CHAPITRE III
CLARA LA
CLAIRVOYANTE
Clara avait dix ans quand elle décréta qu’il ne valait plus la peine de parler et s’enferma dans son mutisme. Le médecin de famille, le gros et débonnaire docteur Cuevas, tenta de soigner son silence avec des cachets de son invention, des sirops vitaminés, des tamponnements du larynx au miel boraté, mais apparemment sans aucun résultat. Il dut constater que ses médications se révélaient inefficaces et que sa seule présence suffisait à terrifier la fillette. À sa vue, Clara se mettait à glapir et se réfugiait dans le recoin le plus reculé, recroquevillée comme une bête traquée, si bien qu’il renonça à son traitement et recommanda à Severo et à Nivea de la conduire chez un Roumain dénommé Rostipov, qui faisait sensation à l’époque. Rostipov gagnait sa vie en se livrant à des tours d’illusionniste dans les théâtres de variétés et avait réussi l’extraordinaire exploit de tendre un fil de fer depuis l’extrême pointe de la cathédrale jusqu’au dôme de la Confrérie galicienne, de l’autre côté de la place, pour traverser en marchant dans les airs avec une perche pour seul et unique soutien. Malgré son côté fantasque, Rostipov était en train de susciter un tollé dans les milieux scientifiques car à ses moments de loisir, il venait à bout de l’hystérie à l’aide de baguettes magnétiques et de transes hypnotiques. Nivea et Severo amenèrent Clara au cabinet de consultation que le Roumain s’était improvisé à son hôtel. Rostipov l’examina avec soin puis finit par déclarer que son cas ne relevait pas de sa compétence : si la fillette ne parlait pas, c’était qu’elle n’en avait pas envie, non parce qu’elle en était incapable. Quoi qu’il en soit, devant l’insistance des parents, il confectionna quelques dragées au sucre enrobées d’une couleur violette et les prescrivit en annonçant qu’il s’agissait d’un remède sibérien destiné à guérir les sourds-muets. En l’occurrence, la suggestion resta sans effet et le second flacon fut avalé par Barrabás dans un moment d’inadvertance, sans provoquer chez l’animal aucune réaction appréciable. Severo et Nivea s’évertuèrent à faire parler leur fille en recourant à des méthodes plus domestiques, menaçant et suppliant tour à tour, allant jusqu’à la laisser sans manger pour voir si la faim ne la contraindrait pas à ouvrir la bouche et à réclamer son dîner, mais ce fut là encore en pure perte.
La nounou avait dans l’idée que seule une peur bien sentie pourrait arriver à faire parler la fillette, et elle passa neuf années à échafauder désespérément des moyens de terroriser Clara, grâce à quoi elle parvint seulement à l’immuniser contre l’effet de surprise et l’épouvante. Bientôt Clara n’eut plus peur de rien, les apparitions de monstres hâves et blêmes dans sa chambre ne l’émouvaient guère plus que les coups donnés à sa fenêtre par les vampires et les démons. La nounou se déguisait en flibustier sans tête, en bourreau de la Tour de Londres, en loup-garou et en diable cornu, selon son inspiration du moment et les idées qu’elle puisait dans des magazines d’horreur achetés à cette fin, qu’elle était bien incapable de lire mais dont elle plagiait les illustrations. Elle prit le pli de se faufiler subrepticement dans les couloirs pour faire sursauter la fillette dans le noir, de pousser des hurlements derrière les portes, de lui glisser des bestioles vivantes dans son lit, mais rien de tout cela ne parvint à lui arracher un mot. Clara perdait parfois patience, se roulait par terre, trépignait et criaillait, mais sans articuler le moindre son dans une langue connue, ou bien encore, sur la petite ardoise qu’elle portait en permanence, elle inscrivait les pires insanités à l’adresse de la pauvre femme qui, incomprise, s’en allait pleurer à la cuisine.
— C’est pour ton bien, mon petit ange ! sanglotait la nounou enveloppée d’un drap ensanglanté, le visage noirci au bouchon brûlé.
Nivea lui interdit de continuer à effrayer sa fille. Elle se rendait compte que ces interférences ne faisaient qu’aiguiser les pouvoirs occultes de celle-ci, et semer la pagaille parmi les esprits qui rôdaient autour d’elle. De surcroît, cette succession d’atroces caricatures était en train de porter sur le système à Barrabás qui n’avait jamais été doué d’un bon flair et était bien en peine d’identifier la nounou sous ses déguisements. Le chien en vint à pisser sous lui, laissant s’étendre à son pourtour une immense flaque, et il lui arriva de plus en plus souvent de grincer des dents. Mais la nounou profitait du moindre moment d’inattention de la mère pour persévérer dans son dessein de vaincre le mutisme avec le même remède dont on vient à bout du hoquet.
Clara fut retirée du collège de religieuses où avaient été formées toutes les sœurs del Valle, et on lui donna des professeurs à la maison. Severo fit venir d’Angleterre une institutrice, Miss Agatha, longue comme un jour sans pain, couleur d’ambre des pieds à la tête et pourvue de grandes paluches de plâtrier, mais elle ne put résister au changement de climat, à la nourriture piquante et aux raids autonomes de la salière sur la table de la salle à manger, si bien qu’elle dut s’en retourner à Liverpool. La suivante fut une Suissesse qui n’eut guère plus de chance ; la Française qui débarqua ensuite grâce aux relations de l’ambassadeur de ce pays avec la famille s’avéra si rose, si douce, si potelée qu’elle tomba enceinte au bout de peu de mois et l’enquête sur cette affaire permit de découvrir que le père n’était autre que Luis, frère aîné de Clara. Severo les maria sans leur demander leur reste et, contre toutes les prévisions de Nivea et de ses bonnes amies, ils furent très heureux. Compte tenu de ces expériences, Nivea convainquit son mari que l’apprentissage des langues étrangères n’était pas indispensable à une enfant douée de facultés télépathiques, et qu’il valait beaucoup mieux mettre l’accent sur les leçons de piano et l’initier à la broderie.
La petite Clara lisait à profusion. Son intérêt pour la lecture était indifférencié et elle jetait son dévolu aussi bien sur les livres magiques des malles enchantées d’oncle Marcos que sur les prospectus du Parti libéral que son père entreposait dans son étude. Elle remplissait de notes personnelles d’innombrables cahiers où demeurèrent consignés les événements de cette époque : grâce à eux, rien n’en a été effacé par la brouillasse de l’oubli et je suis à même d’y recourir aujourd’hui pour en sauvegarder le souvenir.
Clara l’extralucide connaissait la signification des rêves. Cette faculté lui était naturelle et elle n’avait nul besoin d’en appeler aux fastidieux traités cabalistiques dont usait oncle Marcos avec bien plus d’efforts et bien moins de succès. Le premier à s’en rendre compte fut Honorio, le jardinier de la maison, lequel, rêva une nuit de couleuvres qui s’enroulaient à ses pieds et dont il ne put se débarrasser qu’à coups de talon, jusqu’à arriver à en écraser dix-neuf. Il en fit le récit à la fillette, tout en taillant les rosiers, juste pour la distraire, car il avait beaucoup d’affection pour elle et était fort chagriné qu’elle restât muette. Clara sortit sa petite ardoise de sa poche de tablier et y inscrivit l’interprétation du songe d’Honorio : tu auras beaucoup d’argent, il ne fera pas long feu, tu le gagneras sans effort, joue donc le dix-neuf. Honorio ne savait pas lire, mais Nivea lui déchiffra le message au milieu des rires et des moqueries. Le jardinier fit comme on lui avait dit et gagna quatre-vingts pesos dans un tripot clandestin aménagé derrière une cave à charbon. Il les dilapida dans un costume neuf, une mémorable cuite avec tous ses copains et une poupée de porcelaine à l’intention de Clara. À compter de ce jour, la fillette eut beaucoup à faire à déchiffrer les rêves en cachette de sa mère, car dès que fut connue l’histoire d’Honorio, ce fut à qui viendrait lui demander ce que ça veut dire de survoler une tour avec des ailes de cygne, de dériver à bord d’un canot et d’entendre chanter une sirène à voix de veuve, la naissance de deux jumeaux soudés par l’épaule et tenant chacun une épée à la main, et Clara inscrivait sans l’ombre d’une hésitation que la tour n’est autre que la mort et que celui qui la survole échappera à un accident fatal, que le naufragé qui entend la sirène perdra son emploi et connaîtra le manque mais sera aidé par une femme avec qui il fera affaire, et que les jumeaux sont mari et femme engagés malgré eux dans un même destin et se lardant l’un l’autre de coups de lame.
