Un an et demi après le tremblement de terre, les Trois Maria étaient redevenues l’exploitation modèle d’antan. La grande maison de maître. était à nouveau debout, identique à l’originale, mais plus solide, et l’eau chaude coulait dans la salle de bains. Cette eau était comme du chocolat dilué et on y apercevait même parfois des têtards, mais son jet était puissant et gai. Allemande, la bombe était une pure merveille. Je déambulais de droite et de gauche sans autre appui qu’une grosse canne d’argent, la même qu’aujourd’hui, dont ma petite-fille dit qu’elle ne me sert pas pour ma patte folle, mais pour conférer plus de force à mes propos en la brandissant comme un argument contondant. Cette longue infirmité m’a miné l’organisme, mon caractère a encore empiré. Je reconnais qu’à la fin, même Clara était incapable d’endiguer mes colères. Tout autre serait sorti de l’accident invalide pour la vie, mais c’est dans l’énergie du désespoir que je trouvai de l’aide. Je pensais à ma mère dans sa chaise roulante, se décomposant de son vivant, et j’en tirais assez de ténacité pour me lever et me lancer à marcher, fût-ce à grand renfort de malédictions. Je crois que les gens avaient peur de moi. Même Clara, que mon humeur de chien n’avait jamais effarouchée, dans une certaine mesure parce que je prenais grand soin de ne pas la faire retomber sur elle, avait l’air désormais terrifiée. Et la voir trembler à cause de moi me mettait dans tous mes états.
Clara avait changé peu à peu. Elle avait l’air fatiguée et je remarquai qu’elle s’éloignait de moi. Elle n’avait plus de compassion à mon endroit, mes souffrances la lassaient plus qu’elles ne l’émouvaient, et je me rendis compte qu’elle m’évitait. J’oserai dire qu’à cette époque, elle trouvait plus de plaisir à traire les vaches avec Pedro junior qu’à me tenir compagnie au salon. Plus distante se faisait ainsi Clara, plus grand devenait le besoin que j’éprouvais de son amour. Le désir que j’avais eu d’elle en l’épousant ne s’était pas relâché, j’entendais la posséder exhaustivement, jusqu’à sa dernière pensée, mais cette femme diaphane passait à côté de moi comme un souffle et j’avais beau l’empoigner à deux mains, l’étreindre avec brutalité, j’étais incapable de la tenir captive. Elle n’était jamais en esprit avec moi. Lorsqu’elle prit peur de moi, la vie devint un purgatoire. Dans la journée, chacun vaquait à ses occupations. L’un comme l’autre avions beaucoup à faire. Nous ne nous retrouvions qu’à l’heure des repas et j’étais alors le seul à faire la conversation, car elle paraissait toujours dans les nuages. Elle n’ouvrait que peu la bouche et avait perdu ce rire plein de fraîcheur et d’insolence qui avait été la première chose à me séduire en elle, elle ne rejetait plus la tête en arrière, riant de toutes ses dents. C’est à peine si elle souriait. Je me disais que l’âge et mon accident étaient en train de nous séparer, qu’elle en avait assez de la vie conjugale, ce sont de ces choses qui arrivent à tous les couples et je n’étais point un amant délicat, de ceux qui offrent des bouquets à tout bout de champ et savent conter fleurette. Je m’évertuai néanmoins à me rapprocher d’elle. Comme je m’y efforçai, mon Dieu ! Je faisais irruption dans sa chambre alors qu’elle était occupée avec ses cahiers de notes sur la vie ou bien à son guéridon. J’essayai même de prendre part à ces côtés-là de son existence, mais elle n’aimait pas qu’on mît le nez dans ses cahiers et ma présence lui coupait l’inspiration quand elle conversait avec les esprits, si bien que je dus renoncer. De même dus-je renoncer à mon dessein de nouer de bons rapports avec Blanca. Depuis toute petite, ma fille était une enfant bizarre, jamais elle n’avait montré cette affection câline que j’en aurais attendue. En fait, elle avait tout du tatou. Aussi loin que je m’en souvienne, elle s’était montrée hargneuse avec moi et, pour ne l’avoir jamais éprouvé, elle n’eut pas de complexe d’Oedipe à surmonter. Mais c’était déjà une jeune fille, elle semblait intelligente et mûre pour son âge et ne faisait qu’une avec sa mère. J’avais dans l’idée qu’elle pourrait m’aider et je tentai de m’en faire une alliée, je lui offrais des cadeaux, tâchais de plaisanter avec elle, mais elle aussi m’évitait. Aujourd’hui qu’avec le grand âge je puis en parler sans que la colère me fasse perdre la tête, je crois que tout a été la faute de son amour pour Pedro III Garcia. Rien ne pouvait fléchir Blanca. Jamais elle ne demandait rien, elle parlait encore moins que sa mère et si je l’obligeais à m’embrasser en guise de bonjour ou de bonsoir, elle s’y pliait de si mauvaise grâce que son baiser me faisait l’effet d’une gifle. « Tout va changer dès que nous serons de retour à la capitale et mènerons une vie civilisée », me disais-je alors, mais ni Clara ni Blanca ne montraient la moindre envie de quitter les Trois Maria, au contraire, chaque fois que j’y faisais allusion, Blanca déclarait que la vie à la campagne lui avait rendu la santé, mais qu’elle n’avait pas encore recouvré ses forces, et Clara me rappelait qu’il y avait beaucoup à faire sur le domaine, et des choses qu’on ne pouvait laisser en plan à moitié faites. Ma femme ne regrettait en rien les raffinements auxquels elle avait été accoutumée et le jour où arriva aux Trois Maria le chargement de meubles et d’ustensiles domestiques que j’avais commandés pour lui en faire la surprise, elle se borna à tout trouver très joli. Je dus moi-même indiquer où les disposer, car la question ne paraissait pas lui importer le moins du monde. La demeure toute neuve se para d’un luxe qu’elle n’avait jamais connu, pas même avant mon père, à cette époque de splendeur qui précéda sa ruine. Arrivèrent de grands meubles coloniaux de chêne blond et de noyer artistement sculptés, de lourds tapis de laine, des lampes de fer forgé et de cuivre martelé. Je commandai à la capitale un service de porcelaine anglaise peint à la main, digne d’une ambassade, des cristaux, quatre coffres remplis de linge, de draps et de nappes pur fil, toute une collection de disques de musique classique et de fantaisie avec le phono dernier cri. N’importe quelle femme en aurait été transportée et aurait trouvé à s’occuper des mois d’affilée à organiser son chez-soi, sauf Clara qui était imperméable à ces choses-là. Elle se contenta d’initier deux cuisinières et d’entraîner quelques filles de fermiers à servir, et à peine se trouva-t-elle délivrée des casseroles et du balai qu’elle s’en retourna, dans ses moments d’oisiveté, à ses cahiers de notes sur la vie et à ses cartes de tarot. Elle passait la majeure partie du jour à s’affairer à l’atelier de couture, à l’infirmerie et à l’école. Je la laissais tranquille, ces occupations-là justifiaient son existence. C’était une femme charitable, pleine de générosité, soucieuse de rendre heureux tout son entourage, à ma seule exception. Après l’effondrement des bâtiments, nous reconstruisîmes la boutique, mais, pour lui faire plaisir, je supprimai le système des petits bouts de papier rose et rémunérai mes gens en billets, Clara ayant décidé qu’ils pourraient ainsi acheter au village et épargner. Peine perdue. Le résultat était que les hommes allaient se beurrer à la taverne de San Lucas et que femmes et enfants se retrouvaient dans la mouise. Nous nous chamaillions beaucoup à propos de ce genre de choses. Les fermiers étaient au centre de toutes nos discussions. Enfin, pas toutes : il nous arrivait aussi de discuter de la guerre mondiale. Je suivais la progression des troupes nazies sur une carte que j’avais épinglée au mur du salon, tandis que Clara tricotait des chaussettes pour les soldats alliés. Blanca se prenait la tête à deux mains, incapable de comprendre la cause de notre intérêt pour une guerre où nous n’avions rien à voir et qui se déroulait de l’autre côté de l’océan. Je suppose que nos mésententes pouvaient avoir encore d’autres motifs. En réalité, rares étaient les fois où nous étions d’accord sur quelque chose. Je ne pense pas que mon mauvais caractère ait été responsable de tout, car j’étais un bon époux, je n’avais plus rien du tête-en-l’air que j’avais été avant le mariage. Pour moi, elle était la seule femme à compter. Elle l’est toujours.
Un beau jour, Clara fit mettre une targette à la porte de sa chambre et elle ne m’accepta plus dans son lit, hormis les fois où je m’imposai tant et si bien que se refuser eût signifié une rupture définitive. Je me dis d’abord qu’elle avait de ces mystérieux malaises qui prennent les femmes de temps à autre, ou que c’était la ménopause, mais quand la situation se fut prolongée plusieurs semaines d’affilée, je résolus de m’en entretenir avec elle. Elle m’expliqua posément que nos rapports conjugaux s’étaient détériorés et qu’elle en avait perdu toutes ses bonnes prédispositions aux ébats amoureux. Si nous n’avions rien à nous dire, elle en déduisait tout naturellement que nous ne pouvions partager le même lit, et elle fit mine de s’étonner que, passant la sainte journée à pester contre elle, je voulusse de ses caresses la nuit venue. Je tentai de lui remontrer qu’en ce sens-là, nous autres hommes sommes tant soit peu différents des femmes, et que je ne l’en adorais pas moins, malgré tous mes travers, mais en vain. En ce temps-là, malgré mon accident et bien qu’elle fût plus jeune que moi, j’étais en meilleure condition et plus robuste que Clara. Avec l’âge, j’avais maigri, je n’avais pas un gramme de graisse dans tout le corps, ma résistance et ma vigueur étaient restées celles de ma jeunesse. Je pouvais passer la journée en selle, dormir en m’affalant n’importe où, avaler n’importe quoi sans réveiller ma vésicule, mon foie ou n’importe lequel de ces organes dont les gens ne font que dégoiser à tout bout de champ. Pourtant si, les os me faisaient souffrir. Par les soirées fraîches, les nuits humides, la douleur des os écrabouillés par le tremblement de terre se faisait si aiguë que j’en mordais l’oreiller afin qu’on n’entendît pas mes gémissements. Quand je n’en pouvais vraiment plus, je me jetais une rasade d’eau-de-vie et deux aspirines derrière la cravate, mais rien de cela ne me soulageait. Curieusement, si ma sensualité s’était faite plus sélective avec l’âge, elle était restée tout aussi inflammable que dans mon jeune temps. J’aimais à reluquer les femmes, comme aujourd’hui encore. C’est un plaisir esthétique, quasi spirituel. Mais Clara était la seule à éveiller en moi un désir tangible, instantané, sans doute parce qu’au fil de notre longue vie commune nous avions appris à bien nous connaître et à savoir sur le bout des doigts la géographie l’un de l’autre. Elle pouvait situer mes points les plus sensibles, me dire exactement ce que j’avais besoin d’entendre. À un âge où la grande majorité des hommes sont blasés par leur compagne et requièrent d’être stimulés par d’autres pour retrouver l’étincelle du désir, je me convainquais que Clara était la seule avec qui il me fût possible de faire l’amour comme au temps de notre lune de miel, infatigablement. Je n’avais pas la tentation de chercher ailleurs.
