteur depuis que l’évêque en personne l’avait prévenu de laisser la petite Clara del Valle en paix, et alors que tous s’étaient faits à l’idée qu’oncle Marcos était bel et bien mort, commencèrent à prendre corps les projets politiques de Severo. Il avait œuvré des années à cette fin. Ce fut son heure de gloire quand on le convia à se porter candidat du Parti libéral aux élections législatives, pour représenter une province du Sud où il n’avait jamais mis les pieds et qu’il aurait eu bien du mal à situer sur la carte. Le Parti avait grand besoin de gens et Severo avait grande envie d’occuper un siège au Congrès, si bien qu’ils n’eurent aucune peine à convaincre les obscurs grands électeurs du Sud de désigner Severo comme leur porte-drapeau. L’appel fut corroboré par un cochon rôti expédié par les grands électeurs au domicile de la famille del Valle. Il s’y rendit sur un ample plateau de bois brillant et odorant, du persil dans les naseaux et une carotte dans le cul, reposant sur un lit de tomates. Une grosse couture lui zébrait la panse, farcie de perdrix elle-même farcies aux pruneaux. Il arriva accompagné d’une bonbonne contenant un demi-gallon de la meilleure eau-de-vie du pays. L’idée de devenir député ou, mieux encore, sénateur, était un rêve caressé depuis belle lurette par Severo. Il avait tout manigancé dans ce but par un minutieux travail de relations, d’amitiés, de conciliabules, d’apparitions publiques discrètes mais efficaces, avec de l’argent aussi et des services rendus aux personnes ad hoc au moment où il le fallait. Cette province australe, quoique reculée et ignorée de tous, comblait son attente.

Le mardi fut le jour du cochon. Le vendredi, quand du cochon ne restaient plus que la couenne et les os que Barrabás rongeait au jardin, Clara annonça qu’il allait y avoir un autre mort à la maison.

— Mais ce sera un mort pour un autre, précisa-t-elle.

Le samedi, elle passa une mauvaise nuit et en émergea en hurlant. La nounou lui servit une infusion de tilleul et nul n’y prêta cas, tout le monde étant absorbé par les préparatifs du voyage paternel dans le Sud, et aussi à cause de la belle Rosa qui s’était réveillée avec de la fièvre. Nivea ordonna qu’on laissât Rosa au lit et le docteur Cuevas dit que ça n’était rien de grave, qu’il fallait lui donner une citronnade tiède et bien sucrée avec un filet de digestif, pour lui faire transpirer toute sa température. Severo s’en vint voir sa fille et la trouva pleine de rougeurs et les yeux brillants, enfoncée dans les dentelles beurre-frais de ses draps. Il lui remit en cadeau un carnet de bal et autorisa la nounou à ouvrir la bonbonne d’eau-de-vie et à lui en verser dans sa citronnade. Rosa absorba la citronnade, s’emmitoufla dans son châle de laine et sombra aussitôt dans le sommeil aux côtés de Clara avec qui elle partageait la même chambre.

A l’aube du dimanche tragique, la nounou se leva tôt comme à son habitude. Avant de se rendre à la messe, elle alla à la cuisine préparer le petit déjeuner familial. La cuisinière à bois et à charbon était restée chargée de la veille et elle alluma l’âtre avec les braises de la cendre encore chaude. Cependant que l’eau chauffait et que bouillait le lait, elle apprêta les assiettes de façon à les porter à la salle à manger. Elle se mit à faire cuire les flocons d’avoine, à passer le café, à griller le pain. Elle disposa deux plateaux, un pour Nivea qui prenait toujours son petit déjeuner au lit, et l’autre pour Rosa qui, étant malade, y avait également droit. Elle couvrit le plateau de Rosa d’une serviette de lin brodée par les sœurs afin d’empêcher le café de refroidir et les mouches de s’y poser, puis elle passa la tête dans la cour pour vérifier que Barrabás n’était pas dans les parages. Ça le démangeait de lui sauter dessus chaque fois qu’elle passait avec le petit déjeuner. Elle l’aperçut tout occupé à jouer avec une poule et elle en profita pour sortir et entamer un long itinéraire au fil des cours et des passages couverts, depuis la cuisine, au fin fond de la demeure, jusqu’à la chambre des filles à l’autre extrémité. Devant la porte de Rosa, elle hésita, sous le coup d’un irrépressible pressentiment. Elle entra dans la chambre sans s’annoncer, comme à son habitude, et remarqua aussitôt que ça sentait un parfum de roses, bien que ce ne fût pas la saison. Alors la nounou sut qu’il était arrivé un irréparable malheur. Elle déposa avec soin le plateau sur la table de nuit et se dirigea lentement vers la fenêtre. Elle ouvrit les lourds rideaux et le soleil pâle du petit matin pénétra dans la chambre. Elle se retourna, remplie d’angoisse, et ne fut pas surprise de découvrir sur le lit Rosa morte, plus belle que jamais avec ses cheveux irrévocablement verts, sa peau de jeune ivoire, ses yeux du même jaune que le miel et grands ouverts. Au pied du lit se tenait la petite Clara, contemplant sa sœur. La nounou s’agenouilla près du lit, s’empara de la main de Rosa et se mit à prier. Elle pria sans interruption jusqu’au moment où se fit entendre d’un bout à l’autre de la maison une longue et pénible plainte de navire en perdition. Ce fut la première et dernière fois que Barrabás donna de la voix. Il hurla à la mort toute la sainte journée, jusqu’à briser les nerfs de la maisonnée et de tout le voisinage qui accourut, attiré par ce gémissement de naufrage.