Les rêves n’étaient pas la seule chose que Clara perçât à jour. Elle lisait également l’avenir et devinait les arrière- pensées des gens, facultés qu’elle cultiva tout au long de sa vie et qui s’aiguisèrent avec le temps. Elle annonça la mort de son parrain, don Salomon Valdés, courtier en Bourse et qui, croyant avoir tout perdu, se pendit au lustre de son élégant cabinet. C’est l’insistance de Clara qui permit de l’y découvrir, avec cet air de mouton mélancolique, tel qu’elle l’avait décrit sur son ardoise. Elle prophétisa la hernie de son père, tous les tremblements de terre et autres dérèglements de la nature, la seule et unique fois où la neige tomba sur la capitale, faisant périr de froid les pauvres des bidonvilles et les rosiers dans les jardins de riches, et l’identité de l’assassin des collégiennes bien avant que la police n’eût même découvert le second cadavre, mais personne n’y crut et Severo refusa que sa fille donnât son avis sur des affaires criminelles ne touchant de près ni de loin la famille. Du premier coup d’œil, Clara se rendit compte que Getulio Armando allait escroquer son père avec son commerce de brebis australiennes, car elle le devina d’emblée à la couleur de son aura. Elle l’écrivit à l’intention de son père, mais celui-ci n’en fit qu’à sa tête et lorsqu’il en vint à se rappeler les prédictions de sa cadette, il avait perdu la moitié de sa fortune et son associé voguait parmi les Caraïbes, transformé en nabab, avec un harem de négresses fessues et un yacht privé pour se dorer au soleil.
L’habileté de Clara à déplacer les objets sans y toucher ne passa pas avec ses premières règles, comme l’avait pronostiqué la nounou, mais ne fit que se renforcer, pour atteindre un degré de pratique tel qu’elle pouvait actionner les touches du piano malgré le couvercle fermé, tout en s’avérant incapable de faire transhumer l’instrument à travers la pièce, quel qu’en fût son désir. Elle consacrait la plus grande partie de son temps et de son énergie à ces extravagances. Elle s’exerça à lire dans les cartes, tombant juste dans une proportion stupéfiante de cas, et inventa des jeux à faire semblant pour le divertissement de ses frères et sœurs. Son père lui interdit de lire l’avenir dans les tarots et d’invoquer les fantômes et esprits espiègles qui importunaient le reste de la famille et terrorisaient la domesticité, mais Nivea comprit que plus sa fille avait à endurer d’alarmes et de limitations, plus elle devenait fantasque, si bien qu’elle résolut de lui ficher la paix avec ses astuces de spirite, ses petits jeux de pythonisse et son silence de caverne, s’évertuant à l’aimer sans conditions et à l’accepter telle qu’elle était. Clara grandit comme une plante sauvage, en dépit des recommandations du docteur Cuevas qui avait ramené d’Europe la mode des douches glacées et des électrochocs pour guérir les fous.
Barrabás tenait compagnie à la fillette de nuit comme de jour, hors des périodes normales où il se livrait à l’activité sexuelle. Il ne cessait de tournoyer autour d’elle comme une ombre géante et aussi silencieuse que Clara elle-même, se couchait à ses pieds dès qu’elle était assise et, durant la nuit, dormait à ses côtés avec des halètements de locomotive. Il en vint à si bien s’identifier à sa maîtresse que lorsque celle-ci s’en allait marcher en somnambule à travers la maison, le chien la suivait dans la même attitude. Par les nuits de pleine lune, il était courant de les voir déambuler le long des couloirs comme deux fantômes flottant dans la lumière blême. Plus le chien grandissait, plus sa distraction devenait manifeste. Jamais il ne comprit la nature transparente du verre et dans ses moments d’émotion, il lui arrivait, dans l’innocent dessein d’attraper une mouche, d’enfoncer d’un seul élan les fenêtres. Il retombait de l’autre côté dans un fracas de carreaux cassés, étonné et penaud. À l’époque, on faisait venir les vitres de France par bateau et la manie de l’animal de se précipiter sur elles finit par faire problème, jusqu’à ce que Clara, en ultime recours, eût l’idée de peindre des chats dessus. Devenu adulte, Barrabás cessa de vouloir forniquer avec les pieds du piano, comme lorsqu’il était jeune, et son instinct de reproduction ne se manifesta plus qu’à subodorer quelque chienne en chaleur dans les parages. Il n’y avait alors ni chaîne ni porte qui pussent le retenir, il s’élançait dans la rue en déjouant tous les obstacles sur son passage et on le perdait de vue pour deux ou trois jours. Il s’en revenait immanquablement avec la malheureuse chienne collée à lui par l’arrière-train et suspendue en l’air, embrochée par son énorme virilité. Il fallait tenir les enfants à l’écart pour qu’ils ne vissent pas l’horrible spectacle du jardinier en train de les arroser à l’eau froide jusqu’à ce qu’après force douches, coups de pied et autres ignominies, Barrabás se détachât de sa dulcinée, la laissant agonisante dans la cour de la maison où Severo devait l’achever en lui donnant le coup de grâce.
L’adolescence de Clara se déroula en douceur dans la vaste demeure parentale aux trois cours, cajolée par ses frères et sœurs aînés, par Severo dont elle était l’enfant préféré, par Nivea et par la nounou qui faisait alterner ses sinistres randonnées de croquemitaine et la plus tendre des sollicitudes. Presque tous ses frères et sœurs se marièrent ou bien partirent, les uns en voyage, les autres travailler en province, et la grande maison, qui avait hébergé une si nombreuse famille, se retrouvait presque vide, et beaucoup de ses pièces fermées. La fillette passait le temps que lui laissaient ses précepteurs à lire, à déplacer sans y toucher les objets les plus divers, à promener Barrabás, à s’adonner à des exercices de divination et à apprendre à tricoter, seul de tous les arts ménagers qu’elle sût maîtriser. Depuis ce Jeudi saint où le père Restrepo l’avait accusée d’être possédée du démon, planait au-dessus de sa tête comme une ombre que l’affection de ses parents et la discrétion de ses frères et sœurs parvenaient à contenir, mais le bruit de ses étranges dispositions circulait à voix basse dans les petits cercles de bourgeoises. Nivea se rendit compte que nul n’invitait jamais sa fille et que ses cousins eux-mêmes l’évitaient. Elle fit en sorte de compenser cette absence d’amis par un dévouement total, et y parvint si bien que Clara grandit dans la joie et, bien des années plus tard, devait se souvenir de son enfance comme d’une période lumineuse de son existence, malgré sa solitude et son mutisme. Toute sa vie durant elle garderait présents à la mémoire ces après-midi en compagnie de sa mère, dans le petit atelier de couture où Nivea cousait à la machine des vêtements pour les pauvres, tout en lui racontant des histoires et des anecdotes familiales. Elle lui montrait les daguerréotypes accrochés aux murs et lui narrait le passé :
— Tu vois ce monsieur si sérieux avec sa barbe de boucanier ? C’est oncle Mateo qui partit pour le Brésil pour une affaire d’émeraudes, mais une mulâtresse volcanique lui jeta un mauvais sort. Ses cheveux se mirent à tomber, ses ongles à se détacher, ses dents à se déchausser. Il dut aller voir un sorcier, un désenvoûteur vaudou, un nègre tout ce qu’il y a de plus noir, qui lui remit une amulette et aussitôt ses dents se raffermirent, il lui vint des ongles neufs et il récupéra ses cheveux. Regarde-le, ma petite fille, il a plus de tignasse qu’un indien : c’est le seul chauve au monde dont les cheveux aient repoussé.
Clara souriait sans mot dire et Nivea continuait de parler, car elle s’était faite au silence de sa fille. Elle nourrissait aussi l’espoir qu’à lui mettre tant et tant d’idées dans la tête, tôt ou tard lui viendrait une question et elle recouvrerait alors l’usage de la parole.
— Celui-là, disait-elle c’est oncle Juan. Je l’aimais beaucoup. Un jour, il émit un pet et ce fut sa condamnation à mort, un grand malheur. C’était au cours d’un déjeuner champêtre. Cousins et cousines étaient tous là par une journée de printemps parfumée, nous dans nos robes de mousseline et coiffées de nos chapeaux à fleurs et à rubans, les garçons exhibant leurs plus beaux costumes du dimanche. Juan ôta sa veste blanche –je crois le revoir ! –, retroussa ses manches de chemise et se suspendit avec grâce à la branche d’un arbre pour susciter, par ses prouesses de trapéziste, l’admiration de Constanza Andrade, qui avait été Reine des Vendanges et à cause de qui, la première fois qu’il la vit, dévoré d’amour, il avait perdu le repos. Juan accomplit deux flexions impeccables, un tour complet sur lui-même et, au mouvement suivant, lâcha un vent des plus sonores. Ne ris pas, Clarita ! Ce fut terrible. Il se fit un silence gêné, puis la Reine des Vendanges éclata d’un rire irrépressible. Juan remit sa veste, il était très pâle, il s’éloigna sans hâte du groupe et nous ne le revîmes plus. On le rechercha jusque dans la Légion étrangère, on s’enquit de lui dans tous les consulats, mais nul n’entendit plus jamais parler de lui. Je crois qu’il s’est fait missionnaire et qu’il est allé soigner les lépreux sur l’île de Pâques, qui est ce qu’on peut atteindre de plus loin pour oublier et être oublié, car elle est située hors des voies maritimes et ne figure même pas sur les cartes des Hollandais. Depuis ce temps-là, les gens s’en souviennent comme de Jean le Péteux. Nivea entraînait sa fille jusqu’à la fenêtre et lui désignait le tronc mort du peuplier :
— C’était un arbre énorme, disait-elle. Je l’ai fait couper avant la naissance de mon aîné. On dit qu’il était si relevé que depuis sa cime on pouvait découvrir toute la ville, mais le seul à grimper si haut n’avait plus d’yeux pour la contempler. Chaque rejeton mâle de la famille del Valle, à l’âge où il voulait mettre des pantalons longs, devait y monter pour démontrer son courage. C’était comme un rite d’initiation. L’arbre était tout couvert de marques. J’ai pu moi-même le constater quand on l’a abattu. À partir des premières branches intermédiaires, grosses comme des cheminées, on remarquait déjà les marques laissées par les ancêtres qui avaient fait en leur temps l’ascension. Grâce aux initiales gravées dans le tronc, on savait ceux qui étaient montés le plus haut, les plus hardis, comme ceux qui, pris de panique, s’étaient arrêtés. Un jour, ce fut le tour de Jerónimo, le cousin aveugle. Il grimpa sans hésiter, repérant les branches à tâtons, sans mesurer l’altitude ni appréhender le vide. Il atteignit la cime mais ne put achever l’initiale de son prénom, car on le vit se détacher comme une gargouille et tomber tête la première aux pieds de son père et de ses frères. Il n’avait pas quinze ans. Ils portèrent le corps à la mère, enveloppé dans un drap, et la pauvre femme leur cracha à la figure, les abreuva d’insultes de loup de mer, maudit la lignée des mâles qui avait poussé son fils à monter à l’arbre, jusqu’à ce que les sœurs de la Charité l’eussent emmenée, emmaillotée dans une camisole de force. Je savais qu’un jour viendrait où mes propres fils perpétueraient cette tradition barbare. C’est pourquoi je l’ai fait abattre. Je ne voulais pas que Luis et les autres garçons grandissent avec l’ombre de cette potence à leur fenêtre.