Je m’en souviens, je commençais à faire son siège dès la nuit tombante. En fin de journée, elle se tenait assise à écrire et je feignais de savourer ma pipe tout en l’épiant du coin de l’œil. À peine l’estimais-je sur le point de se retirer – parce qu’elle se mettait à nettoyer sa plume et à refermer ses cahiers – que je m’élançais. Je me dirigeais en boitillant vers la salle de bains, je me faisais beau, passais un peignoir en velours épiscopal dont j’avais fait l’acquisition pour la séduire mais dont elle n’avait jamais paru remarquer l’existence, collais l’oreille à la porte et attendais. Dès que je l’entendais venir dans le couloir, je fonçais. J’essayais tout, tantôt la comblant de cajoleries et de cadeaux, tantôt la menaçant de défoncer sa porte et de la rouer de coups de canne, mais aucun terme de l’alternative ne réduisait l’abîme qui nous séparait. Il faut croire qu’il était inutile de vouloir lui faire oublier, par mon empressement amoureux de la nuit, la mauvaise humeur dont je l’avais accablée durant le jour. Clara m’évitait de cet air distrait que je finis par détester. Je n’arrive pas à comprendre ce qui m’attirait tant en elle. C’était une femme mûre dépourvue de toute coquetterie, qui traînait un tantinet les pieds et avait perdu cette gaieté sans rime ni raison qui la rendait si charmante dans sa jeunesse. Clara ne faisait montre à mon endroit d’aucune séduction, d’aucune tendresse. Je suis sûr qu’elle ne m’aimait pas. Je n’avais vraiment aucune raison de la désirer de cette façon si brutale et excessive qui me faisait sombrer dans le désespoir et le ridicule. Mais je n’y pouvais rien. Ses gestes gracieux, sa subtile odeur de linge propre et de savon, l’éclat de ses yeux, le délié de sa nuque couronnée de boucles rebelles, tout en elle me plaisait. Sa fragilité suscitait en moi une insupportable tendresse. J’avais envie de la protéger, de l’étreindre, de la faire rire comme au bon vieux temps, de redormir avec elle à mes côtés, sa tête sur mon épaule, ses jambes ramassées sous les miennes, si frêle et frileuse, sa main posée sur ma poitrine, exquise et vulnérable. Parfois je me promettais de la punir par quelque feinte indifférence, mais au bout de quelques jours, je m’avouais vaincu, car elle 2 paraissait encore beaucoup plus tranquille et heureuse quand je l’ignorais. Je forai un trou dans la cloison de la salle de bains pour la voir dans le plus simple appareil, mais cela me mettait dans un tel état que je préférai le reboucher avec du ciment. Pour la blesser, je me rendis ostensiblement à la Lanterne Rouge, mais son seul commentaire fut pour dire que ça valait mieux que de forcer les paysannes, ce qui me prit au dépourvu car je ne pouvais imaginer qu’elle fût au courant. Eu égard à son commentaire, je voulus me remettre aux viols, rien que pour l’embêter. Il me fallut bien constater que le temps et le tremblement de terre avaient fait des dégâts dans ma virilité et que je n’avais plus la force de ceinturer une de ces robustes filles ni de la hisser en croupe sur mon cheval, encore moins de lui arracher ses hardes et de la pénétrer contre sa volonté. J’étais à l’âge où on a besoin d’aide et de tendresse pour faire l’amour. J’étais devenu un vieux con, quoi.
Il fut le seul à se rendre compte qu’il rapetissait. Il le remarqua à sa garde-robe. Ce n’était pas simplement qu’il flottait dedans, mais les manches et les jambes de pantalon étaient désormais trop longues. Il pria Blanca de les lui rajuster à la machine à coudre en prétextant qu’il avait maigri, mais il se demandait avec inquiétude si Pedro Garcia senior ne lui avait pas remis les os à l’envers et si ce n’était pas là ce qui le faisait rétrécir. Il ne s’en ouvrit jamais à personne, de même que, par orgueil, il ne parla jamais de ses douleurs.
On se préparait alors aux élections présidentielles. C’est au cours d’un dîner de notables conservateurs donné au village qu’Esteban Trueba fit la connaissance du comte Jean de Satigny. Il portait des mocassins de chevreau, des vestes de lin écru, il ne transpirait pas comme le commun des mortels mais sentait la lavande anglaise, il était toujours hâlé, ayant l’habitude de pousser une boule avec un maillet sous un petit arceau en plein midi, et il parlait en traînant sur les dernières syllabes des mots et en mangeant les « r ». C’était, parmi les hommes qu’Esteban connaissait, le seul à se mettre du vernis aux ongles et du collyre bleu dans les yeux. Il possédait des cartes de visite frappées aux armes de sa famille et observait toutes les règles en vigueur de l’urbanité, sans compter certaines de son invention, comme de manger les artichauts avec des pinces à sucre, à la stupéfaction générale. Les autres hommes s’esclaffaient dans son dos, mais on eut vite fait de remarquer qu’ils s’évertuaient à imiter sa recherche, ses mocassins de chevreau, son indifférence et son air policé. Son titre de comte le plaçait à un tout autre niveau que les autres immigrants venus d’Europe centrale, fuyant les fléaux du siècle passé, d’Espagne pour échapper à la guerre, du Moyen-Orient avec leurs petits négoces de Turcs et d’Arméniens d’Asie mineure cherchant à écouler leurs plats typiques et leur camelote. Le comte de Satigny n’avait nul besoin de gagner sa vie, comme il le fit savoir à la cantonade. Le commerce des chinchillas n’était pour lui qu’un hobby.
Esteban Trueba avait déjà vu des chinchillas marauder sur ses terres. Il les chassait à coups de fusil, pour les empêcher de dévorer les semailles, mais il ne lui était jamais venu à l’idée que ces insignifiants rongeurs pouvaient se métamorphoser en manteaux de dames. Jean de Satigny cherchait un associé qui mît dans l’affaire le capital, le travail, les lieux d’élevage, et, courant tous les risques, partageât avec lui les profits par moitié. Esteban Trueba ne se montrait aventureux dans aucun domaine de sa vie, mais le comte français avait cette aisance aérienne et l’ingéniosité capables de le séduire, si bien qu’il passa nombre de nuits blanches à étudier cette proposition d’élevage de chinchillas et à faire et refaire ses comptes. Entre-temps, Monsieur de Satigny effectuait de longs séjours aux Trois Maria en tant qu’invité d’honneur. Il jouait avec sa petite boule en plein soleil, absorbait d’impressionnantes quantités de jus de melon sans sucre, tournicotait autour des céramiques de Blanca. Il en vint même à proposer à la jeune fille d’en exporter en d’autres contrées où il existait un marché assuré pour l’artisanat indigène. Blanca essaya de dissiper son erreur, lui expliquant qu’elle n’avait rien d’indien, pas plus que son œuvre, mais la barrière linguistique empêcha qu’il comprît son point de vue. Le comte contribua à la promotion sociale de la famille Trueba : du jour où il se fut installé au domaine plurent les invitations dans les propriétés voisines, aux réunions avec les notabilités du village et à tous les événements socio-culturels de la région. Tout un chacun voulait se trouver à côté du comte dans l’espoir de contracter un peu de sa distinction, les pucelles soupiraient à sa vue et les mères le convoitaient pour gendre, se disputant l’honneur de l’inviter. Quant aux messieurs, ils enviaient la chance d’Esteban Trueba qui avait été élu entre tous pour cette affaire de chinchillas. La seule à ne pas être éblouie par le charme du Français, à ne pas s’émerveiller de sa façon de peler une orange avec fourchette et couteau, sans y mettre les doigts, laissant l’écorce figurer une fleur, ni de son habileté à citer poètes et philosophes français dans sa langue natale, était Clara qui, chaque fois qu’elle le rencontrait, éprouvait le besoin de lui demander son nom et tombait des nues lorsqu’elle le croisait en peignoir de soie, faisant route vers sa propre salle de bains, Pour Blanca, en revanche, c’était une occasion de divertissement et elle en profitait pour arborer ses plus belles robes, se peigner avec coquetterie, disposer sur la table le service anglais et les candélabres d’argent.
— En voilà un au moins qui nous sort de la barbarie, disait-elle.
Esteban Trueba était bien moins impressionné par les chichis de l’aristocrate que par les chinchillas. Il se demandait comment diable il ne lui était pas venu à l’idée de leur tanner la peau au lieu de perdre tant d’années à élever ces satanées poules qui crevaient d’on ne sait trop quelle diarrhée de sacs à tout grain, et ces vaches qui, pour chaque litre de lait qu’on en trayait, consommaient un bon hectare de fourrage et une boîte de vitamines, et qui de surcroît répandaient partout leurs mouches et leur merde. Clara et Pedro Garcia junior, quant à eux, ne partageaient pas son enthousiasme pour les petits rongeurs, elle pour des raisons humanitaires, car il lui paraissait atroce d’en élever pour leur arracher la peau, lui parce qu’il n’avait jamais entendu parler d’élevages de rats.
