Alba naquit par les pieds, autrement dit promise à la bonne fortune. Sa grand-mère scruta entre ses omoplates et y trouva une tache en forme d’étoile, caractéristique des êtres qui viennent au monde prédisposés à trouver le bonheur. « Inutile de se faire du mouron pour cette fillette. Elle aura toutes les chances et sera heureuse. Par-dessus le marché, elle aura une peau magnifique, car ça se transmet et, à mon âge, je n’ai pas une ride et il ne m’est jamais venu de boutons », épilogua Clara au lendemain de la naissance. Aussi bien ne se préoccupa-t-on pas de la préparer à la vie, puisque les astres s’étaient conjoints pour la doter de tant de bienfaits. Elle était du signe du Lion. Sa grand-mère étudia son thème astral et consigna son destin à l’encre blanche dans un album de papier noir où elle colla de surcroît quelques mèches verdâtres de ses tout premiers cheveux, les rognures d’ongles qu’elle lui coupa peu après sa naissance et quelques clichés qui permettent de se la représenter telle qu’elle était alors : une créature d’une extraordinaire chétivité, quasiment chauve, pâlichonne et ratatinée, dépourvue de tout signe d’intelligence humaine hormis ses yeux noirs où luisait depuis le berceau l’expression des vieillards qui en savent long : les mêmes que ceux de son véritable père. Sa mère aurait voulu l’appeler Clara, mais sa grand-mère n’était pas chaude pour répéter les prénoms dans la famille : ça semait la confusion dans les cahiers de notes sur la vie. On chercha un nom dans un dictionnaire de synonymes et on tomba sur le sien, le dernier d’une chaîne de lumineux vocables qui veulent tous dire de même. Bien des années plus tard, Alba se tourmenterait à l’idée que, le jour où elle aurait elle-même une fille, il ne resterait plus d’autre mot de même sens pour lui tenir lieu de prénom, mais Blanca lui donnerait alors l’idée de recourir aux langues étrangères, qui ne laissent plus que l’embarras du choix.
Alba faillit naître dans un tortillard à voie étroite, sur le coup de trois heures de l’après-midi, en plein milieu du désert. C’eût été fatal pour son thème astral. Par bonheur, elle put se cramponner quelques heures de plus à l’intérieur de sa mère et réussit à venir au monde dans la demeure de ses grands-parents, au jour, à l’heure et dans le lieu convenant précisément le mieux à son horoscope. Sa mère débarqua sans préavis à la grande maison du coin, tout échevelée, couverte de poussière, les yeux cernés, pliée en deux de douleur sous l’effet des contractions grâce auxquelles Alba frayait sa sortie, elle frappa à la porte comme une désespérée et on ne lui eut pas plus tôt ouvert qu’elle s’engouffra et traversa en trombe jusqu’à la lingerie où Clara était en train de terminer la dernière mignonne robette destinée à sa future petite-fille. Là, au terme de son long voyage, Blanca s’effondra sans pouvoir fournir la moindre explication, car son ventre laissa échapper un profond soupir liquide et elle sentit toute l’eau de l’univers lui cataracter entre les jambes dans un furieux bouillonnement. Aux cris de Clara, la domesticité rappliqua, ainsi que Jaime qui passait à la maison tous ces jours-là à tournicoter autour d’Amanda. Ils la transportèrent jusque dans la chambre de Clara. À peine l’avaient-ils installée sur le lit, tirant à hue et à dia sur ses vêtements pour l’en dépouiller, qu’Alba se mit à laisser poindre sa minuscule humanité. Son oncle Jaime, qui avait assisté à l’hôpital à quelques accouchements, l’aida à venir au monde, lui empoignant fermement les fesses de la main droite et cherchant avec les doigts de la gauche, à l’aveugle et à tâtons, le cou du bébé afin de le dégager du cordon ombilical qui l’étranglait. Dans le même temps, accourue en hâte, attirée par tout ce branle-bas, Amanda appuyait de tout son poids sur le ventre de Blanca tandis que Clara, penchée sur le visage douloureux de sa fille, approchait de ses narines un passe-thé recouvert d’un bout de chiffon sur lequel on avait distillé quelques gouttes d’éther. Alba naquit sans se faire prier. Jaime ôta le cordon qui lui entourait le cou, la souleva en l’air, tête en bas, et de deux tapes sonores l’initia aux souffrances d’ici-bas et à la mécanique respiratoire, mais Amanda, qui avait quelques lectures sur les coutumes africaines et prêchait le retour à la nature, lui prit la nouveau-née des mains et la déposa amoureusement sur le ventre tiède de sa mère où elle trouva quelque consolation à la tristesse de naître. Mère et fille restèrent ainsi à se reposer, nues et accolées l’une à l’autre, cependant que les autres nettoyaient les vestiges de l’accouchement et s’affairaient à préparer draps propres et premières couches. Dans l’émotion de l’instant, nul n’avait prêté attention à la porte entrebâillée de la penderie d’où le petit Miguel avait contemplé la scène, paralysé de terreur, gravant à jamais dans sa mémoire la vision de l’énorme globe parcouru de veinules et couronné d’un ombilic saillant, d’où était sorti cet être violacé, enveloppé d’une horrible tripaille d’un beau bleu.
Alba fut inscrite sur le registre d’état-civil et dans les livres de la paroisse sous le nom français de son père, mais elle-même ne put jamais le porter, celui de sa mère était bien plus facile à épeler. Son aïeul Esteban Trueba ne souscrivit jamais à cette fâcheuse habitude : comme il le disait chaque fois qu’on lui en fournissait l’occasion, il s’était donné beaucoup de mal pour doter la fillette d’un père de bonne réputation doublé d’un nom respectable, et pour lui éviter d’user de celui de sa mère, comme si celle-ci avait elle-même été fille de la honte et du péché. Il ne permit pas davantage que l’on se prît à douter de la légitime paternité du comte et, contre toute raison, persista à espérer que l’on remarquerait tôt ou tard l’élégance des manières et le charme subtil du Français chez cette gosse balourde et renfrognée qui déambulait sous son toit. Clara s’abstint elle aussi de faire quelque allusion au problème jusqu’au jour où, bien plus tard, elle vit la fillette jouer parmi les statues mutilées du jardin et réalisa soudain qu’elle ne ressemblait à personne de la famille, et moins encore à Jean de Satigny.
— De qui tient-elle ces yeux de vieux ? interrogea la grand-mère.
— Elle a les yeux de son père, répondit distraitement Blanca.
— De Pedro III Garcia, je suppose ? fit Clara. En effet, confirma Blanca.
Ce fut la seule fois où l’on parla dans la famille de l’ascendance d’Alba, car, comme le fit remarquer Clara, l’affaire était totalement dénuée d’importance, Jean de Satigny ayant de toute façon disparu de leurs vies. On ne savait plus rien de lui et nul ne se donna la peine de chercher où il avait échoué, pas même aux fins de régulariser la situation de Blanca, dépourvue des libertés du célibat et astreinte à toutes les limitations d’une femme mariée, alors qu’elle n’avait pas de mari. Jamais Alba ne put contempler le comte en portrait, car sa mère passa au peigne fin les moindres recoins de la maison jusqu’à les avoir tous détruits, y compris ceux qui la montraient à son bras le jour des noces. Elle avait résolu d’oublier l’homme qu’elle avait épousé, et de considérer qu’il n’avait jamais existé. À aucun moment elle ne reparla de lui, pas plus qu’elle ne fournit d’explication sur son départ du domicile conjugal. Clara, qui était restée muette pendant neuf ans, connaissait les avantages du silence, de sorte qu’elle ne posa pas de questions à sa fille et contribua elle aussi à effacer Jean de Satigny du souvenir. À Alba, on raconta que son père avait été quelque noble gentilhomme, intelligent et distingué, qui avait eu l’infortune de succomber aux fièvres dans le désert du Nord. Ce fut un des seuls mensonges qu’elle dut subir au cours de son enfance, car pour tout le reste, elle se trouva plutôt placée en étroit contact avec les vérités prosaïques de l’existence. Son oncle Jaime se chargea de détruire le mythe des enfants qui sortent des choux ou qui sont acheminés depuis Paris par les cigognes et son oncle Nicolas ceux des rois mages, des fées et des croquemitaines. Alba faisait des cauchemars où elle se représentait la mort de son père. Elle voyait en songe un homme jeune et beau, tout vêtu de blanc, portant des vernis de même couleur et un chapeau de paille, cheminant à travers le désert en plein soleil. Dans son rêve, l’homme qui marchait ralentissait l’allure, vacillait, avançait de moins en moins vite, il trébuchait et tombait, se relevait pour choir de nouveau, consumé par la chaleur, la fièvre et la soif. Il progressait encore en se traînant à genoux sur les sables brûlants, mais finissait par rester étendu parmi l’immensité de ces dunes blafardes, avec les cercles de rapaces volant au-dessus de son corps inerte. Elle en rêva tant et tant de fois qu’elle fut bien surprise, nombre d’années plus tard, lorsqu’elle dut aller reconnaître le cadavre de celui qu’elle croyait être son père dans un dépôt de la Morgue municipale. Alba était alors une vaillante jeune fille au tempérament audacieux, accoutumée à l’adversité, si bien qu’elle s’y rendit seule. Elle fut reçue par un auxiliaire en blouse blanche qui la mena par les longs corridors du vieil édifice jusqu’à une salle vaste et glacée aux murs peints en gris. L’homme en blouse blanche ouvrit la porte d’un énorme frigo et en sortit un plateau sur lequel reposait un corps gonflé, décrépit, de teinte bleuâtre. Alba le détailla avec attention sans lui trouver la moindre ressemblance avec l’image dont elle avait si souvent rêvé. Il lui semblait plutôt d’un type courant, commun, avec quelque chose d’un employé des postes ; elle examina ses mains : ce n’étaient pas celles d’un noble gentilhomme, intelligent et raffiné, mais celles de quelqu’un qui n’a rien d’intéressant à raconter. Néanmoins, ses papiers attestaient irréfutablement que ce cadavre bleuâtre et triste à souhait n’était autre que Jean de Satigny, lequel n’était pas mort des fièvres parmi les dunes dorées d’un cauchemar enfantin, mais tout bonnement d’une apoplexie, en traversant la rue à un âge avancé. Mais tout cela n’advint que bien plus tard. À l’époque où Clara était encore en vie, et Alba encore une enfant, la grande maison du coin était un monde clos où celle-ci put grandir à l’abri, protégée même de ses propres cauchemars.