Clara accompagnait parfois sa mère et deux ou trois de ses amies suffragettes visiter des usines où elles se juchaient sur des caisses pour haranguer les ouvrières, cependant qu’à distance respectueuse, contremaîtres et patrons les regardaient faire, agressifs et moqueurs. En dépit de son jeune âge et de son ignorance des choses de ce monde, Clara était capable de comprendre l’absurde de la situation et décrivait dans ses cahiers le contraste que faisaient sa mère et ses amies en manteaux de fourrure et bottes de daim, parlant d’oppression, d’égalité et de droits à un petit rassemblement morose et résigné de travailleuses en grossier tablier de coutil, aux mains rougies par les engelures. Après l’usine, les suffragettes s’en allaient à la confiserie de la place d’Armes pour prendre le thé avec quelques petits fours tout en commentant les progrès de leur campagne, sans que ce passe-temps frivole les éloignât le moins du monde de leurs idéaux enflammés. D’autres fois, sa mère l’emmenait dans les bidonvilles de la périphérie et les cités d’urgence où elles débarquaient dans la voiture chargée de vivres et des vêtements que Nivea et ses amies cousaient à l’intention des pauvres. Là encore, la fillette faisait preuve d’une étonnante acuité en écrivant que jamais ce genre de bonnes œuvres ne saurait amender une monumentale injustice. Ses rapports avec sa mère étaient tout ce qu’il y a d’intime et d’heureux, et Nivea, bien qu’elle eût quinze enfants, la traitait comme si elle avait été sa fille unique, instituant avec elle un lien si fort qu’il se perpétua parmi les générations suivantes comme une tradition familiale.
La nounou était devenue une femme sans âge, conservant intacte la vigueur de sa jeunesse, capable de surgir et de rebondir d’un coin à l’autre pour effrayer et chasser le mutisme, de même qu’elle pouvait passer toute la sainte journée à touiller avec un bâton la bassine de cuivre, sur un feu d’enfer au milieu de la troisième cour, où gargouillait la pâte de coings, épais liquide couleur topaze qui, en refroidissant, se transformait en lingots de toutes dimensions que Nivea distribuait à ses indigents. Accoutumée à vivre entourée d’enfants, la nounou, quand les autres eurent grandi et s’en furent allés, reporta toute sa tendresse sur Clara. Bien que la fillette n’en eût déjà plus l’âge, elle la toilettait comme un nourrisson, la trempant dans la baignoire émaillée remplie d’eau parfumée au basilic et au jasmin, la frottant avec une éponge, la savonnant des doigts de pied aux oreilles sans oublier le moindre petit recoin, la frictionnant d’eau de Cologne, la poudrant avec une houppe en duvet de cygne et brossant sa chevelure avec une infinie patience, jusqu’à la laisser souple et lustrée comme une plante marine. Elle la vêtait, lui ouvrait son lit, lui servait le petit déjeuner sur un plateau, l’obligeait à prendre des infusions de tilleul pour les nerfs, de camomille pour l’estomac, d’écorce de citron pour la transparence de la peau, de rue pour la mauvaise bile et de menthe pour la fraîcheur de l’haleine, jusqu’à transformer la fillette en ange de beauté déambulant par les cours et les couloirs, auréolé d’un arôme de fleurs, d’un froufrou de jupons amidonnés et d’un halo de boucles et de rubans.
Clara passa son enfance et les débuts de sa jeunesse entre les murs de la maison, dans un univers d’histoires merveilleuses, de silences paisibles où le temps ne se décomptait pas sur les cadrans ou les calendriers et où les objets avaient leur vie à eux, où les revenants prenaient place à table et devisaient avec les vivants, où passé et futur étaient de la même étoffe, où la réalité présente était un kaléidoscope de miroirs sens dessus dessous, où tout pouvait survenir. C’est un régal pour moi de lire les cahiers de cette époque où se dépeint un monde magique désormais révolu. Clara habitait un univers conçu pour elle, qui la protégeait des rigueurs de la vie, où se mêlaient indissolublement la prosaïque vérité des choses tangibles et la séditieuse vérité des songes où les lois de la physique ou de la logique n’avaient pas toujours cours. Clara vécut cette période toute à ses rêvasseries, dans la compagnie des esprits aériens, aquatiques et terrestres, si heureuse qu’en neuf ans elle n’éprouva pas le besoin de parler. Tout un chacun avait perdu l’espoir d’entendre à nouveau le son de sa voix quand, le jour de son anniversaire, après qu’elle eut soufflé les dix-neuf bougies de son gâteau au chocolat, elle étrenna une voix qui était restée remisée pendant tout ce temps-là et qui sonnait comme un instrument désaccordé :
— Je vais bientôt me marier, dit-elle.
— Avec qui ? demanda Severo.
— Avec le fiancé de Rosa, répondit-elle.
Ce n’est qu’à cet instant qu’ils réalisèrent qu’elle venait de parler pour la première fois depuis tant d’années ; le prodige fit remuer la maison sur ses fondations et pleurer en chœur toute la famille. Chacun interpellant son voisin, l’annonce s’en répandit à travers la ville, on consulta le docteur Cuevas qui ne parvenait pas à y croire, et dans le charivari causé par la nouvelle que Clara s’était remise à parler, tout le monde en vint à oublier ce qu’elle avait dit ; on ne s’en souvint que deux mois plus tard, quand Esteban Trueba, qu’on n’avait pas revu depuis l’enterrement de Rosa, refit son apparition pour demander la main de Clara.
Esteban Trueba descendit à la gare et porta lui-même ses deux valises. L’espèce de dôme métallique qu’avaient édifié les Anglais pour imiter Victoria Station, à l’époque où ils détenaient la concession des chemins de fer nationaux, n’avait en rien changé depuis la dernière fois qu’il s’était trouvé là, bien des années auparavant : c’étaient les mêmes vitrages crasseux, les petits cireurs, les marchandes d’omelettes froides et de confiseries créoles, et les porteurs coiffés de casquettes noires arborant l’insigne de la couronne britannique que nul n’avait songé à remplacer par un autre aux couleurs du drapeau. Il prit un fiacre, donna l’adresse du domicile de sa mère. La ville lui parut méconnaissable, il y régnait un grand chambardement de modernisme, un merveilleux défilé de femmes exhibant leurs mollets, d’hommes portant gilet et pantalon à plis, un charivari d’ouvriers forant et défonçant la chaussée, extrayant des arbres pour planter des poteaux, extrayant les poteaux pour ériger des bâtiments, abattant les bâtiments pour replanter des arbres, une cohue de camelots vantant et vendant à la criée les mérites et miracles de la pierre à aiguiser les couteaux, des cacahuètes grillées, le pantin qui peut danser tout seul sans fils ni ficelles, vérifiez vous-mêmes, vous n’avez qu’à passer la main, un grand vent de dépôts d’ordures, de fritures et de manufactures, de voitures s’entrechoquant aux fiacres et aux tramways de trait, comme on les appelait à cause des vieux bourrins qui tiraient les transports en commun, une respiration de multitude rassemblée, une rumeur de courses à fond de train, de va-et-vient précipités, d’impatience, de vie à heures fixes. Esteban se sentit oppressé. Il haïssait cette ville beaucoup plus encore que dans son souvenir et se mit à repenser aux chemins de campagne, au temps mesuré par les pluies, à la vaste solitude de ses champs, à la fraîche quiétude de la rivière et de sa maison silencieuse.
— Cette ville n’est qu’une chiotte, conclut-il.