Le docteur Cuevas n’eut besoin de jeter qu’un coup d’œil sur le corps de Rosa pour deviner que la mort résultait de quelque chose de bien plus grave qu’une fièvre de rien du tout. Il se mit à fureter de tous côtés, inspecta la cuisine, passa le doigt dans les casseroles, ouvrit les sacs de farine, les paquets de sucre, les boîtes de fruits secs, mit toutes choses sens dessus dessous et les laissa éparpillées comme après le passage d’un ouragan. Il fourgonna dans les tiroirs de Rosa, interrogea les domestiques un à un, accusa la nounou jusqu’à la mettre hors de ses gonds, et ses investigations le conduisirent finalement jusqu’à la bonbonne d’eau-de-vie qu’il confisqua d’autorité. Il ne s’ouvrit à personne de ses doutes, mais emporta la dame-jeanne à son laboratoire. Trois heures plus tard, il était de retour avec une expression d’horreur qui transformait sa rubiconde figure de faune en un masque blafard dont il ne se départit plus durant toute cette terrible affaire. Il se dirigea vers Severo, lui empoigna le bras et le prit à part :

— Il y avait assez de poison dans ce tord-boyaux pour terrasser un taureau, lui dit-il de but en blanc. Mais pour être certain que c’est bien cela qui a tué la fillette, j’ai besoin de procéder à une autopsie.

— Vous voulez dire que vous allez l’ouvrir ? gémit Severo.

— Pas complètement. Je ne toucherai pas à la tête, seulement l’appareil digestif, exposa le docteur Cuevas.

Severo se sentit défaillir.

A cette heure, Nivea n’en pouvait plus de pleurer, mais lorsqu’elle réalisa qu’on avait l’intention d’emporter sa fille à la morgue, elle recouvra d’un coup toute son énergie. Elle ne se calma que contre promesse qu’on conduirait directement Rosa de la maison au cimetière catholique. Alors elle accepta de prendre le laudanum que lui administra le médecin et elle dormit vingt heures d’affilée.

Le soir venu, Severo prit toutes les dispositions requises. Il expédia ses enfants au lit et autorisa les domestiques à se retirer tôt. Quant à Clara, trop impressionnée par ce qui venait d’avoir lieu, il lui permit d’aller passer la nuit dans la chambre d’une autre de ses sœurs. Alors que toutes les lumières s’étaient éteintes et que la demeure baignait dans la quiétude, débarqua l’assistant du docteur Cuevas, un jeune gringalet bigleux qui bégayait en parlant. Tous deux aidèrent Severo à transporter le corps de Rosa à la cuisine et le déposèrent avec délicatesse sur le marbre où la nounou pétrissait le pain et coupait les légumes. En dépit de sa force de caractère, Severo ne put supporter le moment où ils ôtèrent la chemise de nuit de sa fille et où se révéla sa splendide nudité de sirène. Il sortit en titubant, ivre de douleur, et s’effondra au salon, sanglotant comme un mouflet. Le docteur Cuevas, qui avait vu naître Rosa et la connaissait comme la paume de sa main, tressaillit lui aussi à la voir ainsi dévêtue. Le jeune assistant, pour sa part, en eut le souffle coupé et continua d’en perdre le souffle, tout au long des années qui suivirent, chaque fois qu’il se remémorait l’extraordinaire vision de Rosa endormie sur la table de travail de la cuisine, sa longue chevelure tombant comme une cascade végétale jusqu’à terre.

Tandis qu’ils travaillaient à leur terrible besogne, la nounou, hébétée de pleurs et de prières, pressentant que quelque chose de louche était en train de se perpétrer dans son fief de la troisième cour, se leva, se couvrit d’un châle et partit sillonner la maison. Elle aperçut de la lumière dans la cuisine, mais la porte et les volets étaient clos. Elle poursuivit le long des galeries silencieuses et glacées, traversant les trois corps de bâtiment jusqu’à accéder au salon. Par la porte entrebâillée, elle discerna son patron qui arpentait la pièce d’un air accablé. Le feu dans la cheminée s’était éteint. La nounou entra.

— Où est notre petite Rosa ? demanda-t-elle.

— Le docteur Cuevas est avec elle, nounou. Reste donc ici et bois un coup avec moi, la supplia Severo.