Alba n’était pas née depuis deux semaines qu’Amanda quitta la grande maison du coin. Elle avait recouvré ses forces et n’avait eu aucun mal à déceler un ardent désir dans le cœur de Jaime. Elle prit son petit frère par la main et s’en fut comme elle était venue, sans bruit, sans promesse de retour. On la perdit de vue et le seul à être en mesure de la retrouver s’y refusa, afin de ne pas blesser son frère. Ce n’est que par hasard que Jaime la revit au bout de nombreuses années, mais il était alors trop tard pour l’un comme pour l’autre. Après qu’elle s’en fut allée, Jaime noya son désespoir dans les études et le travail. Il renoua avec ses anciennes habitudes d’anachorète et ne remit presque jamais plus les pieds à la maison. Il cessa de mentionner le nom de la jeune fille et s’éloigna définitivement de son frère.
La présence chez lui de sa petite-fille adoucit le caractère d’Esteban Trueba. Le changement fut imperceptible, mais n’échappa pas à Clara. De petits symptômes le trahissaient : l’éclat de son regard quand il apercevait la fillette, les cadeaux onéreux qu’il lui rapportait, son angoisse dès qu’il l’entendait pleurer. Rien de cela ne le rapprocha néanmoins de Blanca. Ses relations avec sa fille n’avaient jamais été bonnes, mais, depuis son funeste mariage, elles s’étaient à ce point dégradées que seule la politesse obligatoire imposée par Clara leur permettait de vivre sous le même toit.
A l’époque, la demeure des Trueba avait presque toutes ses chambres occupées, chaque jour on mettait la table pour toute la famille, pour les invités, et un couvert supplémentaire pour qui viendrait à débarquer sans s’être fait annoncer. La porte principale était ouverte en permanence afin que pussent entrer et sortir habitués et visiteurs. Cependant que le sénateur Trueba s’évertuait à infléchir les destinées de son pays, son épouse naviguait avec dextérité dans les eaux agitées de la vie sociale et parmi celles, fort déroutantes, de son propre itinéraire spirituel. L’âge et la pratique avaient renforcé les capacités de Clara à deviner l’occulte et à faire bouger les objets à distance. Ses états d’âme exaltés avaient tôt fait de la transporter dans des transes au cours desquelles elle était capable, assise sur sa chaise, de se déplacer à travers toute la pièce, comme si quelque moteur s’était trouvé caché sous son siège. En ce temps-là, un jeune artiste famélique, accueilli à la maison par miséricorde, paya son hébergement en peignant le seul portrait existant de Clara. Longtemps après, l’artiste miséreux s’avéra être devenu un maître et le tableau figure aujourd’hui dans un musée londonien, comme tant d’autres œuvres qui quittèrent le pays à l’époque où il fallut bazarder le mobilier pour donner à manger aux persécutés. Sur la toile, on peut voir une femme mûre, de blanc vêtue, avec des cheveux argentés et une douce expression de trapéziste volante sur son visage, se prélassant dans un fauteuil à bascule suspendu au-dessus du niveau du sol, flottant ainsi parmi les rideaux à fleurs, un vase retourné planant dans les airs et un gros chat noir sur son séant contemplant le tout d’un air important. Influence de Chagall, dit le catalogue du musée, mais rien n’est moins vrai. Le tableau correspond exactement à la réalité que connut l’artiste dans la demeure de Clara. En ce temps-là se manifestaient en toute impunité les énergies occultes de la nature humaine et la joyeuse humeur divine, créant un état d’alerte et d’exception parmi les lois de la physique et de la logique. Les communications de Clara avec les âmes errantes et les extraterrestres avaient lieu par télépathie, par les rêves et grâce à un pendule dont elle se servait à cette fin, le tenant suspendu au-dessus d’un alphabet qu’elle disposait méthodiquement sur la table. Les mouvements autonomes du pendule désignaient les lettres et composaient les messages en espagnol et en espéranto, attestant que ce sont bien là les seuls idiomes en usage chez les êtres évoluant hors de nos trois dimensions, et non pas l’anglais, ainsi que le soulignait Clara dans ses missives aux ambassadeurs des puissances anglophones, sans que ceux-ci lui répondissent jamais, à l’instar des successifs ministres de l’Education auxquels elle s’adressa pour exposer sa théorie selon laquelle, au lieu d’enseigner dans les écoles l’anglais et le français, langues de matafs, de margoulins et de grippe-sous, il convenait d’obliger les enfants à étudier l’espéranto.
L’enfance d’Alba se partagea entre régimes végétariens, arts martiaux japonais, danses du Tibet, yoga respiratoire, relaxation et concentration avec le professeur Hausser, parmi maints autres apprentissages intéressants, sans compter ce qu’apportèrent à son éducation ses deux oncles et les trois charmantes demoiselles Mora. Sa grand-mère s’arrangeait pour maintenir en état de marche cette énorme roulotte remplie d’hallucinés en quoi s’était transformé son propre foyer, bien qu’elle-même n’eût aucun talent domestique et méprisât les quatre opérations au point de négliger les totaux, si bien que l’organisation de la maisonnée et les comptes échurent tout naturellement aux mains de Blanca qui partageait son temps entre les tâches de superintendant de ce royaume miniature et son atelier de céramique au fond de la cour, ultime refuge de ses chagrins, où elle dispensait des cours aux enfants mongoliens aussi bien qu’aux demoiselles huppées, et où elle fabriquait ses inimaginables crèches de santons monstrueux qui, contre toute logique, se vendaient comme petits pains sortant du four.
Depuis toute jeunette, Alba avait eu la responsabilité de changer les fleurs des vases. Elle ouvrait les fenêtres afin que l’air et la lumière entrassent à flots, mais les fleurs ne parvenaient pas à tenir jusqu’à la nuit tombée, car la grosse voix tonnante d’Esteban Trueba et ses coups de canne avaient le don de terroriser la nature. Sur son passage, les animaux domestiques fuyaient, les plantes se recroquevillaient. Blanca faisait pousser un gommier rapporté du Brésil, arbuste malingre et timoré dont la seule grâce tenait à son prix : on le vendait à la feuille. Lorsqu’on entendait grand-père arriver, celui qui se trouvait à proximité courait mettre le gommier en sûreté sur la terrasse, car à peine le vieillard était-il entré dans la pièce que l’arbuste laissait pendouiller ses feuilles et se mettait à exsuder par sa tige un pleur blanchâtre comme des larmes de lait. Alba ne fréquenta pas le collège, sa grand-mère disant qu’un être jouissant autant qu’elle de la faveur des astres n’avait nul besoin d’en savoir plus long que le lire et l’écrire, ce qu’elle pouvait acquérir à la maison. Elle eut si vite fait de l’alphabétiser que, sur ses cinq ans, la fillette pouvait lire le journal à l’heure du déjeuner afin de commenter les nouvelles avec son grand-père, qu’à six elle avait découvert les livres magiques dans les malles enchantées de son légendaire arrière-grand-oncle Marcos, entrant ainsi de plain-pied au royaume sans retour de l’imaginaire. On ne se soucia pas davantage de sa santé, car on n’ajoutait pas foi aux vertus des vitamines et on estimait que les vaccins n’étaient bons que pour la volaille. Au surplus, sa grand-mère avait étudié ses lignes de la main et affirmé qu’elle aurait longue vie et santé de fer. Seul soin frivole à lui être prodigué, on la coiffa au brou de noix afin d’atténuer le vert bouteille de ses cheveux à sa naissance, contre l’avis du sénateur Trueba selon lequel il fallait les lui laisser ainsi, car elle était bien la seule à avoir hérité quelque chose de Rosa la belle, même si ce n’était malencontreusement que la couleur marine de sa chevelure. Pour lui être agréable, Alba délaissa dès l’adolescence les subterfuges du brou de noix et se rinça la tête à l’infusion de persil, ce qui permit au vert de réapparaître dans toute sa luxuriance. Tout le reste de sa personne était chétif et anodin, à la différence de la plupart des autres femmes de la famille qui, presque sans exception, avaient été resplendissantes.
