Dans leur salle à manger, au milieu d’antiquités détériorées qui, dans un lointain passé, avaient dû composer quelque bon mobilier victorien, Esteban Trueba soupait avec sa sœur Férula du même potage graillonneux que chaque jour et du même insipide poisson que tous les vendredis. L’employée de maison qui les servait s’était occupée d’eux depuis toujours, dans la tradition des esclaves à gages de l’époque. La vieille femme allait et venait entre la cuisine et la salle à manger, ployée et à demi aveugle, mais encore vaillante, portant et rapportant les plats avec solennité. Doña Ester Trueba ne se mettait pas à table avec ses enfants. Elle passait ses matinées immobile sur sa chaise, à contempler par la fenêtre le remue-ménage de la rue et à constater combien, au fil des ans, se dégradait un quartier qu’elle avait connu si distingué dans sa jeunesse. Après déjeuner, on la transportait dans son lit, on l’arrangeait pour qu’elle pût rester mi-assise, dans la seule position que lui autorisait l’arthrite, sans autre compagnie que la pieuse lecture de ses fascicules saint-sulpiciens de vies et miracles des saints. Elle restait ainsi jusqu’au lendemain où revenait à se répéter la même routine. Elle ne mettait le nez dehors que pour assister à la messe dominicale en l’église Saint-Sébastien, à deux pas de chez elle, où Férula et la bonne la conduisaient dans sa chaise roulante.
Esteban acheva de trifouiller la chair blanchâtre du poisson parmi l’enchevêtrement d’arêtes et reposa son couvert dans l’assiette. Il se tenait assis très droit, de la même façon qu’il marchait, guindé, la tête légèrement en arrière et un tantinet déjetée, regardant en coulisse avec un mélange d’arrogance, de défiance et de myopie. Cette attitude eût été des plus désagréables si ses yeux n’avaient été étonnamment doux et clairs. Son port si raide eût davantage convenu à un homme obèse et courtaud désireux de paraître plus grand, or il mesurait un mètre quatre-vingts et était on ne peut plus svelte. Toutes les lignes de son corps étaient verticales et ascendantes, depuis la lame de son nez aquilin et ses sourcils hérissés jusqu’à son haut front couronné d’une crinière de lion qu’il rejetait en arrière. C’était un grand échalas aux doigts terminés en spatules. Il déambulait à grandes enjambées, se déplaçait avec énergie et paraissait d’une force peu commune, sans pourtant manquer d’une certaine grâce dans les gestes. Il avait un visage tout à fait harmonieux en dépit d’un air austère et sombre et de fréquentes expressions de mauvaise humeur. Son trait dominant était l’irascibilité, une tendance à s’emporter et à perdre la tête, caractéristique qui le marquait depuis sa prime enfance où il se roulait par terre, l’écume aux lèvres, suffoquant de rage et trépignant comme un possédé. Il fallait le plonger la tête la première dans l’eau glacée pour lui faire recouvrer son sang-froid. Plus tard il apprit à se dominer, mais toute sa vie durant lui resta cette prompte propension à la colère qui n’avait guère besoin d’être beaucoup stimulée pour déborder en terribles accès.
— Je ne retournerai pas à la mine, dit-il.
C’était la première phrase qu’il échangeait à table avec sa sœur. Il en avait décidé ainsi la nuit passée, réalisant que ça n’avait plus aucun sens de continuer à mener une vie d’anachorète en quête de fortune rapide. Il disposait de la concession minière pour dix années encore, délai suffisant pour bien exploiter le miraculeux filon qu’il avait découvert, mais il pensait que le Chef d’équipe avait beau chaparder un peu, ce ne pas travailler comme il l’eût fait, aucune raison ne le poussait à retourner s’enterrer en plein désert. Il n’aspirait pas à faire fortune au prix de tant de sacrifices. Il avait toute la vie devant lui pour s’enrichir s’il le pouvait, et pour se morfondre et attendre la mort, sans Rosa.
— Il te faudra bien travailler quelque part, Esteban, répondit Férula. Tu sais qu’ici nous dépensons fort peu, rien pour ainsi dire, mais les médicaments de maman coûtent cher.
Esteban observa sa sœur. C’était encore une belle femme aux formes opulentes et au visage ovale de madone romaine, mais à travers sa peau diaphane aux chatoiements de pêche, dans son regard plein d’ombres, on pressentait déjà l’enlaidissement de la résignation. Férula avait accepté de tenir le rôle d’infirmière de sa mère. Elle dormait dans la chambre contiguë à celle de Doña Ester, prête à tout moment à se précipiter à ses côtés pour lui administrer ses potions, lui mettre le bassin, lui arranger ses oreillers. C’était une âme tourmentée. Elle avait du goût pour l’humiliation et les travaux les plus vils, elle pensait gagner sa place au ciel par ce biais tragique en subissant les pires iniquités, aussi se complaisait-elle à désinfecter les pustules des jambes malades de sa mère, à la laver, à s’immerger dans ses odeurs et sa décrépitude, à scruter son pot de chambre. Et autant elle se haïssait elle-même de prendre ces tortueux et inavouables plaisirs, autant elle abhorrait sa mère de lui en tenir lieu d’instrument. Elle prenait soin d’elle sans se plaindre, mais s’arrangeait subtilement pour lui faire payer le prix de son invalidité. Entre elles deux, sans que cela fût dit ouvertement, le fait était que la fille avait sacrifié sa vie pour soigner sa mère et était restée vieille fille pour cette raison. Férula avait repoussé deux prétendants en invoquant l’infirmité maternelle. Elle n’en parlait point, mais tout le monde était au courant. Elle avait des gestes brusques et maladroits, le même mauvais caractère que son frère, mais la vie et sa condition de femme la contraignaient à se dominer, à ronger son frein. Elle avait l’air si parfaite qu’elle s’acquit une réputation de sainte. On