Une nuit, le comte était sorti fumer une de ses cigarettes orientales spécialement importées du Liban – allez donc savoir où ça se niche, comme disait Trueba – et respirer l’odeur des fleurs qui montait par grandes bouffées du jardin et envahissait les chambres. Il se promena quelques instants sur la terrasse et embrassa du regard l’étendue de végétation tout autour de la maison de maître. Il soupira, saisi par cette nature prodigue, capable de rassembler dans ce coin le plus reculé de la terre tous les climats de son invention, la cordillère et la mer, les vallées comme les cimes les plus hautes, des cours d’eau cristallins et une faune inoffensive qui autorisait à se promener en toute confiance, dans la certitude de ne pas voir surgir de vipères venimeuses ni de fauves affamés, et, comble de la perfection, on n’y trouvait pas non plus d’indiens sauvages ni de nègres rancuniers. Il était las de traîner ses bottes dans des contrées exotiques à courir après des marchés d’ailerons de requin destinés à la fabrication d’aphrodisiaques, de ginseng pour guérir de tout, de statuettes sculptées par les Esquimaux, de piranhas embaumés d’Amazonie et de chinchillas pour les manteaux de ces dames. Il avait trente-huit ans, du moins est-ce ce qu’il avouait, et il avait enfin l’impression d’avoir trouvé le paradis sur terre, où il allait pouvoir monter des entreprises de tout repos avec des associés crédules. Il s’assit sur une souche pour fumer dans l’obscurité. C’est alors qu’il vit une ombre s’agiter, l’idée le traversa qu’il pouvait s’agir d’un voleur, mais il l’écarta aussitôt, la présence de bandits sur ces terres étant aussi déplacée que celle de bêtes dangereuses. Il s’approcha avec précaution et aperçut alors Blanca qui passait les jambes par la fenêtre et se laissait glisser le long du mur comme un chat, chutant parmi les hortensias sans le moindre bruit. Elle s’était habillée en homme, car les chiens la connaissaient déjà et elle n’avait plus besoin d’aller dans le plus simple appareil. Jean de Satigny la vit s’éloigner, recherchant l’ombre de l’auvent puis celle des arbres, il songea à la suivre mais eut peur des molosses et se dit qu’il n’en était nul besoin pour savoir où se rendait une jeune fille sautant en pleine nuit du haut de sa fenêtre. Il se sentit soucieux, car ce qu’il venait de voir mettait ses plans en péril.
Le lendemain, le comte demanda Blanca Trueba en mariage. Esteban, qui n’avait pas eu le temps de bien connaître sa fille, avait pris pour de l’amour son amabilité placide et son empressement à mettre les candélabres d’argent sur la table. Il se trouva fort satisfait que sa fille, si revêche et de santé fragile, eût ferré le galant le plus sollicité de la contrée. « Qu’est-ce qu’il a bien pu lui trouver ? » se demanda-t-il, perplexe. Il exposa au prétendant qu’il devait prendre l’avis de Blanca, mais qu’il était sûr de ne rencontrer aucune objection ; et, pour ce qui le concernait, il prenait les devants en lui souhaitant la bienvenue au sein de la famille. Il fit appeler sa fille qui, à ce moment-là, était à l’école en train d’enseigner la géographie, et s’enferma avec elle dans son bureau. Cinq minutes plus tard, la porte s’ouvrit à grand fracas et le comte vit sortir la jeune fille, les joues en feu. Passant à ses côtés, elle lui décocha un regard assassin puis détourna la tête. Tout autre, moins tenace que lui, aurait empoigné ses valises et s’en serait allé à l’unique hôtel du village, mais le comte déclara à Esteban qu’il était sûr d’obtenir l’assentiment de Blanca, pourvu qu’on lui en laissât le temps. Esteban Trueba lui proposa de rester l’hôte des Trois Maria tout le temps qu’il jugerait nécessaire. Blanca ne dit rien mais, à compter de ce jour, elle cessa de prendre ses repas à table avec eux et ne perdit aucune occasion de faire sentir au Français combien il était indésirable. Elle rangea ses robes de cérémonie, remisa les candélabres d’argent et l’évita désormais avec soin. Elle informa son père que s’il revenait à faire allusion à ce mariage, elle retournerait à la capitale par le premier train à s’arrêter à la gare et s’engagerait comme novice dans son collège.
— Tu changeras d’avis ! rugit Esteban Trueba.
— Ça m’étonnerait, répliqua-t-elle. L’arrivée des jumeaux aux Trois Maria, cette année-là,
L’arrivée des jumeaux aux Trois Marias, cette année-là, détendit grandement l’atmosphère. Ce fut comme une rafraîchissante tornade dans le climat oppressant de la maison. Ni l’un ni l’autre des deux frères ne se montra sensible au charme de l’aristocrate français, bien que celui-ci fît de discrets efforts pour s’attirer la sympathie des garçons. Jaime et Nicolas se moquaient de ses belles manières, de ses mocassins d’enfifré et de son patronyme étranger, mais Jean de Satigny n’en prenait nul ombrage. Sa bonne humeur finit par les désarmer et ils passèrent le reste de l’été dans une cœxistence amiable, allant même jusqu’à faire alliance pour sortir Blanca de l’entêtement où elle s’était murée.
— Tu as vingt-quatre ans passés, sœurette, lui disaient-ils. Tu veux devenir une grenouille de bénitier ?
Ils s’appliquaient à la convaincre de se couper les cheveux, de copier les modèles de robes qui faisaient fureur dans les magazines, mais elle ne montrait aucun intérêt pour cette mode exotique qui n’avait pas la moindre chance de s’épanouir dans la poussière des campagnes.
Les jumeaux différaient si bien entre eux qu’on n’eût jamais dit deux frères. Jaime était robuste et grand, réservé et studieux. Contraint par le mode d’éducation de l’internat, il avait développé, grâce aux sports, une musculature d’athlète, mais il considérait en fait que c’était là une activité fatigante et vaine. Il ne parvenait pas à comprendre l’enthousiasme de Jean de Satigny à passer la matinée à courir après une boule avec un bâton pour la mettre dans un trou, alors qu’il était si simple de l’y déposer avec la main. Il avait de curieuses manies qui commencèrent à se faire jour en ce temps-là et qui ne firent que s’accentuer tout au long de sa vie. Il n’aimait pas qu’on lui respirât trop près de la figure, qu’on lui donnât la main à serrer, que l’on lui posât des questions personnelles, qu’on lui empruntât des livres ou qu’on lui écrivît des lettres. Ses rapports avec les gens s’en trouvaient compliqués, mais il n’en était pas préservé pour autant car on ne l’avait pas connu depuis cinq minutes qu’il sautait aux yeux que, malgré son comportement atrabilaire, il était aussi généreux que candide, capable de beaucoup de tendresse, ce dont il avait honte, s’évertuant en vain à le dissimuler. Il témoignait aux autres beaucoup plus d’intérêt qu’il ne voulait le reconnaître, et il en fallait bien peu pour l’émouvoir. Aux Trois Maria, les fermiers l’appelaient « p’tit patron » et allaient le trouver chaque fois qu’ils avaient besoin de quelque chose. Jaime les écoutait sans proférer de commentaires, répondait par monosyllabes et finissait par leur tourner le dos, mais il n’avait alors de cesse d’apporter une solution à leur problème. C’était un être sauvage et sa mère racontait que, même petit, il ne se laissait pas caresser. Enfant, il avait déjà des gestes extravagants, il était capable d’ôter les vêtements qu’il portait pour les donner à d’autres, comme il lui arriva de faire en plusieurs occasions. Toute trace d’affection ou d’émotion lui paraissait un signe d’infériorité et ce n’est qu’avec les bêtes qu’il abattait les barrières de son excessive réserve, il se roulait par terre avec elles, les caressait, leur donnait la becquée, s’endormait avec les chiens en les tenant embrassés. Il pouvait se comporter de même avec les enfants en bas âge, à condition que nul ne le vît faire, car aux yeux des gens il se préférait dans le rôle de l’homme dur et solitaire. La formation britannique de douze années de collège n’avait guère favorisé en lui le spleen, considéré comme l’attribut masculin le plus distingué. C’était plutôt un incorrigible sentimental, Aussi s’intéressa-t-il à la politique et décida-t-il qu’il ne serait pas avocat, comme l’exigeait son père, mais médecin, pour venir en aide aux pauvres, comme le suggérait sa mère qui le connaissait bien mieux. Toute son enfance, Jaime avait joué avec Pedro III Garcia, mais c’est cette année-là qu’il se prit d’admiration pour lui. Blanca dut sacrifier un ou deux rendez-vous près de la rivière pour permettre aux deux jeunes gens de se retrouver. Ils parlaient justice, égalité, mouvement paysan, socialisme, cependant que Blanca les écoutait non sans impatience, souhaitant qu’ils en eussent bientôt fini pour rester seule avec son amant. Cette amitié entre les deux garçons devait les unir jusqu’à la mort, sans qu’Esteban Trueba en eût jamais le moindre soupçon.
Nicolas avait la joliesse d’une jeune fille. Ayant hérité la délicatesse de traits et la transparence de peau de sa mère, il était plutôt petit, mince, prompt et futé comme un renard. D’une intelligence brillante, il surpassait son frère sans effort dans tout ce qu’ils pouvaient entreprendre ensemble. Il avait conçu un jeu à seule fin de le tourmenter : il lui portait la contradiction sur n’importe quel thème et argumentait avec une habileté et une assurance telles qu’il finissait par convaincre Jaime qu’il faisait fausse route, l’obligeant alors à reconnaître son erreur.
- Es-tu bien sûr que j’aie raison ? demandait enfin Nicolas à son frère.
— Oui, c’est toi qui as raison, maugréait Jaime que sa droiture empêchait de discuter de mauvaise foi.
— Je m’en félicite ! s’exclamait Nicolas. Je vais pourtant te démontrer que celui qui a raison, c’est toi, et que c’est moi qui me suis trompé. Je vais te servir les arguments que tu aurais dû employer contre moi si tu avais la moindre parcelle d’intelligence.
Jaime sortait de ses gonds et lui tombait dessus à bras raccourcis, mais pour s’en repentir aussitôt, car il était beaucoup plus fort que son frère et sa supériorité physique le faisait se sentir coupable. Au collège, Nicolas usait de ses talents pour taquiner les autres et, lorsqu’il se trouvait affronté à quelque situation de violence, il faisait appel à son frère pour le défendre, tout en l’encourageant à distance. Jaime s’était habitué à se battre pour Nicolas et avait fini par trouver normal d’être puni à sa place, de faire son travail et de couvrir ses mensonges. En cette période de sa jeunesse, le principal centre d’intérêt de Nicolas, en dehors des filles, fut de cultiver les capacités de Clara à deviner l’avenir. Il achetait des ouvrages sur les sociétés secrètes, les horoscopes, tout ce qui était empreint de caractéristiques surnaturelles. Cette année-là, il entreprit de démonter le fonctionnement des miracles, s’acheta Les Vies de Saints en édition populaire et passa l’été à rechercher des explications terre à terre aux plus extraordinaires prouesses réalisées dans l’ordre du spirituel. Sa mère se moquait de lui :
— Si tu n’es pas capable de comprendre comment fonctionne le téléphone, comment veux-tu comprendre quelque chose aux miracles ? lui disait Clara.