Lors des rares moments de loisir qu’elle s’accordait pour penser à elle-même et à sa fille, Blanca se lamentait de ce que celle-ci fût une enfant solitaire et renfermée, sans camarades de jeu du même âge qu’elle. En réalité, Alba ne se sentait pas seule, bien au contraire, parfois même elle n’aurait été que trop heureuse de pouvoir esquiver l’extralucidité de sa grand-mère, les intuitions de sa propre mère, le charivari de tous ces gens extravagants qui apparaissaient pour disparaître puis réapparaître sans désemparer dans la grande maison du coin. Blanca était également préoccupée de ce que sa fille ne jouât pas à la poupée, mais Clara prenait la défense de sa petite-fille, arguant que ces petits cadavres de porcelaine aux yeux qui s’ouvrent et qui se ferment, avec leur bouche au pli pervers, étaient rien moins que répugnants. Elle-même confectionnait des personnages informes avec les restes des pelotes de laine qu’elle employait à tricoter pour les pauvres. C’étaient des créatures qui n’avaient rien d’humain et, par là même, qu’il était beaucoup plus facile de bercer, baigner, chouchouter pour les jeter aussitôt après à la poubelle. Mais le lieu de distraction favori de la fillette était la cave. À cause des rats, Esteban Trueba avait ordonné qu’on en verrouillât la porte, mais Alba se laissait glisser la tête la première par un soupirail et atterrissait sans bruit dans ce paradis des objets oubliés. L’endroit était toujours plongé dans la pénombre, préservé de l’usure du temps, comme une pyramide aux accès condamnés. Là s’amoncelaient les meubles mis au rebut, des outils aux usages impénétrables, des machines démantibulées, des pièces et des morceaux de la Covadonga, l’automobile préhistorique que ses oncles avaient démontée pour la transformer en voiture de course et qui finissait là ses jours, réduite à un tas de ferraille. Rien don Alba ne se servît pour se construire dans les coins des petites maisons. Il y avait des malles et des valises pleines de vieux atours où elle puisa pour monter ses solitaires spectacles théâtraux, et un paillasson à la triste mine, noir et tout mité, pourvu d’une tête de chien et qui, posé par terre, faisait penser à une pauvre bête écartelée. C’étaient, ignominieux, les derniers restes du fidèle Barrabás.
Un soir de Noël, Clara fit à sa petite-fille un fabuleux cadeau qui en vint parfois à supplanter le fascinant pouvoir d’attraction de la cave : une boîte de pots de peinture, des pinceaux, un petit escabeau et l’autorisation d’utiliser à sa guise le plus grand mur de sa chambre.
— Voilà qui va l’aider à se défouler, dit Clara en regardant Alba, juchée en équilibre sur l’escabeau, peindre au ras du plafond un train rempli d’animaux.
Au fil des ans, Alba s’employa à occuper tout le mur et les autres cloisons de sa chambre avec une fresque immense où, entre une flore vénusienne et un impossible bestiaire d’espèces inventées, pareilles à celles que brodait jadis Rosa sur sa nappe et que cuisait Blanca dans son four à céramique, transparurent les désirs, les souvenirs, les chagrins et les joies de sa prime enfance.
Ses deux oncles lui étaient très proches. Jaime était son préféré. C’était un grand gaillard au poil dru, qui devait se raser deux fois par jour et qui, même ainsi, avait toujours l’air d’arborer une barbe de la semaine passée ; il avait des sourcils charbonneux et malveillants qu’il peignait à la rebique pour laisser croire à sa nièce qu’il était apparenté au diable, les cheveux raides comme un écouvillon, gominés en pure perte et toujours mouillés. Il entrait et sortait avec ses livres sous le bras, une sacoche de plombier à la main. Il avait raconté à Alba qu’il travaillait comme voleur de bijoux et que dans son horrible sacoche, il transportait des passe-partout et une paire de gants. La petite fille feignait de s’effrayer, mais elle n’ignorait pas que son oncle était médecin et que la trousse ne contenait rien d’autre que ses instruments professionnels. Afin de se distraire, les après-midi de pluie, ils s’étaient inventé des jeux à faire semblant
— Amène l’éléphant ! ordonnait oncle Jaime.
Alba sortait puis s’en revenait en traînant au bout d’une invisible corde un pachyderme imaginaire. Ils pouvaient passer une bonne demi-heure à lui donner à manger des herbes adaptées à son espèce, à le barbouiller de terre pour protéger sa peau des inclémences du temps, à faire briller l’ivoire de ses défenses, tout en discutant avec ardeur des avantages et inconvénients de la vie en forêt.
— Cette fillette va finir complètement toquée ! s’exclamait le sénateur Trueba quand il apercevait la petite Alba, assise sous la véranda, en train de lire les traités médicaux que lui prêtait son oncle Jaime.
Elle était la seule de la maisonnée à disposer de la clef donnant accès au terrier de livres de son oncle, à être autorisée à en prendre et à les lire. Blanca soutenait qu’il fallait doser ces lectures, car il y avait là des choses qui n’étaient pas de son âge, mais oncle Jaime estimait qu’on ne lit rien sans y porter intérêt, et que si l’on y prend intérêt, c’est qu’on est déjà en âge de le faire. Ses théories étaient les mêmes pour ce qui concernait la toilette et le manger. Il disait que si la fillette n’avait nulle envie de se débarbouiller, c’est qu’elle n’en éprouvait pas la nécessité, et qu’il convenait de lui donner à manger ce qu’elle voulait aux heures où elle avait faim, l’organisme étant mieux placé que personne pour connaître ses propres besoins. En ce domaine, Blanca se montrait inflexible et astreignait sa fille à respecter règles d’hygiène et horaires stricts. La conséquence en était qu’en sus du rituel des repas et de la toilette, Alba s’empiffrait des gourmandises que lui offrait son oncle et s’aspergeait avec le tuyau d’arrosage dès qu’elle avait trop chaud, sans que rien vînt altérer sa saine constitution. Il aurait bien plu à Alba que son oncle épousât sa maman, car mieux eût valu l’avoir pour père, que comme oncle, mais on lui expliqua que de ce genre d’unions incestueuses naissent des enfants mongoliens. Elle se mit alors en tête que les élèves du jeudi, dans l’atelier de sa mère, étaient des rejetons de ses oncles.
Nicolas tenait lui aussi une place de choix dans le cœur de la fillette, mais il y avait chez lui quelque chose d’éphémère, de volatil, une façon d’être toujours pressé, de passage, comme s’il sautait sans cesse d’une idée à une autre, qui ne laissait pas d’inquiéter Alba. Elle avait cinq ans quand son oncle Nicolas fut de retour d’Inde. Las d’invoquer Dieu par le biais du guéridon et dans la fumée du haschisch, il avait résolu de partir à sa rencontre en une contrée moins grossière que sa terre natale. Il passa deux mois à harceler Clara, la talonnant dans tous les coins, lui susurrant à l’oreille quand elle était assoupie, jusqu’à la persuader de vendre une bague en brillants afin de lui payer le voyage au pays du mahatma Gandhi. Cette fois, Esteban Trueba ne marqua pas d’opposition, car il se dit qu’un petit tour dans cette lointaine nation de ventres creux et de vaches transhumantes ferait beaucoup de bien à son garçon.
— Si tu ne meurs pas piqué par un cobra ou de quelque maladie exotique, j’espère bien qu’à ton retour tu seras devenu un homme, car j’en ai plein le dos de tes extravagances, lui dit son père en guise d’adieu sur le quai.
Nicolas vécut un an à l’état de mendiant, parcourant à pied les chemins des yogi, à pied traversant l’Himalaya, à pied ralliant Katmandou, à pied longeant le Gange, à pied entrant dans Bénarès. Au terme de cette pérégrination, il avait la certitude de l’existence de Dieu et avait appris à se transpercer les joues et la peau du bréchet avec des épingles à chapeaux, et à vivre pour ainsi dire sans manger. On le vit débarquer à la maison un jour comme les autres, sans crier gare, une couche de nourrisson dissimulant ses parties honteuses, n’ayant plus que la peau sur les os et avec cet air égaré qu’on voit aux gens qui ne bouffent que des crudités. Il débarqua, accompagné par un duo de carabiniers incrédules, bien décidés à le mettre au trou s’il ne pouvait prouver qu’il était bien le fils du sénateur Trueba, et par une ribambelle d’enfants qui lui avaient emboîté le pas en faisant pleuvoir sur lui trognons et quolibets. Clara fut la seule à n’avoir aucun mal à le reconnaître. Son père tranquillisa les carabiniers, puis ordonna à Nicolas d’aller prendre un bain et de passer des vêtements de bon chrétien s’il tenait à vivre sous son toit, mais Nicolas le regarda comme s’il ne le voyait pas, et s’abstint de répondre. Il était devenu végétarien. Il ne touchait ni à la viande, ni au lait, ni aux œufs, son régime était celui d’un lapin de garenne et son visage anxieux épousa peu à peu la semblance de celui de cet animal. Il mâchait et remâchait cinquante fois chaque bouchée de ses maigres aliments. Les repas se transformèrent en interminable rituel au cours duquel Alba finissait par piquer du nez dans son assiette vide, tout comme les domestiques à la cuisine dans leurs plateaux, tandis que lui-même ruminait cérémonieusement, tant et si bien qu’Esteban Trueba cessa de venir à la maison et prit tous ses repas au Club. Nicolas assurait qu’il était capable de marcher nu-pieds sur des charbons ardents, mais chaque fois qu’il se disposait à en administrer la preuve, Clara était prise d’une crise d’asthme et il dut y renoncer. Il s’exprimait par paraboles asiatiques, pas toujours intelligibles. Ses seuls intérêts étaient d’ordre spirituel. Le matérialisme de la vie domestique l’importunait autant que les attentions excessives de sa sœur et de sa mère qui insistaient pour le nourrir et le vêtir, et que la filature fascinée d’Alba qui le suivait partout dans la maison comme un caniche, le suppliant de lui apprendre à tenir debout sur la tête et à se transpercer avec des épingles. Il demeura aussi peu vêtu lorsque l’hiver se fut abattu dans toute sa rigueur. Il pouvait rester près de trois minutes sans respirer et était disposé à renouveler cet exploit chaque fois qu’on le lui demandait, ce qui arrivait fort souvent. Jaime disait que c’était bien dommage que l’air fût gratuit, car il avait calculé que Nicolas en respirait moitié moins qu’un être normalement constitué, bien qu’il en parût n’en être aucunement affecté. Il passa l’hiver à se repaître de carottes, sans se plaindre du froid, cloîtré dans sa chambre, remplissant à l’encre noire des pages et des pages de ses pattes de mouche. Lorsque se manifestèrent les premiers symptômes du printemps, il annonça que son livre était fin prêt. Celui-ci comptait quinze cents pages et il parvint à convaincre son père et son frère d’en financer l’édition, à charge pour eux de se rembourser’sur les ventes. Une fois corrigé et imprimé, le millier et demi de feuillets manuscrits se réduisit à quelque six cents pages d’un épais traité sur les quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu et sur la façon d’atteindre au Nirvàna par des exercices respiratoires. Il n’obtint pas le succès escompté et les cartons contenant tout le tirage finirent leurs jours à la cave où Alba les employait comme parpaings pour bâtir ses abris, jusqu’à ce que, bien des années plus tard, on s’en servît pour alimenter un infâme bûcher.