la citait en exemple pour le dévouement qu’elle prodiguait à Doña Ester et pour la façon dont elle avait élevé son unique frère quand sa mère était tombée malade et que le père était mort, les laissant dans la misère. Férula avait adoré son frère Esteban quand il était petit. Elle dormait alors avec lui, lui faisait sa toilette, l’emmenait en promenade, s’employait du lever au coucher du soleil à coudre sur commande pour lui payer le collège, et elle avait pleuré de rage impuissante le jour où il avait fallu qu’Esteban entrât travailler dans une étude de notaire, ce qu’elle gagnait à domicile ne suffisant pas pour manger. Elle l’avait entouré et servi comme elle faisait à présent pour sa mère, et l’avait pareillement enveloppé d’un invisible réseau de culpabilité, d’ingratitude, de dettes impayées. À peine eut-il mis un pantalon long que le garçon avait commencé à s’éloigner d’elle. Esteban pouvait se remémorer l’instant précis où il se rendit compte que sa sœur lui portait malheur. Ce fut quand il perçut sa première paie. Il décida qu’il allait mettre de côté cinquante centavos pour réaliser un rêve qu’il avait caressé depuis son enfance : déguster un café viennois. À travers les vitres de l’Hôtel de France, il avait vu passer les garçons avec des plateaux brandis au-dessus de leur tête, portant de ces merveilles : de hautes coupes de cristal couronnées de tours de crème fouettée et ornées d’une belle griotte glacée. Le jour de sa première paie, il passa devant l’établissement à plusieurs reprises avant d’oser y pénétrer. Enfin il en franchit le seuil avec timidité, son béret à la main, et se dirigea vers le somptueux restaurant parmi les lampes à pendeloques et les meubles de style, avec la sensation que tout le monde le regardait, que mille paires d’yeux jaugeaient son costume étriqué et ses souliers usés. Il s’assit sur le bord de la chaise, les oreilles en feu, et passa commande au garçon à mi-voix. Il attendit avec impatience, guettant dans les allées et venues des gens, savourant d’avance ce plaisir maintes fois imaginé. Arriva son café viennois, beaucoup plus impressionnant qu’il ne se l’était figuré, mirifique, délicieux, accompagné de trois macarons au miel. Il le contempla un long moment, fasciné. Puis il osa enfin s’emparer de la petite cuiller à long manche et, avec un soupir d’aise, la plongea dans la crème. L’eau lui était venue à la bouche, mais il était résolu à faire durer cet instant le plus longtemps possible, à l’étirer jusqu’à l’éternité. Il se mit à touiller pour voir se mélanger l’écume de la crème au sombre liquide que contenait le verre. Il touilla, touilla, touilla... quand, soudain, l’extrémité de la cuiller heurta le cristal, ouvrant une brèche par où jaillit le café sous pression. Qui lui retomba dessus. Horrifié, Esteban vit tout le contenu du verre se répandre sur son unique costume, sous le regard amusé de la clientèle des autres tables. Il se leva, blême de dépit, et sortit de l’Hôtel de France avec cinquante centavos de moins en poche, laissant dans son sillage une traînée de café viennois sur les mœlleux tapis. Il arriva dégoulinant chez lui, ivre de fureur, décomposé. Apprenant ce qui s’était passé, Férula émit ce commentaire acide : « Voilà ce qui arrive quand on dilapide en caprices l’argent des médicaments de maman. Dieu t’a puni » En cet instant, Esteban eut la claire révélation des mécanismes dont usait sa sœur pour le dominer, de la façon dont elle obtenait qu’il se sentît coupable, et il comprit qu’il lui fallait prendre le large. Au fur et à mesure qu’il se dégagea de sa tutelle, Férula le prit en grippe. La liberté dont il jouissait la faisait souffrir comme un reproche, une injustice. Quand il tomba amoureux de Rosa et qu’elle le vit au désespoir, pareil à un marmot l’appelant à l’aide, ayant besoin d’elle, la talonnant dans toute la maison pour la supplier d’approcher la famille del Valle, de parler à Rosa, d’amadouer la nounou, Férula se sentit de nouveau remplie d’importance aux yeux d’Esteban. Ils parurent rabibochés pour un temps. Mais ces éphémères retrouvailles ne durèrent guère et Férula ne tarda pas à se rendre compte qu’on s’était servi d’elle. Elle se réjouit de voir partir son frère pour la mine. Depuis qu’il avait commencé à travailler à l’âge de quinze ans, Esteban portait la maisonnée à bout de bras et avait contracté l’engagement d’y veiller toujours, mais ce n’était pas encore assez pour Férula. Elle n’en pouvait plus de demeurer cloîtrée entre ces murs puant la pharmacie et la sénilité, réveillée en sursaut par les plaintes de la malade, ne quittant pas des yeux la pendule pour lui administrer ses remèdes, cédant à l’ennui, à la fatigue, à la morosité, cependant que son frère ignorait tout de ces astreintes. Lui allait pouvoir bénéficier d’un destin radieux, libre, jalonné de succès. Il pourrait convoler, avoir des enfants, connaître l’amour. Le jour où elle expédia le télégramme lui annonçant la mort de Rosa, elle éprouva un chatouillement étrange, presque de joie.
Il te faudra bien travailler quelque part, répéta Férula.
— Tant que je vivrai, jamais vous ne manquerez de rien, dit-il.
— Facile à dire, repartit Férula en extirpant une arête de poisson d’entre ses dents.
— Je crois que je vais partir à la campagne, aux Trois Maria.
— C’est un gouffre, Esteban. Je t’ai toujours dit qu’on ferait mieux de vendre cette terre, mais tu es têtu comme une mule.
— Il ne faut jamais vendre la terre. C’est tout ce qu’il reste quand on n’a plus rien d’autre.
— Je ne suis pas d’accord. La terre n’est qu’une idée de poète ; ce qui enrichit les hommes, c’est le sens des affaires, riposta Férula. Mais tu n’as cessé de te mettre dans la tête qu’un jour tu irais vivre à la campagne.