Le fiacre le conduisit au trot à la maison où il avait grandi. Il frémit à constater combien le quartier s’était dégradé au fil des années, depuis que les riches s’étaient entichés de vivre plus haut que les autres et que la ville avait poussé jusqu’aux contreforts de la cordillère. De la place où il jouait enfant il ne restait rien, ce n’était plus qu’un terrain vague encombré de voitures à bras du marché garées parmi les immondices où farfouillaient les chiens errants. Sa maison était dans un piteux état. Il décela tous les signes du passage du temps. Sur la porte vitrée aux carreaux gravés de motifs d’oiseaux exotiques, démodée et disjointe, il y avait un heurtoir de bronze représentant une main de femme tenant une boule. Il frappa et dut attendre un moment qui lui parut interminable, jusqu’à ce que la porte s’ouvrît : on avait tiré sur la ficelle reliant la poignée au haut de l’escalier. Sa mère occupait l’étage et louait le rez-de-chaussée à un fabricant de boutons. Esteban commença à gravir les marches grinçantes qui n’avaient pas été encaustiquées depuis longtemps. Une servante toute décatie, dont il avait complètement oublié l’existence, l’attendait en haut et l’accueillit avec de larmoyantes démonstrations d’affection, de la même manière dont elle le recevait quand il avait quinze ans et s’en revenait de l’étude notariale où il gagnait sa croûte à recopier des transferts de propriété et des procurations d’inconnus. Rien n’avait changé, pas même l’emplacement des meubles, mais tout parut néanmoins différent à Esteban : le parquet du palier aux lames élimées, des carreaux cassés mal colmatés avec des morceaux de carton, des fougères empoussiérées et agonisantes dans des bassines rouillées et des jardinières de faïence ébréchée, des relents de ragoût et d’urine à soulever le cœur : « Quelle détresse ! » se dit Esteban, incapable de s’expliquer où était passé tout l’argent qu’il envoyait à sa sœur pour leur permettre de vivre décemment.
Férula sortit pour l’accueillir avec une grimace maussade de bienvenue. Elle avait beaucoup changé, n’avait plus rien de cette femme opulente qu’il avait quittée, bien des années auparavant, elle s’était décavée et son nez paraissait énorme dans sa figure anguleuse, elle arborait une mine mélancolique et offusquée, une forte odeur de lavande, des vêtements vétustes. Ils s’embrassèrent en silence.
— Comment va maman ? interrogea Esteban.
— Viens-t’en la voir, elle t’attend, lui dit-elle.
Ils passèrent par une enfilade de pièces communicantes, semblables les unes aux autres, sombres, aux murs mortuaires, hautes de plafond et aux fenêtres étroites, tapissées de papiers à fleurs fanées et à jouvencelles languides, maculés par la suie des poêles, par la patine du temps et de l’indigence. De très loin parvenait la voix d’un présentateur de radio vantant les pilules du docteur Ross, toutes petites mais a gros effet, pour combattre la constipation, les nuits blanches et la mauvaise haleine. Ils s’arrêtèrent devant la porte close de la chambre à coucher de Doña Ester Trueba.
— C’est là, dit Férula.
Esteban ouvrit la porte et eut besoin de quelques secondes avant d’y voir dans l’obscurité. L’odeur de médicaments et la puanteur l’assaillirent brutalement, odeur douceâtre de sueur, d’humidité, de renfermé, et de quelque chose d’autre qu’il ne put identifier dès l’abord mais qui eut vite fait de lui coller à la peau comme une épidémie : l’odeur de la chair en décomposition. Un filet de lumière entrait par la fenêtre entrouverte, il discerna le large lit où son père était mort et où sa mère avait dormi depuis le jour de ses noces, un lit en bois sculpté de couleur noire avec un baldaquin à angelots en ronde bosse et quelques rognures de brocart vermeil flétries par l’usure. Sa mère était à demi assise. C’était un bloc de chair compacte, une monstrueuse pyramide de graisse et de guenilles surmontée d’une petite tête chauve aux yeux bleus étonnamment vifs, empreints de douceur et d’innocence. L’arthrite l’avait métamorphosée en une créature monolithique, elle ne pouvait plier ses articulations ni tourner la tête, elle avait les doigts crochetés comme la patte d’un animal fossile et pour se maintenir en position dans son lit, elle avait besoin d’être soutenue dans le dos par une caisse calée par un étai de bois lui-même coincé contre le mur. On remarquait le passage des années aux empreintes qu’avait laissées dans le mur cet arc-boutant, une traînée de souffrance, un sillage de douleur.
— Maman…, murmura Esteban, et sa voix se brisa dans sa poitrine en un sanglot étouffé, biffant d’un trait les tristes souvenirs, sa jeunesse si pauvre, les odeurs de rance, les petits matins transis et la soupe graillonneuse de son enfance, la mère malade, le père absent, et cette rage qui lui avait dévoré les entrailles du jour où il fut en âge de raisonner, oubliant tout, désormais, hormis les seuls moments lumineux où cette femme inconnue gisant dans ce lit l’avait bercé dans ses bras, avait posé sa main sur son front pour y déceler la fièvre, lui avait chanté une berceuse, s’était penchée avec lui sur les pages d’un livre, avait sangloté de chagrin à le voir se lever dès l’aube pour aller travailler alors qu’il n’était encore qu’un enfant, avait sangloté de joie à le voir s’en revenir à la nuit tombante, avait sangloté, mère, avait pleuré pour moi.
Doña Ester tendit la main, mais ce n’était pas un bonjour, plutôt un geste pour l’arrêter.
— Ne t’approche pas, mon fils, et elle avait gardé sa voix intacte, telle qu’il en avait souvenir, la voix chantante et bien portante d’une adolescente.
— C’est à cause de l’odeur, expliqua sèchement Férula. Elle s’attrape.
Esteban ôta le couvre-lit de damas effiloché et découvrit les jambes de sa mère. C’étaient deux colonnes violacées, éléphantiasiques, couvertes de plaies où les vers et les larves de mouches avaient fait leurs nids et creusé des galeries, deux jambes pourrissant toutes vives, avec d’énormes pieds d’un bleu blême, privés d’ongles aux orteils, gorgés à en crever de pus, de sang noirâtre, de cette faune abominable qui se repaissait de ta chair, de ta chair à toi, maman, Dieu, de ma propre chair.
— Le docteur veut me les couper, mon fils, dit Doña Ester de sa voix paisible de jeune fille, mais je suis bien vieille pour ça et je suis très lasse de souffrir, aussi vaut-il mieux que je meure. Mais je ne voulais pas mourir sans t’avoir revu, car au bout de toutes ces années, j’en étais venue à penser que c’était toi qui étais mort, et que c’était ta sœur qui écrivait tes lettres pour ne pas me faire de peine. Mets-toi dans la lumière, mon fils, que je te voie bien. Mon Dieu ! On dirait un vrai sauvage !
— C’est la vie à la campagne, maman, dit-il dans un murmure.
- Enfin ! Tu as des forces de reste. Quel âge cela te fait- il ?
— Trente-cinq ans.
— Le bon âge pour se marier et se fixer, de sorte que je puisse mourir en paix.
— Vous n’allez pas mourir, maman ! protesta Esteban.
— Je veux être sûre d’avoir des petits-enfants, quelqu’un en qui continue de couler notre sang, qui porte notre nom. Férula a perdu tout espoir de se marier, mais toi, tu dois te chercher une femme. Une épouse convenable et chrétienne. En attendant, tu vas me couper ces cheveux et cette barbe, tu m’entends ?
Esteban acquiesça. Il s’agenouilla au chevet de sa mère et enfouit son visage dans sa main boursouflée, mais l’odeur le fit battre en retraite. Férula le prit par le bras et le conduisit hors de cette chambre de désolation. Une fois sorti, il inspira profondément, les narines encore pleines de l’odeur, et il sentit alors la rage, cette rage si familière monter en lui comme une vague brûlante, lui injecter les yeux, lui mettre des blasphèmes de boucanier à la bouche, rage de tout ce temps passé sans penser à vous, mère, rage de vous avoir abandonnée, de ne pas vous avoir assez aimée, assez choyée, rage de n’être qu’un misérable fils de pute, non, je vous demande pardon, mère, ce n’est pas ce que je voulais dire, et puis merde, vous êtes en train de mourir, toute vieille, et je ne peux rien y faire, pas même apaiser vos souffrances, pas même vous épargner cette pourriture, vous débarrasser de cette odeur à faire fuir un régiment, vous sortir de ce bouillon de mort où vous mitonnez à petit feu, maman.
Quarante-huit heures plus tard, Doña Ester Trueba rendit le dernier soupir sur le lit de douleur où elle avait enduré les dernières années de sa vie. Elle était seule ; sa fille Férula était allée, comme tous les vendredis, jusqu’aux cités d’urgence du quartier de la Miséricorde, égrener son chapelet au nez des indigents, des mécréants, des prostituées et des orphelins qui lui jetaient des détritus, vidaient sur elle des pots de chambre ou lui crachaient dessus cependant qu’à genoux dans la ruelle de la cité, elle braillait des Notre Père et des Ave Maria en une inlassable litanie, dégoulinante d’immondices de déshérités, de crachats de mécréants, de rebuts de putes et d’ordures d’orphelins, larmoyant des aïe d’humiliation, clamant le pardon à ceux qui ne savent pas ce qu’ils font, tout en sentant ses os s’amollir, une langueur mortelle lui mettre les jambes en coton, une touffeur de plein été lui infuser le péché entre les cuisses, écarte de moi ce calice, Seigneur, lui garder le ventre des flammes de l’enfer, aïe, le feu des saints, le feu aux trousses, Notre Père, ne me laisse pas succomber à la tentation, Jésus.
