Conformément au pronostic du Candidat, les socialistes alliés aux autres partis de gauche remportèrent les élections présidentielles. Le scrutin s’ouvrit sans incidents par une lumineuse matinée de septembre. Les gagnants de toujours, familiers du pouvoir depuis des temps immémoriaux, bien qu’ils eussent vu fondre beaucoup de leurs forces au fil des dernières années, s’étaient préparés à fêter leur triomphe plusieurs semaines à l’avance. On ne trouvait plus de liqueurs dans les boutiques, plus de fruits de mer sur les marchés, et les pâtisseries travaillèrent double pour satisfaire la demande en tartes et en gâteaux. Dans les hauts quartiers, on ne s’inquiéta point à entendre les résultats partiels en provenance de province, qui donnaient l’avantage à la gauche, car tout un chacun savait que c’était le vote de la capitale qui était décisif. Le sénateur Trueba suivit le déroulement du scrutin au siège de son Parti avec le plus grand calme et d’excellente humeur, se dilatant franchement la rate quand l’un de ses hommes se mettait à devenir nerveux à cause de l’indissimulable avance du candidat de l’opposition. Anticipant sur la victoire, il avait rompu son deuil rigoureux en ornant d’une rose rouge la boutonnière de sa veste. On vint l’interviewer pour la télévision et tout le pays put l’entendre déclarer avec superbe : « Gagneront les mêmes que toujours, c’est-à-dire nous autres ! » puis il convia chacun à porter un toast au « rempart de la démocratie ».
Dans la grande maison du coin, Blanca, Alba et les domestiques se tenaient devant le téléviseur à siroter du thé et à grignoter des rôties tout en notant les résultats, afin de suivre au plus près la course finale, quand ils virent apparaître l’aïeul sur le petit écran, plus chenu, têtu et obtus que jamais.
— Il va nous faire une attaque, dit Alba. Car cette fois, ce sont les autres qui vont passer.
Bientôt il devint évident aux yeux de tous que seul un miracle pourrait changer le résultat qu’on voyait se profiler d’heure en heure. Blanches, bleues et jaunes, les maisons de maîtres des hauts quartiers fermèrent leurs persiennes, verrouillèrent leurs portes, les occupants ôtèrent en hâte les drapeaux et portraits de leur candidat dont ils avaient déjà décoré leurs balcons. Dans le même temps, des bidonvilles de la banlieue et des quartiers ouvriers descendirent dans les rues des familles entières, parents accompagnés des vieux et des enfants dans leurs habits du dimanche, déambulant joyeusement en direction du centre. Ils étaient pourvus de postes portatifs pour écouter les derniers résultats. Dans les hauts quartiers, des potaches enflammés d’idéalisme firent un pied de nez à leurs aînés agglutinés avec des mines d’enterrement devant leur téléviseur, et se précipitèrent à leur tour dans les rues. Des faubourgs industriels débouchèrent les travailleurs en colonnes bien ordonnées, poing levé, chantant les refrains de la campagne électorale. Tous confluèrent vers le centre, scandant comme un seul homme que jamais le peuple ne serait vaincu. Ils sortirent leurs mouchoirs blancs et s’assirent à attendre. Vers minuit, on sut que la gauche avait vaincu. En un clin d’œil, les groupes épars grossirent, s’enflèrent, s’étirèrent, les rues s’emplirent d’une foule euphorique et bondissante où l’on riait, criait, s’embrassait l’un l’autre. On se munit de flambeaux, la cacophonie de voix et la farandole de quartier se transformèrent en un défilé de carnaval joyeux et discipliné qui se mit à progresser en direction des élégantes avenues de la bourgeoisie. On vit alors ce spectacle inhabituel des gens du peuple, les hommes dans leurs godasses de fabrication grossière, les femmes avec leurs gosses dans les bras, les étudiants en manches de chemise, cheminant paisiblement dans cette luxueuse zone réservée où ils s’étaient si rarement aventurés, où ils étaient comme des étrangers. La clameur de leurs chants, leur piétinement, l’éclat de leurs torches pénétrèrent jusqu’à l’intérieur des demeures closes et silencieuses où tremblaient ceux qui avaient fini par ajouter foi à leur propre campagne de trouille, convaincus que le peuple allait en faire de la chair à pâté ou, dans le meilleur des cas, les dépouiller de tous leurs biens et les expédier en Sibérie. Mais aucune meute rugissante ne défonça aucune porte ni ne foula aucun des impeccables jardinets. La multitude passa de son allure allègre sans effleurer les voitures de luxe garées le long des rues, on fit le tour des places et des parcs qu’on n’avait jamais parcourus, on marquait le pas devant les vitrines de commerçants qui étincelaient comme à Noël et où étaient proposés des objets dont on ignorait jusqu’à l’usage, puis on se remettait tranquillement en marche. Lorsque les premiers rangs vinrent à passer devant chez elle, Alba sortit en courant pour s’y mêler en chantant à pleins poumons. Toute la nuit, le peuple en liesse défila. Dans les hôtels particuliers, les bouteilles de champagne restèrent bouchées, les langoustes languirent dans leurs plats d’argent, les pâtisseries se couvrirent de mouches.
Au petit matin, parmi la foule tumultueuse qui commençait déjà à se disperser, Alba aperçut la silhouette de Miguel, reconnaissable entre toutes, qui vociférait en brandissant un drapeau. Elle se fraya un chemin vers lui, l’appelant en vain à cause du charivari qui l’empêchait de l’entendre. Miguel ne la découvrit que lorsqu’elle fut devant lui, il refila le drapeau au premier venu et là prit dans ses bras en la soulevant de terre. Tous deux étaient à bout de forces et, tout en échangeant des baisers, ils pleuraient de joie.
— Je te l’avais bien dit, Miguel, que nous gagnerions par les bonnes manières ! se moqua Alba.
— Nous avons peut-être gagné, riposta-t-il, mais c’est maintenant qu’il va falloir défendre notre victoire.
Le lendemain, ceux-là qui avaient passé une nuit blanche, terrorisés au fond de leurs demeures, se ruèrent hors de chez eux comme une avalanche en folie et prirent d’assaut les banques exigeant qu’on leur remît tout leur argent. Quiconque possédait quelque chose de prix préférait désormais le garder sous son matelas ou l’expédier à l’étranger. En l’espace de vingt-quatre heures, les valeurs immobilières s’effondrèrent au moins de moitié ; telle était l’hystérie de quitter le pays avant que les Soviétiques ne vinssent disposer du barbelé aux frontières qu’il n’y avait plus une place à bord d’aucun vol. Le peuple qui venait de défiler victorieusement s’en retourna voir la bourgeoisie faire queue et se bousculer aux portes des banques ; le spectacle avait de quoi le faire rigoler. En quelques heures, le pays se scinda en deux camps irréconciliables, et cette division commença à s’immiscer au sein même de chaque famille.
Le sénateur Trueba passa la nuit au siège de son parti, retenu de force par ses propres partisans, assurés qu’ils étaient que, s’il venait à mettre le nez dehors, la meute n’aurait aucune peine à l’identifier et le pendrait haut et court à un poteau. Trueba était plus abasourdi que furieux. Il ne pouvait croire à ce qui était arrivé, même si lui-même, depuis nombre d’années, n’avait cessé de remâcher comme une litanie que ce pays était truffé de marxistes. Il ne se sentait pas abattu, tout au contraire. Son vieux cœur de lutteur battait au rythme d’une émotion exaltée qu’il n’avait plus éprouvée depuis sa jeunesse.
— Une chose est de gagner les élections ; quant à prendre la Présidence, c’est une autre paire de manches, dit-il d’une voix pleine de mystère à ses coreligionnaires éplorés.
Néanmoins, l’idée d’éliminer le Président élu n’avait encore effleuré personne, car ses adversaires étaient convaincus d’en venir à bout par les mêmes voies légales qui lui avaient permis de triompher. C’était d’ailleurs à quoi Trueba était en train de réfléchir. Le lendemain, lorsqu’il fut manifeste qu’il n’y avait rien à redouter de la populace en liesse, il quitta son refuge pour une résidence champêtre des environs de la capitale où avait été organisé un déjeuner secret. Il y retrouva d’autres hommes politiques, une poignée de militaires, les amerloks dépêchés par leurs propres services secrets, afin d’esquisser le plan qui aboutirait à renverser le nouveau gouvernement : la déstabilisation économique, ainsi qu’ils baptisèrent le sabotage idoine.