La nounou demeura debout, ses bras croisés serrant le châle contre sa poitrine. Severo lui désigna le canapé et elle s’approcha avec timidité. Elle prit place à ses côtés. C’était la première fois depuis qu’elle vivait sous ce toit qu’elle se tenait si près du patron. Severo servit un verre de xérès à chacun et but le sien d’un trait. Il enfouit sa tête entre ses doigts, s’arrachant les cheveux et marmonnant entre ses dents une incompréhensible et triste litanie. La nounou, assise toute droite au bord du canapé, sortit de sa réserve en le voyant pleurer. Elle tendit sa main rugueuse et, d’un geste mécanique, lui repeigna les cheveux avec cette même caresse dont elle avait vingt ans durant consolé les enfants. Il leva les yeux et considéra ce visage sans âge, ces pommettes indiennes, ce noir chignon, cet ample giron où il avait vu gémir et dormir toute sa progéniture, et il eut l’impression que cette femme réchauffante et généreuse comme la terre saurait le consoler. Il posa le front sur ses genoux, respira la suave odeur de son tablier amidonné et éclata en sanglots comme un gosse, pleurant toutes les larmes qu’il avait contenues durant toute sa vie d’homme. La nounou lui grattouilla le dos, lui administra des petites tapes de consolation, lui parla dans ce langage de bébé qu’elle employait pour endormir les enfants, et lui chantonna dans un murmure ses ballades paysannes, jusqu’à ce qu’il fût calmé. Ils demeurèrent assis tout près l’un de l’autre à boire du xérès, à pleurer par intervalles et à se remémorer les temps heureux où Rosa courait à travers le jardin, ébahissant les papillons par sa beauté de fonds marins.

A la cuisine, le docteur Cuevas et son assistant préparèrent leurs sinistres ustensiles et leurs flacons malodorants, nouèrent des tabliers de toile cirée, retroussèrent leurs manches et se mirent à fourgonner dans l’intimité de la belle Rosa jusqu’à vérifier sans l’ombre d’un doute possible que la jeune fille avait absorbé une dose superlative de mort-aux-rats.

— La chose était destinée à Severo, conclut le docteur en se lavant les mains à l’évier.

L’assistant, trop ému par la beauté de la morte, ne pouvait se résigner à la laisser cousue comme un sac et suggéra de l’arranger quelque peu. Ensemble ils s’employèrent alors à enduire le corps d’onguents et à le jointoyer à l’aide d’emplâtres d’embaumeurs. Ils travaillèrent jusqu’à quatre heures du matin, heure à laquelle le docteur Cuevas, se déclarant vaincu par la tristesse et la fatigue, s’en alla. À la cuisine, Rosa resta aux mains de l’assistant qui la lava avec une éponge, la débarrassant des taches de sang, lui passa sa propre chemise brodée pour dissimuler la couture qui lui descendait du garrot jusqu’au sexe, puis remit de l’ordre dans sa chevelure. Après quoi il nettoya toutes traces de leur besogne.

Le docteur Cuevas trouva Severo au salon en compagnie de la nounou, ivres de larmes et de xérès.

— Elle est prête, dit-il. On va la pomponner un peu pour que sa mère puisse la voir.

Il exposa à Severo que ses soupçons étaient fondés et qu’il avait trouvé dans l’estomac de sa fille la même substance mortelle que dans l’eau-de-vie qu’on lui avait offerte. Severo se souvint alors de la prédiction de Clara et perdit le reste de retenue dont il faisait encore preuve, incapable de se résoudre à l’idée que sa fille était morte à sa place. Il s’effondra en gémissant que c’était lui le coupable, à jouer les arrivistes et les fanfarons, que personne ne lui avait demandé de se mêler de politique, qu’il était cent fois mieux en modeste robin père de famille, qu’il renonçait sur-le-champ et pour toujours à cette maudite candidature, au Parti libéral, à ses pompes et à ses œuvres, qu’il comptait bien qu’aucun de ses descendants ne ferait jamais de politique, que c’était affaire de tueurs et d’aigrefins, tant et si bien que le docteur le prit en pitié et acheva de le saouler. Le xérès fut plus puissant que l’affliction et l’autocritique. La nounou et le praticien le hissèrent jusque dans sa chambre, le dévêtirent et le mirent au lit. Puis ils se rendirent à la cuisine où l’assistant achevait d’apprêter Rosa.

Nivea et Severo del Valle s’éveillèrent tard dans la matinée. L’entourage avait déjà décoré la maison selon le rituel de la mort, les rideaux étaient fermés et parés de crêpes noirs et tout au long des murs s’alignaient les couronnes de fleurs dont l’arôme douceâtre emplissait l’air. On avait aménagé une chapelle ardente dans la salle à manger. Sur la grande table couverte d’un drap noir à franges dorées reposait le blanc cercueil à rivets d’argent de Rosa. Douze cierges jaunes, dans des candélabres de bronze, éclairaient la jeune fille d’un flamboiement diffus. On l’avait revêtue de sa robe de fiancée et coiffée de la couronne de fleurs d’oranger en cire d’abeilles qu’elle gardait pour le jour de ses noces.