Esteban non plus ne se trouvait pas aux côtés de Doña Ester quand elle mourut muettement sur son lit de douleur. Il était allé rendre visite à la famille del Valle pour voir s’il leur restait une fille à marier, car après tant d’années d’absence et de vie sauvage, il ne savait trop par où commencer pour respecter la promesse faite à sa mère de lui donner des petits-enfants légitimes, et il finit par penser que si Severo et Nivea l’avaient accepté pour gendre du temps de Rosa la belle, il n’y avait aucune raison qu’ils ne l’acceptassent à nouveau, surtout maintenant qu’il était un homme riche et n’avait nul besoin de retourner la terre pour lui arracher son or, mais disposait de tout le nécessaire à son compte en banque.
Esteban et Férula, ce soir-là, trouvèrent leur mère morte dans son lit. Elle avait un sourire paisible comme si, au tout dernier moment de sa vie, la maladie avait voulu lui épargner sa torture quotidienne.
Le jour où Esteban Trueba sollicita d’être reçu, Severo et Nivea del Valle se remémorèrent les mots par lesquels Clara avait rompu son long mutisme, de sorte qu’ils ne furent pas le moins du monde étonnés quand le visiteur leur demanda s’ils avaient quelque fille en âge et en état de convoler. Ils firent leurs comptes et lui annoncèrent qu’Ana avait pris le voile, Teresa était gravement malade, et toutes les autres s’étaient mariées, hormis Clara, la plus jeune, qui était encore disponible, mais c’était un être un tantinet extravagant, peu apte aux responsabilités matrimoniales et à la vie domestique. En toute honnêteté, ils lui narrèrent les excentricités de leur fille cadette, se gardant d’omettre qu’elle était restée sans proférer un mot pendant la moitié de son existence, non par suite de quelque empêchement, mais parce qu’il lui en avait pris la fantaisie, ainsi que l’avait si bien élucidé le Roumain Rostipov et confirmé le docteur Cuevas au terme d’examens sans nombre. Mais Esteban Trueba n’était pas homme à se laisser effaroucher par des histoires de revenants déambulant dans les vestibules, d’objets mus à distance par la seule force de l’esprit, de mauvais présages, encore moins par ce silence prolongé qu’il considérait plutôt comme une vertu. Il déclara que rien de tout cela ne constituait une contre-indication pour mettre au monde des enfants légitimes et en bonne santé, et demanda à être présenté à Clara. Nivea s’en fut chercher sa fille et les deux hommes restèrent seuls au salon, occasion que Trueba, aussi direct qu’à l’habitude, mit à profit pour exposer de but en blanc son répondant économique.
— Pas si vite, Esteban, je vous en prie, l’interrompit Severo. Voyez d’abord la fille, faites mieux sa connaissance, et il nous faudra aussi tenir compte des désirs de Clara, vous ne pensez pas ?
Nivea s’en revint avec celle-ci. La jeune fille entra au salon, les ongles noirs et le rouge aux joues ; elle était en train d’aider le jardinier à planter des tubercules de dahlias et l’extra lucidité lui avait fait défaut, en l’occurrence, pour attendre son futur fiancé dans une mise plus recherchée. À sa vue, Esteban se leva, interdit. Il avait gardé souvenir d’une gosse chétive et asthmatique, dépourvue de toute grâce, or la jeune fille qui se tenait devant lui était un délicat médaillon d’ivoire aux traits pleins de douceur, surmontés d’une boule châtain de frisettes rebelles s’échappant du peigne en petites mèches folles, avec des yeux dont la mélancolie se transformait en pétillement de moquerie lorsqu’elle riait d’un rire franc, sans retenue, la tête légèrement en arrière. Elle le salua d’une poignée de main, sans faire montre d’aucune timidité.
— Je vous attendais, dit-elle simplement.
Ils passèrent une couple d’heures en urbanités, parlant de la saison lyrique, des voyages en Europe, de la situation politique et des rhumes hivernaux, buvant du vin cuit, dégustant des feuilletés. Esteban reluquait Clara avec toute la discrétion dont il était capable, se sentant insensiblement séduit par la jeune fille. Il ne se souvenait pas d’avoir porté un tel intérêt à qui que ce fût d’autre, depuis ce jour de gloire où il avait aperçu Rosa la belle en train d’acheter des bonbons à l’anis dans la confiserie de la place d’Armes. Il compara les deux sœurs et en vint à la conclusion que Clara l’emportait sur le terrain de la sympathie, même si Rosa, sans doute permis, avait de loin été plus belle. Le soir tomba et deux domestiques vinrent allumer les lampes et faire coulisser les rideaux ; Esteban se rendit alors compte que sa visite s’était prolongée outre mesure. Ses manières laissaient décidément bien à désirer. Il salua rapidement Severo et Nivea et sollicita l’autorisation de revenir voir Clara.
— J’espère ne pas t’importuner, Clara, dit-il en rougissant. Je suis un homme rude, un paysan, d’au moins quinze ans ton aîné. Je ne sais pas trop bien m’y prendre avec une fille comme toi.
— Vous voulez vous marier avec moi ? questionna Clara, et il remarqua un éclair d’ironie dans ses prunelles noisette.
— Par Dieu, Clara ! s’exclama sa mère horrifiée. Excusez-la, Esteban, cette enfant a toujours été une impertinente.
— Je veux savoir, maman, inutile de perdre son temps, dit Clara.
— Moi aussi, j’aime les choses enlevées, sourit Esteban, tout heureux. Oui, Clara, je suis venu pour ça.
Clara lui prit le bras et le raccompagna jusque sur le seuil. Au dernier regard qu’ils échangèrent, Esteban sut qu’elle l’avait accepté, et il ne se sentit plus de joie. En reprenant place dans le fiacre, il souriait encore, ayant peine à croire à sa bonne fortune et à comprendre pourquoi une jeune fille aussi désirable lui avait dit oui sans même le connaître. Il ignorait qu’elle avait déchiffré son propre destin et qu’elle l’avait convoqué par la pensée à cette fin, prête à se marier sans amour.
Eu égard au deuil d’Esteban Trueba, ils laissèrent passer quelques mois au cours desquels il lui fit sa cour à l’ancienne, de la même façon qu’il avait jadis courtisé sa sœur Rosa, sans savoir que Clara détestait les bonbons à l’anis et que les acrostiches la faisaient pouffer. À la fin de l’année, à l’approche de Noël, ils annoncèrent officiellement leurs fiançailles dans le journal et se passèrent la bague au doigt en présence des proches et amis intimes, soit plus d’une centaine de gens au total, lors d’un banquet pantagruélique où défilèrent les plateaux de dindes farcies, les cochons de lait caramélisés, les congres des mers froides, les gratins de langoustes, les huîtres bien vivantes, les tartes à l’orange et au citron des Carmélites, aux amandes et aux noix des Dominicaines, au chocolat et meringuées des Clarisses, et des caisses de champagne importées de France par l’entremise du consul qui se livrait à la contrebande à l’abri de son immunité diplomatique, l’ensemble néanmoins servi et présenté en toute simplicité par les vieilles servantes de la maison dans leurs tabliers noirs de tous les jours, afin de conférer au festin les apparences d’une modeste réunion de famille, le moindre extra témoignant d’un manque de savoir-vivre, réprouvé comme péché de vanité mondaine et marque de mauvais goût par l’atavisme austère et quelque peu lugubre de cette société, issue des plus intrépides émigrants basques et castillans. Clara était une blanche apparition de dentelles de Chantilly et de camélias naturels et, radieuse, se rattrapait comme une perruche de ses neuf années de silence, dansant avec son fiancé sous les vélums tendus et les lampions, à mille lieues des mises en garde des esprits qui lui adressaient d’entre les rideaux des signes désespérés que, dans le tohu-bohu de cette cohue, elle ne voyait même pas. La cérémonie d’échange des anneaux était demeurée inchangée depuis l’époque de la Colonie. À dix heures du soir, un domestique circula parmi les assistants en faisant tinter une clochette de cristal, la musique se tut, le bal s’interrompit et les invités se rassemblèrent dans le salon principal. Un curaillon candide, revêtu de ses ornements de grand-messe, débita le sermon embrouillé qu’il avait concocté, exaltant d’obscures et impraticables vertus. Clara ne l’écouta point, car dès l’instant où eurent cessé le charivari de l’orchestre et le corps à corps des danseurs, elle put prêter attention aux chuchotis des esprits entre les rideaux et se rendit compte que cela faisait des heures qu’elle n’avait aperçu Barrabás. Elle le chercha du regard, tous ses sens en alerte, mais un coup de coude de sa mère la rappela aux impératifs de, la cérémonie. Le prêtre acheva son discours, bénit les anneaux d’or, aussitôt Esteban en passa un au doigt de sa fiancée, puis l’autre au sien.