— Ce jour est arrivé. Je déteste cette ville.
— Pourquoi ne dis-tu pas plutôt que tu détestes cette maison ?
— Elle aussi, répondit-il sans ménagement.
— J’aurais voulu naître homme pour pouvoir moi aussi m’en aller, fit-elle pleine d’aigreur.
— Et moi je n’aurais pas aimé naître femme, se borna-t-il à dire.
Ils finirent de manger en silence.
Le frère et la sœur étaient désormais à cent lieues l’un de l’autre et les seules choses à les unir encore étaient la présence de la mère et le souvenir diffus de l’amour qu’enfants ils s’étaient porté. Ils avaient grandi dans une maison délabrée, avaient assisté à la déchéance morale et économique du père, puis la lente progression de la maladie de la mère. Doña Ester avait commencé toute jeune à souffrir de l’arthrite, sa raideur empirait au point qu’elle ne pouvait plus bouger qu’à grand-peine, comme enterrée vive, et quand, pour finir, elle fut incapable de plier les genoux, elle s’installa définitivement dans sa chaise roulante, son veuvage et sa désolation. Esteban se remémorait son enfance et son adolescence, ses costumes étriqués, le cordon de saint François qu’on l’obligeait à porter en accomplissement d’on ne sait quelles promesses de sa mère ou de sa sœur, ses chemises reprisées avec soin, sa solitude. Férula, de cinq ans son aînée, lavait et amidonnait d’un jour sur l’autre ses deux seules chemises afin qu’il fût impeccable et présentât bien, et ça lui rappelait que par sa mère, il avait droit au titre on ne peut plus noble et de haut lignage de vice-roitelet du Pérou. Trueba n’avait été qu’un lamentable accident dans la vie de Doña Ester, destinée à convoler avec quelqu’un de sa classe, mais qui était tombée éperdument amoureuse de ce tête en l’air d’immigrant de la première génération qui, en l’espace de quelques années, avait dilapidé sa dot, puis tout son patrimoine. Mais ces annales de bleu ne servaient à rien à Esteban s’il n’y avait à la fin de quoi régler les notes de l’épicier et s’il devait se rendre à pied au collège, n’ayant pas le centavo nécessaire pour prendre le tramway. Il se rappelait qu’on l’expédiait en classe avec la poitrine et le dos tout matelassés de papier journal, car il- n’avait pas de lainages et son manteau pleurait misère, et combien il souffrait à imaginer que ses camarades pouvaient entendre, comme lui-même les percevait, les craquètements du papier frottant contre sa peau. En hiver, la seule source de chaleur était un poêle dans la chambre de sa mère, où ils se regroupaient tous trois pour économiser bougies et charbon. Ç’avait été une enfance de privations, d’inconfort, d’austérité, d’interminables rosaires nocturnes, de peurs et de contrition. De tout ceci ne lui était rien resté d’autre que de la colère et un orgueil démesuré.
Deux jours plus tard, Esteban Trueba partit pour la campagne. Férula l’accompagna à la gare. Au moment de se séparer, elle l’embrassa froidement sur la joue puis attendit qu’il fût monté dans le train avec ses deux valises de cuir aux fermetures à toute épreuve, les mêmes dont il avait fait l’acquisition pour partir à la mine et qui devaient lui durer toute la vie, ainsi que le lui avait promis le marchand. Elle lui recommanda de prendre bien soin de lui, d’essayer de venir leur rendre visite de temps en temps, elle dit qu’il allait lui manquer, mais l’un comme l’autre savait qu’ils étaient destinés à ne plus se revoir avant nombre d’années et, au fond d’eux-mêmes, en éprouvaient un certain soulagement.
— Préviens-moi si maman va plus mal ! cria Esteban par la baie vitrée lorsque le train se fut mis en marche.
— Ne t’en fais pas ! répondit Férula en agitant son mouchoir depuis le quai.
Esteban se renversa sur son siège recouvert de velours rouge et sut gré aux Anglais d’avoir eu l’initiative de fabriquer des voitures de première classe où l’on pouvait voyager comme quelqu’un de respectable sans avoir à supporter la poulaille, les paniers, les cartons arrimés avec des bouts de ficelle, les pleurnicheries de la marmaille d’autrui. Il se félicita de s’être résolu à la dépense d’un billet plus coûteux, pour la première fois de sa vie, et décréta que c’était ce genre de détails qui faisaient la différence entre un monsieur comme il faut et un vulgaire péquenot. Aussi, quoique sa situation ne fût guère brillante, allait-il dorénavant ne pas lésiner sur les menues commodités qui le faisaient se sentir riche.
« Je ne pense pas redevenir jamais pauvre », se dit-il en songeant au filon d’or.
Par la vitre du train il vit défiler le paysage de la vallée centrale. De vastes étendues cultivées au pied de la cordillère, des terres fertiles couvertes de vigne, de blé, de luzerne et de tournesol. Il les compara aux plateaux désertiques du Nord fertile où il avait passé deux ans enfoui dans un trou au milieu d’une nature sauvage et lunaire dont il ne se lassait pas de contempler la terrifiante beauté, fasciné par les coloris du désert, les bleus, les mauves, les ocres des minerais à fleur de terre.
— C’est une nouvelle vie qui commence, murmura-t-il. Il ferma les yeux et s’assoupit.