L’intérêt de Nicolas pour les questions surnaturelles avait commencé à se manifester un ou deux ans plus tôt. Les fins de semaine où il pouvait sortir de l’internat, il allait rendre visite aux trois sœurs Mora dans leur ancien moulin pour s’initier aux sciences occultes. Mais il avait bientôt fallu constater qu’il n’avait aucun don inné pour la divination ou la télékinésie, si bien qu’il avait dû se rabattre sur la manipulation des cartes astrologiques, du tarot et des bâtonnets chinois. De fil en aiguille, il avait fait la connaissance chez les Mora d’une jolie jeune fille prénommée Amanda, un peu plus âgée que lui, qui lui avait inculqué les rudiments de méditation yoga et d’acupuncture, sciences grâce auxquelles Nicolas parvint à soigner les rhumatismes et autres douleurs bénignes, résultat auquel n’atteindrait jamais son frère avec la médecine traditionnelle et au bout de sept années d’études. Cet été-là, il avait vingt et un ans et s’ennuyait ferme à la campagne. Son frère, qui s’était autoproclamé défenseur de la vertu des pucelles des Trois Maria, le surveillait de près pour l’empêcher d’importuner les filles, mais Nicolas ne s’en débrouillait pas moins pour séduire toutes les adolescentes du coin avec un déploiement de galanteries inconnues en ces parages. Il passait le reste de son temps à enquêter sur les miracles, à essayer d’apprendre les trucs de sa mère pour faire bouger la salière par la seule force de l’esprit, et à écrire des vers passionnés à Amanda qui les lui renvoyait par retour de courrier, revus et corrigés, sans que le jeune homme en fût le moins du monde découragé.
Pedro Garcia senior mourut peu avant les élections présidentielles. Le pays était survolté par les campagnes politiques, les trains de la victoire le sillonnaient du Nord au Sud, charriant les candidats penchés à l’arrière du dernier wagon parmi leur cour de propagatrices de la foi, saluant de la même façon, promettant tous les mêmes choses, bardés de drapeaux, dans une cacophonie de fanfare et de haut-parleurs qui brisait la tranquillité du paysage et laissait le bétail pétrifié. Le vieillard avait tant vécu qu’il n’était plus qu’un tas de petits os de verre couverts d’une peau parcheminée. Son visage était une dentelle de rides. Il marchait en caquetant avec des cliquettements de castagnettes, il n’avait plus de dents et ne pouvait se nourrir que de bouillies pour bébé, en sus d’être aveugle il était devenu sourd, mais à aucun moment ne lui avaient fait défaut le sens des choses, la mémoire des temps lointains comme celle de l’instant passé. Il mourut assis sur sa chaise de rotin, en fin d’après-midi. Il aimait à s’installer sur le seuil de sa bicoque pour sentir tomber le soir qu’il devinait au subtil changement de température, aux bruits de la cour, au regain d’activité des cuisines, au soudain silence des poules. C’est là que la mort le surprit. À ses pieds se trouvait son arrière-petit-fils Esteban Garcia, qui allait déjà sur ses dix ans, occupé à crever les yeux d’un poulet avec un clou. C’était le rejeton d’Esteban Garcia, le seul bâtard du patron à porter son propre prénom, à défaut de son patronyme. Nul ne s’en rappelait l’origine, ni pourquoi il arborait un tel prénom, sauf lui-même : son aïeule Pancha Garcia, avant de mourir, était parvenue à empoisonner son enfance en lui déblatérant que si son père avait vu le jour en lieu et place de Blanca, de Jaime ou de Nicolas, il aurait hérité des Trois Maria et, l’eût-il voulu, aurait pu devenir Président de la République. Dans cette région semée d’enfants illégitimes et d’autres, légitimes, qui ne connaissaient pas leur père, il fut probablement le seul à grandir dans la haine de son nom de famille. Il vécut mortifié par sa rancœur contre le patron, contre son aïeule abusée, contre son bâtard de père et contre son propre et inexorable destin de cul-terreux. Esteban Trueba ne le distinguait pas des autres garnements du domaine, il n’était qu’un parmi d’autres dans la cohorte d’enfants qui chantaient l’hymne national à l’école et faisaient queue pour percevoir leur cadeau de Noël. Lui-même ne gardait aucun souvenir de Pancha Garcia, ou d’avoir eu un fils d’elle ; encore moins en gardait-il de ce fripon de petit-fils qui le haïssait tout en le reluquant de loin pour copier ses gestes et imiter sa voix. L’enfant se réveillait en pleine nuit, imaginant d’horribles accidents ou maladies susceptibles de mettre un point final à l’existence du patron et de tous ses rejetons, de sorte que lui-même pût hériter du domaine. Il faisait alors des Trois Maria son propre royaume. Toute sa vie il caressa de semblables rêves, longtemps même après avoir réalisé qu’il n’obtiendrait jamais rien par héritage. Il ne cessa jamais d’en vouloir à Trueba pour cet obscur destin qu’il lui avait forgé et qu’il ressentait comme une punition, même à l’époque où il se fut hissé au faîte du pouvoir et où il les tint tous dans son poing.
L’enfant se rendit compte que quelque chose avait changé chez le vieux. Il s’en approcha, le toucha du doigt et le corps vacilla. Pedro Garcia tomba par terre comme un sac d’os. Il avait les pupilles voilées par cette pellicule laiteuse qui les avait privées de lumière depuis tout un quart de siècle. Esteban Garcia s’empara du clou et s’apprêtait à lui percer les yeux quand Blanca survint ; elle le repoussa sans soupçonner que ce gosse farouche et pervers n’était autre que son neveu et que le même, quelques années plus tard, serait l’instrument d’une tragédie qui frapperait sa propre famille.
— Mon Dieu, le petit vieux est mort, sanglota-t-elle en se penchant sur le cadavre tout cabossé du vieillard qui avait peuplé de contes son enfance et protégé ses amours clandestines.
Pedro Garcia senior fut enterré au terme d’une veillée de trois jours à l’occasion de laquelle Esteban Trueba ordonna de ne pas regarder à la dépense. On disposa son corps dans une caisse de pin sylvestre, revêtu de son costume du dimanche, le même qu’il avait porté pour son mariage et qu’il mettait pour aller voter ou recevoir ses cinquante pesos à Noël. On lui passa sa seule et unique chemise blanche, bien trop large du col, l’âge l’ayant tout rabougri, sa cravate de deuil et un œillet rouge à la boutonnière, comme toujours lorsqu’il se mettait sur son trente et un. On lui maintint les mâchoires à l’aide d’un foulard et on le coiffa de son chapeau noir, comme il l’avait maintes fois précisé, car il souhaitait pouvoir se découvrir devant le bon Dieu. Il ne possédait pas de souliers, mais Clara en faucha une paire à Esteban Trueba afin que nul ne pût dire qu’il serait allé nu-pieds au paradis.
Passionné par les funérailles, Jean de Satigny sortit de ses bagages un appareil photographique à trépied et prit des portraits du mort en si grand nombre que ses proches, pensant qu’il pouvait lui voler son âme, détruisirent par précaution les plaques. À la veillée accoururent des paysans de toute la région, car Pedro Garcia, en tout un siècle de vie, s’était trouvé apparenté à une foule d’habitants de la province. S’en vint la Mexicaine, qui était encore plus âgée que lui, accompagnée de plusieurs indiens de sa tribu qui, sur un ordre d’elle, se mirent à pleurer le défunt et ne cessèrent que lorsque eut pris fin la bombance, trois jours plus tard. Les gens se rassemblèrent autour de la bicoque du vieux, à boire du vin, jouer de la guitare, surveiller les rôtis. Débarquèrent aussi deux curés à bicyclette, pour bénir la dépouille mortelle de Pedro Garcia et diriger le rituel funèbre. L’un d’eux était un rubicond colosse à l’accent espagnol prononcé, le père José Dulce Maria, qu’Esteban Trueba connaissait de nom. Il fut sur le point de lui interdire l’entrée de son domaine, mais Clara le persuada que le moment était peu indiqué pour faire passer ses inimitiés politiques avant la ferveur chrétienne des paysans. « Pense à l’âme du mort, dit-elle, du moins mettra-t-il un peu d’ordre dans ses affaires. » De sorte qu’Esteban Trueba finit par lui souhaiter la bienvenue et par l’inviter à s’installer chez lui avec le frère lai qui n’ouvrait pas la bouche et regardait sans cesse le sol de ses pieds, la tête de guingois et les mains jointes. Le patron était affecté par le décès du vieux qui avait sauvé ses semailles du fléau des fourmis avant de lui sauver la vie par-dessus le marché, et il entendait que tous gardassent souvenir de ces funérailles comme d’un grand jour.
Les curés réunirent fermiers et visiteurs à l’école pour réviser les évangiles bien oubliés et dire une messe pour le repos de l’âme de Pedro Garcia. Puis ils se retirèrent dans la chambre qu’on avait mise à leur disposition dans la maison de maître, cependant que les autres reprenaient la ripaille interrompue par leur arrivée. Cette nuit-là, Blanca attendit que se fussent tues les guitares et les lamentations des indiens et que tout le monde se fût couché pour sauter par la fenêtre de sa chambre et, à la faveur des ombres, filer dans sa direction habituelle. Elle fit de même au cours des trois nuits suivantes, jusqu’à ce que les curés fussent repartis. Tout le monde, hormis ses parents, sut que Blanca retrouvait l’un d’eux à la rivière. Ce n’était autre que Pedro III Garcia qui n’avait pas voulu manquer les funérailles de son grand-père et qui profita de sa soutane d’emprunt pour prêcher les fermiers, un foyer après l’autre, leur expliquant que les prochaines élections étaient l’occasion de secouer le joug sous lequel ils avaient toujours vécu. Ils l’écoutaient avec étonnement et embarras. Leur temps à eux se mesurait en saisons, leur façon de penser en générations, ils étaient lents et prudents. Seuls les plus jeunes, ceux qui avaient la radio et écoutaient les nouvelles, qui se rendaient parfois au village et y discutaient avec les syndicalistes, pouvaient suivre le fil de ses idées. Les autres prêtaient l’oreille au jeune homme parce qu’il était le héros pourchassé par les maîtres, mais, dans le fond, ils étaient convaincus qu’il n’égrenait que des sornettes.
— Si le patron s’aperçoit qu’on va voter pour les socialistes, on est foutus, lui dirent-ils.
— Il ne peut pas le savoir ! Le vote est secret, prétendit le faux curé.