A ce moment précis, un cri d’horreur fit sursauter l’assemblée. Les gens s’écartèrent, ouvrant un passage par où s’avança Barrabás, plus gigantesque et noir que jamais, un couteau de boucher enfoncé jusqu’au manche entre les côtes, saignant comme un bœuf, ses hautes pattes de poulain parcourues de tremblements, un filet de sang lui dégoulinant du museau, le regard ennuagé par l’agonie, pas après pas, traînant une patte après l’autre, en un zigzagant cheminement de dinosaure blessé. Clara s’écroula sur le sofa de soie française. Le molosse s’approcha d’elle, posa sa grosse tête de fauve multiséculaire sur ses genoux et resta ainsi à la regarder de ses yeux enamourés qui peu à peu s’enténébraient jusqu’à devenir aveugles, cependant que la blanche dentelle de Chantilly, la soie française du sofa, le tapis persan et jusqu’au parquet s’imbibaient de sang. Barrabás mourut en prenant tout son temps, les yeux rivés sur Clara qui lui caressait les oreilles et lui murmurait des mots de réconfort, jusqu’à ce qu’il finît par s’effondrer et se raidir dans un seul grand râle. Tout un chacun parut alors se réveiller d’un mauvais cauchemar et une rumeur effrayée parcourut le salon, les invités se mirent à prendre congé en hâte, à s’esquiver en évitant les flaques de sang, récupérant à la volée leurs étoles de fourrure, leurs chapeaux melons, leurs cannes, leurs parapluies, leurs réticules rehaussés de verroterie. Au salon de cérémonie ne restaient plus que Clara avec la bête dans son giron, ses parents qui s’étreignaient, paralysés par le mauvais présage, et le fiancé qui ne comprenait goutte aux causes de ce tintouin pour un clébard crevé, mais qui, se rendant soudain compte que Clara avait l’air toute chavirée, la prit dans ses bras et la porta mi-inconsciente jusque dans sa chambre où les soins de la nounou et les sels du docteur Cuevas l’empêchèrent de retomber dans l’hébétude et le mutisme. Esteban Trueba demanda au jardinier de lui prêter main-forte et tous deux hissèrent dans la voiture le cadavre de Barrabás qui, la mort aidant, avait si bien augmenté de poids qu’il était devenu presque impossible de le soulever.
L’année passa à préparer la noce. Nivea s’occupa du trousseau de Clara, laquelle ne montrait pas le moindre intérêt pour le contenu des coffres de santal et poursuivait son apprentissage avec le guéridon et ses cartes de divination. Les draps brodés au petit point, les nappes pur fil et le linge de maison préparés une décennie auparavant par les religieuses à l’intention de Rosa, marqués aux initiales entrelacées des Trueba et des del Valle, resservirent pour le trousseau de Clara. Nivea commanda à Buenos Aires, Paris et Londres, des garde-robes de voyage, des tenues pour aller à la campagne, des toilettes de fête, des bibis dernier cri, des souliers et des sacs en lézard et en daim, entre autres accessoires remisés dans leur emballage de papier de soie et protégés à l’aide de camphre et de lavande, sans même que la fiancée y jetât plus qu’un regard distrait.
Esteban Trueba se mit à la tête d’une cohorte de maçons, de menuisiers et de plombiers pour édifier la maison la plus solide, la plus spacieuse, la mieux exposée qui se pût concevoir, destinée à durer mille ans et à abriter maintes générations d’une nombreuse lignée de Trueba légitimes. Il commanda les plans à un architecte français et fit venir une partie des matériaux de l’étranger de sorte que sa maison fût la seule à être équipée de vitraux allemands, de lambris sculptés en Autriche, d’une robinetterie de bronze britannique, de sols de marbre italien et de serrures achetées sur catalogue aux Etats-Unis, qui arrivèrent avec des modes d’emploi intervertis et sans les clés. Férula, horrifiée par tant de dépenses, fit son possible pour l’empêcher de poursuivre ses folies d’achats de meubles français, de lustres à pendeloques et de tapis turcs, arguant qu’ils couraient à la ruine et allaient rééditer l’histoire de l’extravagant Trueba qui les avait engendrés, mais Esteban lui remontra qu’il était suffisamment riche pour se permettre ces fantaisies et que si elle persistait à l’importuner, il mettrait partout des portes en argent plaqué. Elle prétendit alors qu’un si grand gaspillage ne pouvait être que péché mortel, et que le bon Dieu allait tous les punir de claquer en bric-à-brac clinquant de nouveaux riches ce qu’il eût mieux valu employer à secourir les pauvres.
Bien qu’Esteban Trueba ne fût pas un chaud partisan de l’innovation, mais nourrissait au contraire une grande prévention pour les chambardements du modernisme, il décréta que sa résidence devait être aménagée à l’instar de ces petits palais modern-style d’Europe et d’Amérique du Nord : avec toutes les commodités, mais en gardant un style classique. Il la souhaitait la plus éloignée possible de l’architecture autochtone. Il ne voulait pas de ces trois cours intérieures avec leurs passages, leurs fontaines rouillées, de ces pièces obscures aux murs de torchis blanchis à la chaux, de ces toits de tuiles effritées, mais bien plutôt de deux ou trois étages impavides avec des rangées de blanches colonnes, un escalier seigneurial faisant demi-tour sur lui-même et débouchant sur un hall de marbre blanc, de larges baies lumineuses et, dans l’ensemble, cet ordre policé, cette distinction, cet air civilisé qui sont la marque des peuples étrangers, convenant désormais à sa nouvelle forme de vie. Sa demeure devait être son propre reflet, celui de sa lignée, du prestige qu’il entendait conférer au patronyme que son père avait traîné dans la boue. Il souhaitait que cet éclat se remarquât depuis la rue et fit dessiner à cette fin un jardin à la versaillaise avec une vigne géante en espalier, des parterres de fleurs, une pelouse rase et impeccable, des jets d’eau et quelques statues figurant les dieux de l’Olympe et peut-être quelque superbe indien issu de l’histoire américaine, tout nu et couronné de plumes, comme concession au patriotisme. Il ne pouvait deviner que cette imposante résidence carrée, ramassée et arrogante, posée comme un haut-de-forme sur son périmètre géométrique et verdoyant, finirait par se couvrir d’adhérences et de protubérances, d’un assaut d’escaliers tortueux aboutissant à des endroits inhabités, de tours et de tourelles, d’œils-de-bœuf impossibles à ouvrir, de portes donnant sur le vide, de corridors labyrinthiques, de lucarnes de communication entre les chambres pour deviser de l’une à l’autre à l’heure de la sieste, au gré de l’inspiration de Clara qui, chaque fois qu’elle avait besoin d’héberger un hôte nouveau, ordonnait qu’on aménageât une nouvelle chambre en tel ou tel endroit, et qui, prévenue par les esprits de la présence d’un trésor caché, ou de quelque cadavre enfoui dans les fondations, faisait aussitôt abattre un mur, jusqu’à transformer la demeure en dédale enchanté, impossible à entretenir, en contravention avec nombre de lois urbanistiques et de règlements municipaux. Mais, à l’époque où Trueba construisit ce que les gens appelèrent « la grande maison du coin », émanait d’elle cette solennité qu’il s’évertuait à imprimer à tout ce qui l’entourait en souvenir des frustrations de sa propre enfance. Tout le temps que dura la construction, Clara n’alla jamais voir la maison. Elle paraissait s’y intéresser aussi peu qu’à son trousseau, et s’en remettre, pour les décisions à prendre, à son fiancé et à sa future belle-sœur.
A la mort de sa mère, Férula se retrouva seule et sans rien d’utile à quoi vouer son existence, à un âge où elle ne nourrissait plus l’illusion de se marier un jour. Pendant un certain temps, elle visita quotidiennement les cités d’urgence, dans une frénésie de bonnes œuvres qui lui valut une bronchite chronique, sans apporter la moindre paix à son âme tourmentée. Esteban aurait voulu la voir voyager, faire emplette de toilettes, se divertir pour la première fois de sa morne existence, mais elle était habituée à l’austérité et avait trop longtemps supporté de vivre recluse entre ses murs. Elle avait peur de tout. Le mariage de son frère la plongeait dans un abîme d’incertitude, car elle se disait que ce serait un motif supplémentaire d’éloignement pour Esteban, qui restait son unique soutien. Elle redoutait de devoir finir ses jours à faire du crochet dans quelque asile pour vieilles filles de bonne famille, aussi fut-elle on ne peut plus ravie de découvrir que Clara était incompétente en tous domaines de la vie domestique et que, chaque fois qu’il lui fallait prendre une décision, elle se donnait des airs distraits et évasifs. « Elle est un peu idiote », conclut Férula, enchantée. Il ne faisait pas de doute que Clara serait bien incapable d’administrer la résidence qu’Esteban était en train d’édifier, et qu’elle aurait besoin d’un sérieux coup de main. Par des biais subtils, Férula s’arrangea pour faire savoir à son frère que sa future épouse était une bonne à rien et qu’elle-même, avec cet esprit de sacrifice dont elle avait déjà amplement fait preuve, pourrait lui venir en aide et y était disposée. Esteban détournait la conversation dès qu’elle prenait ce genre de tournure. Au fur et à mesure que la date du mariage se rapprochait et qu’elle se voyait dans l’obligation de décider de son propre sort, Férula se laissait gagner par le désespoir. Convaincue qu’elle n’arriverait à rien du côté de son frère, elle chercha à s’entretenir seule à seule avec Clara : l’occasion lui en fut fournie un samedi après-midi, vers cinq heures, quand elle l’aperçut qui se promenait dans la rue. Elle l’invita à boire le thé à l’Hôtel de France. Les deux femmes y prirent place, environnées de choux à la crème et de porcelaine de Bavière, cependant qu’au fond de la salle une petite formation de jeunes filles interprétait un mélancolique quatuor à cordes. Férula observait à la dérobée sa future belle-sœur qui avait l’air d’avoir quinze ans et dont la voix ne s’était pas encore posée, par suite de ses années de silence ; elle ne savait trop comment en venir au fait. Au bout d’une interminable pause au cours de laquelle elles ingurgitèrent un plateau de petits fours et sirotèrent deux tasses de thé au jasmin chacune, Clara rajusta une mèche de cheveux qui lui tombait dans les yeux et sourit tout en donnant une petite tape affectueuse sur la main de Férula.