Il descendit du train en gare de San Lucas. L’endroit était misérable. À cette heure, on ne voyait pas âme qui vive sur la plate-forme de bois à la toiture détruite par les intempéries et les termites. De là, on découvrait toute la vallée à travers une brume impalpable émanant de la terre mouillée par la pluie nocturne. Les monts lointains se perdaient parmi les nuages d’un ciel renfrogné et seule la pointe enneigée du volcan s’apercevait avec netteté, tranchant sur le paysage et éclairée par un timide soleil d’hiver. Il regarda alentour. Enfant, à la seule époque heureuse dont il eût gardé souvenir, avant que son père n’eût achevé de se ruiner et de s’abandonner aux petits verres et à sa propre honte, il avait chevauché en sa compagnie dans cette région. Il se rappelait avoir joué l’été aux Trois Maria, mais il y avait tant d’années de cela que sa mémoire l’avait presque gommé, et il ne parvenait pas à reconnaître les lieux. Il chercha des yeux le village de San Lucas, mais il ne distingua qu’un hameau, au loin, délavé par l’humidité matinale. Il fit le tour de la gare. La porte de l’unique bureau était fermée au cadenas. Il y avait un avis rédigé au crayon, mais si mal griffonné qu’il ne put le déchiffrer. Il entendit derrière lui le train se remettre en marche et commencer à s’éloigner en laissant dans son sillage une colonne de fumée blanche. Il se retrouvait seul en ce lieu silencieux. Il empoigna ses valises et se mit à progresser dans la caillasse et la pierraille d’un chemin qui menait au hameau. Il marcha une bonne dizaine de minutes, remerciant le Ciel de lui épargner la : pluie, car il avait bien de la peine à avancer avec ses pesantes valises le long de cette sente dont il comprit qu’en quelques secondes, sous l’averse, elle se fût changée en margouillis impraticable. À proximité du hameau, il aperçut de la fumée à quelques cheminées et poussa un soupir de soulagement, car il avait eu d’emblée l’impression, à le trouver si solitaire et décrépit, qu’il s’agissait de quelque lieu-dit abandonné.
Il s’arrêta à l’orée du hameau sans remarquer personne. Dans l’unique rue bordée d’humbles bicoques de torchis régnait un silence total et il eut le sentiment d’avancer comme en rêve. Il se dirigea vers la maison la plus proche, sans fenêtre mais dont la porte était béante. Il déposa ses valises sur le trottoir et entra en appelant à voix forte. L’intérieur était sombre, la seule lumière venant de la porte d’entrée, et il lui fallut quelques secondes pour se faire à la pénombre. Il discerna alors deux mioches en train de jouer à même le sol de terre battue et qui le considéraient avec de grands yeux effarouchés, et, venant de quelque arrière-cour, une femme qui s’avançait en se séchant les mains au bord de son tablier. L’apercevant, elle esquissa un geste instinctif pour arranger une mèche de cheveux qui lui tombait sur le front. Il la salua et elle répondit en se mettant la, main devant la bouche pour dissimuler ses gencives édentées. Trueba lui expliqua qu’il avait besoin de louer une voiture, mais elle parut ne pas comprendre et se borna à cacher ses enfants dans les plis de son tablier, les yeux sans expression. Il sortit, ramassa ses bagages et poursuivit son chemin.
Alors qu’il avait traversé presque tout le hameau sans rencontrer personne et commençait à perdre espoir, il perçut derrière lui les sabots d’un cheval. C’était une charrette en piteux état, conduite par un bûcheron. Il se campa devant, contraignant le conducteur à s’arrêter.
— Vous pouvez m’emmener aux Trois Maria ? Je paierai ce qu’il faut ! s’écria-t-il.
— Qu’est-ce que Monsieur va faire dans un endroit pareil ? s’enquit le bonhomme. C’est une friche, il n’y pousse que des cailloux.
Mais il accepta de l’y conduire et l’aida à hisser ses bagages parmi les fagots. Trueba prit place à côté de lui sur le siège. De quelques maisons jaillirent des gosses cavalcadant derrière la charrette. Trueba se sentit plus seul que jamais.
A onze kilomètres du village de San Lucas, au bout d’un chemin défoncé, cahoteux, envahi par les ronces, apparut la pancarte portant le nom de la propriété. Elle pendait au bout d’un morceau de chaîne et le vent la cognait au poteau avec un bruit sourd de tambour funèbre. Un coup d’œil lui suffit pour comprendre qu’il eût fallu un hercule pour arracher tout cela à la désolation. La mauvaise herbe avait englouti le chemin et partout où il portait le regard, il ne voyait que rocaille, maquis et broussaille. Rien qui suggérât le souvenir de quelque prairie, ni les restes du vignoble qu’il se rappelait, personne pour l’accueillir. La charrette avança lentement, suivant la trace que le passage des bêtes et des hommes avait jadis laissée parmi les ronces. Bientôt il découvrit tout au fond la maison, encore debout mais qui avait plutôt l’air d’une vision de cauchemar, remplie de décombres et de détritus, le sol jonché de bouts de grillage à poulailler. La moitié des tuiles étaient cassées, un lierre sauvage s’était introduit par les baies et couvrait pour ainsi dire tous les murs. Autour de la maison, il vit quelques cabanes de torchis non chaulées, sans fenêtres, au toit de chaume noirci par la suie. Deux chiens se chamaillaient furieusement dans la cour.
Le ferraillement des essieux de la charrette et les blasphèmes du bûcheron attirèrent hors des cabanes leurs occupants qui se montrèrent peu à peu. Ils regardaient les nouveaux arrivants d’un air ahuri et défiant. Ils avaient vécu quinze ans sans voir aucun patron et ils en avaient déduit qu’ils n’en avaient point. Ils ne pouvaient reconnaître, en cet homme de haute taille à l’allure autoritaire, l’enfant aux boucles brunes qui, longtemps auparavant, s’était amusé dans cette même cour. Esteban les examina et ne put davantage se souvenir d’aucun. Ils formaient une petite horde misérable. Il aperçut plusieurs femmes d’un âge indéfinissable, à la peau sèche couverte de crevasses, certaines selon toute vraisemblance engrossées, toutes pieds nus et affublées de guenilles délavées. Il calcula qu’il y avait là une bonne douzaine d’enfants de tous âges. Les plus petits étaient nus. D’autres visages se profilaient dans l’embrasure des portes, sans se hasarder à sortir. Esteban ébaucha un salut mais nul ne lui répondit. Quelques-uns des gosses coururent se cacher derrière les bonnes femmes.