— C’est ce que tu crois, fiston, répliqua Pedro junior, son père. Ils racontent que c’est secret, mais depuis toujours, ils savent pour qui on vote. En plus de ça, si c’est ceux de ton parti qui gagnent, les autres vont nous balancer et on n’aura plus de travail. Moi j’ai passé toute ma vie ici. Qu’est-ce que je ferai ?
— Ils ne peuvent pas tous vous balancer. Si vous partiez, le patron y aurait plus à perdre que vous, argumenta Pedro III.
— Peu importe comment on vote, c’est toujours eux qui gagnent.
— Ils changent les bulletins, dit Blanca qui assistait à la réunion, assise parmi les paysans.
— Cette fois, ils ne le pourront pas, répondit Pedro III. Nous enverrons des gens du Parti contrôler les bureaux de vote et vérifier que les urnes sont scellées.
Mais les paysans n’avaient nulle confiance. L’expérience leur avait enseigné que le renard finit toujours par croquer les poules, en dépit des ballades subversives qui, colportées par le bouche-à-oreille, chantaient le contraire. Aussi, quand vint à passer le train du nouveau candidat du Parti socialiste, un docteur myope et charismatique qui transportait les foules par ses discours enflammés, l’observèrent-ils depuis la gare, sous l’œil des patrons disposés en cercle à leur pourtour, armés de carabines et de gourdins. Ils écoutèrent respectueusement les paroles du candidat, mais sans oser lui adresser un geste de salut, à l’exception d’une poignée de journaliers accourus en petite bande, pourvus de pioches et de bâtons, qui s’égosillèrent à l’acclamer, parce qu’eux n’avaient rien à perdre : c’étaient des nomades de la campagne, ils erraient à travers la région sans travail fixe, sans foyer, sans maître et donc sans peur.
Peu après la mort et les mémorables funérailles de Pedro Garcia senior, Blanca se mit à perdre ses belles couleurs de pomme et à être prise de fatigues naturelles, qui n’avaient rien à voir avec le fait qu’elle se fût empêchée de respirer, et de vomissements matinaux, en rien provoqués par de la saumure chaude. Elle se dit que la cause en était l’excès de table, c’était la saison des duracines dorées, des abricots, du maïs tendre mitonné dans des terrines et parfumé au basilic, c’était l’époque des marmelades et des conserves pour l’hiver. Mais le jeûne, la camomille, les purgatifs et le repos ne la guérirent guère. Elle perdit tout son enthousiasme pour l’école, l’infirmerie et même ses Nativités de terre glaise, devint dolente et somnolente, allant jusqu’à passer des heures à l’ombre, bayant aux corneilles sans s’intéresser à rien. Seules de ses activités à ne pas se relâcher : ses escapades nocturnes par la fenêtre quand elle avait rendez-vous à la rivière avec Pedro III.
Jean de Satigny, qui ne s’était pas avoué vaincu dans ses assiduités romantiques, l’observait. Par discrétion, il faisait par intervalles des séjours à l’hôtel du village et effectuait de brefs voyages à la capitale dont il revenait chargé de toute une littérature sur les chinchillas, leurs cages, leur alimentation, leurs maladies, leur mode de reproduction, la façon de traiter leurs peaux et, plus généralement, tout ce qui concernait ces petites bestioles dont le destin était de se transformer en étoles. Le comte resta l’hôte des Trois Maria pendant la plus grande partie de l’été. C’était un invité charmant, bien élevé, de bonne humeur et de tout repos. Toujours une phrase aimable aux lèvres, il faisait fête aux repas, les divertissait l’après-midi en jouant du piano au salon, rivalisant avec Clara dans les Nocturnes de Chopin, et se révélait une source intarissable d’anecdotes. Il se levait tard et passait une à deux heures à son rituel personnel, faisant de la gymnastique, trottinant autour de la maison sans se soucier des gausseries de ces rustres de paysans, se trempait dans la baignoire remplie d’eau chaude puis hésitait longtemps avant de jeter son dévolu sur la tenue adaptée à chaque occasion. En pure perte, car il ne trouvait personne pour apprécier son élégance et la seule chose qu’il obtenait parfois en arborant ses costumes de cheval anglais, ses vestes de velours et ses chapeaux tyroliens à plume de faisan, c’était que Clara, mue par les meilleures intentions du monde, lui proposât une tenue mieux adaptée à la vie à la campagne. Jean ne se départait pas de sa bonne humeur, il acceptait les sourires ironiques du maître de maison, les airs mauvais de Blanca, l’éternelle distraction de Clara qui, au bout d’un an, persistait à lui demander comment il s’appelait. Il savait cuisiner certaines recettes françaises, savamment assaisonnées et admirablement présentées, et apportait ainsi sa contribution quand il y avait des invités. C’était la première fois qu’on voyait un homme s’intéresser à la cuisine, mais on supposa que c’étaient là des mœurs européennes et on n’osa pas l’en moquer, de peur de passer pour ignorants. En sus de ce qui avait trait aux chinchillas, il ramenait de ses voyages à la capitale des magazines de mode, de ces feuilletons de guerre qu’on avait popularisés pour engendrer le mythe du soldat héroïque, et des romans d’amour à l’intention de Blanca. Au cours de la conversation d’après-dîner, il faisait parfois allusion d’un ton de mortel ennui à ses étés parmi la noblesse européenne, dans les châteaux du Liechtenstein ou sur la Côte d’Azur. Il n’avait de cesse de répéter combien il était heureux d’avoir quitté tout cela pour les charmes de l’Amérique. Blanca lui demandait pourquoi il n’avait pas plutôt choisi les Caraïbes, ou du moins quelque pays à mulâtresses, à cocotiers et à tarataras, si c’était l’exotisme qu’il recherchait, mais il protestait qu’il n’existait pas sur terre d’endroit plus agréable que cette contrée oubliée du bout du monde. Le Français n’évoquait jamais sa vie privée, sauf pour distiller quelques indices imperceptibles qui permettaient à l’interlocuteur sagace de se faire une idée de sa splendeur passée, de son inestimable fortune et de ses origines aristocratiques. On n’avait aucune certitude sur son état civil, son âge, sa famille ni sur la région de France dont il venait. Clara était d’avis que tant de mystères n’étaient pas sans risques et elle s’évertua à les dissiper à l’aide des tarots, mais Jean ne permit pas qu’on lui tirât les cartes ni qu’on lui lût les lignes de la main. On ignorait tout autant de quel signe il était.
Pour Esteban Trueba tout cela était le cadet de ses soucis. Il suffisait à ses yeux que le comte fût disposé à le distraire par une partie d’échecs ou de dominos, qu’il se montrât brillant et sympathique, et qu’il ne demandât jamais à emprunter de l’argent. Depuis qu’on avait accueilli Jean de Satigny à la maison, l’ennui était devenu beaucoup plus supportable dans cette campagne où, sur le coup de cinq heures, on n’avait plus rien à faire. Sans compter qu’il ne lui déplaisait pas d’être envié de tout le voisinage pour héberger aux Trois Maria un hôte si distingué.
Le bruit avait couru que Jean était le prétendant de Blanca Trueba, mais il ne cessa pas pour autant d’être le soupirant préféré des mères marieuses. Clara aussi l’estimait, quoique ce fût chez elle sans la moindre arrière-pensée matrimoniale. De son côté, Blanca avait fini par s’accoutumer à sa présence. Il était d’un commerce si doux et si discret que, peu à peu, elle en vint à oublier sa demande en mariage. Elle en arriva même à se dire que ç’avait été, de la part du comte, quelque chose comme une plaisanterie. Elle se reprit à exhumer de l’armoire les candélabres d’argent, à disposer sur la table le service anglais et à revêtir ses robes de ville pour les retrouvailles de fin de journée. Souvent Jean l’invitait à se rendre au village ou la priait de l’accompagner à ses nombreuses invitations en société. Clara, en ces occasions, devait y aller avec eux, car Esteban Trueba était inflexible sur ce point : il ne voulait pas qu’on vît sa fille seule avec le Français. En échange, il leur permettait de se promener sans chaperon dans la propriété, à condition de ne point trop s’éloigner et d’être de retour avant la nuit tombée. Clara disait que, s’il s’agissait de préserver la virginité de la jeune fille, ceci était beaucoup plus dangereux que d’aller prendre le thé au domaine des Uzcategui, mais Esteban était certain de n'avoir rien à redouter de Jean, dans la mesure où ses intentions étaient nobles, mais il fallait se méfier des mauvaises langues qui pouvaient attenter à l’honneur de sa fille. Les promenades champêtres de Jean et de Blanca achevèrent d’en faire de bons amis. Ils s’entendaient bien. Il leur plaisait à l’un comme à l’autre de partir à cheval au cœur de la matinée, la collation dans un panier et le fourniment de Jean dans plusieurs mallettes de cuir et de toile cirée. Le comte profitait de toutes leurs haltes pour placer Blanca en premier plan du paysage et pour la photographier, bien qu’elle se fit un peu prier, se sentant vaguement ridicule. Cette impression trouvait sa justification dans la vue des portraits développés où elle apparaissait avec un sourire qui n’était pas le sien, dans une attitude empruntée, avec un air de chien battu dû selon Jean à son incapacité de prendre la pose avec naturel et, selon elle, au fait qu’il l’obligeait à se tenir toute tordue et à retenir sa respiration durant de longues secondes, jusqu’à ce que la plaque fût impressionnée. En règle générale, ils choisissaient quelque endroit ombragé, à l’abri des arbres, déployaient une couverture sur l’herbe et s’installaient là pour quelques heures. Ils parlaient de l’Europe, de livres, d’anecdotes familiales du côté de Blanca, des voyages de Jean. Elle lui offrit un livre du Poète et il s’en enticha si bien qu’il en apprit par cœur de longs extraits dont il pouvait réciter les vers sans une hésitation. Il prétendait que c’était ce qu’on avait écrit de meilleur en poésie et que même en français, langue des arts par excellence, il ne se trouvait rien qui soutînt la comparaison. Ils ne disaient mot de leurs sentiments. Jean se montrait empressé, mais ni suppliant ni insistant, plutôt fraternel et moqueur. S’il lui baisait la main pour prendre congé, c’était avec un regard d’écolier en faute qui ôtait du romantique à son geste. S’il faisait part de son admiration pour une robe, la préparation d’un mets ou quelque santon de la crèche, son ton était empreint d’un accent ironique qui permettait d’interpréter la phrase de bien des façons. S’il lui cueillait des fleurs ou l’aidait à descendre de cheval, c’était avec une désinvolture telle qu’elle transformait la galanterie en amicale attention. De toute façon, à titre préventif, chaque fois que l’occasion s’en était présentée, Blanca lui avait fait savoir que, même morte, elle ne l’épouserait jamais. Jean de Satigny souriait de son éclatant sourire de séducteur, sans rien dire, et Blanca ne pouvait faire moins que noter combien il était plus convenable que Pedro III.