Sitôt le livre sorti des presses, Nicolas le soupesa amoureusement entre ses mains, recouvra son petit sourire de hyène d’autrefois, passa des vêtements décents et proclama que l’heure était venue de restituer la vérité à ses contemporains, confinés dans les ténèbres de l’ignorance. Esteban Trueba lui rappela l’interdiction qu’il lui avait faite de transformer la maison en académie, il l’avertit qu’il ne tolérerait pas qu’il mît ses idées païennes dans la tête d’Alba, encore moins qu’il lui inculquât ses trucs de fakir. Nicolas s’en fut prêcher à la cafétéria de l’université où il se fit un nombre impressionnant d’adeptes pour ses séances d’exercices spirituels et respiratoires. Dans ses moments de loisir, il se promenait à moto, enseignait à sa nièce comment vaincre la douleur et autres faiblesses de la chair. Sa méthode consistait à bien identifier toutes ces choses qui étaient causes de ses frayeurs. La fillette, qui nourrissait un certain penchant pour le macabre, se concentrait conformément aux instructions de son oncle et parvenait ainsi à visualiser, comme si elle était en train d’y assister, la mort de sa propre mère. Elle la voyait livide, glacée, ses beaux yeux marron refermés, allongée dans, un cercueil. Elle entendait les pleurs de la famille. Elle observait le défilé des amis qui entraient en silence, déposaient leur carte de visite sur un plateau puis ressortaient tête basse. Lui parvenaient l’odeur des fleurs, le hennissement des chevaux empanachés attelés au corbillard. Elle éprouvait jusqu’à son mal aux pieds, debout dans ses souliers de deuil tout neufs. Elle s’imaginait solitaire, abandonnée, orpheline. Son oncle l’aidait à songer à tout cela sans pleurer, à se décontracter, à ne pas opposer de résistance à la douleur, afin que celle-ci la traversât sans se déposer en elle. D’autres fois, Alba se coinçait un doigt dans la porte et apprenait à supporter sans plainte la cuisante brûlure. Si elle parvenait à passer toute une semaine sans pleurer, surmontant les épreuves à laquelle la soumettait Nicolas, elle remportait un prix qui consistait presque toujours en une virée à moto à tombeau ouvert, expérience inoubliable ! Un jour, ils se faufilèrent parmi un troupeau de vaches qui regagnaient l’étable, traversant un chemin des abords de la ville où il avait conduit sa nièce en guise de récompense. Elle se remémorerait toujours les masses pesantes des bêtes, leur balourdise, leurs queues crottées qui lui fouettaient le visage, l’odeur de bouse, les cornes qui la frôlaient, cette sensation de vide au creux de l’estomac, de merveilleux vertige et d’incroyable excitation, faite de curiosité aiguë et de terreur, qu’elle ne se reprendrait à éprouver qu’en de très fugitifs moments de son existence.
Esteban Trueba, qui avait toujours eu du mal à laisser s’exprimer son besoin d’affection et qui, depuis que ses relations conjugales avec Clara s’étaient dégradées, n’avait plus accès à la tendresse, épancha sur Alba le meilleur de ses sentiments. L’enfant comptait pour lui plus que ne l’avaient jamais fait ses propres fils. Chaque matin elle se rendait en pyjama dans la chambre de son grand-père, elle entrait sans frapper et se glissait dans son lit. Il feignait de se réveiller en sursaut, alors qu’en réalité il n’avait fait que l’attendre, et il grognait qu’elle ne vînt pas le déranger, qu’elle s’en retournât dans sa propre chambre et le laissât dormir. Alba le chatouillait jusqu’à ce qu’apparemment vaincu, il l’autorisât à chercher le chocolat qu’il avait dissimulé à son intention. Alba connaissait toutes les cachettes et son grand-père y recourait toujours dans le même ordre, mais, pour ne pas le frustrer, elle passait un bon moment à chercher à grand-peine, poussant des cris de jubilation quand elle avait trouvé. Esteban ne sut jamais que sa petite-fille détestait le chocolat et qu’elle n’en mangeait que par amour pour lui. Avec ces jeux matinaux, le sénateur contentait ses besoins de contacts humains. Le reste de la journée, il était occupé au Congrès, au Club, au golf, par les affaires et les conciliabules politiques. Deux fois l’an, il se rendait pour deux ou trois semaines aux Trois Maria avec sa petite-fille. L’un et l’autre en revenaient hâlés, remplumés et heureux. On distillait là-bas une eau-de-vie maison qui servait à la consommation, à allumer la cuisinière, à désinfecter les blessures et à tuer les cafards, et qu’on baptisait pompeusement « vodka ». Sur la fin de ses jours, quand ses quatre-vingt-dix ans l’eurent réduit à l’état de vieil arbre noueux et fragile, Esteban Trueba se souviendrait de ces moments passés avec sa petite-fille comme des meilleurs de toute son existence, et elle aussi garderait à jamais en mémoire la complicité de ces virées à la campagne, sa main dans celle de son grand-père, les promenades en croupe sur sa monture, les fins de journée dans l’immensité des prés, les longues nuits près de la cheminée de la salle de séjour, à raconter des histoires de revenants et à dessiner.
Les relations du sénateur Trueba avec le reste de la famille ne firent qu’empirer avec le temps. Une fois par semaine, chaque samedi, ils se rassemblaient pour dîner autour de la grande table de chêne qui était toujours restée au sein de la famille, ayant jadis appartenu aux del Valle, autrement dit qui remontait à la plus haute antiquité et qui avait servi à veiller les morts, à des danses de flamenco, entre autres usages incongrus. On y asseyait Alba entre sa mère et sa grand-mère, avec un oreiller sur sa chaise pour permettre à son nez d’atteindre au niveau de l’assiette. La fillette reluquait les adultes avec fascination : sa grand-mère rayonnante, ayant mis son dentier pour l’occasion, échangeant des messages avec son mari par le truchement de ses enfants ou des domestiques ; Jaime qui faisait étalage de sa mauvaise éducation en rotant après chaque plat et en se curant les dents avec son petit doigt pour indisposer son père ; Nicolas, les yeux mi-clos, mastiquant chaque bouchée cinquante fois, et Blanca qui papotait de tout et de rien pour entretenir la fiction d’un dîner normal. Trueba restait relativement silencieux, jusqu’à ce que son mauvais caractère reprît le dessus et qu’il se mît à se chamailler avec son fils Jaime pour des questions de pauvres, de scrutins, de socialistes et de principes, ou à insulter Nicolas pour ses tentatives de décollage en ballon et de pratique de l’acupuncture avec Alba, ou encore à châtier Blanca par ses reparties brutales, son indifférence, la prévenant en pure perte qu’elle avait ruiné sa vie et n’hériterait pas un sou vaillant de lui. La seule à qui il ne s’attaquait point était Clara, car ils ne se parlaient pour ainsi dire plus. Parfois Alba surprenait le regard de son grand-père posé sur Clara, il restait ainsi à la contempler et devenait progressivement tout blanc, tout doux, jusqu’à ressembler à un vieillard inconnu. Mais ce n’était pas très fréquent, la norme était que les deux époux s’ignorassent. Il arrivait que le sénateur Trueba perdît tout contrôle, il criait tant qu’il en devenait cramoisi et il fallait lui jeter le pot d’eau froide à la figure pour que sa colère retombât et qu’il reprit sa respiration.