Vers midi commença le défilé des familiers, amis et connaissances venus présenter leurs condoléances et compatir au deuil des del Valle. Se présentèrent à la maison jusqu’aux ennemis politiques les plus acharnés de Severo qui les observa un à un fixement, cherchant à découvrir dans chaque paire d’yeux qu’il scrutait le secret de l’assassin, mais en tous, jusque chez le président du Parti conservateur, il ne lut que la même affliction, la même innocence.

Durant la veillée, les hommes déambulaient par les salons et les galeries en épiloguant à voix basse sur leurs affaires en cours. Ils gardaient un respectueux silence quand venait à proximité quelqu’un de la famille. Au moment de pénétrer dans la salle à manger et de s’approcher du cercueil pour un dernier regard à Rosa, tous avaient un haut-le-corps, car sa beauté n’avait encore fait que croître au cours des dernières heures. Les femmes passaient au salon où l’on avait disposé en cercle les chaises de la maison. On était là à l’aise pour pleurer tout son soûl et épancher, sous le bon prétexte d’un trépas étranger, d’autres chagrins plus personnels. Les larmes étaient copieuses, mais dignes et silencieuses. Quelques unes marmonnaient des prières à voix faible. Les employées de maison arpentaient salons et vérandas en proposant des tasses de thé, des verres de cognac, des mouchoirs propres aux femmes, des dragées maison, et de petites compresses imbibées d’ammoniaque pour les dames saisies de nausées à force d’être confinées dans l’odeur des cierges et le chagrin. Toutes les sœurs del Valle, à l’exception de Clara qui était encore trop jeune, étaient accoutrées d’un noir rigoureux, assises autour de leur mère comme une ronde de corneilles. Nivea, qui avait pleuré toutes les larmes de son corps, se tenait très droite sur sa chaise, sans un soupir, sans un mot, sans non plus le secours de l’ammoniaque à laquelle elle était allergique. Les visiteurs, en arrivant, venaient lui présenter leurs condoléances. Certains l’embrassaient sur les deux joues, d’autres l’étreignaient étroitement durant quelques secondes, mais elle paraissait ne reconnaître personne, pas même les plus intimes. Elle avait vu mourir plusieurs de ses marmots à la naissance ou dans leur prime enfance, mais aucun ne lui avait laissé cette sensation de perte qu’elle éprouvait à ce moment.

Chacun des frères et sœurs dit adieu à Rosa en déposant un baiser sur son front glacé, sauf Clara qui ne voulut pas s’approcher de la salle à manger. On n’insista pas, on connaissait sa sensibilité extrême et sa propension au Somnambulisme quand son imagination se trouvait tourneboulée. Elle demeura au jardin, pelotonnée contre Barrabás, refusant toute nourriture, comme de participer à la veillée. Seule la nounou s’en soucia et voulut la consoler, mais Clara la rabroua.

Malgré toutes les précautions prises par Severo pour faire taire les rumeurs, la mort de Rosa tourna au scandale public. Le docteur Cuevas dispensa à qui voulait l’entendre l’explication parfaitement raisonnable du décès de la jeune fille, dû selon lui à une pneumonie foudroyante. Mais le bruit se mit à courir qu’elle avait été empoisonnée par erreur en lieu et place de son père. Les assassinats politiques étaient inconnus dans le pays en ce temps-là et le poison, de toute façon, n’était qu’un procédé de femmelette, dépourvu de tout prestige, auquel on ne recourait d’ailleurs plus depuis l’époque de la Colonie, car même les crimes passionnels se perpétraient bien en face. Une clameur de protestation monta contre l’attentat et avant que Severo eût pu l’empêcher, la nouvelle fut publiée dans un journal de l’opposition, accusant de manière voilée l’oligarchie et ajoutant que les conservateurs étaient bien capables d’aller jusque-là, car ils ne pouvaient pardonner à Severo del Valle d’être passé, malgré son appartenance sociale, dans le camp libéral. La police tenta de remonter la piste de la bonbonne d’eau-de-vie, mais le seul point qu’on put tirer au clair, c’est qu’elle n’avait pas la même origine que le cochon farci de perdrix, et que les grands électeurs du Sud n’avaient rien à voir dans cette affaire. La mystérieuse bonbonne avait été trouvée par hasard devant l’entrée de service de la maison del Valle le même jour et à la même heure qu’était arrivé le porcelet rôti. La cuisinière avait estimé qu’elle faisait partie du même envoi. Ni le zèle de la police ni les investigations que mena Severo pour son propre compte par l’intermédiaire d’un détective privé ne permirent de découvrir les assassins, et l’ombre de cette vengeance inassouvie a continué de planer sur toutes les générations suivantes. Tel fut le premier des nombreux actes de violence à marquer le destin de la famille.