C’était une grande demeure de style colonial ceinte d’une cour pavée. À l’arrivée du sénateur Trueba, plusieurs voitures y étaient déjà garées. On l’accueillit avec effusion, car c’était un des leaders indiscutés de la droite ; ayant prévu ce qui se profilait à l’horizon, il avait en outre pris les contacts nécessaires plusieurs mois à l’avance. Après le repas – colin froid à la crème d’avocat, cochon de lait flambé au cognac, mousse au chocolat –, ils renvoyèrent les serveurs et fermèrent hermétiquement les portes de la salle à manger. Ils dessinèrent alors les grandes lignes de leur stratégie, puis, debout, levèrent leur verre à l’avenir de la patrie. Tous, en dehors des étrangers, étaient disposés à risquer dans l’entreprise la moitié de leur fortune personnelle, mais seul le vieux Trueba était prêt au surplus à y sacrifier sa vie.
— Nous ne lui laisserons pas une minute de répit, dit-il d’une voix ferme. Il faudra bien qu’il démissionne.
— Et si ça ne suffit pas, sénateur, il nous reste ceci, renchérit le général Hurtado en déposant son arme réglementaire sur la nappe.
— Un soulèvement militaire ne présente guère d’intérêt pour nous, intervint dans son castillan châtié l’agent des services secrets de l’ambassade. Nous souhaitons que le marxisme échoue à grand fracas, mais en s’effondrant de lui-même, afin d’ôter ce genre d’idées aux autres nations du continent. Vous voyez ce que je veux dire ? Nous allons régler l’affaire à coups d’argent. Nous somme encore en mesure d’acheter quelques parlementaires pour empêcher que le candidat élu ne soit confirmé dans ses fonctions. La Constitution le spécifie : il n’a pas obtenu la majorité absolue des voix, c’est donc au Parlement de décider.
— Sortez-vous ça de la tête, mister ! s’exclama le sénateur Trueba. Dans ce pays, vous n’arriverez à retourner personne ! Le Congrès aussi bien que les Forces armées sont formés de gens incorruptibles. Consacrons plutôt cet argent à acheter les moyens d’information. Nous serons ainsi à même de tenir en main l’opinion, et c’est en réalité la seule chose qui compte.
— Vous parlez d’une plaisanterie ! La première chose que feront les marxistes, c’est d’en finir avec la liberté de la presse, objectèrent en chœur plusieurs voix.
— Croyez-moi, messieurs, riposta le sénateur Trueba. Je connais bien ce pays. On ne s’en prendra jamais à la liberté de la presse. Au demeurant, c’est dans son programme de gouvernement, il a juré de respecter les libertés démocratiques. Nous allons le prendre à son propre piège.
Le sénateur Trueba n’avait pas tort. Ils ne purent corrompre les parlementaires et, dans le cadre défini par la loi, la gauche accéda pacifiquement au pouvoir. Et c’est alors que la droite s’employa à fomenter et rameuter la haine.
Passé les élections, la vie changea pour tout un chacun et ceux qui pensaient pouvoir continuer comme par-devant eurent tôt fait de se rendre compte qu’ils s’étaient fait des illusions. Pour Pedro III Garcia, la transition fut brutale. Il avait vécu en évitant les pièges de la routine, libre et pauvre comme un troubadour sans feu ni lieu, ne s’étant jamais affublé de souliers vernis, de cravate ni de montre, pouvant se payer le luxe de la tendresse, de la candeur, de la prodigalité et de la sieste, car il n’avait de comptes à rendre à personne. Il avait de plus en plus de mal à trouver en lui l’inquiétude et la souffrance nécessaires à la composition de ses nouvelles chansons, car il en était arrivé, avec les années, à jouir d’une grande sérénité intérieure et la révolte qui l’avait mobilisé dans sa jeunesse avait laissé place à la mansuétude de l’homme en paix avec lui-même. Il était aussi frugal qu’un franciscain. Nulle ambition d’argent ou de pouvoir ne l’habitait. Blanca était le seul accroc à sa tranquillité. Les liaisons sans lendemain avec les nymphettes avaient cessé de l’intéresser et il avait acquis la certitude que Blanca était bien la seule femme à laquelle il convînt. Il fit le compte des années où il l’avait aimée dans la clandestinité et ne put se rappeler un seul moment de sa vie où elle n’eût été présente. Après les élections présidentielles, pressé de collaborer avec le gouvernement, le bel équilibre de son existence se trouva détruit. Il ne put se dérober : comme on le lui expliqua, les partis de gauche ne disposaient pas d’assez d’éléments capables pour toutes les fonctions qu’il fallait assumer.
— Je ne suis qu’un paysan, je n’ai aucune formation, fit-il pour tenter de s’excuser.
— Aucune importance, camarade, lui répondit-on. Au moins, vous êtes populaire. Si vous commettez une bourde, les gens ne vous en voudront pas.
C’est ainsi qu’il se retrouva assis pour la première fois de sa vie derrière un bureau, avec une secrétaire à sa disposition et, dans son dos, un grandiose tableau des Pères de la Patrie dans quelque mémorable bataille. Par la fenêtre à barreaux de son luxueux bureau, le regard de Pedro III Garcia ne pouvait embrasser qu’un minuscule quadrilatère de ciel gris. Sa charge n’avait rien d’honoraire. Il travaillait de sept heures du matin jusqu’au soir et finissait par être si harassé qu’il ne se sentait plus capable d’arracher un seul accord à sa guitare, à fortiori d’aimer Blanca avec leur fougue coutumière. Lorsqu’ils parvenaient à se donner rendez-vous, surmontant les obstacles habituels de Blanca et ceux, nouveaux, que lui imposait son propre travail, ils se retrouvaient entre les draps avec plus d’appréhension que de désir. Ils faisaient l’amour de guerre lasse, interrompus par le téléphone, talonnés par le temps qui toujours leur était trop compté. Blanca cessa de se mettre des dessous de cocotte, cela lui paraissait relever désormais d’une provocation inutile qui les faisait sombrer dans le ridicule. Ils finirent par ne plus se retrouver que pour se reposer dans les bras l’un de l’autre, comme un couple de petits vieux, deviser amicalement de leurs affaires quotidiennes et des graves problèmes qui secouaient le pays. Un jour, Pedro III calcula qu’ils n’avaient plus fait l’amour depuis bientôt un mois, et, ce qui lui parut pire encore, que ni l’un ni l’autre n’éprouvait le désir de le faire. Il eut un haut-le-corps. Il estima qu’à son âge, il n’avait aucun motif d’être impuissant ; il en imputa la faute à la vie qu’il menait, aux habitudes de vieux garçon qu’il avait contractées. Il se dit qu’en menant avec Blanca une existence normale où celle-ci l’attendrait chaque jour dans le havre d’un foyer, les choses prendraient une tout autre tournure. Il l’adjura de l’épouser une bonne fois, arguant qu’il en avait assez de ces amours à la sauvette, et qu’il n’était plus en âge de mener une vie pareille. Blanca lui resservit la réponse qu’elle lui avait déjà faite à maintes et maintes reprises:
— Il faut que j’y réfléchisse, mon amour.
Elle se tenait assise, nue, sur le lit étroit de Pedro III. Il la détailla sans pitié et constata que le temps avait commencé à opérer sur elle ses ravages, qu’elle avait grossi, terni, que les rhumatismes lui avaient déformé les mains, que ses seins splendides qui jadis lui ôtaient le sommeil étaient en train de faire place à l’ample poitrine d’une matrone en pleine maturité. Pourtant, il la trouvait toujours aussi belle que dans ses jeunes années, quand ils s’aimaient au milieu des roseaux au bord de la rivière des Trois Maria, et c’est précisément ce qui lui faisait regretter que sa fatigue fût plus forte que sa passion.
— Tu y as déjà réfléchi près d’un demi-siècle ! Ça suffit C’est aujourd’hui ou jamais, décréta-t-il.
Blanca ne s’émut pas pour autant, ce n’était pas la première fois qu’il la mettait ainsi au pied du mur. Chaque fois qu’il rompait avec une de ses petites amies pour s’en revenir à ses côtés, il exigeait d’elle le mariage dans un effort désespéré pour s’agripper à l’amour et se faire pardonner. Quand il avait consenti à quitter le bidonville ouvrier où il avait vécu heureux de si nombreuses années, pour s’installer dans un appartement de petit-bourgeois, il avait proféré les mêmes mots :
— Ou tu m’épouses aujourd’hui, ou bien nous cessons de nous voir.
Blanca ne comprit pas que, cette fois, la décision de Pedro III était irrévocable.