Esteban sauta à bas de la charrette, déchargea ses deux valises et glissa quelques pièces au bûcheron.
— Si vous voulez que je vous attende, patron..., lui dit l’homme.
— Inutile, je reste.
Il se dirigea vers la maison, ouvrit la porte d’un coup d’épaule et entra. Il y avait suffisamment de lumière à l’intérieur : le matin s’y déversait par les volets brisés et par les orifices du toit, là où les tuiles avaient cédé. Envahie par la poussière et les toiles d’araignée, elle avait l’air livrée à un abandon total et il était manifeste que, durant toutes ces années, aucun des paysans n’avait poussé l’audace jusqu’à quitter sa cahute pour occuper la grande maison de maître devenue déserte. On n’avait pas touché aux meubles ; c’étaient les mêmes qu’au temps de son enfance, aux mêmes emplacements que toujours, mais plus laids, lugubres et démantibulés que dans son souvenir. Toute la demeure était tapissée d’une litière d’herbe, de poussière et de feuilles mortes. Il y planait une odeur de tombeau. Un chien squelettique aboya furieusement à ses trousses, mais Esteban Trueba n’y prêta pas attention et le chien, de guerre lasse, finit par se retirer dans un coin en se grattant les puces. Il posa ses valises sur une table et s’en fut explorer la demeure, luttant contre le sentiment de détresse qui commençait à l’envahir. Il passa d’une pièce à l’autre, constata les déprédations que le temps avait perpétrées en toutes choses, le dénuement et la crasse, et eut l’impression de se trouver là dans un trou encore pire que celui de la mine. La cuisine était une vaste pièce d’une saleté repoussante, haute de plafond et aux murs noircis par la fumée des bûches et du charbon ; tout n’y était que ruines et moisissures ; à quelques clous pendaient encore au mur les casseroles et poêles de cuivre et de fonte dont nul ne s’était servi quinze ans durant et auxquelles personne n’avait touché depuis lors. Les chambres abritaient les mêmes lits et grandes armoires à glace qu’avait jadis achetées son père, mais les matelas n’étaient plus qu’un magma de laine putride et de bestioles qui y avaient fait leur nid au fil des générations. Il prêta l’oreille aux petits pas discrets des rats sous les lambris du plafond. Il ne put vérifier si le sol était de parquet ou de carrelage, nulle part il n’apparaissait à la vue, une épaisse crasse le recouvrait de partout. Une housse grise de poussière estompait le contour des meubles. Dans ce qui avait été le salon, on voyait encore le piano allemand avec un pied cassé et ses touches jaunâtres, sonnant comme un clavecin désaccordé. Sur les rayonnages subsistaient quelques livres illisibles aux pages dévorées par l’humidité et, par terre, des vestiges de revues très anciennes que le vent avait dispersées. Les fauteuils avaient leurs ressorts à nu et une portée de ratons nichait dans la bergère où sa mère s’installait pour tricoter avant que l’infirmité n’eût réduit ses mains à l’état de grappins.
Au terme de son exploration, Esteban avait les idées plus claires. Il savait qu’un travail de titan l’attendait, car si la demeure se trouvait en un tel état d’abandon, il ne pouvait escompter que le reste de la propriété fût en meilleure condition. L’espace d’un instant, il fut tenté de recharger ses deux valises sur la charrette et de s’en retourner par où il était venu, mais il raya cette pensée d’un trait de plume et décida que si quelque chose était à même d’apaiser sa peine et sa rage d’avoir perdu Rosa, c’était bien de s’échiner à travailler sur cette terre réduite à néant. Il ôta son manteau, prit une profonde inspiration et sortit dans la cour où se tenait encore le bûcheron, non loin de ses fermiers rassemblés à quelque distance avec cette timidité propre aux gens de la campagne. Ils s’observèrent avec curiosité. Trueba avança de quelques pas dans leur direction et perçut un léger mouvement de recul parmi leur groupe ; il passa en revue ces culs terreux déguenillés, tenta d’esquisser un sourire ami à l’adresse de ces mioches couverts de morves, de ces vieillards chassieux, de ces femmes grosses de désespoir, mais il ne lui vint qu’une sorte de grimace.
— Où sont les hommes ? s’enquit-il.
Le seul homme dans la force de l’âge fit un pas en avant. Probablement avait-il le même âge qu’Esteban Trueba, mais il paraissait davantage.
— Ils sont partis, dit-il.
— Comment t’appelles-tu ?
— Pedro Garcia junior, monsieur, répondit l’autre.
— C’est moi le patron, désormais. La fête est finie. Nous allons travailler. S’il en est à qui cette idée ne plaît pas, qu’ils s’en aillent immédiatement. Ceux qui restent auront de quoi manger, mais il faudra se donner de la peine. Je ne veux pas de tire-au-flanc ni de fortes têtes. Compris ?
Ils se regardèrent, interloqués. Ils n’avaient pas compris la moitié du discours, mais, rien qu’à son accent, ils savaient reconnaître la voix du maître.
— Compris, patron, dit Pedro Garcia junior. Nous n’avons nulle part où aller, nous avons toujours vécu ici. Alors nous restons.
Un mioche s’accroupit et se mit à déféquer ; un chien galeux s’approcha pour le flairer. Esteban, écœuré, donna ordre de s’occuper de l’enfant, de nettoyer la cour et d’abattre le chien. Ainsi fut inaugurée cette nouvelle vie qui, avec le temps, devait le conduire à oublier Rosa.