Blanca avait atteint vers cette époque le summum de sa beauté. Elle avait un air mauresque, généreux et langoureux, qui était une invite à la confidence et au repos. Grande et opulente, son tempérament était celui d’une paumée et d’une pleurnicheuse qui éveillait chez les mâles l’ancestral instinct du protecteur. Son père ne nourrissait aucune sympathie pour elle. Il ne lui avait pas pardonné ses amours avec Pedro Garcia III et faisait en sorte qu’elle n’oubliât pas qu’elle vivait de sa miséricorde. Trueba ne pouvait s’expliquer que sa fille eût tant de soupirants, car Blanca n’avait rien de cette joie inquiétante, de cette jovialité qui l’attirait lui-même chez les femmes, et il se disait au surplus qu’aucun homme normal ne pouvait avoir envie de se marier avec une femme patraque, à l’état civil incertain, flanquée d’une fille à charge. Pour sa part, Blanca ne paraissait pas surprise des assiduités des hommes. Elle était consciente de sa beauté. Pourtant, face aux messieurs qui lui rendaient visite, elle adoptait une attitude contradictoire, les enhardissant du papillotement de ses prunelles musulmanes, tout en les maintenant prudemment à distance. Dès qu’elle constatait que les intentions de son vis-à-vis étaient sérieuses, elle coupait court à leur relation par un refus féroce. Certains, d’une condition matérielle supérieure, tentèrent de parvenir jusqu’au cœur de Blanca par un autre chemin, en séduisant sa fille. Ils comblaient Alba de cadeaux de prix, de poupées dotées de mécanismes qui leur permettaient de marcher, pleurer, manger et déployer maintes autres aptitudes proprement humaines, ils la gavaient de choux à la crème et l’emmenaient promener au zoo où la fillette versait des larmes de compassion sur les pauvres bêtes prisonnières, plus particulièrement le phoque qui remuait dans son âme de funestes pressentiments. Ces visites au zoo, main dans la main de quelque soupirant prodigue et rengorgé, lui laissèrent pour le restant de ses jours une sainte horreur de l’enfermement, des cloisons, des cages, de la mise au secret. Parmi tous ces amoureux, celui qui progressait le plus nettement sur le chemin menant à la conquête de Blanca était le Roi des Cocottes-Minute. Malgré son immense fortune et son caractère placide et réfléchi, Esteban Trueba le détestait, car il était circoncis, il avait le nez séfardi et les cheveux crépus. Par son attitude moqueuse et hostile, Trueba parvint à faire fuir cet homme qui avait réchappé à un camp de concentration, vaincu la misère et l’exil, avant de triompher, dans la lutte sans merci du commerce. Tant que dura cette idylle, le Roi des Cocottes-Minute passait prendre Blanca pour l’emmener souper dans les endroits les plus sélects, à bord d’une minuscule automobile pourvue seulement de deux sièges, de roues de tracteur, faisant un bruit de turbine sous son capot, unique en son genre et qui suscitait autant de tumultes de curiosité sur son passage que de moues de mépris chez les Trueba. Sans prêter cas à la contrariété de son père ni à l’affût du voisinage, Blanca prenait place dans le véhicule avec la majesté d’un premier ministre, vêtue de son unique tailleur noir et du chemisier de soie blanche qu’elle mettait dans les grandes occasions. Alba lui envoyait un baiser et restait debout sur le pas de la porte, le subtil parfum de jasmin de sa mère flottant encore à ses narines, un nœud d’angoisse lui étreignant la poitrine. Seul l’entraînement que lui avait dispensé son oncle Nicolas lui permettait de supporter ces escapades maternelles sans se mettre à pleurer, car elle redoutait qu’un beau jour le galant de service ne réussît à convaincre Blanca de partir avec lui et de la laisser, elle, à jamais privée de mère. Cela faisait belle lurette qu’elle avait décrété n’avoir nul besoin d’un père, encore moins d’un beau-père, mais que si sa mère venait à lui manquer, elle irait se plonger la tête dans un seau d’eau jusqu’à périr noyée, comme faisait la cuisinière avec les petits que la chatte mettait bas tous les quatre mois.
La crainte d’être abandonnée par sa mère quitta Alba du jour où elle fit la connaissance de Pedro III : son intuition lui dit qu’aussi longtemps que cet homme existerait, il n’y aurait place pour nul autre dans le cœur de Blanca. Ce fut par un dimanche d’été. Blanca lui avait fait des anglaises avec un fer brûlant qui lui avait cuit les oreilles, elle lui avait mis gants blancs et vernis noirs, ainsi qu’un chapeau de paille garni de cerises artificielles. En l’apercevant, sa grand-mère éclata de rire, mais Blanca la consola de deux gouttes de son parfum qu’elle lui appliqua dans le cou.
— Tu vas faire la connaissance de quelqu’un de célèbre, lui dit mystérieusement sa mère quand elles furent dehors.
Elle conduisit sa fille au Jardin japonais où elle lui acheta des sucres d’orge et un sac de grains de maïs. Elles s’assirent sur un banc à l’ombre, se tenant par la main, entourées par les pigeons qui venaient picorer le maïs.
Elle le vit s’approcher avant même que sa mère le lui eût désigné. Il portait une combinaison de mécanicien, une énorme barbe noire qui lui descendait à mi-poitrine, des cheveux embroussaillés, des sandales de franciscain sans chaussettes, et arborait un large, un éclatant et merveilleux sourire qui le rangea d’emblée dans la catégorie des êtres méritant d’être peinturlurés sur la fresque géante de sa chambre à coucher.
L’homme et la fillette se regardèrent et se reconnurent simultanément dans les yeux l’un de l’autre.
— Voici Pedro III, le chanteur. Tu l’as entendu à la radio, lui dit sa mère.
Alba lui tendit sa main ; il la serra dans sa propre main gauche. Elle remarqua alors qu’il lui manquait plusieurs doigts à la droite, mais il lui expliqua que, malgré cela, il pouvait jouer de la guitare, car il y a toujours une façon de faire ce qu’on a la volonté de faire. Tous trois se promenèrent dans le Jardin japonais. En milieu d’après-midi, ils prirent un des derniers tramways électriques existant encore en ville pour aller manger du poisson dans une friterie du marché, et il les raccompagna à la nuit tombante jusqu’à leur rue. Au moment de se séparer, Blanca et Pedro III s’embrassèrent sur la bouche. C’était la première fois de sa vie qu’Alba le voyait faire, car dans tout son entourage il n’y avait pas de gens amoureux.
A compter de ce jour, Blanca se mit à partir seule en week-end. Elle disait aller rendre visite à quelques cousines éloignées. Esteban Trueba s’emportait et menaçait de l’expulser de son toit, mais Blanca demeurait inflexible dans sa décision. Elle laissait sa fille aux soins de Clara et partait en autobus avec une petite valise de clown décorée de fleurs peintes.
— Je te promets de ne pas me marier et d’être de retour demain soir, disait-elle en prenant congé de sa fille.
Alba se plaisait à s’asseoir à côté de la cuisinière à l’heure de la sieste et à écouter à la radio les chansons populaires, notamment celles de l’homme dont elle avait fait la connaissance au Jardin japonais. Un jour, le sénateur Trueba fit irruption à l’office et, entendant cette voix à la radio, il fondit à coups de canne contre le poste jusqu’à le réduire à un enchevêtrement de fils et de pièces détachées, sous les yeux terrorisés de sa petite-fille, bien en peine de s’expliquer le subit accès de démence de son grand-père. Le lendemain, Clara fit l’acquisition d’un autre poste de radio afin qu’Alba pût écouter Pedro à sa guise, et le vieux Trueba feignit de ne se rendre compte de rien.
C’est là que prit place l’épisode du Roi des Cocottes-Minute. Pedro vint à apprendre son existence et fit une crise de jalousie injustifiée si l’on compare l’ascendant qu’il exerçait sur Blanca à la cour timorée du commerçant juif. Comme à tant d’autres reprises, il supplia Blanca de quitter le toit des Trueba, la féroce tutelle de son père, le refuge de son atelier peuplé de mongoliens et de jeunes pimbêches désœuvrées, de partir une fois pour toutes avec lui pour vivre cet amour débridé qu’ils avaient tenu caché depuis leur tendre enfance. Mais Blanca ne s’y résolvait pas. Elle n’ignorait pas que, partant avec Pedro III, elle serait définitivement exclue de son milieu, de la position qu’elle avait toujours occupée, et elle réalisait qu’elle n’avait pas la moindre chance de trouver sa place parmi les propres relations de Pedro III, ni de s’adapter à sa modeste existence dans quelque faubourg ouvrier. Des années plus tard, quand Alba eut l’âge d’analyser cet aspect de la vie de sa mère, elle en vint à la conclusion que si celle-ci n’avait pas pris le large avec Pedro III, c’est simplement parce que l’amour ne faisait pas le poids, puisqu’elle ne trouvait rien chez les Trueba que lui-même n’aurait pu lui donner. Blanca était une femme fort démunie, elle ne disposait de quelque argent que si Clara lui en donnait ou qu’elle vendît quelqu’une de ses crèches. Elle gagnait une misère qu’elle dilapidait presque entièrement en honoraires médicaux, car sa propension à souffrir de maux imaginaires n’avait pas décru avec le travail et la mouise, bien au contraire, elle ne faisait même qu’empirer d’année en année. Elle s’évertuait à ne rien demander à son père, afin de ne pas lui procurer une occasion de l’humilier. De temps à autre, Clara et Jaime lui achetaient des vêtements ou lui donnaient un petit quelque chose pour ne pas la laisser dans le besoin, mais habituellement elle n’avait pas de quoi se payer une paire de bas. Sa pauvreté contrastait avec les robes à broderies et les souliers sur mesure dont le sénateur Trueba attifait sa petite-fille Alba. Sa vie était pénible. Hiver comme été, elle se levait dès six heures du matin. À cette heure-là, elle allumait le four de l’atelier, en tablier de toile cirée et sabots de bois, préparait les tables de travail et malaxait l’argile pour ses cours, les bras enfoncés jusqu’aux coudes dans la glaise râpeuse et glacée. Elle avait toujours, pour cette raison, les ongles cassés, la peau gercée, et ses doigts finissaient par se déformer. C’était une heure où elle se sentait inspirée et comme nul ne venait l’interrompre, elle pouvait commencer sa journée par la fabrication de ses monstrueuses bestioles destinées aux crèches. Puis il lui fallait s’occuper de la maison, de la domesticité, des achats, jusqu’à l’heure où débutaient les cours. Les élèves étaient des filles de bonne famille qui n’avaient rien d’autre à faire et qui avaient embrassé la mode de l’artisanat, plus chic que le tricot pour les pauvres auquel s’adonnaient les rombières.