Ils se quittèrent fâchés. Elle se rhabilla, rassemblant en hâte ses effets éparpillés sur le sol, et ramassa ses cheveux sur sa nuque en les retenant par quelques épingles repêchées dans le désordre du lit. Pedro III alluma une cigarette et ne la quitta pas des yeux tandis qu’elle passait ses vêtements. Blanca finit par renfiler ses souliers, empoigna son sac et, depuis le seuil, lui adressa un geste d’adieu. Elle était persuadée que, dès le lendemain, il l’appellerait pour une de leurs réconciliations spectaculaires. Pedro III se détourna du côté du mur. Un amer rictus réduisait sa bouche serrée à une simple ligne. Ils ne se reverraient plus de deux ans.
Les jours suivants, Blanca attendit qu’il reprit contact avec elle, conformément à un scénario qui se répétait depuis toujours. Jamais il n’y avait dérogé, pas même lorsqu’elle s’était mariée et qu’ils avaient vécu un an séparés. Cette fois-là encore, c’est lui qui était venu la chercher. Au troisième jour sans nouvelles, elle commença à s’inquiéter. Elle se retournait dans son lit, en proie à une insomnie sans répit, elle doubla sa dose de tranquillisants, chercha de nouveau refuge dans ses migraines et ses névralgies, s’étourdit dans son atelier à mettre au four et à en ressortir des centaines de petits monstres destinés aux crèches, s’astreignant ainsi à s’occuper, à ne plus penser à rien, mais elle ne put réprimer davantage son impatience. Elle finit par appeler au ministère. Une voix de femme lui répondit que le camarade Garcia était en réunion et ne pouvait être dérangé. Le lendemain, Blanca appela de nouveau ; elle renouvela ses appels tout le reste de la semaine, jusqu’à ce qu’elle fût convaincue qu’elle ne pourrait le joindre de cette manière. Elle fit effort pour surmonter le colossal orgueil qu’elle avait hérité de son père, passa sa plus belle robe, son porte-jarretelles de tapineuse, et s’en fut le voir à son appartement. Sa clef n’entra pas dans la serrure et elle dut sonner. Lui ouvrit un malabar moustachu aux yeux de collégienne.
— Le camarade Garcia n'est pas là, lui dit-il sans l’inviter à entrer.
Elle comprit alors qu’elle l’avait perdu. Elle revit en un éclair son propre avenir, elle se vit dans un immense désert, se consumant à des occupations sans queue ni tête pour tuer le temps, sans cet homme qui était le seul qu’elle eût aimé de toute son existence, exilée de ces bras où elle avait dormi depuis les temps immémoriaux de sa tendre enfance. Elle s’assit sur les marches de l’escalier et éclata en sanglots. Le moustachu referma la porte sans bruit.
Elle ne confia à personne ce qui était arrivé. Alba lui demanda ce que devenait Pedro III et elle lui répondit évasivement, disant que ses nouvelles fonctions au sein du gouvernement l’absorbaient beaucoup. Elle continua à dispenser ses cours aux jeunes filles désœuvrées et aux enfants mongoliens et se mit en outre à enseigner l’art de la céramique dans les bidonvilles de banlieue où les femmes s’étaient organisées pour s’initier à de nouvelles activités et participer pour la première fois à la vie politique et sociale du pays. Force était bien de s’organiser, car la « voie au socialisme » avait vite dégénéré en voies de fait. Tandis que les gens du peuple célébraient leur victoire en se laissant pousser la barbe et les cheveux, se donnant du camarade à qui mieux mieux, ressuscitant les folklores oubliés, l’artisanat populaire, exerçant leur pouvoir tout neuf en d’interminables et vaines assemblées de travailleurs où tout le monde parlait en même temps sans parvenir jamais à aucun accord, la droite déployait toute une série d’actions stratégiques visant à mettre l’économie en compote et à saper l’autorité du gouvernement. Elle disposait des moyens d’information les plus puissants, pouvait compter sur des ressources financières quasi illimitées et sur l’aide des amerloks qui avaient débloqué des fonds secrets en faveur du plan de sabotage. On put en mesurer les effets au bout d’à peine quelques mois. Pour la première fois, le peuple se retrouva à la tête d’assez d’argent pour satisfaire ses besoins fondamentaux et se payer l’un ou l’autre de ces objets qu’il convoitait depuis toujours, mais il ne pouvait le faire, les magasins étant presque vides. Le désapprovisionnement avait commencé, en passe de devenir un véritable cauchemar collectif. Les femmes se levaient aux aurores pour prendre leur tour dans d’interminables files d’attente et parvenir à acheter un poulet étique, une demi-douzaine de couches pour bébé ou du papier hygiénique. Le cirage à chaussures, les aiguilles, le café devinrent des denrées de luxe dont on se faisait cadeau, dans un emballage de papier fantaisie, lors des anniversaires. L’angoisse de la pénurie se fit jour, le pays était agité de vagues de rumeurs contradictoires alertant les gens sur les produits qui allaient manquer, et ceux-ci achetaient tout ce qu’ils trouvaient, sans aucune mesure, pour parer à toute éventualité. Ils s’arrêtaient pour faire queue sans trop savoir ce qu’on était en train de vendre, simplement pour ne pas laisser passer l’occasion d’acheter quelque chose, même s’ils n’en avaient nul besoin. Firent leur apparition des professionnels de la file d’attente qui, moyennant une somme modique, vous gardaient votre tour ; des marchands de bonbons qui profitaient des attroupements pour placer leurs friandises ; sans compter ceux qui louaient des couvertures pour les queues nocturnes. Le marché noir fit florès. La police tenta de l’enrayer, mais c’était comme une épidémie qui se répandait partout et on eut beau inspecter les véhicules et arrêter ceux qui portaient des baluchons suspects, on ne put y mettre fin. Jusqu’aux enfants qui trafiquaient dans les cours des écoles. Cet accaparement panique d’articles et de denrées était à l’origine de bien des quiproquos et l’on voyait des non-fumeurs finir par payer n’importe quel prix un paquet de cigarettes, ou des gens sans enfants se chamailler autour d’un petit pot d’aliments pour nourrisson. Disparurent les pièces de rechange pour les appareils ménagers, les machines, les véhicules. On rationna l’essence et les files d’attente des automobilistes pouvaient durer deux jours pleins, sans compter la nuit, bloquant la ville comme un gigantesque boa immobile se rôtissant au soleil. On n’avait plus le temps de faire queue pour tout et les employés de bureau furent contraints de se déplacer à pied ou à bicyclette. Les rues se remplirent de vélocipédistes haletant à la manière extravagante des Hollandais. Les choses allaient ainsi leur train lorsque les camionneurs se mirent en grève. Au bout de huit jours, il devint évident que le mouvement n’était pas d’ordre professionnel, mais bien politique, et qu’ils ne s’apprêtaient aucunement à rembrayer. L’armée voulut prendre l’affaire en main, car les légumes commençaient à pourrir sur pied dans les champs et sur les marchés, on ne trouvait plus rien à vendre aux ménagères, mais l’on découvrit alors que les routiers avaient démonté leurs moteurs et qu’il était impossible de faire bouger les milliers de camions qui encombraient les routes comme des carcasses fossilisées. Le Président se montra à la télévision pour exhorter à la patience. Il informa le pays que les camionneurs étaient stipendiés par l’impérialisme et allaient prolonger leur grève, de sorte que le mieux était que chacun cultivât ses propres légumes dans son jardin ou sur son balcon, du moins en attendant qu’on eût trouvé une autre solution. Le peuple, habitué à faire maigre et qui ne mangeait du poulet qu’à Noël et pour la fête nationale, ne se départit pas de son euphorie des premiers jours, au contraire : il s’organisa, à la guerre comme à la guerre, résolu à ne point permettre au sabotage économique de lui gâcher le plaisir de la victoire. Il continua à proclamer sur l’air des lampions et à chanter dans les rues que le peuple uni comme un seul homme jamais ne serait vaincu, mais de jour en jour le slogan sonnait plus faux, la haine et les divisions se répandaient inexorablement.