On ne m’ôtera pas de l’idée que j’ai été un bon patron. Quiconque aurait vu les Trois Maria du temps de leur abandon et les verrait à présent qu’elles sont une exploitation modèle, serait bien obligé d’en convenir avec moi. Aussi ne puis-je accepter que ma petite-fille vienne me débiter ces contes à dormir debout sur la lutte des classes, car si on s’en tient aux faits, ces pauvres paysans sont bien plus malheureux aujourd’hui qu’il y a cinquante ans. J’étais comme un père pour eux. La réforme agraire a tout foutu en l’air.
Pour sortir les Trois Maria de la misère, j’y consacrai tout le capital que j’avais amassé en vue de mon mariage avec Rosa, et tout ce que m’envoyait le contremaître de la mine, mais ce n’est pas l’argent qui sauva cette terre, plutôt le travail et l’organisation. Le bruit courut qu’il y avait un nouveau maître aux Trois Maria et que nous étions en train de dépierrer avec des bœufs avant de retourner et semer les futures pâtures. Bientôt se mirent à rappliquer quelques hommes venus proposer leurs bras, car je payais bien et donnais à manger en abondance. J’achetai des bêtes. Les bêtes étaient sacrées à mes yeux, et nous aurions beau passer l’année sans viande, on n’en sacrifia aucune. Ainsi grandit le cheptel. Je répartis les hommes en équipes et après avoir travaillé aux champs, nous nous attelions à la reconstruction de la maison sans maçons ni charpentiers, je dus tout leur apprendre grâce à quelques mémentos dont je fis l’acquisition. Ensemble nous refîmes jusqu’à la plomberie, réparâmes les toitures, passâmes tout à la chaux, briquâmes jusqu’à ce que la maison resplendît sous toutes ses coutures. Je distribuai les meubles aux fermiers, sauf la table de la salle à manger, demeurée intacte malgré la vermine qui pullulait partout, et le lit de fer forgé qui avait appartenu à mes parents. Je restai à vivre dans la maison vide, sans autre pièce de mobilier que ces deux-là et quelques caisses en guise de sièges, jusqu’à ce que Férula m’eût expédié de la capitale les meubles neufs que je lui avais commandés. Ils étaient imposants, massifs, ostentatoires, faits pour résister sur nombre de générations et adaptés à la vie à la campagne : la preuve en est qu’il fallut un tremblement de terre pour en avoir raison. Je les disposai le long des murs, plus soucieux de commodité que d’esthétique, et une fois la maison rendue au confort, je me sentis bien dans ma peau et m’accoutumai à l’idée de devoir passer de longues années, peut-être même le restant de mes jours, aux Trois Maria.
Les femmes des fermiers vinrent par roulement servir à la maison de maître et s’occupèrent de mon potager. Bientôt je vis éclore les premières fleurs au jardin que j’avais tracé de mes propres mains et qui, à quelques rares modifications près, est encore le même aujourd’hui. En ce temps-là, les gens trimaient sans rouspéter. Je crois que ma présence leur apportait la sécurité et eux-mêmes purent peu à peu constater que cette terre se transformait en un endroit prospère. C’étaient des êtres simples et sans malice, il n’y avait pas de tête-de-lard parmi eux. C’est vrai aussi qu’ils étaient misérables et ignares. Avant mon arrivée, ils se bornaient à cultiver les petites parcelles familiales qui leur dispensaient le strict nécessaire pour ne pas crever de faim, pourvu que ne vînt pas les frapper quelque catastrophe comme la sécheresse ou le gel, l’épidémie, les invasions de fourmis géantes ou d’escargots, auxquels cas les choses tournaient très mal pour eux. Avec moi, tout cela changea. Nous reconquîmes une à une les pâtures, reconstruisîmes le poulailler et les étables, et commençâmes à creuser un réseau d’irrigation afin que les semailles ne dépendissent plus des aléas du climat, mais d’un système scientifique. Mais la vie n’était pas rose. Elle était même très dure. Je me rendais parfois au village et en revenais avec un vétérinaire qui inspectait les vaches et les volailles et jetait en passant un coup d’œil aux malades. Il n’est pas vrai que je partais du principe que si la science du vétérinaire suffisait aux bêtes, elle pouvait aussi bien servir à soigner les pauvres, comme le prétend ma petite-fille quand elle veut me faire sortir de mes gonds. Ce qu’il y avait, c’est qu’on n’arrivait pas à avoir de médecin dans des bleds pareils. Les paysans consultaient une sorcière du cru qui connaissait le pouvoir des herbes et de la suggestion et à qui ils faisaient grande confiance. Bien plus qu’au vétérinaire. Les femmes en couches mettaient bas avec l’aide des voisines, des prières et d’une matrone qui jamais n’arrivait à temps, car il lui fallait faire le déplacement à dos d’âne, mais qui pouvait aussi bien aider à la naissance du bébé qu’arracher à une vache son veau mal placé. Les malades les plus graves, ceux que ne pouvaient guérir les incantations de la sorcière ni les potions du vétérinaire, étaient conduits par Pedro Garcia junior ou moi-même jusqu’à l’hôpital des bonnes sœurs où quelque médecin en tournée passait parfois pour les aider à mourir. Les morts allaient échouer leurs ossements dans la fosse commune jouxtant la chapelle désaffectée au pied du volcan, là où s’étend à présent un véritable cimetière selon les vœux du Seigneur. Une à deux fois l’an, j’obtenais d’un prêtre qu’il vînt bénir les unions, les bêtes et les machines, baptiser les gosses et dire l’arriéré de prières à l’intention des défunts. Les seules distractions étaient le châtrage des gorets et des taurillons, les combats de coqs, les jeux de marelle et les incroyables histoires de Pedro Garcia senior, qu’il repose en paix. C’était le père de Pedro junior et il racontait que son aïeul avait combattu dans les rangs des patriotes qui avaient bouté les Espagnols hors d’Amérique. Il apprenait aux mioches à se laisser piquer par les araignées et à boire de l’urine de femme enceinte pour s’immuniser. Il connaissait autant d’herbes que la sorcière, mais il lui arrivait de s’embrouiller dans ses prescriptions et de commettre alors d’irréparables erreurs. Comme arracheur de dents, néanmoins, je reconnais qu’il avait un système à toute épreuve qui lui avait valu une juste renommée dans toute la région : c’était une mixture de vin rouge et de paternosters qui plongeait le patient dans une transe hypnotique. Il m’arracha une molaire sans la moindre douleur et s’il était encore en vie, je l’aurais gardé comme dentiste.