L’idée de dispenser des cours à des mongoliens avait été un fait du hasard. Un beau jour avait débarqué chez le sénateur Trueba une vieille amie de Clara, traînant son petit-fils avec elle. C’était un gros et mol adolescent à la ronde et bénigne face de pleine lune, avec une expression d’inaltérable tendresse dans ses petits yeux asiatiques. Malgré ses quinze ans, Alba se rendit compte qu’il était comme un bébé. Clara pria sa petite-fille d’emmener le garçon jouer au jardin et de veiller à ce qu’il ne salît pas ses affaires, n’allât pas se noyer dans le bassin, ni manger de la terre, ni se tripoter la braguette. Alba se lassa vite de le surveiller et, face à l’impossibilité de communiquer avec lui dans aucun langage cohérent, elle le conduisit à l’atelier de céramique où Blanca, pour qu’il se tînt tranquille, lui passa un tablier pour le protéger des taches et des éclaboussures, et lui fourra entre les mains une boule d’argile. Le garçon resta ainsi plus de trois heures à s’amuser, sans baver, sans faire pipi, sans se cogner la tête contre les murs, modelant de grossières figurines de glaise qu’il emporta ensuite en cadeau à sa grand-mère. La bonne dame, qui en était à oublier qu’elle était venue avec lui, fut si enchantée qu’ainsi naquit l’idée que la céramique était bonne pour les mongoliens. Blanca finit par donner des cours à un groupe d’enfants qui débarquaient à l’atelier tous les jeudis après-midi. Ils arrivaient en camionnette sous la houlette de deux religieuses aux cornettes amidonnées qui prenaient place sous la tonnelle du jardin, buvant du chocolat avec Clara, discutant des vertus du point-de-croix et de la hiérarchie des péchés, cependant que Blanca et sa fille apprenaient aux enfants à confectionner des vers de terre, des billes, des récipients difformes et des chiens écrasés. À la fin de l’année, les bonnes sœurs organisaient une exposition et une kermesse nocturnes où ces œuvres d’art effrayantes se vendaient par charité. Blanca et Alba eurent tôt fait de constater que les enfants travaillaient beaucoup mieux quand ils se sentaient aimés, et que les témoignages d’affection étaient la seule façon de communiquer avec eux. Elles apprirent à les entourer, les embrasser, les câliner, tant et si bien qu’elles finirent toutes deux par les aimer pour de bon. Tout au long de la semaine, Alba attendait l’arrivée de la camionnette de débiles mentaux et bondissait de joie quand ils accouraient l’embrasser. Mais ces journées du jeudi étaient épuisantes. Alba se couchait fourbue, les doux visages asiatiques des élèves de l’atelier n’arrêtaient pas de lui tourner dans la tête, et Blanca souffrait immanquablement d’une migraine. Sitôt les sœurs parties dans leur volettement d’étoffes immaculées, avec leur petite cohorte de crétins se tenant par la main, Blanca serrait furieusement sa fille contre elle, la couvrait de baisers, lui disait combien il fallait remercier Dieu qu’elle fût elle-même normale. Et c’est à cause de cela qu’Alba grandit dans l’idée que la normalité était un don du Ciel. Elle en discuta un jour avec sa grand-mère :
— Vois-tu, ma petite-fille, dans la plupart des familles il y a toujours un fou ou un idiot, lui certifia Clara en s’absorbant dans son tricot, car malgré tant d’années elle ne savait toujours pas tricoter sans regarder les mailles. Parfois on ne les remarque pas, parce que les gens les cachent comme quelque chose de honteux. Ou les enferment dans les pièces les plus reculées afin que les visiteurs ne les voient pas. En vérité, il n’y a pas de quoi avoir honte, car eux aussi sont l’œuvre de Dieu.
— Mais, grand-mère, il n’y en a aucun chez nous, répliqua Alba.
— Non. Ici le grain de folie est réparti entre tous et il n’y en a plus de reste pour que nous ayons notre idiot de la famille.
Telles se déroulaient ses conversations avec Clara. Aussi sa grand-mère était-elle pour Alba le personnage central de la maisonnée, la présence la plus forte dans sa propre vie. Elle était le moteur qui mettait en branle et actionnait cet univers magique qui était comme le socle de la grande maison du coin, où Alba vécut ses sept premières années en totale liberté. Elle se fit aux excentricités de sa grand-mère. Elle n’était guère surprise de la voir se déplacer en état de transe à travers la salle de séjour, assise dans sa bergère, jambes repliées, propulsée par quelque force invisible. Elle la suivait dans ses pérégrinations, jusqu’aux hôpitaux et asiles de bienfaisance où Clara s’évertuait à retrouver la piste de son troupeau de nécessiteux, et elle en vint même à apprendre à tricoter, avec de la laine à quatre brins et de grosses aiguilles, ces paletots dont son oncle Jaime faisait don après ne les avoir portés qu’une fois, rien que pour voir le sourire édenté de sa grand-mère lorsqu’elle se mettait à loucher en rattrapant ses mailles. Clara avait souvent recours à elle pour porter des messages à Esteban, et elle écopa du sobriquet de Pigeonne Voyageuse. La fillette prenait part aux séances du vendredi où le guéridon tressautait en plein jour sans qu’intervint aucun subterfuge, ni levier ni énergie connue, ainsi qu’aux soirées littéraires où alternaient les maîtres consacrés et un nombre variable de timides artistes inconnus auxquels Clara offrait sa protection. À l’époque, nombreux furent les hôtes à trouver le boire et le manger à la grande maison du coin. Se relayait pour y vivre – ou y assister pour le moins aux assemblées spirituelles, aux causeries culturelles et aux soirées mondaines – presque tout le gratin du pays, y compris même le Poète qui, bien des années plus tard, allait être considéré comme le plus grand du siècle et traduit dans toutes les langues connues de la planète, sur les genoux duquel Alba s’assit à maintes reprises sans soupçonner qu’un jour elle marcherait derrière son cercueil, un bouquet d’œillets ensanglantés à la main, entre deux rangs de mitraillettes.
Clara n’était pas si âgée, mais aux yeux de sa petite-fille elle paraissait d’une extrême vieillesse, car elle n’avait plus de dents. Elle n’avait pas non plus de rides et quand elle gardait la bouche fermée, l’innocente expression de son visage créait chez elle l’illusion d’une très grande jeunesse. Elle s’habillait de tuniques de toile écrue qui ressemblaient à des camisoles de force, et se mettait en hiver de grosses chaussettes de laine et des moufles. Les histoires les moins drôles la faisaient pouffer, elle était en revanche incapable de saisir le sens d’une plaisanterie, elle riait à contretemps, quand tout le monde avait cessé, et pouvait sombrer dans une profonde mélancolie dès qu’elle voyait quelqu’un faire le pitre. Elle souffrait de temps à autre de crises d’asthme. Elle appelait alors sa petite-fille avec une clochette d’argent qu’elle portait toujours sur soi, et Alba rappliquait en courant, la dorlotait, la soignait en lui chuchotant des petits mots de réconfort, car toutes deux savaient d’expérience que rien ne vainc l’asthme comme l’étreinte prolongée d’un être cher. Elle avait des yeux pétillants couleur noisette, une chevelure grisonnante et lustrée, ramassée en chignon désordonné d’où s’échappaient des mèches rebelles, des mains aussi fines que blanches, des ongles en amandes et de longs doigts sans bagues qui n’avaient d’autres emplois que les gestes de tendresse, la disposition des cartes de divination et la remise en place du dentier à l’heure des repas. Alba passait toute la journée à marcher sur les talons de sa grand-mère, à se fourrer dans ses jupes, à la titiller pour qu’elle lui racontât des histoires ou fît bouger les vases par la seule force de sa pensée. Elle trouvait en elle un sûr refuge quand ses cauchemars l’assaillaient ou que l’entraînement que lui faisait subir son oncle Nicolas devenait par trop insupportable. Clara lui apprit à prendre soin des oiseaux, à parler à chacun dans sa langue, à connaître les signes prémonitoires de la nature et à tricoter des cache-nez au point de côte à l’intention des pauvres.
Alba savait que sa grand-mère était l’âme de la grande maison du coin. Les autres ne le surent que plus tard, quand Clara mourut et que la demeure se défit de ses fleurs, de ses amis de passage, de ses esprits folâtres pour entrer de plainpied dans la décrépitude.
Alba avait dans les six ans quand elle vit Esteban Garcia pour la première fois, mais jamais elle ne put l’oublier. Probablement l’avait-elle déjà vu auparavant aux Trois Maria, lors de telle ou telle de ses virées estivales avec son grand-père, quand celui-ci l’emmenait sillonner le domaine et, d’un ample geste, lui désignait tout ce qu’embrassait le regard, des peupleraies jusqu’au volcan, y compris les petites bicoques de briques, lui disant qu’il lui fallait apprendre à aimer cette terre, car un jour elle serait à elle.
- Mes fils sont des branleurs, il n’y en a pas un pour racheter l’autre, disait-il à sa petite-fille. S’ils héritaient des Trois Maria, tout cela retomberait en ruine, comme du temps de mon propre père.
— Tout ça est à toi, grand-père ?
— Tout, depuis la route panaméricaine jusqu’au sommet de ces collines. Tu les aperçois ?
— Mais pour quelle raison, grand-père ?
— Comment, pour quelle raison ? Parce que j’en suis le propriétaire, cette blague !
— Oui, mais pourquoi t’en es le propriétaire ?
— Parce que c’était dans la famille.
- Et pourquoi ?
- Parce qu’on l’avait acheté aux indiens.
- Et les fermiers, ceux qui ont toujours vécu ici, pourquoi c’est pas eux les propriétaires ?
— Ton oncle Jaime est en train de te fourrer des idées bolcheviques dans le crâne ! bramait le sénateur Trueba, congestionné de rage. Tu sais ce qui arriverait ici s’il n’y avait pas de patron ?
— Non.