Le cours de l’existence changea pour le sénateur Trueba comme pour tout un chacun. Son enthousiasme dans la lutte qu’il avait entreprise lui rendit ses forces d’antan et soulagea quelque peu ses pauvres os perclus. Il travaillait comme quand il était au meilleur de sa forme. Il accomplissait nombre de voyages séditieux à l’étranger et parcourait inlassablement la province du nord au sud, en avion, en voiture, voire en train où le privilège des wagons de première classe avait vécu. Il tenait le choc lors des redoutables ripailles dont le régalaient ses partisans dans chaque ville, village ou hameau qu’il visitait, feignant une fringale de sortie de prison bien que ses boyaux de géronte ne fussent plus faits pour ce genre d’excès. Il passait son temps en conciliabules. D’emblée, l’exercice élargi de la démocratie avait limité les possibilités de tendre des chausse-trapes au gouvernement, bientôt il renonça à l’idée de le harceler dans les formes autorisées et reconnut que la seule façon d’en venir à bout était de recourir à des moyens illégaux. Il fut le premier à oser proférer publiquement que, pour enrayer la progression du marxisme Seul un putsch militaire serait de quelque efficacité, car jamais le peuple ne renoncerait au pouvoir auquel il avait si ardemment aspiré depuis un demi-siècle, et tous ces béjaunes ne réussiraient à rien.
— Arrêtez vos simagrées et prenez donc les armes ! disait-il quand il entendait parler de sabotage.
Il ne faisait pas mystère de ses idées, il les criait sur les toits et, non content de cela, on le voyait parfois aller jeter des poignées de maïs aux cadets de l’Ecole militaire en leur criant qu’ils n’étaient que des poules mouillées. Il dut se trouver une paire de gorilles chargés de prévenir ses propres excès. Souvent il oubliait que c’était lui qui les avait recrutés et, se sentant espionné, il débordait comme une soupe au lait, les abreuvait d’insultes, les menaçait de sa canne et finissait généralement par s’étrangler dans les quintes de la tachycardie. Il était persuadé que si l’on projetait d’attenter à ses jours, ces deux crétins d’armoires à glace ne sauraient l’empêcher, mais il se disait que leur présence pourrait du moins dissuader les agressions verbales spontanées. Du même coup, il tenta de placer sa petite-fille sous surveillance, se disant qu’elle évoluait dans un repaire de communistes où elle risquait à tout moment qu’on lui manquât de respect, du fait de sa parenté avec lui, mais Alba refusa d’en entendre parler : « Un gorille ? C’est comme un aveu de culpabilité. Moi, je n’ai rien à craindre », prétendit-elle. Il n’osa insister, car il en avait déjà assez de se disputer avec tous les autres membres de sa famille, et sa petite-fille était après tout le seul être au monde à le faire rire et sur qui épancher sa tendresse.
Entre-temps, Blanca avait mis sur pied une filière de ravitaillement par le biais du marché noir et de ses propres accointances dans les bidonvilles ouvriers où elle allait enseigner la céramique aux femmes. Il lui fallait traverser bien des angoisses et des difficultés pour parvenir à escamoter un sac de sucre en poudre ou une caisse de savon. Elle en vint à déployer une astuce dont elle ne se savait pas capable pour entreposer dans l’une des chambres vides de la maison tout un assortiment de choses parfois franchement inutiles, comme ces deux barils de sauce de soja qu’elle avait achetés à des Chinois. Elle mura la fenêtre de la pièce, en cadenassa la porte, suspendit à sa ceinture les clés dont elle ne se séparait jamais, même pour faire sa toilette, car elle se méfiait de tout le monde, y compris de Jaime et de sa propre fille. Elle avait pour cela quelques raisons. « Maman, tu te mets à ressembler à un gardien de prison », lui disait Alba, alarmée par cette manie de prévoyance au détriment de la vie au jour le jour. Alba était d’avis que s’il n’y avait plus de viande, on pouvait se nourrir de pommes de terre, et si les chaussures venaient à manquer, on n’avait qu’à marcher en espadrilles, mais Blanca, horrifiée par la simplicité de sa fille, soutenait mordicus que, quoi qu’il advînt, on ne saurait renoncer à son standing, et elle justifiait ainsi le temps dépensé à ses palabres de contrebandière. En réalité, jamais on n’avait aussi bien vécu depuis la mort de Clara, car pour la première fois il y avait à nouveau quelqu’un à la maison pour s’occuper des problèmes domestiques et se procurer quoi faire bouillir la marmite. Des Trois Maria arrivaient régulièrement des cageots de victuailles que Blanca planquait. Presque tout le premier arrivage pourrit sur place, la puanteur filtra des pièces condamnées, envahit la maison et se répandit dans tout le quartier. Jaime suggéra à sa sœur de donner, de vendre ou d’échanger les denrées périssables, mais Blanca refusait de partager ses trésors. Alba comprit alors que sa propre mère, qui paraissait jusque-là le seul être équilibré de la famille, avait aussi ses propres lubies. Elle ouvrit une brèche dans le mur de la réserve, par où elle fit sortir autant de vivres que Blanca en emmagasinait. Elle mit tant de soin à faire en sorte qu’on ne s’aperçût de rien, barbotant le sucre, le riz et la farine par petites bolées, brisant les fromages et éparpillant les fruits secs pour donner l’impression que c’était là l’œuvre des souris, que les soupçons de Blanca mirent plus de quatre mois à s’éveiller. Elle coucha alors un inventaire de ce qu’elle avait entreposé dans sa réserve, cochant d’une croix ce qu’elle en extrayait pour les usages courants de la maisonnée, convaincue de découvrir ainsi l’auteur des larcins. Mais Alba profitait du moindre moment d’inattention de sa mère pour faire des croix sur sa liste, tant et si bien qu’Alba s’embrouillait et finissait par ne plus savoir si elle s’était trompée dans sa comptabilité, si la maisonnée mangeait trois fois plus que ses propres estimations ou si en vérité cette maudite demeure ne continuait pas d’être hantée par les âmes errantes.
Le produit des chapardages d’Alba aboutissait entre les mains de Miguel qui le distribuait dans les quartiers pauvres et les usines, avec ses tracts révolutionnaires appelant à la lutte armée pour faire rendre gorge à l’oligarchie. Mais nul n’en faisait cas. Les gens étaient persuadés que s’ils avaient accédé au pouvoir par la voie légale et démocratique, nul n’était en mesure des les en déposséder, du moins jusqu’aux élections présidentielles suivantes.
— Ces imbéciles ne se rendent même pas compte que la droite est en train de s’armer ! confia Miguel à Alba.
Alba ne put qu’ajouter foi à ce qu’il disait. Chez elle, en pleine nuit, elle avait vu décharger dans la cour d’énormes caisses, puis, en grand secret, le chargement avait été entreposé sous les ordres de Trueba dans une autre des chambres inoccupées. Tout comme sa mère, l’aïeul avait cadenassé la porte et portait la clé à son cou dans le petit scapulaire en daim où il conservait le dentier de Clara. Alba en fit part à son oncle Jaime qui, après avoir conclu une trêve avec son père, s’en était revenu à la maison. « Je suis presque sûre qu’il s’agit d’armes », lui exposa-t-elle. Jaime, qui n’avait pas la tête à cela et vécut dans la lune jusqu’au jour de son assassinat, ne voulut pas y croire, mais sa nièce insista tant et si bien qu’il accepta d’aborder la question avec son père à l’heure du repas. La réponse du vieux dissipa les doutes qu’il avait pu nourrir.
— Je fais chez moi ce qu’il me plaît et je m’y fais livrer autant de caisses qu’il m’en prend la fantaisie ! Et ne vous remêlez pas de fourrer le nez dans mes affaires ! rugit le sénateur Trueba en assenant sur la table un coup de poing qui fit valser les verres et mit un point final à la conversation.