Je commençai très vite à me sentir dans mon élément à la campagne. Mes plus proches voisins étaient à bonne distance à dos de cheval, mais la vie en société ne m’intéressait guère, la solitude me plaisait bien et j’avais en outre quantité de travail à abattre. Je retombai peu à peu à l’état sauvage, j’en vins à oublier des mots, mon vocabulaire se réduisit comme peau de chagrin, je devins tyrannique. Comme je n’avais plus besoin de feindre devant personne, mon mauvais caractère de toujours s’accentua. Tout me mettait hors de moi, j’explosais rien qu’à voir les gosses rôder autour des cuisines pour marauder du pain, la poulaille piailler dans la cour, les moineaux envahir les mais. Quand la mauvaise humeur commençait à m’indisposer moi-même et que je me sentais mal dans ma peau, je partais chasser. Je me levais bien avant l’aube et m’en allais avec le fusil sur l’épaule, ma gibecière et mon chien d’arrêt. J’aimais bien ces courses dans l’obscurité, le petit matin frisquet, les longs affûts dans la pénombre, le silence, l’odeur de la poudre et du sang, sentir l’arme reculer contre l’épaule avec sa détonation sèche, puis voir la proie tomber en agitant les pattes ; ça me calmait et quand je rentrais d’une partie de chasse, avec quatre misérables lapereaux dans ma carnassière et quelques perdrix si bien criblées de plomb qu’elles étaient impropres à la cuisine, à demi mort de fatigue et couvert de boue, je me sentais délivré, heureux.
Quand je songe à ce temps-là, il me vient une grande tristesse. Ma vie s’est très vite passée. Si j’avais à recommencer, il y a quelques erreurs que je ne commettrais plus, mais, dans l’ensemble, je ne regrette rien. Oui, ça ne fait pas l’ombre d’un doute : j’ai été un bon patron.
Les premiers mois, Esteban Trueba fut si occupé à canaliser l’eau, creuser des puits, extraire des pierres, dégager des pâtures, réparer étables et poulaillers, qu’il ne trouva le temps de penser à rien. Il se couchait recru de fatigue et se levait aux aurores, prenait à la cuisine un frugal petit déjeuner et s’en allait à cheval surveiller les travaux des champs. Il ne rentrait qu’à la tombée du jour. À cette heure, il faisait son unique repas complet de la journée, seul dans la salle à manger de la maison de maître. Les premiers mois, il s’obligea à se laver et à changer de tenue quotidiennement à l’heure du dîner, comme il avait entendu dire que faisaient les colons anglais des postes les plus reculés d’Asie et d’Afrique, pour préserver leur dignité et leur ascendant. Chaque soir, il revêtait ses meilleurs effets, se rasait et mettait sur le gramophone les mêmes grands airs de ses opéras préférés. Mais, petit à petit, il se laissa gagner par la rusticité, reconnut qu’il n’avait aucune propension au dandysme, d’autant moins qu’il n’y avait personne pour apprécier ses efforts. Il ne se rasa plus, ne se coupait les cheveux qu’au moment où ils lui tombaient sur les épaules, ne continuait à se laver que pour obéir à une habitude très enracinée, mais finit par se désintéresser de sa tenue et de ses manières. Il se transforma peu à peu en barbare. Avant de dormir, il lisait un brin ou bien jouait aux échecs, il avait acquis une certaine habileté à se mesurer sans tricher contre un traité et à perdre des parties sans exploser. Cependant la fatigue du labeur ne suffisait pas à assoupir sa nature puissante et sensuelle. Il se mit à passer de mauvaises nuits, le couvre-lit lui paraissait peser un âne mort, les draps étaient trop doux. Son propre cheval lui jouait des tours pendables et se métamorphosait brusquement en une formidable femelle, montagne de chair ferme et sauvage qu’il enfourchait et chevauchait à s’en rompre les os. Les tièdes et odorants melons du jardin lui apparaissaient comme d’opulents seins de femme et il se surprenait à enfouir son visage dans la couverture de sa monture pour y traquer l’âcre relent de suint et sa ressemblance avec l’arôme lointain et prohibé de ses premières putains. Durant la nuit, il s’échauffait avec des cauchemars de coquillages avariés, d’énormes quartiers de bestiaux dépecés, de sang, de sperme et de larmes. Il se réveillait en érection, le sexe comme une barre de fer entre les jambes, plus enragé que jamais. Pour se soulager, il courait tout nu piquer une tête dans la rivière, s’enfonçait dans les eaux glacées jusqu’à en perdre le souffle, mais croyait alors sentir d’invisibles mains lui caresser les cuisses. Vaincu, il se laissait flotter à la dérive avec la sensation que le courant venait l’enlacer, les têtards le baisoter sur tout le corps, les roseaux des berges le fustiger. Bientôt il devint manifeste que son irrépressible besoin ne pouvait s’apaiser par des plongeons nocturnes dans la rivière, ni par des infusions de cannelle, ni en glissant une pierre à feu sous le matelas, non plus même qu’avec ces tripotages honteux qui, à l’internat, rendaient fous les garçons, les laissaient aveugles et promis à la damnation éternelle. Quand il se mit à regarder avec des yeux concupiscents les volailles de la basse-cour, les mioches qui jouaient nus au jardin, et jusqu’à la pâte épaisse du pétrin, il comprit que sa virilité n’allait pas se calmer avec des substituts de sacristain. Son sens pratique lui indiqua qu’il devait se chercher une femme et une fois la décision prise, l’anxiété qui le consumait retomba, son humeur parut revenir au beau. Ce jour-là, il se réveilla avec le sourire pour la première fois depuis bien longtemps.