 

Je m’en souviens comme si c’était hier. Ce jour-là avait été pour moi un jour faste, car un nouveau filon avait surgi, le gros et mirifique filon que j’avais traqué durant tout ce temps de sacrifice, d’attente et d’éloignement, et qui allait pouvoir m’assurer la richesse à laquelle j’aspirais. J’étais sûr qu’en six mois j’allais réunir suffisamment d’argent pour me marier, et qu’au bout d’un an je pourrais commencer à me considérer comme un homme riche. J’avais eu beaucoup de chance, car dans ces affaires de concessions, ceux qui se ruinaient étaient bien plus nombreux que ceux qui réussissaient, comme j’étais en train de le dire à Rosa en lui écrivant ce soir-là, si euphorique, si impatient que je m’emmêlais les doigts sur le clavier de la vieille machine d’où les mots sortaient collés les uns aux autres. J’en étais là quand j’entendis à la porte des coups qui me coupèrent l’inspiration pour toujours. C’était un muletier avec ses deux bêtes de somme et qui apportait un télégramme arrivé au village, expédié par ma sœur Férula et m’annonçant la mort de Rosa.

Je dus relire par trois fois le bout de papier avant de comprendre toute l’étendue de ma détresse. La seule idée à ne m’avoir jamais effleuré était que Rosa fût mortelle. J’avais beaucoup souffert à la pensée que, lasse de m’attendre, elle eût pu décider d’en épouser un autre, ou que jamais n’apparaîtrait ce filon qui placerait une fortune entre mes mains, ou bien que la mine s’affaisserait, m’écrabouillant comme un cafard. J’avais envisagé toutes ces éventualités et quelques autres encore, mais en aucun cas la mort de Rosa, en dépit du pessimisme proverbial qui m’incite toujours à m’attendre au pire. J’eus l’impression que, sans Rosa, la vie n’avait plus aucun sens pour moi. Je me dégonflai de l’intérieur comme un ballon crevé ; tout mon bel enthousiasme m’avait quitté. Je restai assis sur mon tabouret à contempler le désert par la fenêtre, Dieu sait pendant combien de temps, jusqu’à reprendre insensiblement mes esprits. Ma première réaction fut de colère. Je m’en pris à coups de poing aux frêles cloisons de bois de la cabane, jusqu’à ce que mes jointures fussent en sang, je déchirai en mille morceaux les lettres, les dessins de Rosa et les doubles que j’avais gardés de mes propres lettres, en un tournemain je jetai dans mes valises mes effets, mes papiers et le sachet de toile contenant mon or, puis je partis en quête du contremaître pour lui remettre la paie des travailleurs et la clé de la remise. Le muletier proposa de m’accompagner jusqu’au train. Nous dûmes voyager une bonne partie de la nuit à dos de mule, avec un grand poncho molletonné pour seule protection contre l’épaisse brouillasse, progressant avec lenteur dans ces infinies solitudes où seul l’instinct de mon guide pouvait garantir que nous parviendrions à destination, car il n’y avait pas le moindre point de repère. La nuit était claire et étoilée, le froid me pénétrait jusqu’à la mœlle des os, me rigidifiait les doigts, me gagnait l’âme. J’allais sans cesser de penser à Rosa, souhaitant avec une véhémence irraisonnée que de sa mort rien ne fût vrai, implorant désespérément le Ciel que tout n’eût été qu’une simple erreur, et que, ressuscitée par la force de mon amour, Rosa revînt à la vie et se levât de son lit comme Lazare. J’allais pleurant à part moi, engoncé dans mon chagrin et dans le gel nocturne, abreuvant de blasphèmes la mule qui marchait avec tant d’indolence, et Férula la messagère du malheur, et Rosa pour être morte, et Dieu pour l’avoir permis, jusqu’à ce que l’horizon se mît à s’éclaircir, les étoiles à disparaître, les premiers coloris de l’aube à surgir, teintant de rouge et d’orange le paysage du Nord, et qu’avec la lumière du jour me revînt un peu de bon sens. Je commençai à me résigner à mon malheur et à demander non plus qu’elle ressuscitât, mais qu’il me fût seulement permis d’arriver à temps pour la voir avant qu’on ne l’eût enterrée. Nous pressâmes l’allure et une heure plus tard, le muletier prit congé de moi dans la minuscule gare par où passait le train à voie étroite reliant le monde civilisé à ce désert où j’avais séjourné deux ans.

Je voyageai plus de trente heures d’affilée sans une halte pour manger, oubliant même la soif, mais je réussis à arriver au domicile de la famille del Valle avant les obsèques. On a raconté que je fis irruption dans la maison tout couvert de poussière, sans chapeau, sale et mal rasé, mourant de soif et ivre de fureur, réclamant à cor et à cri ma fiancée. La petite Clara, qui n’était encore qu’une enfant maigrichonne et ingrate, était sortie à ma rencontre dès que j’avais mis le pied dans la cour, elle m’avait pris par la main et conduit en silence à la salle à manger. Rosa y reposait entre les plis, immaculés de satin blanc de son blanc cercueil : trois jours après son trépas, elle était demeurée intacte et mille fois plus belle encore que dans mon souvenir, car dans la mort Rosa s’était insensiblement changée en la sirène qu’en secret elle n’avait jamais cessé d’être.