Ce soir-là, Alba alla rendre visite à son oncle dans son terrier de livres et lui proposa de recourir, pour les armes du grand-père, au même système dont elle usait pour les victuailles de sa mère. Sitôt dit, sitôt fait. Ils passèrent le reste de la nuit à creuser un trou dans le mur de la chambre contiguë à l’arsenal, qu’ils masquèrent d’un côté à l’aide d’une armoire, de l’autre avec les caisses séditieuses. Ainsi purent-ils s’introduire dans la pièce condamnée par le grand-père, armés d’un marteau et d’une paire de tenailles. Alba, qui avait déjà quelque expérience en ce domaine, désigna pour les ouvrir les caisses les plus basses. Ils mirent au jour un équipement guerrier qui les laissa bouche bée, car ils ignoraient jusqu’à l’existence d’instruments de mort aussi perfectionnés. Les jours suivants, ils firent main basse sur tout ce qu’ils purent emporter, glissant les caisses vides sous les autres après les avoir remplies de cailloux, afin qu’on ne remarquât rien en les soulevant. À eux deux ils sortirent ainsi des pistolets de guerre, des mitraillettes, des carabines et des grenades à main, qu’ils dissimulèrent dans le terrier de Jaime jusqu’à ce qu’Alba pût les acheminer en lieu sûr dans son étui à violoncelle. Le sénateur Trueba voyait passer sa petite-fille, traînant derrière elle sa lourde boîte, sans suspecter qu’à l’intérieur, emmaillotées dans des bouts de chiffon, brimbalaient les munitions auxquelles il avait eu tant de mal à faire passer la frontière pour les planquer chez lui. Alba avait songé à remettre les armes confisquées à Miguel, mais son oncle la convainquit que Miguel n’était pas moins enclin au terrorisme que son grand-père, et que mieux valait en disposer de sorte qu’elles ne pussent faire de mal à personne. Ils passèrent en revue plusieurs solutions, comme de les jeter à la rivière ou d’en faire un feu de joie, mais décrétèrent finalement qu’il était plus pratique de les enterrer dans des sacs de plastique, en quelque lieu sûr et secret, pour le jour où elles s’avéreraient utiles à une plus juste cause. Le sénateur Trueba fut tout surpris de voir son fils et sa petite-fille concocter une excursion en montagne, car Jaime pas plus qu’Alba ne s’étaient remis à aucun sport depuis l’époque du collège anglais, ni n’avaient jamais manifesté le moindre penchant pour les rudesses de l’andinisme. Un samedi matin, ils partirent à bord d’une jeep empruntée, équipés d’une tente de camping, d’un panier de victuailles et d’une grosse et mystérieuse valise qu’ils durent charger en s’y mettant à deux, car elle pesait un âne mort. À l’intérieur se trouvaient entassées les armes de guerre qu’ils avaient soustraites au grand-père. Pleins d’enthousiasme, ils se dirigèrent vers les hauteurs, roulèrent tant que la piste le leur permit, puis progressèrent à flanc de montagne, en quête d’un endroit tranquille parmi la végétation torturée par le vent et le froid. Ils y déposèrent leur barda, montèrent tant bien que mal leur tente de camping, creusèrent des trous et y enterrèrent les sacs de plastique, marquant chaque endroit d’un petit monticule de pierres. Ils passèrent le reste du week-end à pêcher des truites dans le gave et à les faire griller sur un feu d’épineux, à courir les escarpements comme des scouts en culottes courtes et à se remémorer le passé. Le soir, ils firent chauffer du vin rouge avec de la cannelle et du sucre et, emmitouflés dans leurs plaids, levèrent leur verre, riant aux larmes, à la figure que ferait le vieux dès qu’il se rendrait compte qu’on l’avait volé.
— Si tu n’étais pas mon oncle, je me marierais avec toi plaisanta Alba.
— Et Miguel ?
— Il serait mon amant.
Jaime n’eut pas l’air de trouver ça drôle et se renfrogna pour le reste de leur excursion. La nuit venue, ils se glissèrent dans leurs sacs de couchage respectifs, éteignirent la lampe à paraffine et demeurèrent silencieux. Alba eut tôt fait de s’assoupir, mais Jaime, jusqu’à l’aube, resta les yeux grands ouverts dans l’obscurité. Il aimait à dire qu’Alba était comme sa fille, mais, cette nuit-là, il se surprit à désirer n’être ni son père ni son oncle, mais bel et bien à occuper la place de Miguel. Il songea à Amanda et regretta qu’elle n’eût plus le pouvoir de le troubler, il rechercha dans sa mémoire quelque braise de cette passion démesurée qu’il avait un jour éprouvée pour elle, mais ne put en retrouver. Lui-même était devenu un solitaire. Dans un premier temps, il s’était tenu tout près d’Amanda, s’occupant de sa cure, la voyant presque tous les jours. La malade était restée plusieurs semaines dans les affres du manque, jusqu’à ce qu’elle pût se passer de drogues. Elle avait renoncé du même coup au tabac et à l’alcool et se mit à mener une vie saine et rangée, prit un peu de poids, se coupa les cheveux, recommença à farder ses grands yeux noirs, à se harnacher d’un brelin-brelant de colliers et de bracelets, dans une tentative pathétique pour coïncider avec l’image pâlie qu’elle gardait d’elle-même. Elle était simplement amoureuse. Passée de la dépression à un état d’euphorie permanente, Jaime était le centre de son obsession. L’énorme effort de volonté qu’elle avait déployé pour se libérer de ses multiples accoutumances, c’est à lui qu’elle l’avait dédié en gage de son amour. Jaime ne l’y encouragea point, mais n’eut pas lui-même le cœur à la repousser, pensant que l’illusion de l’amour pouvait l’aider à se rétablir, tout en sachant qu’il était trop tard pour eux deux. Dès qu’il en eut la possibilité, il tenta de rétablir entre eux quelque distance, sous prétexte qu’il était un vieux garçon perdu pour les choses de l’amour. Les passades à l’hôpital avec quelques infirmières de bonne composition ou les lugubres descentes au bordel suffisaient à satisfaire ses appétits les plus pressants dans les rares moments de liberté que lui octroyait son travail. Bien malgré lui, il se trouva empêtré avec Amanda dans une relation à laquelle sa jeunesse avait jadis désespérément aspiré mais qui ne l’émouvait plus guère et qu’il ne se sentait plus à même d’entretenir. Elle ne lui inspirait plus qu’un sentiment de compassion, mais c’était là précisément une des émotions les plus fortes qu’il lui était donné d’éprouver. Au fil d’une vie tout entière passée à côtoyer misère et souffrance, son âme ne s’était point endurcie, mais était au contraire devenue de plus en plus vulnérable à la pitié. Le jour où Amanda passa les bras autour de son cou et lui dit qu’elle l’aimait, il l’enlaça machinalement et l’embrassa avec une feinte passion afin qu’elle ne remarquât point son absence de désir. Il se trouva ainsi piégé dans une relation dévorante à un âge où lui-même, pour ce qui est des passions tumultueuses, s’estimait forclos. « Je ne suis plus bon pour ce genre de choses », se disait-il après ces épuisantes séances au cours desquelles Amanda, pour le séduire, déployait des trésors de sophistication amoureuse qui les laissaient l’un et l’autre anéantis.
Ses rapports avec Amanda et l’insistance d’Alba le mirent souvent en contact avec Miguel. Il ne pouvait éviter de le rencontrer à de fréquentes reprises. Il faisait son possible pour demeurer indifférent, mais finit par être captivé par la personnalité de Miguel. Celui-ci avait mûri, n’avait plus rien du freluquet exalté, mais il n’avait pas varié d’un iota dans sa ligne politique et persistait à penser que, sans révolution violente, il serait impossible de vaincre la droite. Jaime n’était pas d’accord avec lui, mais l’estimait et admirait son cran. Il ne l’en considérait pas moins comme un de ces hommes funestes, possédés par un dangereux idéalisme et une pureté intransigeante, qui marquent du sceau du malheur tout ce à quoi ils touchent, particulièrement les femmes qui ont l’infortune de s’en éprendre. Tout autant lui déplaisaient ses positions idéologiques, car il était persuadé que les extrémistes de gauche comme Miguel causaient encore plus de tort au Président que ceux de droite. Mais rien de cela ne l’empêchait de lui témoigner de la sympathie et de s’incliner devant la force de ses convictions, son allégresse naturelle, sa propension à la tendresse et à la générosité, grâce auxquelles il était prêt à donner sa vie pour des idéaux que Jaime partageait, même s’il n’avait pas le courage de les pousser jusque dans leurs ultimes conséquences.
Jaime finit par s’endormir, cette nuit-là, mélancolique et inquiet, engoncé dans son sac de couchage, prêtant l’oreille, tout près de lui, à la respiration de sa nièce. Lorsqu’il rouvrit les yeux, elle était déjà debout et faisait chauffer le café du petit déjeuner. Il soufflait un vent frisquet et le soleil éclairait de reflets mordorés la cime des montagnes. Alba sauta au cou de son oncle pour l’embrasser, mais il garda les mains dans ses poches et ne lui rendit pas ses marques d’affection. Il était tout retourné.