— Ne t’en fais pas. Tu vas vivre avec nous et nous serons toutes deux comme des sœurs, lui dit l’adolescente.
Férula tressaillit, se demandant s’il n’y avait pas du vrai dans tous ces commérages sur les capacités de Clara à lire dans les pensées d’autrui. Sa première réaction fut d’orgueil et elle eût volontiers décliné la proposition, rien que pour la beauté du geste, mais Clara ne lui en laissa pas le temps. Elle se pencha vers elle et l’embrassa avec tant de candeur que Férula ne put se retenir d’éclater en sanglots. Cela faisait des lustres qu’elle n’avait plus versé une seule larme, et elle fut tout étonnée de constater combien avait pu lui manquer un tel geste de tendresse. Elle ne pouvait se rappeler la dernière fois qu’on avait eu un mouvement spontané vers elle. Elle pleura un long moment, se déchargeant de son fardeau de tristesse et de solitude passées, grâce à cette main de Clara qui l’aidait à se moucher et, entre deux sanglots, la gavait de bouchées de choux à la crème et de gorgées de thé. Elles restèrent à pleurer et à parler jusqu’à huit heures du soir et, en cette fin de journée, à l’Hôtel de France, scellèrent un pacte d’amitié qui devait durer de nombreuses années.
Sitôt terminés le deuil consécutif à la mort de Doña Ester et la construction de la grande maison du coin, Esteban Trueba et Clara del Valle convolèrent au cours d’une cérémonie discrète. Esteban fit cadeau à sa promise d’une parure de brillants qu’elle trouva très jolie et remisa dans une boîte à chaussures, oubliant aussitôt où elle l’avait rangée. Ils partirent en voyage à destination de l’Italie et quarante-huit heures après l’embarquement, Esteban se sentait aussi enamouré qu’un puceau, bien que le mouvement du navire communiquât à Clara un mal de mer impossible à contenir et que la claustration lui donnât des crises d’asthme. Assis à son chevet dans l’étroite cabine, lui posant des compresses humides sur le front et la soutenant quand elle vomissait, il se sentait profondément heureux et la désirait avec une intensité déplacée, eu égard à son lamentable état. Au quatrième jour, elle se trouva mieux au réveil et ils montèrent sur le pont pour contempler la mer. À la voir ainsi avec son nez rougi par le vent, riant de tout et de n’importe quoi, Esteban se jura qu’elle en viendrait tôt ou tard à l’aimer comme lui-même avait besoin qu’on l’aimât, dût-il employer pour y parvenir les moyens les plus extrêmes. Il se rendait compte que Clara ne lui appartenait pas vraiment, et que, si elle continuait à vivre dans un monde de fantômes, de guéridons remuant tout seuls et de cartes à scruter l’avenir, le plus probable était qu’elle ne lui appartiendrait jamais. L’insouciante et impudique sensualité de Clara ne lui suffisait pas non plus. Il désirait bien davantage que son corps, il aspirait à se rendre maître de cette substance imprécise et lumineuse dont elle était faite à l’intérieur et qui lui échappait jusque dans les moments où elle paraissait agoniser de plaisir. Il sentait bien que ses mains étaient trop pataudes, ses pieds trop grands, sa voix trop rude, sa barbe trop râpeuse, ses habitudes de viol et de bordel trop enracinées en lui, mais, dût-il se retourner lui-même comme un gant, il était résolu à la séduire.
Ils s’en revinrent de leur lune de miel trois mois plus tard. Férula les attendait, de même que la maison neuve qui fleurait encore la peinture et le ciment frais, remplie de fleurs et de coupes garnies de fruits, ainsi qu’Esteban l’avait ordonné. Au moment de franchir le seuil pour la première fois, Esteban prit son épousée dans ses bras. Sa sœur se trouva toute surprise de n’éprouver aucune jalousie et remarqua qu’Esteban semblait avoir rajeuni.
— Le mariage t’a réussi, lui dit-elle.
Elle emmena Clara faire le tour du propriétaire. Celle-ci promena son regard autour d’elle et trouva tout très joli, du même ton poli dont elle avait salué un coucher de soleil en haute mer, la place Saint-Marc ou la parure de brillants. Devant la porte de la chambre qui lui était destinée, Esteban la pria de fermer les yeux et la conduisit par la main jusqu’au milieu de la pièce.
— Tu peux les rouvrir, lui dit-il d’un ton ravi.
Clara regarda autour d’elle. C’était une vaste pièce aux murs tendus de soie bleue, au mobilier anglais, avec des grandes baies à balcons donnant sur le jardin, et un lit à baldaquin et voilages qui ressemblait à une frégate voguant sur une mer calmée de soie bleue.
— Très joli, dit Clara.
Esteban lui fit alors remarquer l’endroit précis où elle avait posé les pieds. C’était la merveilleuse surprise qu’il lui avait réservée. Clara baissa les yeux et poussa un hurlement effrayant : elle était plantée sur l’échine noire de Barrabás qui gisait toutes pattes déployées, transformé en carpette, la tête intacte ornée de deux yeux de verre qui la contemplaient avec cet air de perdition que donne la taxidermie. Son mari parvint à la retenir avant que Clara ne fût tombée par terre évanouie.
— Je t’avais bien dit que ça ne lui plairait pas, dit Férula.
La peau tannée de Barrabás fut extraite en hâte de la chambre et on la jeta dans quelque recoin de la cave parmi les livres magiques des malles enchantées d’oncle Marcos, entre autres trésors, où elle se défendit contre les mites et l’abandon avec une opiniâtreté digne de meilleures causes, jusqu’à ce que d’autres générations vinssent la tirer de là.
Très vite, il devint manifeste que Clara était enceinte. L’affection que Férula éprouvait pour sa belle-sœur se transforma en véritable passion de la choyer, en dévouement total à son service, en tolérance sans bornes pour ses distractions et ses excentricités. Aux yeux de Férula, qui avait consacré son existence à soigner une vieille femme dans un état d’irrémissible pourrissement, s’occuper de Clara fut comme d’entrer en gloire. Elle lui faisait prendre des bains parfumés au basilic et au jasmin, la frottait avec une éponge, la savonnait, la frictionnait à l’eau de Cologne, la poudrait avec une houppe en duvet de cygne, brossait sa chevelure jusqu’à la laisser souple et lustrée comme une plante marine, ainsi que faisait jadis la nounou.
Bien avant que ses ardeurs de jeune marié eussent trouvé à s’apaiser, Esteban Trueba dut s’en retourner aux Trois Maria où il n’avait pas remis les pieds depuis plus d’un an et qui, en dépit des soins de Pedro Garcia junior, réclamaient la présence du patron. Le domaine qui naguère lui semblait un éden, qui était sa fierté, lui apparaissait désormais d’un ennui mortel. Il contemplait les vaches inexpressives ruminant dans les champs, la lente besogne des paysans répétant chaque jour et tout au long de leur vie les mêmes gestes, l’immuable décor de la cordillère enneigée, la frêle colonne de fumée au-dessus du volcan, et il se sentait comme prisonnier.
Tandis qu’il se trouvait à la campagne, la vie à la grande maison du coin évoluait en s’adaptant à une douce routine sans hommes. Férula se réveillait la première ; elle avait gardé, de l’époque où elle soignait sa mère souffrante, l’habitude de se lever de bonne heure, mais elle laissait sa belle-sœur dormir tard. Au cœur de la matinée, elle lui servait elle-même le petit déjeuner au lit, ouvrait grand les rideaux de soie bleue pour laisser le soleil entrer par les baies vitrées, remplissait la baignoire de porcelaine française décorée de nénuphars peints, donnant ainsi à Clara le temps d’émerger du sommeil en saluant à tour de rôle tous les esprits présents, avant d’attirer à elle le plateau et de tremper son pain grillé dans le chocolat crémeux. Puis Férula la sortait du lit en l’entourant de petits soins maternels, tout en lui commentant les bonnes nouvelles du journal, de jour en jour moins nombreuses, si bien qu’elle devait combler cette lacune par quelques cancans sur les voisins, de menus faits domestiques, diverses anecdotes de son invention que Clara trouvait très jolies mais qu’elle avait oubliées au bout de cinq minutes, de sorte qu’il était loisible de lui raconter la même à plusieurs reprises et qu’elle s’en divertissait comme si c’était la première fois.
Férula l’emmenait en promenade pour qu’elle prît le soleil, c’était bon pour le petit ; faire aussi des achats pour qu’à sa naissance le petit ne manque de rien, qu’il ait à se mettre tout ce qu’il y a de plus fin ; déjeuner au Club de golf, pour que tout le monde voie comme tu es devenue jolie depuis que mon frère t’a épousée ; rendre visite à tes parents afin qu’ils n’aillent pas penser que tu les as oubliés ; au théâtre, pour que tu ne restes pas toute la sainte journée cloîtrée à la maison. Clara se laissait conduire avec une indolence qui n’était pas de la faiblesse d’esprit, plutôt de la distraction, employant toutes ses facultés de concentration à de vaines tentatives de communication télépathique avec Esteban, qui ne recevait pas lesdits messages, et à perfectionner ses dons d’extralucide.