Blanca ignorait que Jean l’espionnait. Il l’avait vue sauter par la fenêtre, habillée en homme, à de nombreuses reprises. Il lui faisait un bout de chemin, puis se ravisait, redoutant que les chiens ne vinssent à le surprendre dans l’obscurité. Mais, à la direction qu’elle empruntait, il avait déduit qu’elle se rendait toujours du côté de la rivière.
Cependant, Trueba n’en finissait pas de se décider pour ce qui était des chinchillas. À titre de test, il accepta qu’on installât une cage avec quelques rongeurs, reproduction à petite échelle de la grande entreprise modèle. Ce fut la seule fois où l’on vit Jean de Satigny retrousser ses manches et se mettre à l’œuvre. Mais les chinchillas contractèrent une maladie particulière aux rats et crevèrent tous en moins de quinze jours. On ne put même pas tanner les peaux, car leur pelage était devenu tout terne et se détachait de la peau comme les plumes d’une volaille trempée dans l’eau bouillante. Jean contempla avec horreur ces cadavres au poil hérissé, aux pattes raides et aux yeux révulsés, qui flanquaient par terre tous ses espoirs de convaincre Esteban Trueba dont l’enthousiasme pour la pelleterie retomba à la vue de cette hécatombe.
— Si c’était l’élevage modèle que l’épidémie avait touché, je serais complètement ruiné, conclut Trueba.
Entre la maladie des chinchillas et les escapades de Blanca, le comte passa plusieurs mois à perdre son temps. Il commençait à se lasser de ces atermoiements et se disait que jamais Blanca ne prêterait cas à son charme. Il constata que l’élevage de rongeurs n’avait plus aucune chance de se concrétiser et décréta qu’il valait mieux brusquer les choses avant qu’un autre plus dégourdi n’accaparât l’héritière. Au surplus, Blanca commençait à bien lui plaire, à présent qu’elle s’était remplumée et avec cette langueur qui avait tempéré ses manières de campagnarde. Il avait une préférence pour les femmes placides et opulentes et la vue de Blanca, affalée sur des coussins à contempler le ciel à l’heure de la sieste, n’était pas sans lui rappeler sa mère. Parfois même elle réussissait à l’émouvoir. À de menus détails imperceptibles aux autres, Jean apprit à deviner quand Blanca avait projeté une escapade nocturne à la rivière. Ces fois-là, la jeune fille s’abstenait de dîner, prétextant une migraine, se retirait de bonne heure et il y avait dans son regard une lueur étrange, dans ses gestes une impatience et une ardeur qu’il identifiait aussitôt. Une nuit, il résolut de la suivre jusqu’au bout, pour en finir avec cette situation qui menaçait de se prolonger indéfiniment. Il était sûr que Blanca avait un amant, mais il croyait que ce ne pouvait être rien de bien sérieux. Personnellement, Jean de Satigny ne faisait aucune fixation sur le pucelage, et la question ne lui était même pas venue à l’esprit lorsqu’il avait décidé de demander Blanca en mariage. Ce qui l’intéressait en elle, c’était bien d’autres choses qui ne se laisseraient pas compromettre par un moment de plaisir au bord de la rivière.
Après que Blanca se fut retirée dans sa chambre et que le reste de la famille eut fait de même, Jean de Satigny demeura assis au salon dans le noir, attentif aux bruits de la maisonnée, jusqu’à l’heure où il estima qu’elle allait sauter par la fenêtre. Il sortit alors dans la cour et se tint parmi les arbres à l’attendre. Il resta tapi dans l’ombre plus d’une demi-heure sans que rien d’anormal vînt troubler la paix nocturne. Fatigué d’attendre, il était sur le point de s’en retourner quand il remarqua que la fenêtre de Blanca était ouverte. Il en déduisit qu’elle avait sauté avant qu’il ne fût descendu se poster à l’affût au jardin.
— Merde, grommela-t-il en français.
Priant que les chiens n’aillent alerter la maisonnée de leurs aboiements et lui sauter dessus, il se dirigea vers la rivière en suivant le chemin qu’il avait vu Blanca emprunter les autres fois. Il n’avait pas l’habitude de marcher avec ses souliers fins dans la terre labourée, d’enjamber les pierres ni d’éviter les flaques, mais la nuit était tout à fait claire avec une splendide pleine lune qui illuminait le ciel d’un éclat fantasmagorique, et, une fois dissipée sa crainte de voir surgir les chiens, il put apprécier toute la beauté de l’instant. Il marcha un bon quart d’heure avant d’apercevoir les premiers roseaux de la berge, il redoubla alors de prudence et s’approcha à pas plus discrets, veillant à ne pas écraser de brindilles dont les craquements l’eussent trahi. La lune se reflétait dans l’onde avec une luminosité de cristal, la brise berçait doucement les joncs et la cime des arbres. Le silence le plus complet régnait et il eut un instant l’impression de vivre un rêve de somnambule où il marchait et marchait sans cesse sans jamais progresser, dans le même paysage enchanté où le temps s’était arrêté et où, chaque fois qu’il voulait atteindre les arbres qui paraissaient à portée de main, il ne rencontrait que le vide. Il dut faire effort pour recouvrer son état d’esprit habituel, réaliste et pragmatique. À un détour du chemin, entre deux grosses pierres grises éclairées par la lune, il les vit, si près qu’il eut presque peur de les toucher. Ils étaient nus. L’homme était allongé sur le dos, face au ciel, les yeux clos, mais il n’eut aucun mal à identifier le jésuite qui avait servi la messe d’enterrement de Pedro Garcia senior. Il en fut tout interdit. Blanca dormait, la tête reposant sur le ventre brun et lisse de son amant. La douce lumière lunaire déposait des reflets métalliques sur leurs corps et Jean de Satigny tressaillit en découvrant l’harmonie de Blanca qui, en cet instant, lui parut on ne peut plus parfaite.
Il fallut près d’une minute au distingué comte français pour émerger de l’état de grâce où l’avaient plongé le spectacle des amoureux, cette nuit placide, la lune et le silence de la campagne, et pour réaliser que la situation était plus grave qu’il ne l’avait imaginé. Dans la posture des deux amants, il reconnut cet abandon propre à ceux qui se fréquentent depuis longtemps. Rien là qui ressemblât à une passade d’un seul été, comme il l’avait d’abord supposé ; mais, bel et bien, une union de chair et d’esprit. Jean de Satigny ne pouvait savoir que Blanca et Pedro III avaient dormi ainsi dès le premier jour où ils s’étaient connus et qu’au fil des ans ils n’avaient cessé de le faire chaque fois que l’occasion leur en avait été offerte, mais il le pressentit d’instinct.
S’arrangeant pour éviter de faire le moindre bruit qui eût pu les alerter, il tourna les talons et rebroussa chemin, réfléchissant à la façon d’affronter la situation. En arrivant à la maison, il avait décidé de tout raconter au père de Blanca, le prompt emportement d’Esteban Trueba lui paraissant le meilleur moyen de résoudre le problème. « Qu’ils lavent leur linge sale en famille », se dit-il.
Jean de Satigny n’attendit pas le matin. Il alla frapper à la porte de la chambre de son amphitryon et, avant que celui-ci ne fût parvenu à recouvrer tous ses esprits, il lui débita d’une traite son récit. Il raconta qu’il n’arrivait pas à trouver le sommeil à cause de la chaleur et que, pour prendre un peu l’air, il avait marché au petit bonheur en direction de la rivière et était tombé là-bas sur le déprimant spectacle de sa future fiancée endormie dans les bras du jésuite barbu, nus dans la lumière lunaire. Esteban Trueba resta un moment déboussolé, il ne pouvait imaginer sa fille en train de coucher avec le père José Dulce Maria, mais il eut tôt fait de réaliser ce qui s’était passé, la farce dont il avait été le jouet durant les funérailles du vieux, et que le joli-cœur ne pouvait être que Pedro III Garcia, ce maudit fils de chienne qui le paierait de sa vie. Il enfila son pantalon en quatrième vitesse, chaussa ses bottes, prit son fusil de chasse sur l’épaule et décrocha du mur sa cravache d’écuyer.
— Vous, mon cher, vous m’attendez ici, ordonna-t-il au Français qui, de toute façon, n’avait nulle intention de l’accompagner.
Esteban Trueba courut à l’écurie et enfourcha son cheval sans le seller. Il éructait d’indignation, ses os ressoudés rechignant à l’effort, son cœur battant la chamade. « Je m’en vais les massacrer tous les deux », marmonnait-il comme une litanie. Il partit au galop dans la direction indiquée par le Français, mais il n’eut guère besoin d’aller jusqu’à la rivière car, à mi-chemin, il tomba sur Blanca qui s’en revenait à la maison en chantonnant, les cheveux en désordre, sa robe salie, avec cet air comblé de qui n’a plus rien à demander à la vie. À la vue de sa fille, Esteban Trueba ne put se refréner et chevaucha jusqu’à elle, la cravache brandie, il la frappa sans pitié, faisant pleuvoir sur elle un coup après l’autre, jusqu’à ce que la jeune fille se fût écroulée, étendue sans bouger dans la boue. Son père mit pied à terre, la secoua pour la faire revenir à elle et lui hurla alors toutes les insultes connues, et d’autres inventées dans le feu de l’exaspération.
- Qui est-ce ? Dis-moi son nom ou je te tue ! exigea-t-il.
— Je ne te le dirai jamais, sanglota-t-elle.
Esteban Trueba comprit que ce n’était pas le bon système pour obtenir quoi que ce fût de cette fille qui avait hérité de son caractère têtu. Il s’était montré excessif, comme toujours, en la châtiant ainsi. Il la jucha sur le cheval et ils s’en retournèrent à la maison. L’instinct ou l’agitation des chiens avait averti Clara et les domestiques qui attendaient devant la porte, toutes lumières allumées. Le seul à ne se montrer nulle part fut le comte qui profita du tohu-bohu pour faire ses valises, atteler les chevaux à la voiture et émigrer discrètement à l’hôtel du village.
— Mon Dieu, qu’est-ce qui t’a pris, Esteban ! s’exclama Clara à la vue de sa fille couverte de boue et de sang.