Les Trois Maria furent l’un des tout derniers domaines du sud du pays à être expropriés par suite de la Réforme agraire. Les paysans qui avaient vu le jour et travaillé sur cette terre de génération en génération constituèrent une coopérative et s’arrogèrent la propriété : cela faisait trois ans et cinq mois qu’ils n’avaient plus revu leur maître et ils en avaient oublié jusqu’à ses ouragans de colère. Le régisseur, terrorisé par la tournure que prenaient les choses et par le ton exalté des réunions de fermiers qui se tenaient à l’école, rassembla ses cliques et ses claques et déguerpit sans dire adieu ni en aviser le sénateur Trueba, car il n’avait nulle envie d’affronter sa fureur et estimait avoir fait son devoir en le mettant en garde à maintes reprises. Lui parti, les Trois Maria vécurent quelque temps à la dérive. Il ne se trouvait plus personne pour donner des ordres, personne non plus qui fût disposé à y obéir, les paysans savourant pour la première fois de leur existence le goût et l’arrière-goût de la liberté, d’être leurs propres maîtres. Ils se répartirent équitablement les champs et chacun cultiva ce que bon lui sembla, jusqu’au jour où le gouvernement leur dépêcha un agronome qui leur distribua des semences à crédit et les informa sur la demande du marché, les difficultés que connaissait le transport des denrées, les avantages des engrais et des pesticides. Les paysans prêtèrent une oreille distraite aux propos de l’ingénieur, car il avait tout du gringalet de la capitale et il était évident qu’il n’avait jamais labouré de ses mains, mais ils fêtèrent néanmoins sa venue en ouvrant les caves sacrées de l’ex-patron, en raflant ses vieilles bouteilles et en sacrifiant les taureaux reproducteurs pour se régaler de leurs testicules aux petits oignons et au coriandre. Dès que le technicien eut le dos tourné, ils se nourrirent aussi bien des vaches importées et des poules pondeuses. Esteban Trueba apprit qu’il avait perdu ses terres en se voyant notifier qu’on les lui paierait en bons d’Etat à échéance de trente ans, et pour le montant qu’il avait fait figurer sur sa déclaration d’impôts. Il perdit tout contrôle de lui-même. Il s’empara parmi son arsenal d’une mitraillette dont il ignorait jusqu’au maniement et donna ordre à son chauffeur de le conduire d’une traite jusqu’aux Trois Maria, sans prévenir personne, pas même ses gardes du corps. Il roula plusieurs heures d’affilée, aveuglé par la rage, n’ayant en tête aucun plan précis.
A leur arrivée, ils durent freiner brusquement, une énorme poutre leur barrant l’entrée. L’un des fermiers y montait la garde, armé d’un nerf de bœuf et d’une pétoire sans cartouches. Trueba descendit de voiture. À la vue du patron, le pauvre homme se suspendit frénétiquement à la cloche de l’école qu’on avait installée à proximité pour donner l’alerte, puis il se jeta à plat ventre par terre. La rafale lui passa juste au-dessus du crâne et les balles allèrent s’incruster dans les arbres alentour. Trueba ne s’arrêta point pour vérifier s’il l’avait tué. Avec une agilité surprenante pour son âge, il accéda au chemin de la propriété, sans détourner la tête d’un côté ni de l’autre, si bien que le coup assené sur sa nuque le prit au dépourvu et lui fit mordre la poussière avant qu’il ne se fût rendu compte de ce qui lui arrivait. Il revint à lui dans la salle à manger de la maison de maître, couché sur la table, les mains ligotées, un oreiller sous la tête. Une femme lui posait des compresses mouillées sur le front tandis que la quasi-totalité des fermiers se tenaient autour de lui et le considéraient avec curiosité.
Comment vous sentez-vous, camarade ? lui demanda- t-on.
- Bande de fils de pute ! Je ne suis le camarade de personne ! brama le vieillard en tentant de se redresser.
Il se débattit et cria tant et si bien qu’on desserra ses liens et l’aida à se mettre sur son séant, mais quand il voulut leur fausser compagnie, force lui fut de constater que les fenêtres étaient condamnées de l’extérieur, la porte fermée à clé. Ils s’évertuèrent à lui expliquer que les choses avaient changé, qu’il n’était plus le maître, mais il refusa d’entendre qui que ce fût. Il avait l’écume aux lèvres, son cœur menaçait d’éclater, comme un dément il éructait des insultes et menaçait de représailles et de châtiments tels que les autres finirent par s’esclaffer et s’ébaudir. Puis ils se lassèrent et le laissèrent seul enfermé dans la salle à manger. Esteban Trueba s’effondra sur une chaise, épuisé par l’effort terrible qu’il avait fourni. Quelques heures plus tard, on l’informa qu’il était devenu un otage et qu’on avait l’intention de le filmer pour la télévision. Prévenus par le chauffeur, ses deux gardes du corps et une poignée de jeunes exaltés de son parti avaient fait route jusqu’aux Trois Maria pour le délivrer, armés de matraques, de coups-de-poing américains, de chaînes de vélo, mais ils avaient trouvé au portail une garde doublée qui les avait mis en joue avec la mitraillette apportée par le sénateur Trueba lui-même.
— Personne n’emmènera le camarade-otage, dirent les paysans, et pour ajouter du poids à leur avertissement, ils les poursuivirent en tirant en l’air.
Un camion de la télévision arriva sur ces entrefaites pour filmer l’événement et les fermiers, qui jamais n’avaient rien vu de semblable, le laissèrent entrer et posèrent devant les caméras avec leur plus large sourire, entourant le prisonnier. Le soir même, l’ensemble du pays put voir sur ses écrans le principal représentant de l’opposition ficelé comme un saucisson, écumant de rage, vomissant de telles insanités que la censure dut intervenir. Le Président le vit également, et l’affaire ne fut pas de son goût : il comprit qu’elle pouvait être le détonateur qui ferait exploser le baril de poudre sur lequel campait son gouvernement en équilibre précaire. Il envoya les carabiniers libérer le sénateur. Lorsque ceux-ci débarquèrent au domaine, les paysans, enhardis par le soutien de la presse, ne les laissèrent pas entrer. Ils exigèrent un mandat de justice. Le juge provincial, prévoyant qu’il allait se fourrer dans le pétrin et comparaître à son tour à la télévision, vilipendé par les reporters de gauche, partit précipitamment à la pêche. Les carabiniers durent se borner à attendre de l’autre côté du portail des Trois Maria qu’on leur dépêchât le mandat depuis la capitale.
Blanca et Alba furent informées comme tout un chacun, en regardant le journal télévisé. Blanca attendit jusqu’au lendemain, sans faire le moindre commentaire, mais, voyant que les carabiniers s’étaient à leur tour avérés incapables de délivrer le grand-père, elle décréta que l’heure était venue pour elle d’aller revoir Pedro III Garcia.
— Ote ce pantalon crasseux et passe-toi une robe comme il faut, ordonna-t-elle à Alba.
Toutes deux se présentèrent au ministère sans avoir sollicité de rendez-vous. Une secrétaire tenta de les retenir dans l’antichambre, mais Blanca la neutralisa d’une poussée et s’avança d’un pas ferme, traînant sa fille en remorque. Elle ne frappa pas à la porte, l’ouvrit et fit irruption dans le bureau de Pedro III qu’elle n’avait pas revu depuis deux ans. Elle fut sur le point de rebrousser chemin, croyant s’être trompée. En l’espace de si peu de temps, l’homme de sa vie avait beaucoup maigri et vieilli ; l’air lugubre et harassé, le cheveu encore noir mais plus court et déjà clairsemé, sa belle barbe élaguée, il portait un costume de fonctionnaire grisâtre et une triste cravate du même ton. Si elle le reconnut, ce fut au regard de ses yeux noirs d’autrefois.
— Seigneur, comme tu as changé !... bredouilla-t-elle.
A Pedro III, en revanche, Blanca parut plus belle que dans son souvenir, comme si leur séparation l’avait rajeunie. Dans l’intervalle, il avait eu tout le temps de se repentir de sa décision et de découvrir que, sans Blanca, il avait perdu jusqu’à son goût pour les tendrons qui, jadis, le rendaient tout feu tout flamme. Au demeurant, assis à ce bureau à travailler douze heures par jour, loin de sa guitare et de l’inspiration populaire, il avait bien peu d’occasions de se sentir heureux. Au fur et à mesure que le temps passait, il ressentait de plus en plus l’absence de cet amour calme et sans histoires qu’il avait connu auprès de Blanca. Dès qu’il la vit entrer, avec son air résolu et accompagnée d’Alba, il comprit qu’elle n’était pas venue le voir pour raisons sentimentales, et que le motif en était l’affaire du sénateur Trueba.
— Je viens te demander de nous accompagner, lui dit Blanca de but en blanc. Ta fille et moi allons chercher le vieux aux Trois Maria.
C’est ainsi qu’Alba apprit que son père n’était autre que Pedro Garcia.
— Bien. Passons par chez moi prendre la guitare, répondit-il en se levant de son siège.