- Tout s’en irait en capilotade ! Il n’y aurait personne pour donner les ordres, pour vendre les récoltes, pour prendre toutes choses sur soi, tu comprends ? Personne non plus pour s’occuper des gens. Que l’un d’eux tombe malade, par exemple, ou meure en laissant une veuve et une ribambelle de marmots, ceux-là crèveraient de faim. Chacun n’aurait qu’une misérable parcelle de terrain qui ne lui suffirait pas pour nourrir les siens. Il leur faut quelqu’un qui pense pour eux, qui prenne les décisions, qui leur vienne en aide. J’ai été le meilleur patron de la région, Alba. J’ai un caractère de cochon, mais je suis juste. Mes fermiers vivent mieux que bien des gens de la ville, ils ne manquent de rien, et même quand c’est une année de sécheresse, d’inondation ou de tremblement de terre, je me soucie que personne ici ne soit dans la débine. C’est ce que tu devras faire à ton tour quand tu en auras l’âge, et c’est pour cela que je t’emmène toujours avec moi aux Trois Maria, pour que tu connaisses bien chaque pierre, chaque bête, et, surtout, chaque personne par ses nom et prénom. Tu as compris ce que je t’ai dit ?
En fait, elle avait fort peu de contacts avec les paysans et était bien loin de connaître chacun par ses nom et prénom. Ce qui fit qu’elle ne reconnut pas le jeune homme brun, gauche et dégingandé, aux petits yeux cruels de rongeur, qui s’en vint à la capitale, un après-midi, frapper à la porte de la grande maison du coin. Il était vêtu d’un costume sombre et trop étroit pour sa taille. Aux genoux, aux coudes et aux fesses, le tissu était tout élimé, réduit à une pellicule brillante. Il dit qu’il souhaitait parler au sénateur Trueba et se présenta comme le fils d’un de ses fermiers des Trois Maria. Quoiqu’en temps normal les gens de sa condition n’entrassent que par la porte de service et qu’on les fit attendre à l’office, on le conduisit à la bibliothèque, car il y avait fête à la maison ce jour-là, avec la participation de tout l’état-major du Parti conservateur. La cuisine était envahie par tout un régiment de maîtres-queux et de marmitons que Trueba avait fait venir du Club, et il y régnait une confusion et une agitation telles qu’un visiteur n’aurait fait que déranger. C’était par un après-midi d’hiver, la bibliothèque était sombre et silencieuse, seulement éclairée par le feu qui crépitait dans la cheminée. Flottait une odeur de cire pour bois et cuir.
— Attends ici, mais ne touche à rien. Le sénateur ne va pas tarder, dit d’un ton mauvais la chambrière, le laissant seul.
Le jeune homme explora la pièce du regard, sans oser esquisser aucun mouvement, ruminant avec rancœur que tout cela aurait pu lui revenir s’il était seulement né par filiation légitime, comme le lui avait maintes fois expliqué sa grand-mère Pancha Garcia avant de succomber aux spasmes de la fièvre ardente et de le laisser irrémédiablement orphelin, parmi la ribambelle de frères et de cousins au sein de laquelle lui-même n’était comme qui dirait personne. Seule sa grand-mère l’avait distingué dans le tas et ne lui avait pas permis d’oublier qu’il était différent des autres, car dans ses veines coulait le sang du patron. Se sentant étouffer, il examina la bibliothèque. Tous les murs étaient couverts de rayonnages d’acajou poli, sauf de part et d’autre de la cheminée où se dressaient deux vitrines tout encombrées d’ivoires et de pierres d’Extrême-Orient. La pièce était à deux niveaux, seul caprice de l’architecte auquel son grand-père eût consenti. Une galerie, à laquelle on accédait par un escalier de fer forgé en colimaçon, tenait lieu de second étage au-dessus des rayonnages. Les meilleurs tableaux de la maison se trouvaient ici, car Esteban Trueba avait fait de cette pièce son sanctuaire, son bureau, son refuge, et il aimait avoir auprès de lui les choses auxquelles il tenait le plus. Les étagères étaient remplies de livres et d’objets d’art, du sol jusqu’au plafond. Il y avait aussi un bureau massif de style espagnol, de grands fauteuils de cuir noir tournant le dos à la fenêtre, quatre tapis persans recouvrant le parquet en chêne et plusieurs lampes de lecture aux abat-jour en parchemin, disséminées stratégiquement : où que l’on fût assis, on avait ainsi assez de lumière pour lire. C’est en ce lieu que le sénateur préférait tenir ses conciliabules, tisser ses intrigues, manigancer ses affaires, et, aux heures de plus grande solitude, s’enfermer pour soulager sa bile, cuver sa frustration ou sa tristesse.
Mais cela, le jeune cul-terreux ne pouvait que l’ignorer, debout sur son tapis, ne sachant que faire de ses mains que la timidité rendait moites. Cette majestueuse bibliothèque, si massive et écrasante, correspondait exactement à l’image que lui-même se faisait du patron. Il frémit de haine et de crainte. Jamais il ne s’était trouvé en pareil endroit, jusqu’alors il pensait que le plus luxueux à exister dans tout l’univers était le cinéma de San Lucas où la maîtresse d’école avait conduit un jour la classe entière pour assister à un film de Tarzan. Il lui en avait beaucoup coûté de prendre sa décision, de convaincre sa famille, d’accomplir le long voyage jusqu’à la capitale, seul et sans argent, pour venir parler au patron. Il ne pouvait attendre jusqu’à l’été pour lui dire tout ce qui lui obstruait la poitrine. Soudain il se sentit observé. Il se retourna et se trouva face à face avec une fillette à tresses et à chaussettes ajourées qui le contemplait depuis le seuil.
— Comment tu t’appelles ? s’enquit la petite fille.
— Esteban Garcia, lui dit-il.
— Moi, je m’appelle Alba Trueba. Souviens-toi bien de mon nom.
— Je m’en souviendrai.
Ils se considérèrent un long moment, puis, lorsqu’elle se sentit en confiance, Alba osa s’approcher. Elle lui expliqua qu’il lui fallait attendre, car son grand-père n’était pas encore rentré du Congrès, et elle lui raconta qu’à la cuisine on ne savait plus où poser les pieds à cause de la fête, tout en lui promettant de se procurer plus tard quelques friandises pour les lui apporter. Esteban Garcia se sentit un peu plus à l’aise. Il prit place dans l’un des fauteuils de cuir noir et, petit à petit, attira la fillette qu’il assit sur ses genoux. Alba sentait le brou de noix dont le parfum se mêlait à son odeur naturelle de gamine en sueur. Le jeune homme approcha le nez et respira cet arum. Ses yeux se remplirent de larmes, et sans trop savoir Pourquoi il se sentit détester cette gosse presqu’autant qu’il haïssait le vieux Trueba. Elle incarnait ce dont il serait toujours privé, ce qu’il ne serait lui-même jamais. Il aurait voulu lui faire du mal, l’anéantir, mais il désirait aussi continuer à humer son parfum, écouter son babillage de bébé, garder à portée de main sa peau si douce. il lui caressa les genoux, juste au dessus du bord des chaussettes ajourées, ils étaient tièdes avec des petites fossettes. Alba papota de plu belle sur la cuisinière qui mettait des noix dans le cul des poulets pour le dîner du soir. Il ferma les yeux, il s’était mis à trembler. D’une main il entoura le cou de la fillette, sentit ses nattes lui chatouiller le poignet, et il se mit à serrer doucement, conscient qu’elle était si menue qu’une infime pression de sa part pouvait suffire à l’étrangler. Il eut envie de le faire, il aurait voulu la sentir se convulser et trépigner sur ses genoux, se débattant en quête d’un peu d’air. Il eut envie de l’entendre gémir et mourir dans ses bras, il eut envie de la déshabiller et se sentit en proie à une excitation violente. Son autre main fit une incursion sous la robe amidonnée, remonta le long des jambes enfantines, rencontra la dentelle des jupons de batiste puis la barboteuse de laine avec ses élastiques. Il haletait. Dans un recoin de son cerveau, il lui restait suffisamment de jugeote pour se rendre compte qu’il se tenait à présent au bord d’un abîme. La fillette avait cessé de parler, elle restait tranquille, le regardant de ses grands yeux noirs. Esteban Garcia prit la main de la gamine et l’appuya sur son sexe durci.
— Tu sais ce que c’est que ça ? lui demanda-t-il d’une voix rauque.
— Ton pénis, répondit-elle pour en avoir déjà vu sur les planches des traités de médecine de son oncle Jaime, et à son oncle Nicolas quand il se promenait tout nu pour se livrer à ses exercices asiatiques.
Soudain il prit peur. Il se leva brusquement, la fillette tomba sur le tapis. Il était abasourdi et épouvanté, ses mains tremblaient, il se sentait les jambes en coton, les oreilles en feu. C’est à ce moment-là qu’il entendit les pas du sénateur Trueba dans le couloir : un instant plus tard, avant qu’il eût pu reprendre sa respiration, le vieillard était entré dans la bibliothèque.
— Pourquoi fait-il aussi sombre ici ? rugit-il de sa grosse voix de tremblement de terre.
Trueba alluma les lampes et ne reconnut pas le garçon qui le contemplait avec des yeux exorbités. Il tendit les bras à sa petite-fille qui s’y réfugia un bref moment avec son air de chien battu, pour s’en détacher bientôt et sortir en refermant la porte
— Qui es-tu, toi ? décocha-t-il à celui qui n’était autre que son petit-fils.
— Esteban Garcia. Vous ne vous souvenez pas de moi, patron ? parvint à bredouiller celui-ci.
Trueba remit alors ce garnement fourbe qui avait dénoncé Pedro bien des années auparavant, et qui avait ramassé par terre les doigts sectionnés. Il comprit qu’il ne lui serait pas facile de l’éconduire sans l’écouter, bien qu’il eût pour règle que les problèmes de ses fermiers fussent résolus par le régisseur des Trois Maria.