— Maudite soit-elle ! Elle a foutu le camp dit-on que je dis ou m’écriai en tombant à genoux à ses côtés, au grand scandale des proches, car nul ne pouvait comprendre ma frustration d’avoir passé deux années pleines à gratter la terre pour devenir riche à seule fin de conduire un jour à l’autel cette jeune fille que la mort venait de me faucher.

Quelques moments plus tard arriva le corbillard, énorme char noir et luisant tiré par six coursiers empanachés comme il était alors d’usage, et conduit par deux cochers en livrée. Il quitta la demeure au cœur de l’après-midi, sous une petite bruine, suivi par une procession de voitures transportant parents, amis et couronnes. Comme le voulait la coutume, femmes et enfants n’assistaient pas aux enterrements, réservés aux hommes, mais à la dernière minute Clara réussit à se mêler au cortège pour accompagner sa sœur Rosa. Je sentis sa petite main gantée s’accrocher à la mienne et pendant tout le trajet elle se tint à mes côtés, ombre frêle et silencieuse qui remuait tout au fond de moi une tendresse inconnue. À ce moment-là, je ne pouvais moi non plus me rendre compte que Clara n’avait pas proféré un seul mot depuis deux jours, et qu’il s’en passerait encore trois avant que la famille ne s’inquiétât de son mutisme.

Severo del Valle et ses fils aînés hissèrent eux-mêmes le blanc cercueil riveté d’argent de Rosa et l’introduisirent dans la niche ouverte du mausolée. Ils portaient le deuil sans cris et sans larmes, conformément aux normes de l’affliction dans un pays habitué à une grande dignité dans la douleur. Après que l’on eut refermé les grilles du tombeau et que proches, amis et fossoyeurs se furent retirés, je restai là planté parmi les fleurs qui avaient échappé à la goinfrerie de Barrabás et qui avaient suivi Rosa au cimetière. Je devais avoir l’air d’un sombre oiseau d’hiver avec les pans de ma queue-de-pie voletant au vent, grand et efflanqué comme j’étais alors avant que ne soit venue à se réaliser la malédiction de Férula et qu’elle n’ait commencé à me faire rapetisser. Le ciel était gris, la pluie menaçait et je suppose qu’il faisait froid, mais je crois que j’y étais insensible, tant la rage me consumait. Je ne pouvais détacher les yeux du petit rectangle de marbre où l’on avait gravé en hauts caractères gothiques le nom de Rosa la belle et les dates délimitant son bref séjour en ce monde. Je me disais que j’avais perdu deux années pleines à rêver de Rosa, à travailler pour Rosa, à écrire à Rosa, à n’aspirer qu’à Rosa et que, pour finir, je n’aurais même pas la consolation d’être enterré à ses côtés. Je méditai sur toutes les années qu’il me restait devant moi et en vins à la conclusion que, sans elle, elles ne valaient pas la peine d’être vécues, puisque jamais, dans tout l’univers, il ne me serait donné de rencontrer une autre femme aux mêmes cheveux verts et à la même splendeur marine. Si l’on m’avait dit que j’allais vivre plus de quatre-vingt-dix ans, je me serais tiré une balle dans la tête.

Je n’entendis pas les pas du gardien du cimetière s’approcher de moi par-derrière. Aussi sursautai-je quand il me toucha l’épaule.

— Comment oses-tu porter la main sur moi ? fis-je dans un rugissement.

Le pauvre homme recula, terrorisé. Quelques gouttes de pluie vinrent tristement mouiller les fleurs des morts.

— Mille excuses, monsieur, mais il est six heures et je dois fermer, crus-je l’entendre dire.

Il tenta de m’expliquer que le règlement interdisait aux personnes étrangères au service de rester dans l’enceinte du cimetière après le coucher du soleil, mais je ne lui permis pas de finir, lui fourrai quelques billets dans la main et le repoussai pour qu’il s’éloignât et me laissât en paix. Je le vis partir en me reluquant par-dessus son épaule. Il devait penser que j’étais cinglé, un de ces détraqués de nécrophiles qui rôdent parfois dans les cimetières.