Ils quittèrent le ministère à bord d’une automobile noire pareille à un fourgon funéraire équipé de plaques officielles. Blanca et Alba patientèrent dans la rue tandis qu’il montait jusqu’à son appartement. Quand il en redescendit, il avait recouvré quelque chose de son charme de jadis. Il avait troqué son costume gris contre sa combinaison de mécanicien et son poncho d’autrefois, il avait chaussé des espadrilles et portait sa guitare dans le dos. Blanca lui sourit pour la première fois, il se pencha et l’embrassa furtivement sur la bouche. Leur voyage fut silencieux pendant la première centaine de kilomètres, jusqu’à ce qu’Alba, remise de sa surprise, pût émettre un filet de voix tremblotante et demander pourquoi on ne lui avait pas dit plus tôt que Pedro III était son père, car elle se fût ainsi épargné bien des cauchemars avec un comte tout de blanc vêtu et mort des fièvres en plein désert.
— Mieux vaut un père mort qu’un père absent, répondit Blanca d’un ton énigmatique, et elle ne revint plus sur le sujet.
Ils arrivèrent aux Trois Maria à la nuit tombante et trouvèrent devant le portail une petite foule devisant amicalement autour d’un feu de camp où rôtissait un cochon. C’étaient les carabiniers, les journalistes et les paysans qui réglaient leur sort aux dernières bouteilles de la cave sénatoriale. Deux ou trois chiens et quelques enfants batifolaient dans la lueur du feu, attendant que le rose et luisant porcelet eût fini de cuire. D’emblée, Pedro III Garcia fut reconnu par les représentants de la presse qui l’avaient à maintes reprises interviewé, par les carabiniers à cause de ses airs de chanteur populaire qui ne pouvaient tromper, et par les paysans, puisque ceux-ci l’avaient vu naître sur cette terre. On l’accueillit avec chaleur.
- Qu’est-ce qui vous amène ici, camarade ? lui demandèrent les paysans.
— Je viens voir le vieux, déclara Pedro III en souriant.
— Vous pouvez entrer, camarade, mais seul, lui dirent-ils. Doña. Blanca et la jeune Alba accepteront bien un petit verre de rouge.
Toutes deux prirent place avec les autres autour du feu et la suave odeur de viande grillée leur rappela qu’elles n’avaient rien dans l’estomac depuis l’aube. Blanca connaissait tous les fermiers, elle avait appris à lire à nombre d’entre eux dans la petite école des Trois Maria, aussi s’employèrent-ils à se remémorer le temps passé, l’époque où les frères Sanchez faisaient la loi dans la région, où le vieux Pedro Garcia mit fin au fléau des fourmis, où le Président n’était encore qu’un éternel candidat qui s’arrêtait en gare pour les haranguer depuis le train de ses défaites.
— Qui aurait jamais pensé qu’un jour il serait Président dit l’un d’eux.
— Et qu’un jour, aux Trois Maria, le patron aurait moins voix au chapitre que nous autres ! lancèrent ses voisins.
On conduisit Pedro Garcia jusqu’à la maison et on le fit directement entrer dans la cuisine. S’y trouvaient les fermiers les plus âgés qui montaient la garde devant la porte de la salle à manger où ils gardaient prisonnier l’ancien maître. Cela faisait bien des années qu’ils n’avaient revu Pedro III, mais tous s’en souvenaient. Ils s’assirent autour de la table à boire du vin et à se rappeler ce lointain passé où Pedro n’était pas encore une figure légendaire dans la mémoire des gens de la campagne, seulement un garnement rebelle amoureux de la fille du patron. Puis Pedro III s’empara de sa guitare, la cala sur sa cuisse, ferma les yeux et entonna de sa voix de velours l’air fameux des poules et des renards, repris en chœur par tous les vieux.
— Je vais emmener le patron, camarades, dit Pedro III d’un ton doucereux, mettant à profit un silence.
— N’y songe pas, fiston, lui répondirent-ils.
— Demain les carabiniers viendront avec un mandat judiciaire et l’embarqueront comme un héros. Mieux vaut l’obliger à me suivre, la queue entre les jambes.
Ils passèrent un bon moment à discutailler puis finirent par le conduire à la salle à manger et le laissèrent en tête à tête avec l’otage. C’était la première fois qu’ils se retrouvaient face à face depuis ce jour fatidique où Trueba lui avait fait payer la défloration de sa fille d’un coup de hache. Pedro III avait gardé souvenir d’un géant furibard armé d’un fouet de cuir et d’une canne en argent, sur le passage duquel tremblaient les fermiers et défaillait la nature elle-même, avec sa grosse voix tonitruante et son omnipotence de hobereau. Il fut surpris de sentir sa rancune, depuis si longtemps amassée, se relâcher à la vue de ce vieillard voûté et rabougri qui le regardait avec épouvante. La colère du sénateur Trueba avait fini par retomber ; la nuit qu’il avait passée sur une chaise, les mains liées, lui avait rompu les os. Il eut d’abord du mal à reconnaître Pedro III, car il ne l’avait pas revu depuis un quart de siècle, mais en remarquant qu’il lui manquait trois doigts à la main droite, il comprit qu’il avait atteint le fond de ce cauchemar où il avait sombré. Ils s’observèrent en silence pendant quelques interminables secondes, chacun à se dire que l’autre incarnait ce qu’il y avait vraiment de plus abominable au monde, mais sans retrouver dans leur cœur la haine brûlante de jadis.
— Je suis venu vous sortir d’ici, dit Pedro III.
— Pour quelle raison ? s’enquit le vieux.
— C’est Alba qui me l’a demandé, répondit Pedro III.
— Va-t’en au diable ! bredouilla Trueba sans conviction.
— Nous allons sortir et vous venez avec moi, d’accord ?
Pedro III entreprit de desserrer les liens dont on avait à nouveau entravé ses poignets pour l’empêcher de tambouriner à la porte. Trueba détourna les yeux pour ne pas voir la main mutilée de l’autre.
— Fais-moi sortir d’ici sans être vu. Je ne veux pas que les journalistes soient au courant, dit le sénateur Trueba.
— Je vais vous faire sortir par où vous êtes entré : par la grand-porte, dit Pedro en se mettant en marche.
Trueba les suivit tête basse, il avait les yeux rouges et pour la Première fois de sa vie, aussi loin que remontait son souvenir, il se sentait vaincu. Ils passèrent par la cuisine sans que le vieux levât le regard, traversèrent le reste de la maison puis parcoururent le chemin séparant la demeure patronale du portail d’entrée, accompagnés par une petite troupe de mioches turbulents qui sautillaient autour d’eux et par un cortège de paysans taciturnes qui suivaient en retrait. Blanca et Alba étaient assises parmi les journalistes et les carabiniers, se régalant avec les doigts du porcelet rôti et buvant à grands traits au goulot de la bouteille de vin rouge qui circulait de main en main. En découvrant son grand-père, Alba fut toute bouleversée, car elle ne l’avait pas vu si abattu depuis la mort de Clara. Elle avala sa bouchée et se précipita à sa rencontre. Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, elle lui murmura quelque chose à l’oreille et le sénateur Trueba parvint alors à recouvrer sa dignité, il redressa la tête et sourit avec sa superbe d’antan aux éclairs des appareils photographiques. Les journalistes prirent des clichés de lui montant à bord d’une automobile noire à immatriculation officielle et pendant plusieurs semaines, on se demanda dans l’opinion ce que signifiait cette bouffonnerie, jusqu’à ce que d’autres événements bien plus graves s’en fussent venus gommer jusqu’au souvenir de cette affaire.
Cette nuit-là, le Président, qui avait pris le pli de tromper ses insomnies en jouant aux échecs avec Jaime, commenta l’histoire entre deux parties, tout en scrutant de ses yeux perspicaces, cachés derrière de grosses lunettes à monture noire, quelque signe de malaise chez son ami, mais Jaime continua à disposer les pièces sur l’échiquier sans ajouter un seul mot.
— Le vieux Trueba en a entre les jambes, dit le Président. Il mériterait d’être de notre côté.
- A vous d’ouvrir, Président, dit Jaime en désignant le jeu.