— Qu’est-ce que tu veux ? lui demanda-t-il.
Esteban Garcia hésita, il ne parvenait pas à retrouver les mots qu’il avait si minutieusement préparés, des mois durant, avant d’aller oser frapper à la porte du patron.
— Fais vite, je n’ai pas beaucoup de temps, dit Trueba.
D’une voix bégayante, Garcia parvint à exposer sa requête : il avait terminé ses classes au collège de San Lucas, il aurait voulu une recommandation pour l’Ecole des Carabiniers et une bourse d’Etat pour payer ses études.
— Pourquoi ne restes-tu pas à la campagne comme ton père et ton grand-père ? lui demanda le patron.
— Excusez-moi, monsieur, mais je veux être carabinier, insista Esteban.
Trueba se souvint qu’il lui devait encore sa récompense pour avoir dénoncé Pedro III Garcia ; il décida que c’était là une bonne occasion d’apurer sa dette et, au passage, d’avoir quelqu’un à son service dans la police. « On ne sait jamais, je peux brusquement en avoir besoin », se dit-il. Il prit place à son bureau massif, s’empara d’une feuille de papier, à en-tête du Sénat, rédigea la recommandation dans les termes usuels et la tendit au garçon qui attendait, planté comme un piquet.
— Tiens, fiston. Je me réjouis que tu aies choisi ce métier-là. Si ce qui t’attire, c’est de te balader avec une arme, il y a le choix entre être gendarme ou voleur : mais mieux vaut être policier, car tu as l’impunité pour toi. Je vais téléphoner au commandant Hurtado, c’est un ami à moi, pour qu’on t’accorde une bourse. Si tu as besoin d’autre chose, fais-le-moi savoir.
— Mille mercis, patron.
— Ne me remercie pas, fiston. J’aime bien venir en aide à mes gens.
Il lui donna congé avec une petite tape amicale sur l’épaule.
— Pourquoi t’a-t-on appelé Esteban ? lui demanda-t-il sur le pas de la porte.
A cause de vous, monsieur, répondit l’autre en rougissant.
Trueba ne réfléchit pas davantage à la chose. Il n’était pas rare que les fermiers recourussent aux prénoms de leurs patrons pour baptiser leurs propres rejetons, en gage de respect.
Clara mourut le jour même où Alba allait avoir sept ans. Le premier signe annonciateur de sa mort ne fut perceptible qu’à elle seule. Elle commença alors à prendre en cachette certaines dispositions pour son départ. Dans la plus grande discrétion, elle répartit ses vêtements entre les domestiques et la cohorte de protégés qu’elle entretenait toujours, ne gardant pour elle que l’indispensable. Elle mit de l’ordre dans ses papiers, exhumant des recoins les plus reculés ses cahiers de notes sur la vie. Elle les attacha avec des faveurs de couleur, les regroupant au gré des événements et non par ordre chronologique, car la seule chose qu’elle avait omis d’y faire figurer, c’était les dates, et dans la hâte de sa dernière heure elle décréta qu’elle ne pouvait gaspiller son temps à les vérifier. En recherchant les cahiers, elle remit au jour ses bijoux cachés dans des boîtes à chaussures, au bout de vieux bas, au fin fond des armoires, là où elle les avait remisés depuis l’époque où son mari les lui avait offerts dans l’espoir de pouvoir obtenir ainsi son amour. Elle les fit glisser dans une vieille chaussette de laine qu’elle ferma avec une épingle de sûreté, et remit le tout à Blanca.
— Garde bien ceci, ma petite fille. Un jour, ça pourra te servir à bien autre chose qu’à te déguiser.
Blanca s’en ouvrit à Jaime et celui-ci se mit à la surveiller. Il remarqua que sa mère menait une vie apparemment normale, mais qu’elle ne se nourrissait presque plus. Elle s’alimentait de lait et de quelques cuillerées de miel. Elle ne dormait pas davantage, passant la nuit à écrire et à errer à travers la maison. On aurait dit qu’elle se détachait des choses d’ici-bas, de jour en jour plus légère, plus transparente, plus aérienne.
— Un de ces quatre, elle va nous fausser compagnie en s’envolant, dit Jaime d’un ton soucieux.
Brusquement, elle se mit à étouffer. Elle percevait dans sa poitrine le galop d’un cheval emballé et l’angoisse du cavalier fonçant à toute allure contre le vent. Elle dit que c’était son asthme, mais Alba se rendit compte qu’elle ne l’appelait plus avec sa clochette d’argent pour qu’elle vînt la guérir de ses câlins prolongés. Un matin, elle vit sa grand-mère ouvrir les cages aux oiseaux avec une incompréhensible allégresse.
Clara rédigea des petites cartes à l’intention de tous ses êtres chers, qui n’étaient pas peu nombreux, et les glissa discrètement dans une boîte sous son lit. Le lendemain matin, elle ne se leva pas et quand la domestique arriva avec le petit déjeuner, elle ne l’autorisa point à ouvrir les rideaux. Elle avait commencé à prendre aussi congé de la lumière avant de faire lentement son entrée parmi les ombres.
Prévenu, Jaime s’en vint la voir et ne voulut point repartir sans qu’elle se fût laissé examiner. Il ne put rien trouver d’anormal à son état, mais il ne fit aucun doute pour lui qu’elle allait mourir. Il quitta la chambre avec un large sourire hypocrite, mais, une fois hors de la vue de sa mère, il dut prendre appui contre le mur, ses jambes se dérobant sous lui. Il ne dit rien à personne de la maison. Il appela un spécialiste qui avait été son professeur à la faculté de médecine et, le jour même, celui-ci se présenta au domicile des Trueba. Après avoir vu Clara, il confirma le diagnostic de Jaime. On réunit la famille au salon et, sans vains préambules, on l’informa que Clara ne vivrait guère plus de deux ou trois semaines, et que la seule chose que l’on pût encore faire était de lui tenir compagnie, afin qu’elle mourût satisfaite.
— Je crois qu’elle a décidé de mourir de mort naturelle, et la science ne dispose d’aucun remède contre ce mal-là, dit Jaime.
Esteban Trueba empoigna son fils au collet et faillit l’étrangler, il expulsa sans ménagements le spécialiste, puis brisa à coups de canne les lampes et les porcelaines du salon. Finalement, il tomba à genoux sur le sol en vagissant comme un nouveau-né. Alba entra à ce moment-là et, voyant son grand-père dans une position qui le mettait à sa hauteur, elle s’approcha, le considéra d’un air surpris et, lorsqu’elle aperçut ses larmes, elle le cajola. C’est par les pleurs du vieil homme que la fillette apprit ainsi la nouvelle. Elle fut la seule de toute la maisonnée à ne pas perdre son calme, à cause de son entraînement à endurer la douleur et du fait que sa grand-mère lui avait fréquemment expliqué le déroulement et les affres du trépas.
— En mourant, tout comme à l’instant de venir au monde, nous avons peur de l’inconnu. Mais la peur est quelque chose d’intérieur à nous-mêmes, qui n’a rien à voir avec la réalité. Ainsi mourir est comme naître : un simple changement, lui avait dit Clara.
Elle avait ajouté que si elle était à même de communiquer aisément avec les âmes de l’au-delà, elle était absolument convaincue de pouvoir le faire après coup avec les âmes d’ici-bas, de sorte qu’au lieu de pleurnicher, le moment venu, elle souhaitait qu’elle gardât tout son calme : pour ce qui les concernait, la mort ne serait pas une séparation, mais une façon d’être encore plus unies. Alba l’avait parfaitement compris.
Bientôt Clara parut sombrer dans un doux sommeil et seuls ses efforts perceptibles pour faire entrer de l’air dans ses poumons signalaient qu’elle était encore en vie. Pourtant l’asphyxie ne paraissait pas l’angoisser, elle ne se débattait plus pour survivre. Sa petite-fille demeura tout le temps à son chevet. On dut improviser pour elle un lit à même le sol, car elle se refusait à quitter la chambre, et quand on voulut l’en faire sortir de force, elle eut sa première crise de nerfs. Elle ne démordait pas de l’idée que sa grand-mère se rendait compte de tout et qu’elle avait besoin d’elle. Peu avant la fin, Clara reprit conscience et put parler paisiblement. La première chose qu’elle remarqua, ce fut la main d’Alba entre les siennes.
— Je vais mourir, ma petite fille, n’est-il pas vrai ? lui demanda-t-elle.
— C’est vrai, grand-mère, répondit la fillette, mais peu importe puisque je suis avec toi.
— Fort bien. Prends sous le lit une boîte avec des cartes de visite et distribue-les, car je ne vais pas pouvoir dire adieu à tout un chacun.
Clara ferma les yeux, poussa un soupir de satisfaction et partit pour l’autre monde sans jeter un regard en arrière. Autour d’elle se trouvait rassemblée la famille, Jaime et Blanca aux traits tirés par les nuits de veille, Nicolas marmonnant des prières en sanscrit, Esteban avec la bouche et les poings crispés, infiniment furieux et affligé, et la petite Alba, seule à garder sa sérénité. Se tenaient là aussi les domestiques, les sœurs Mora, une paire d’artistes faméliques qui avaient trouvé leur subsistance à la maison au cours des derniers mois, et un prêtre qui avait répondu à l’appel de la cuisinière mais qui n’eut rien à faire, Trueba ne permettant pas que l’on importunât la moribonde avec des confessions de dernière minute et des aspersions d’eau bénite.
Jaime se pencha sur le corps, prêtant l’oreille à quelque imperceptible battement de cœur, mais en vain.
— Maman s’en est allée, dit-il dans un sanglot.