Ce fut une longue nuit, peut-être la plus longue de mon existence. Je la passai assis près du tombeau de Rosa, devisant avec elle, l’accompagnant dans la première partie de son voyage dans l’au-delà, quand on a le plus de mal à se détacher de la terre et qu’on a besoin de l’amour de ceux qui sont restés en vie pour s’en aller avec au moins la consolation d’avoir semé quelque chose dans le cœur d’autrui. Je me remémorais son visage si parfait, maudissais mon propre sort. Je reprochai à Rosa ces années que j’avais passées dans un trou de mine à rêver d’elle. Je me gardai de lui dire que, durant toute cette période, je n’avais pas connu d’autres femmes que quelques misérables catins décaties et usées qui desservaient tout le campement avec plus de bonne volonté que de mérite. Mais je lui dis que j’avais vécu parmi des hommes sans foi ni loi, me nourrissant de pois chiches et buvant de l’eau croupie, loin de la civilisation, pensant à elle jour et nuit, brandissant en moi son image comme une oriflamme qui me donnait la force de continuer à attaquer la montagne à coups de pic, bien qu’on eût perdu trace du filon, souffrant de l’estomac la plus grande partie de l’année, mourant de froid la nuit, halluciné par la chaleur durant le jour, tout cela à seule fin de l’épouser, et voilà qu’elle meurt en traître avant que j’aie pu réaliser mes rêves, M’abandonnant à une incurable détresse. Je lui dis qu’elle s’était moquée de moi, calculai que pas une fois nous ne nous étions trouvés en tête à tête, et que je n’avais pu l’embrasser qu’en une seule occasion. J’avais dû entre-tisser cet amour de souvenirs et de désirs ardents mais impossibles à satisfaire, de lettres déjà périmées et délavées et qui ne pouvaient refléter ma flamme ni le mal que me faisait son absence, car je n’ai guère de facilités pour le genre épistolaire, encore moins pour décrire ce que je ressens. Je lui dis que ces années de mine avaient été une perte irrémédiable et que si j’avais su qu’elle allait rester si peu parmi nous, j’aurais volé l’argent nécessaire à nos épousailles et pour lui édifier un palais orné de trésors de fonds marins : coraux, perles, nacre, où je l’eusse séquestrée et où moi seul aurais eu accès. Je l’aurais aimée sans relâche pour un temps quasiment sans limites, car j’étais sûr qu’à mes côtés jamais elle n’eût absorbé le poison destiné à son père et qu’elle eût vécu mille ans. J’évoquai pour elle les caresses que je lui avais réservées, les présents avec lesquels j’escomptais la surprendre, la façon dont je l’aurais séduite et rendue heureuse. En bref, je lui dis toutes les folies qu’au grand jamais je ne lui eusse dites si elle avait pu m’entendre, et qu’à aucun moment je n’ai redites à aucune autre femme.

Cette nuit-là, je crus que j’avais définitivement perdu la faculté de tomber amoureux, que jamais plus je ne retrouverais le goût de rire ou de poursuivre une illusion. Mais plus jamais, ça fait beaucoup de temps. J’ai pu le vérifier tout au cours de cette longue vie.

Je me représentai cette colère qui croissait en moi comme une tumeur maligne, contaminant les plus belles heures de mon existence, me rendant incapable de tendresse ou de clémence. Mais, au-delà de cette fureur et de mon désarroi, le sentiment dominant que je me rappelle avoir éprouvé au cours de cette nuit-là fut de frustration : jamais je ne pourrais réaliser ce brûlant désir de laisser mes mains courir sur Rosa, de pénétrer ses secrets, de faire couler la verte cascade de ses cheveux et de m’immerger dans ses eaux les plus profondes. J’évoquai avec désespoir l’ultime image que j’avais gardée d’elle, découpée par les plis du satin dans son cercueil virginal, ses fleurs d’oranger de jeune mariée lui couronnant la tête, un chapelet entre les doigts. J’ignorais encore qu’ainsi même, avec ses fleurs d’oranger et son rosaire, il me serait donné bien des années plus tard de la revoir un bref instant.

Aux premières lueurs de l’aube s’en revint le gardien. Il dut éprouver quelque commisération pour ce fou semi-congelé qui avait passé la nuit au milieu des blêmes fantômes du cimetière. Il me tendit sa gourde :

— Du thé chaud, monsieur, me proposa-t-il. Prenez-en un peu.

Mais je le repoussai d’une bourrade et m’éloignai en blasphémant, à grandes enjambées furieuses, entre les haies de tombes et de cyprès.

 