Au cours des mois suivants, la situation se dégrada beaucoup, on se serait dit dans un pays en guerre. Les esprits étaient très échauffés, surtout parmi les femmes de l’opposition qui défilaient dans les rues en tapant sur leurs casseroles pour protester contre le désapprovisionnement. La moitié de la population tentait de faire tomber le gouvernement tandis que l’autre moitié le défendait, et il ne restait de temps à personne pour songer au travail. Alba fut surprise, un soir, de voir les rues du centre aussi sombres et désertes. On n’avait pas ramassé les ordures de toute la semaine et les chiens errants farfouillaient parmi les monceaux d’immondices. Les poteaux étaient couverts de propagande imprimée que la pluie hivernale avait délavée et sur tous les espaces disponibles étaient calligraphiés les mots d’ordre des deux camps. La moitié des lampadaires avaient été dégommés à coups de cailloux et les bâtiments n’arboraient aucune fenêtre éclairée, la seule lumière provenait de quelques mornes flambées alimentées par de vieux journaux et des planches, auxquelles se réchauffaient de petits groupes en faction devant les ministères, les banques, les administrations, se relayant pour empêcher les bandes d’extrême droite de les prendre d’assaut durant la nuit. Alba vit une camionnette s’arrêter devant un édifice public. Quelques jeunes en descendirent, coiffés de casques blancs, armés de pots de peinture et de pinceaux, et recouvrirent les murs d’un fond de couleur claire. Puis ils y dessinèrent de grandes colombes multicolores, des papillons, des fleurs sanglantes, accompagnés de vers du Poète et d’appels à l’unité populaire. C’étaient les brigades de jeunes qui croyaient pouvoir sauver leur révolution à coups de graffiti patriotiques et de colombes de combat. Alba s’approcha et leur montra du doigt l’inscription de l’autre côté de la rue. Elle était tracée à grosses taches de peinture rouge et ne comportait qu’un seul mot écrit en lettres gigantesques Djakarta.
— Qu’est-ce que veut dire ce nom, camarades ? demanda-t-elle.
— Nous l’ignorons, lui répondirent-ils.
Nul ne savait pourquoi l’opposition peignait ce vocable asiatique sur les murs, jamais personne n’avait entendu parler des monceaux de morts dans les rues de cette lointaine capitale. Alba remonta sur son vélo et pédala en direction de la maison. Depuis qu’il y avait rationnement d’essence et grève dans les transports publics, elle avait exhumé de la cave ce vieux jouet de son enfance pour se déplacer. Elle allait en songeant à Miguel, et un sombre pressentiment lui nouait la gorge.
Cela faisait quelque temps qu’elle n’allait plus en cours et elle avait désormais pas mal de loisirs. Les professeurs avaient décrété un arrêt de travail illimité et les étudiants avaient occupé les bâtiments des facultés. Lassée d’étudier le violoncelle chez elle, elle profitait des moments où elle n’était pas occupée à folâtrer avec Miguel, à se promener avec Miguel ou à discuter avec Miguel, pour se rendre à l’hôpital du quartier de la Miséricorde afin d’aider son oncle Jaime et une poignée d’autres praticiens qui persistaient à exercer malgré les consignes de grève de l’Ordre des médecins visant à saboter l’action du gouvernement. C’était un travail de titan. Les couloirs étaient bourrés de malades qui attendaient plusieurs jours d’affilée de recevoir des soins, pareils à un gémissant troupeau. Les infirmiers étaient débordés. Jaime était si occupé qu’il en oubliait souvent de manger et quand il sommeillait quelque peu, c’était sans même lâcher son bistouri. Il était hâve, tout efflanqué. Il était de service dix-huit heures de rang et quand il se laissait tomber sur son grabat, il ne pouvait trouver le sommeil, songeant aux malades qui attendaient encore et à la pénurie d’anesthésiques, de seringues et de coton, se disant qu’il aurait beau se démultiplier par mille, ce serait encore insuffisant, comme de vouloir stopper un train à mains nues. Amanda travaillait elle aussi à l’hôpital comme bénévole, pour être près de Jaime et s’occuper. Au fil de ces épuisantes journées à soigner des malades anonymes, elle avait recouvré cette flamme qui l’éclairait de l’intérieur dans sa jeunesse et elle eut pour un temps l’illusion d’être heureuse. Elle portait une blouse bleue et des sandales de caoutchouc mais, quand elle passait à proximité, Jaime avait l’impression d’entendre le brelin-brelant de sa verroterie d’antan. Il se sentait moins seul et aurait désiré l’aimer vraiment.
Le Président se montrait presque tous les soirs à la télévision pour dénoncer le combat sans merci mené par l’opposition. Il était harassé, souvent sa voix se brisait. Les gens d’en face racontaient qu’il était saoul et passait ses nuits en orgies de mulâtresses acheminées par avion des tropiques pour émoustiller sa vieille carne. Il déclara que les camionneurs en grève percevaient quotidiennement cinquante dollars de l’étranger pour continuer de paralyser le pays. On riposta qu’il recevait des sorbets à la noix de coco et des armes soviétiques par la valise diplomatique. Il dit que ses adversaires conspiraient avec les militaires pour fomenter un coup d’Etat, car ils préféraient voir la démocratie assassinée plutôt que gouvernée par lui. On l’accusa d’échafauder des élucubrations de paranoïaque et de barboter les œuvres du Musée national pour en décorer la chambre de sa petite amie. Il mit en garde contre le fait que la droite était armée, décidée à brader la patrie à l’impérialisme, et on lui rétorqua qu’il avait son garde-manger bourré de blancs de poulets alors que le peuple faisait queue pour les abats du même volatile.
Le jour où Luisa Mora s’en vint sonner à la grande maison du coin, le sénateur Trueba était attablé dans sa bibliothèque à faire ses comptes. C’était la dernière des sœurs Mora encore de ce monde, réduite à la taille d’un chérubin errant mais tout à fait lucide et en pleine possession de son increvable énergie spirituelle. Trueba ne l’avait pas revue depuis la mort de Clara, mais il la reconnut à sa voix qui avait gardé son timbre de flûte enchantée, et au parfum de violettes des bois que le temps avait atténué mais qui était encore perceptible à distance. En pénétrant dans la pièce, elle fit entrer avec elle la présence ailée de Clara qui se mit à flotter dans les airs sous les yeux enamourés de son époux qui l’avait perdue de vue depuis plusieurs jours.
— Je viens vous annoncer bien des malheurs, dit Luisa Mora après qu’elle se fut installée dans un fauteuil.
- Ah, ma chère Luisa, ce n’est pourtant pas ce qui me manque ... fit-il en soupirant.
Luisa l’informa de ce qu’elle avait lu dans les planètes. Pour vaincre les réticences pragmatiques du sénateur, elle dut lui exposer la méthode scientifique à laquelle elle avait recouru. Elle dit qu’elle avait passé ces derniers mois à étudier le thème astral de chaque membre important du gouvernement et de l’opposition, y compris de Trueba lui-même. De la comparaison des cartes célestes, il ressortait qu’en cette conjoncture précise allait se produire un fatal concours de sang, de souffrance et de mort.
— Pour moi, cela ne fait pas un pli, Esteban, dit-elle en guise de conclusion. Nous sommes au bord de jours atroces. Il y aura tant et tant de morts qu’on ne pourra même plus les compter. Vous serez du côté des vainqueurs, mais cette victoire ne vous vaudra que douleur et solitude.
Esteban Trueba se sentit mal à l’aise devant cette insolite pythonisse qui venait troubler la paix de sa bibliothèque et lui donner de l’urticaire avec ses délires astrologiques, mais il n’eut pas le courage de l’éconduire, à cause de Clara qui le reluquait depuis son encoignure.
— Mais je ne suis pas venue vous déranger pour des événements qui ne relèvent pas de votre pouvoir, Esteban. Je suis venue vous parler de votre petite-fille Alba, car j’ai un message pour elle, de la part de sa grand-mère.
Le sénateur fit venir Alba. La jeune fille n’avait pas revu Luisa Mora depuis ses sept ans, mais se la rappelait parfaitement. Elle l’embrassa avec grande délicatesse, pour ne pas chahuter son frêle squelette d’ivoire, et huma avec avidité une pleine bouffée de l’incomparable parfum.
— Je suis venue te dire de faire attention, ma petite fille, lui dit Luisa Mora après avoir essuyé les larmes que l’émotion avait fait couler. Tu as la mort à tes talons. Ta grand-mère te protège depuis l’au-delà, mais elle m’a envoyée te dire que les esprits protecteurs ne peuvent pas grand-chose dans les périodes de grands cataclysmes. Il serait bon que tu partes en voyage, que tu ailles de l’autre côté de l’océan, où tu seras à l’abri.
Au tour qu’avait pris la conversation, le sénateur Trueba avait perdu patience, convaincu d’avoir affaire à une vieille toquée. Dix mois et onze jours plus tard, quand on lui ramènerait Alba en pleine nuit, après le couvre-feu, il se remémorerait la prophétie de Luisa Mora.