Clara et Pedro Garcia junior portèrent Blanca jusque dans son lit. Le régisseur avait mortellement blêmi, mais il ne proféra pas un seul mot. Clara lava sa fille, appliqua des compresses froides sur ses meurtrissures et la berça jusqu’à ce qu’elle eût recouvré son calme. Après qu’elle l’eut laissée mi-endormie, elle s’en fut affronter son mari qui s’était cloîtré dans son bureau et marchait de long en large, ivre de colère, cinglant les murs de coups de cravache, blasphémant et bourrant les meubles de coups de pied. En la voyant, Esteban retourna toute sa colère contre elle, l’accusa d’avoir élevé Blanca hors de toute morale, de toute religion, de tous principes, comme une athée et une libertine, pis même, sans aucun sens de sa classe, car on pouvait encore comprendre qu’elle fît ce genre de choses avec quelqu’un de bien né, mais pas avec un péquenot, un corniaud, une tête brûlée, un branleur de bon à rien.
— J’aurais dû l’abattre sur-le-champ au lieu de l’en menacer ! Coucher avec ma fille à moi ! Je jure de le retrouver et, sitôt attrapé, je les lui coupe, même si c’est la dernière chose qu’il me soit donné de faire de mon vivant, je jure par ma mère qu’il va regretter d’être né !
Pedro n’a rien fait d’autre que tu n’aies fait toi-même, dit Clara lorsqu’elle parvint à l’interrompre. Toi aussi, tu as couché avec des filles qui n’étaient pas de ta classe. La différence, c’est que lui l’a fait par amour. Et Blanca aussi.
Trueba la regarda, pétrifié de surprise. L’espace d’un instant, sa colère parut retomber et il en éprouva quelque déception, mais aussitôt une vague de sang lui monta à la tête. Il perdit le contrôle de lui-même et envoya à la figure de sa femme un coup de poing qui la projeta contre le mur. Clara s’effondra sans un cri. Esteban parut émerger d’un état de transe, il s’agenouilla à ses côtés, en larmes, balbutiant excuses et explications, l’appelant de tous les petits noms tendres qu’il n’employait que dans l’intimité, sans pouvoir comprendre comment il en était venu à lever la main sur elle qui était le seul être à lui importer vraiment, le seul que, même aux pires moments de leur vie commune, il n’avait jamais cessé de respecter. Il la prit dans ses bras, la déposa amoureusement dans un fauteuil, humecta un mouchoir pour le lui appliquer sur le front et tenta de lui faire boire un peu d’eau. Clara finit par mouvoir les yeux. Du sang jaillit par ses narines. Quand elle ouvrit la bouche, elle cracha plusieurs dents qui tombèrent à même le sol et un filet de salive sanguinolente lui dégoulina du menton jusque dans l’encolure.
À peine Clara put-elle se redresser qu’elle repoussa sans ménagements Esteban, elle se leva avec difficulté et sortit du bureau en s’évertuant à marcher la tête droite. De l’autre côté de la porte se tenait Pedro Garcia junior qui put la soutenir au moment précis où elle sentait le sol se dérober sous elle. Le devinant près d’elle, Clara se laissa aller. Elle appuya son visage tuméfié contre la poitrine de cet homme qui s’était trouvé à ses côtés aux heures les plus difficiles de sa vie, et elle se mit à pleurer. La chemise de Pedro Garcia junior prit la couleur du sang.
Clara n’adressa plus la parole à son mari de tout le reste de sa vie. Elle cessa d’user de son nom de femme mariée et ôta de son doigt la fine alliance d’or qu’il lui avait passée plus de vingt ans auparavant, au cours de cette soirée mémorable où Barrabás était mort assassiné avec un couteau de boucher.
Quarante-huit heures plus tard, Clara et Blanca quittèrent les Trois Maria et s’en retournèrent à la capitale. Esteban demeura sur place, furieux et morfondu, avec le sentiment que quelque chose s’était à jamais brisé dans sa vie.
Pedro junior alla conduire la patronne et sa fille à la gare. Depuis la fameuse nuit, farouche et taciturne, il ne les avait plus revues. Il les installa dans le train puis resta là, le chapeau à la main, les yeux baissés, ne sachant comment prendre congé. Clara l’embrassa. Il se tint d’abord tout raide et décontenancé, mais ses propres sentiments l’emportèrent bientôt et il osa l’entourer timidement de ses bras et déposer un imperceptible baiser dans ses cheveux. Ils échangèrent un dernier regard par la baie du train, et l’un comme l’autre avait les yeux remplis de larmes. De retour à sa bicoque de briques, le fidèle régisseur fit un baluchon du peu qui lui appartenait, enveloppa dans un mouchoir le peu d’argent qu’il avait pu mettre de côté au fil de toutes ces années de bons et loyaux services, et partit. Trueba le vit faire ses adieux aux autres fermiers et enfourcher son cheval. Il voulut le retenir, lui expliquant qu’il n’avait rien à voir dans ce qui s’était passé, qu’il n’était pas juste que, par la faute de son fils, il perdît son travail, ses amis, un toit, la sécurité.
— Je ne veux pas être ici quand vous retrouverez mon fils, patron, tels furent les derniers mots de Pedro Garcia junior avant de s’éloigner au trot en direction de la grand-route.
Comme je me sentis seul alors ! J’ignorais que la solitude ne me lâcherait jamais plus et que le seul être à se retrouver un jour à mes côtés jusqu’à la fin de ma vie serait une petite fille bohème, extravagante, aux cheveux verts tout comme Rosa. Mais ce ne serait que bien des années plus tard.
Après le départ de Clara, je regardai autour de moi et découvris nombre de visages nouveaux aux Trois Maria, Les anciens compagnons de route étaient morts ou avaient pris le large. Je n’avais plus ici ni ma femme ni ma fille. Mes contacts avec mes fils étaient réduits au minimum. Disparus ma mère, ma sœur, la bonne nounou, Pedro Garcia senior. Et Rosa qui me revenait en mémoire comme une douleur impossible à oublier. Je ne pouvais plus m’appuyer sur Pedro Garcia junior qui était resté trente-cinq années à mes côtés. Je me mis à pleurer. Les larmes coulaient toutes seules et j’avais beau les essuyer du revers de la main, d’autres coulaient à leur tour. « Allez tous au diable ! » bramais-je d’un bout à l’autre de la maison. Je déambulais dans les pièces désertes, entrais dans la chambre à coucher de Clara, cherchais dans son armoire et sa commode quelque chose dont elle se fût servi afin de le porter à mes narines et de retrouver, fût-ce de manière fugace, sa délicate odeur de linge propre. Je m’allongeais sur son lit, enfouissant mon visage dans son oreiller, je caressais les objets qu’elle avait laissés sur sa table de toilette et me sentais sombrer dans une profonde détresse.
Dans ce qui s’était passé, c’était Pedro III Garcia qui était coupable de tout. C’est à cause de lui que Blanca s’était éloignée de moi, à cause de lui que je m’étais disputé avec Clara, à cause de lui que Pedro junior avait quitté le domaine, à cause de lui que les fermiers me regardaient de travers et marmonnaient dans mon dos. Un rebelle, voilà ce qu’il avait été depuis toujours, et ce que j’aurais eu de mieux à faire depuis le premier jour, c’était de le flanquer dehors à coups de pied au cul. Je lui ai accordé un sursis, par égard pour son père et son grand-père, et le résultat a été que cette ordure de petit morveux m’a privé de ce que j’aimais le plus au monde. Je suis allé à la garnison du village et j’ai graissé la patte aux carabiniers pour qu’ils m’aident à le retrouver. Je leur ai demandé de ne pas l’incarcérer, mais de me le remettre sans le clamer sur les toits. Au bistrot, chez le coiffeur, au club et à la Lanterne Rouge, j’ai fait courir le bruit qu’il y avait gros à gagner pour celui qui me livrerait le garçon.
— Attention, patron. N’allez pas vous faire justice vous-même, considérez que les choses ont bien changé depuis l’époque des frères Sanchez.
On avait beau me mettre en garde, je ne voulais rien entendre. Qu’aurait fait la justice dans un cas pareil ? Rien.
Une quinzaine de jours s’écoulèrent sans rien apporter de nouveau. Je parcourais tout le domaine, pénétrais sur les propriétés voisines, espionnais les fermiers. J’étais persuadé qu’ils soustrayaient le garçon à mes recherches. J’augmentai la récompense et menaçai les carabiniers de les faire destituer pour incapacité, mais en vain. Chaque heure qui passait faisait monter ma colère. Je me mis à boire comme jamais je ne l’avais fait, pas même avant mon mariage. Je dormais mal et me repris à rêver de Rosa. Une nuit, je rêvai que je lui flanquais une correction comme à Clara et que ses dents roulaient pareillement par terre, je me réveillai en hurlant, mais j’étais seul et il n’y avait personne pour m’entendre. J’étais si déprimé que je renonçai à me raser et à changer de vêtements, et je crois bien que je cessai aussi de me laver. Toute nourriture me paraissait aigre, j’avais un goût de bile dans la bouche. Je me brisai la jointure des doigts à taper contre les murs et je crevai un cheval sous moi à galoper pour chasser cette rage qui était en train de me consumer les entrailles. Durant cette période, nul n’osait m’approcher, les domestiques me servaient à table en claquant des dents, ce qui ne faisait que me mettre davantage hors de moi.
Un jour que je me trouvais sous la véranda, fumant une cigarette avant la sieste, s’approcha un gosse tout brun de peau qui se planta devant moi en silence. Il s’appelait Esteban Garcia. C’était mon petit-fils, mais je l’ignorais et ce n’est qu’aujourd’hui, à la suite des terribles événements qui se sont produits par sa faute, que j’ai été mis au fait de la parenté qui nous unit. C’était aussi le petit-fils de Pancha Garcia, une sœur de Pedro junior dont, au vrai, je n’ai gardé aucun souvenir.
— Qu’est-ce que tu veux morveux ? demandai-je à l’enfant.
— Je sais où se trouve Pedro III Garcia, me répondit-il.
Je fis un bond si brusque que j’en renversai le fauteuil de rotin où j’avais pris place, j’attrapai le garnement par les épaules et le secouai comme un prunier
- Où ? où est ce maudit ?
— Vous allez me donner la prime, patron ? balbutia l’enfant terrorisé.
— Tu l’auras ! Mais je veux d’abord être sûr que tu ne m’as pas menti. Allez, conduis-moi jusqu’à ce misérable !