La nuit où le docteur Cuevas et son assistant éventrèrent le cadavre de Rosa pour découvrir la cause de sa mort, Clara gisait dans son lit les yeux ouverts, tremblant dans le noir. Lui venait ce doute terrible que sa propre sœur était morte qu’elle l’avait prédit. Elle croyait que, de même que sans y pensée elle pouvait déplacer une salière, de même pouvait-elle être à l’origine des morts, séismes et autres grands malheurs. En vain sa mère lui avait-elle remontré qu’elle ne pouvait provoquer les événements eux-mêmes, mais seulement les voir avec une certaine anticipation. Elle se sentait coupable, accablée, et elle se dit qu’aux côtés de Rosa elle se sentirait mieux. Elle se leva nu-pieds, en chemise, et se rendit dans la chambre qu’elle avait jusque-là partagée avec sa sœur aînée, mais elle ne la trouva point dans son lit où elle l’avait vue pour la dernière fois. Elle ressortit la chercher à travers toute la maison. Tout n’était que ténèbres et silence. Sa mère dormait, droguée par le docteur Cuevas, et ses sœurs comme les domestiques s’étaient retirés tôt dans leurs chambres respectives. Elle traversa les salons en rasant les murs, transie et terrifiée. Le mobilier massif, le lourd drapé des rideaux, les tableaux accrochés aux cloisons, la tapisserie aux fleurs peintes sur fond de toile sombre, les lampes éteintes oscillant au plafond et les pots de fougères sur leurs colonnettes de faïence lui parurent lourds de menaces. Elle remarqua qu’un peu de lumière brillait au salon, filtrant sous la porte, et elle fut sur le point d’y pénétrer, mais elle eut peur d’y trouver son père et que celui-ci la renvoyât se coucher. Elle dirigea alors ses pas vers la cuisine, pensant puiser du réconfort contre la poitrine de la nounou. Elle traversa la cour principale, parmi les camélias et les orangers nains, parcourut les pièces du deuxième corps de bâtiment et s’engouffra dans les sombres passages à ciel ouvert où les becs de gaz dispensaient toute la nuit une lumière parcimonieuse, assez pour foncer en claquant des dents et effrayer les chauves-souris et autres bêtes nocturnes, puis elle parvint dans la troisième cour sur laquelle donnaient les communs et les cuisines. En cet endroit, la demeure perdait de son élégance cossue et commençait la pétaudière des chenils, des poulaillers et des chambres de service. Plus loin se trouvait l’écurie où l’on gardait les vieilles haridelles dont Nivea continuait à se servir, bien que Severo del Valle eût été parmi les premiers à acquérir une automobile. La porte et les volets de la cuisine et de l’office étaient clos. Son instinct avertit Clara qu’il se passait là-dedans quelque chose d’anormal, elle tenta de se hausser jusqu’à la fenêtre, mais son nez n’arrivait pas au ras de l’appui, elle dut traîner une caisse et la tirer contre le mur, elle s’y jucha et put glisser un regard par un interstice entre le volet de bois et l’encadrement de la fenêtre que le temps et l’humidité avaient déformé. Alors elle vit ce qui se tramait à l’intérieur.

Le docteur Cuevas, ce bonhomme amène et débonnaire à l’ample barbe et à l’abdomen opulent, qui l’avait aidée à naître et avait soigné toutes ses petites maladies infantiles puis ses crises d’asthme, s’était métamorphosé en un énorme et ténébreux vampire pareil à ceux des planches illustrées des livres de son oncle Marcos. Il était penché sur la table de travail où la nounou avait coutume de préparer les repas. À ses côtés se tenait un jeune inconnu, blafard comme la lune, la chemise tachée de sang et les yeux éperdus d’amour. Elle vit les jambes immaculées de sa sœur, ses pieds nus. Clara se mit à trembler. À cet instant, le docteur Cuevas s’écarta et elle put découvrir l’horrifiant spectacle de Rosa étendue sur le marbre, ouverte de haut en bas par une profonde entaille, ses intestins rangés à côté d’elle dans le saladier. Rosa avait la tête tournée en direction de la fenêtre où la fillette était en train d’épier, sa si longue chevelure verte pendant comme une fougère depuis la table jusqu’au carrelage tout maculé de rouge. Elle avait les yeux clos mais Clara, par le jeu des ombres, de la distance ou bien de son imagination, crut y déceler une expression implorante et humiliée.

Figée sur sa caisse, Clara ne put renoncer à regarder jusqu’au bout. Elle resta là un long moment à épier par la fente, gelant sur place sans y prêter cas, jusqu’à ce que les deux hommes eussent fini de vider Rosa, de lui injecter quelque liquide dans les veines et de la laver sur l’envers et l’endroit au vinaigre aromatique et à l’eau de lavande. Elle resta là jusqu’à ce qu’ils l’eussent remplie d’emplâtres d’embaumeur et recousue avec une aiguille courbe de matelassier. Elle resta là jusqu’à ce que le docteur Cuevas fût allé se laver à l’évier et y rincer ses larmes, cependant que l’autre faisait disparaître les traces de sang et les viscères. Elle resta là jusqu’à ce que le médecin fût sorti en enfilant sa veste noire avec un air de mortelle affliction. Elle resta là jusqu’à ce que le jeune inconnu se fût mis à embrasser Rosa sur la bouche, dans le cou, sur les lèvres, entre les cuisses, jusqu’à ce qu’il l’eût lavée avec une éponge, lui eût passé sa propre chemise brodée et l’eût repeignée, hors d’haleine. Elle resta là jusqu’à l’arrivée de la nounou et du docteur Cuevas, jusqu’à ce qu’ils l’eussent revêtue de sa robe blanche et couronnée des fleurs d’oranger qu’elle avait gardées dans un papier de soie pour le jour de ses noces. Elle resta là jusqu’à ce que l’assistant l’eût prise dans ses bras, avec la même tendresse touchante qu’il aurait mise à la soulever pour franchir pour la première fois le seuil de sa maison si elle avait été sa propre promise. Et elle ne put bouger de là avant les premières lueurs du jour. Alors elle se faufila jusqu’à son lit, écoutant au-dedans d’elle-même le grand silence du monde. Ce silence l’avait envahie totalement et elle ne reparla que neuf ans plus tard, quand elle éleva la voix pour annoncer qu’elle allait elle-même se marier.