Aussi loin qu’elle pouvait se souvenir, c’était la première fois que Férula se sentait heureuse. Elle était plus proche de Clara qu’elle ne l’avait été de personne d’autre, même de sa propre mère. Un être moins original que Clara aurait fini par se lasser des excessives cajoleries et des prévenances permanentes de sa belle-sœur, ou bien aurait succombé à son tempérament tatillon et dominateur. Mais Clara vivait dans un autre monde. Férula détestait le moment où son frère s’en revenait de la campagne et où sa présence envahissait la maison, rompant l’harmonie qui s’était établie en son absence. Lui à la maison, elle devait rester dans l’ombre, se montrer plus circonspecte dans sa façon de s’adresser aux domestiques, tout comme dans les attentions qu’elle prodiguait à Clara. Chaque soir, à l’instant où les époux se retiraient dans leurs appartements, elle se sentait envahie par une sorte de haine inconnue qu’elle ne pouvait s’expliquer à elle-même et qui la remplissait de dispositions funestes. Pour se distraire, elle renouait alors avec son vice en allant dévider son chapelet dans les cités d’urgence et se confesser auprès du père Antonio.
— Je vous salue Marie pleine de grâce...
— La bienheureuse Marie toujours vierge... Je t’écoute, ma fille.
— Mon père, je ne sais par où commencer. Je crois bien que ce que j’ai commis est péché...
— De chair, ma fille ?
— Hélas ! La chair est sans reproche, mon père, mais l’esprit, non. Le démon me tourmente.
— La miséricorde divine est infinie.
— Vous ne connaissez pas les pensées qui peuvent habiter l’esprit d’une femme seule, mon père, une vierge qui n’a jamais connu d’hommes, non que les occasions lui aient manqué, mais parce que Dieu a flanqué une longue maladie à ma mère et que j’ai dû la soigner.
— Ce sacrifice est enregistré au Ciel dans le grand livre, ma fille.
— Même s’il y a péché par pensée, mon père ?
— C’est-à-dire que tout dépend de la pensée...
— La nuit, je ne peux trouver le sommeil, je suffoque. Pour me calmer, je me lève et marche au jardin, j’erre à travers la maison, je monte jusqu’à la chambre de ma belle-sœur, je colle l’oreille à sa porte, parfois j’entre sur la pointe des pieds pour la regarder dormir, on dirait un ange, la tentation me vient de me glisser dans son lit pour sentir la chaleur de sa peau et de son souffle.
— Prie, ma fille. Le secours est dans la prière.
— Attendez, je ne vous ai pas tout dit. J’ai honte...
— Tu ne dois pas avoir honte devant moi, je ne suis rien de plus qu’un instrument du Seigneur.
— Quand mon frère revient de la campagne, c’est encore pis, mon père. La prière ne me sert plus à rien, je ne peux fermer l’œil, je suis en eau, je tremble, à la fin je me lève et sillonne toute la maison dans le noir, glissant le long des couloirs avec mille précautions pour éviter de faire grincer les parquets. Je les entends à travers la porte de la chambre, une fois j’ai même pu les voir parce que la porte était restée entrebâillée. Ce n’est pas la faute de Clara, elle est aussi innocente qu’un petit enfant. C’est mon frère qui la pousse. Sûr qu’il sera damné.
— Il n’appartient qu’à Dieu de juger et de condamner, ma fille. Que faisaient-ils donc ?
Férula pouvait alors s’attarder une demi-heure sur les détails. C’était une narratrice virtuose, elle savait ménager une pause, contenir l’intonation, expliquer sans gestes, camper un tableau si animé que son auditeur avait l’impression d’y être, c’était même à ne pas y croire qu’elle eût pu discerner par la porte entrebâillée la qualité des frémissements émis, l’abondance des sucs, les mots murmurés à l’oreille, les odeurs les plus secrètes, un prodige, en vérité. Libérée de ces tumultueux états d’âme, elle s’en revenait à la maison en arborant son masque d’idole impassible et sévère, et repartait de plus belle à donner des ordres, à compter les couverts, à préparer les repas, à tout mettre sous clef, à exiger que vous me posiez ça ici, et on l’y posait, que vous me renouveliez les fleurs des vases, et on les changeait, que vous me laviez les carreaux, que vous clouiez le bec à ces oiseaux d’enfer dont le raffut empêche la señora Clara de dormir et qui jacassent à faire peur au bébé, au point de risquer qu’il naisse ahuri. Rien n’échappait à ses yeux vigilants, elle ne cessait d’être en branle-bas, à l’opposé de Clara qui trouvait tout très joli et à qui il était bien égal de dîner de truffes farcies ou d’une soupe faite avec les restes, de s’endormir sur un matelas de plumes ou assise sur une chaise, de se baigner dans des eaux parfumées ou de ne pas se laver du tout. Au fur et à mesure que mûrissait sa grossesse, elle paraissait se détacher inéluctablement de la réalité extérieure et se tourner au-dedans d’elle-même en un secret et permanent dialogue avec le bébé.
Esteban voulait un fils qui porterait son nom et transmettrait à sa descendance le patronyme des Trueba.
— C’est une fille et elle s’appelle Blanca, avait dit Clara dès le premier jour où elle s’était déclarée enceinte.
Ainsi fut-il.
Le docteur Cuevas, dont Clara avait fini par ne plus avoir peur, avait estimé que l’accouchement devait se produire vers la mi-octobre, mais, début novembre, Clara continuait à bringuebaler un ventre énorme dans un état semi-somnambulique, de jour en jour plus absente et harassée, asthmatique, indifférente à tout ce qui l’entourait, y compris à son mari qu’il lui arrivait même de ne pas reconnaître et à qui elle demandait, l’apercevant à ses côtés : « Qu’est-ce qu’on vous sert ? » Dès lors que le médecin eut écarté toute possibilité d’erreur dans ses calculs et qu’il devint manifeste que Clara n’avait nulle intention d’accoucher par voie naturelle, le praticien s’employa à ouvrir l’abdomen de la mère pour en extraire Blanca, qui s’avéra être une petite fille plus velue et vilaine que la moyenne. Esteban eut froid dans le dos quand il la vit, convaincu que le destin s’était joué de lui et qu’en lieu et place du Trueba légitime qu’il avait promis à sa mère sur son lit de mort, il avait engendré un monstre, et, pour comble, du sexe féminin ! Il examina lui-même la petite fille et vérifia qu’elle avait tout ce qu’il lui fallait, et que tout était au bon endroit, du moins pour ce qui était visible à l’œil nu. Le docteur Cuevas le consola en lui expliquant que l’aspect repoussant du bébé était dû au fait qu’il avait séjourné plus longtemps que la normale à l’intérieur de la mère, au choc de la césarienne et à sa constitution chétive, rabougrie, noiraude et un tantinet poilue. Clara, tout au contraire, était ravie de sa fille. Elle parut se réveiller d’un long assoupissement et découvrir la joie d’être en vie. Elle prit la fillette dans ses bras et ne la lâcha plus, elle déambulait avec la petite cramponnée à son sein, lui donnant à téter à tout moment, sans horaire fixe, sans égard non plus pour la bonne tenue ou la simple pudeur, comme une indigène. Elle se refusa à l’emmailloter, à lui couper les cheveux, à lui percer des trous dans les oreilles, comme à embaucher une nourrice pour que celle-ci l’élevât, encore bien plus à recourir au lait de quelque laboratoire, comme le faisaient toutes les bourgeoises qui pouvaient se payer ce luxe. Elle récusa de même la recette de la nounou consistant à lui donner du lait de vache allongé d’eau de riz, car elle décréta que si la Nature avait voulu que les êtres humains fussent ainsi élevés, elle se fût débrouillée pour que les seins des femmes sécrétassent cette sorte de mixture. Clara n’arrêtait pas de parler à la petite fille, sans user de petit nègre ni de diminutifs, en espagnol châtié, comme si elle avait dialogué avec une adulte, de la même façon raisonnable et pondérée dont elle s’adressait aux bêtes et aux plantes, persuadée que s’il n’y avait pas eu à se plaindre du résultat avec la faune et la flore, il n’y avait pas de raison de penser que cela fût moins indiqué pour sa petite fille. Cette combinaison de lait maternel et de conversation eut la vertu de transformer Blanca en petite fille saine et presque belle qui n’avait plus rien à voir avec le tatou qu’elle avait été en venant au monde.
Quelques semaines après la naissance de Blanca, Esteban Trueba put constater, à l’occasion de leurs ébats à bord de leur frégate sur la mer calmée de soie bleue, que la maternité n’avait rien fait perdre à son épouse de son plaisir et de ses bonnes dispositions à faire l’amour, bien au contraire. Pour sa part, Férula, tout occupée à élever la petite fille – laquelle avait une formidable capacité pulmonaire, un caractère impulsif, un appétit vorace –, n’avait plus le temps d’aller prier dans les cités d’urgence, de se confesser au père Antonio, et bien moins encore d’espionner par l’entrebâillement de la porte.