J’allai chercher mon fusil de chasse et nous partîmes. L’enfant m’informa que nous devions aller à cheval, car Pedro III se cachait à la scierie des Lebus, à plusieurs milles des Trois Maria. Comment n’avais-je pas eu l’idée de le chercher là-bas ? C’était une planque idéale. À cette époque de l’année, la scierie des Allemands était fermée et elle se trouvait à l’écart de tous les chemins.
— Comment as-tu su que Pedro III était là ?
— Tout le monde le sait, patron, sauf vous, me répondit le garçon.
Nous allâmes au trot, car le terrain interdisait de presser le mouvement. La scierie était encastrée à flanc de montagne et on ne pouvait beaucoup forcer les bêtes. Dans leur effort pour grimper, les chevaux arrachaient des étincelles aux rochers avec leurs sabots. Je crois que leur piétinement était le seul bruit à se faire entendre dans cet après-midi paisible et étouffant. En pénétrant dans la zone boisée, le paysage changea et il fit plus frais, car les arbres se dressaient en rangs serrés, barrant le passage au soleil. Le sol était un tapis roux et mœlleux où les sabots des chevaux s’enfonçaient mollement. Le silence nous entourait désormais. L’enfant allait par-devant, juché à cru sur sa monture, collé à elle, ne faisant qu’un avec le corps de l’animal, et je suivais derrière, taciturne, ruminant ma rage. Par moments, c’était la tristesse qui me submergeait, plus forte que la fureur que j’avais passé tant et tant de temps à incuber, plus forte même que la haine que j’éprouvais envers Pedro III Garcia. Il dut s’écouler deux heures avant qu’on ne distinguât les hangars tassés de la scierie, disposés en demi-cercle dans une clairière.
En cet endroit, l’odeur des bûches et des sapins était si puissante que je me laissai distraire un bref instant du but de l’expédition. J’étais subjugué par le paysage, par cette forêt, cette quiétude. Mais cet instant de faiblesse ne dura pas plus d’une seconde.
— Attends-moi et surveille les chevaux. Ne bouge pas d’ici !
Je mis pied à terre. L’enfant prit les rênes de ma monture et je m’éloignai à couvert, le fusil chargé entre les mains. Je ne sentais plus mes soixante ans, ni les douleurs de mes vieux os rompus. Seule m’animait l’idée de me venger. D’un des hangars montait une frêle colonne de fumée, j’aperçus un cheval attaché devant l’entrée, j’en déduisis que Pedro III se trouvait bien là et m’approchai du bâtiment en le contournant. Je claquais des dents d’impatience, me disant en moi-même qu’il ne fallait pas l’abattre du premier coup, ce serait bien trop rapide et le plaisir en serait dissipé au bout d’une minute, j’avais tant attendu qu’il me fallait savourer le moment de le mettre en morceaux, mais je ne pouvais non plus lui laisser la moindre chance de s’échapper. Il était beaucoup plus jeune que moi et si je ne parvenais pas à le prendre à l’improviste, j’étais refait. La sueur trempait ma chemise qui me collait à la peau, un voile me tombait sur les yeux, mais je me sentais comme à vingt ans, de la force d’un taureau. Je me faufilai silencieusement à l’intérieur du hangar, le cœur battant dans ma poitrine comme un tam-tam. Je me retrouvai dans un vaste entrepôt au sol couvert de sciure. Il y avait là de grands tas de bois et quelques machines recouvertes de bouts de bâche verte pour les protéger de la poussière. J’avançai en me dissimulant entre les monceaux de bois, jusqu’au moment où je le vis soudain. Pedro III Garcia était couché par terre, la tête sur une couverture pliée ; il dormait. Non loin de lui, un petit foyer de braises entre quatre pierres et une boîte de conserve où faire bouillir l’eau. Je me tins en arrêt au-dessus de lui et pus l’examiner à loisir, avec toute la haine du monde, essayant de fixer à jamais dans ma mémoire ce visage brun aux traits presque puérils où la barbe avait l’air d’un postiche, sans parvenir à comprendre ce que diable avait bien pu trouver ma fille à ce paillasson. Il devait avoir dans les vingt-cinq ans, mais, à le voir endormi, je l’aurais pris pour un enfant. Je dus faire effort sur moi-même pour empêcher mes mains de trembler, mes dents de claquer. Je relevai le canon de mon fusil et avançai d’un ou deux pas. J’en étais si près que je pouvais lui faire sauter la cervelle sans viser, mais je décidai d’attendre encore quelques secondes que mon pouls se fût apaisé. C’est ce bref moment d’hésitation qui me perdit. Je pense que l’habitude de se cacher avait aiguisé l’ouïe de Pedro III Garcia et que son instinct l’avait averti du danger. En une fraction de seconde, il avait dû revenir à lui, mais il avait gardé les yeux fermés, bandé tous ses muscles, tendu ses tendons, concentré toute son énergie dans un formidable bond qui le propulsa d’un coup à un mètre de l’endroit où vint s’écraser ma balle. Je ne pus le mettre à nouveau en joue car il se baissa, s’empara d’un morceau de bois et le lança, tapant en plein dans le fusil qui vola au loin. Je me rappelle la vague de panique qui m’envahit à me voir ainsi désarmé, mais je me rendis compte aussitôt qu’il avait encore plus peur que moi. Nous nous observions en silence, haletants, chacun attendant que l’autre fit le premier geste pour bondir. C’est à ce moment-là que j’aperçus la hache. Elle était si près que j’avais à peine à étendre le bras pour m’en emparer, et c’est ce que je fis sans y regarder à deux fois. J’empoignai la hache et, avec un hurlement sauvage sorti du plus profond de mes entrailles, je fonçai sur lui, prêt à le pourfendre d’un coup de la tête aux pieds. La hache scintilla dans les airs et retomba sur Pedro III Garcia. Un jet de sang me jaillit à la figure.
Au dernier moment, il avait levé les bras pour parer le coup et le tranchant de l’outil lui avait proprement sectionné trois doigts de la main droite. Dans mon élan, je me trouvai projeté en avant et m’affalai sur les genoux. Serrant sa main contre sa poitrine, il partit en courant, sautant pardessus les tas de bois et les souches qui jonchaient le sol, il put rejoindre son cheval, l’enfourcha d’un bond et disparut avec un cri terrible dans l’ombre des sapins, laissant derrière lui une traînée de sang.
Je restai à quatre pattes, hors d’haleine. Je mis plusieurs minutes à recouvrer mes esprits et à comprendre que je ne l’avais pas tué. Ma première réaction fut de soulagement, car à sentir ce sang chaud me jaillir au visage, ma haine était subitement retombée et je dus faire effort pour me remémorer ce qui me poussait à vouloir le tuer, justifier ainsi cette violence qui ne laissait pas de m’étouffer, de me mettre la poitrine en feu, de me bourdonner aux oreilles et de me brouiller la vue. J’ouvris la bouche comme un désespéré, essayant d’engouffrer un peu d’air dans mes poumons, et réussis à me redresser, mais pour me remettre à trembler, fis quelques pas et me laissai tomber sur un tas de planches, pris de transes, incapable de reprendre ma respiration. Je crus que j’allais tourner de l’œil, mon cœur tressautait dans mon thorax comme une machinerie devenue folle. Il dut ainsi s’écouler pas mal de temps, je ne saurais dire. Je finis par rouvrir les yeux, me remis debout, cherchai du regard le fusil de chasse.
Le petit Esteban Garcia se tenait à mes côtés et me considérait en silence. Il avait ramassé les doigts coupés et les brandissait comme un bouquet d’asperges sanglantes. Je ne pus contenir ma nausée, j’avais la bouche pleine de salive et je dégobillai en éclaboussant mes bottes, cependant que le gosse souriait imperturbablement.
— Veux-tu bien lâcher ça, sale morveux ! m’écriai-je en lui tapant sur la main.
Les doigts tombèrent dans la sciure, l’imbibant de rouge.
Je ramassai le fusil et me dirigeai en titubant vers la sortie. L’air frais du soir et le lourd arôme des sapins m’assaillirent, me rendant au sens des réalités. Je respirai avec avidité, à amples goulées. Je cheminai à grand-peine jusqu’à ma monture, tout le corps me faisait mal, j’en avais les poings crispés. Le gosse m’avait emboîté le pas.
Nous revînmes aux Trois Maria en cherchant notre route dans l’obscurité qui était tombée à toute allure après le coucher du soleil. Les arbres entravaient notre marche, les chevaux trébuchaient sur les cailloux et les ronces, les branches basses nous heurtaient au passage. J’étais comme dans un autre monde, confondu et atterré par ma propre violence, remerciant le Ciel que Pedro III eût pu s’échapper, car j’étais sûr que s’il était venu à tomber, j’eusse continué à lui assener des coups de hache jusqu’à le défoncer, le découper, le débiter en petits morceaux avec la même détermination que j’avais mise à vouloir lui loger une balle dans la tête.
Je sais ce qu’on a dit de moi. On a raconté entre autres choses que j’ai tué un ou plusieurs hommes dans ma vie. On m’a collé sur le dos la mort d’un certain nombre de paysans. Rien de cela n’est vrai. Si ça l’était, je ne vois pas ce qui m’empêcherait de le reconnaître, car à mon âge c’est le genre de choses qu’on peut dire en toute impunité. Il s’en faut de peu qu’on ne m’enterre à mon tour. Jamais je n’ai tué un homme et la fois où j’ai été le plus près de le faire, ce fut ce jour-là, quand je m’emparai de la hache et me précipitai sur Pedro III Garcia.
Nous arrivâmes de nuit à la maison. Je mis laborieusement pied à terre et me dirigeai vers la terrasse. J’avais complètement oublié l’enfant qui m’avait accompagné, car il n’avait ouvert la bouche de tout le trajet, aussi sursautai-je quand je le sentis me tirer par la manche.
— Vous allez me donner la récompense, patron ? fit-il.
Je le repoussai d’une bourrade.
— Pas de récompense pour les traîtres et les dénonciateurs, ah mais ! Et je t’interdis bien de raconter ce qui s’est passé. Tu m’as entendu ? dis-je d’un ton menaçant.
Je rentrai à la maison et m’en fus tout droit boire un coup à même la bouteille. Le cognac me brûla la gorge et me réchauffa quelque peu. Puis je m’étendis sur le sofa en soufflant comme un phoque. Mon cœur battait encore de manière désordonnée et j’avais toujours la nausée. Du revers de la main, j’essuyai les larmes qui roulaient le long de mes joues.
Dehors, Esteban Garcia resta planté devant la porte close. Comme moi, il pleurait de rage.