Pedro Garcia senior le vit sortir en sifflotant en direction de l’écurie et hocha la tête d’un air inquiet.
Le patron fut occupé tout le jour à retourner un champ qu’il achevait de faire nettoyer et qu’il avait destiné à la culture du maïs. Puis, en compagnie de Pedro Garcia junior, il s’en fut aider une vache qui essayait de mettre bas mais dont le veau était mal placé. Il dut y enfoncer le bras jusqu’au coude pour retourner le petit et lui faire venir la tête dans le bon sens. La vache mourut de toutes les façons, mais même cela n’affecta pas sa bonne humeur. Il donna ordre qu’on alimentât le petit veau au biberon, se rinça dans un baquet et remonta à cheval. Normalement, c’était l’heure du repas, mais il n’avait pas faim. Rien ne le pressait plus, puisqu’il avait déjà fait son choix.
Il avait remarqué la fille à de nombreuses reprises, transbahutant son petit frère morveux sur sa hanche, un sac sur l’épaule ou une cruche d’eau de puits posée sur la tête. Il l’avait observée lorsqu’elle faisait la lessive, accroupie sur les pierres plates de la rivière, ses jambes brunes polies par l’onde, frottant les haillons délavés de ses rudes mains de paysanne. Elle était grande et de physionomie andine, avec des traits épatés et le teint sombre, une expression placide et douce ; sa large bouche charnue abritait encore toutes ses dents et s’éclairait quand il lui arrivait de sourire, ce qu’elle faisait rarement. Elle avait la beauté de la prime jeunesse, bien qu’il pût déjà percevoir qu’elle se fanerait très vite, comme il échoit aux femmes nées pour pondre une ribambelle d’enfants, travailler sans répit et enterrer leurs morts. Elle s’appelait Pancha Garcia et n’avait que quinze ans.
Lorsque Esteban Trueba sortit à sa recherche, le jour déclinait et il faisait plus frais. À cheval il parcourut au pas les longues allées qui séparaient les champs, s’enquérant d’elle auprès de ceux qui passaient, jusqu’à ce qu’il l’aperçût sur le chemin conduisant à sa cabane. Elle allait ployant sous le poids d’un fagot d’épineux destiné à l’âtre de la cuisine, tête basse, les pieds déchaussés. Il la contempla du haut de sa monture et ressentit instantanément l’urgence du désir qui n’avait cessé de le tourmenter depuis tant et tant de mois. Il s’approcha au petit trot jusqu’à se ranger à ses côtés, elle l’entendit, mais poursuivit son chemin sans lui adresser un regard, conformément à l’ancestrale coutume des femmes de son extraction de baisser la tête devant le mâle. Esteban se pencha, la débarrassa de son fardeau qu’il brandit un moment en l’air avant de le projeter avec violence sur l’allée déserte, puis d’un bras il saisit la fille par la taille et la souleva avec un halètement bestial, l’installant sur l’encolure sans qu’elle opposât la moindre résistance. Il piqua des deux et leur couple s’en fut au galop en direction de la rivière. Ils mirent pied à terre sans échanger un mot et se mesurèrent du regard. Esteban déboucla son large ceinturon de cuir et elle se mit à reculer, mais il la rattrapa d’une seule main. Ils tombèrent enlacés parmi les feuilles d’eucalyptus.
Esteban ne se déshabilla pas. Il la prit avec une brutalité superflue, férocement, la forçant et se fichant en elle sans préambules. Il se rendit compte trop tard, aux éclaboussures de sang sur sa robe, que la fille était vierge, mais ni l’humble condition de Pancha ni les exigences impérieuses de son appétit ne lui permettaient d’avoir ce genre d’attentions. Pancha Garcia ne se débattit pas ni ne se plaignit ni ne ferma les yeux. Elle demeura allongée sur le dos, fixant le ciel d’un air épouvanté, jusqu’à ce qu’elle sentît l’homme s’effondrer avec un gémissement à ses côtés. Sa propre mère avant elle, et avant sa mère sa grand-mère, avaient subi le même destin de chiennes. Esteban Trueba rajusta son pantalon, reboucla son ceinturon, l’aida à se remettre debout et la fit monter en croupe. Ce fut le chemin du retour. Il s’était remis à siffloter. Elle n’avait pas cessé de pleurer. Avant de la laisser devant sa cahute, le patron l’embrassa à pleine bouche :
— À partir de demain, je veux que tu travailles chez moi, lui dit-il.
Pancha acquiesça sans lever les yeux. Sa mère et sa grand-mère aussi avaient servi à la maison de maître.
Cette nuit-là, Esteban Trueba dormit comme un bienheureux, sans rêver de Rosa. Au matin, il se sentit rempli d’énergie, plus grand et plus puissant que jamais. Il s’en fut aux champs en fredonnant et à son retour, Pancha était à la cuisine, tout absorbée à touiller le pot-au-feu dans un grand faitout de cuivre. Le soir, il l’attendit avec impatience et quand les bruits domestiques eurent cessé dans la vieille bâtisse de pisé et qu’eut commencé le rapide remue-ménage des rats, il sentit la présence de la fille sur le seuil de sa chambre.
— Viens, Pancha, lui fit-il, non comme un ordre, plutôt sur le ton de la prière.
Cette fois, Esteban prit son temps pour atteindre au plaisir et lui en donner. Il partit sans hâte à sa découverte, retenant par cœur l’odeur de fumée de son corps, de son linge lavé à la charrée et repassé au fer à charbon, il apprit la texture de sa chevelure noire et lisse, de sa peau si douce aux endroits les plus cachés, rêche et calleuse aux autres, de ses lèvres fraîches, de son sexe serein, de son ventre évasé. Il la désira avec calme et l’initia aux mystères de la science la plus vieille du monde. Probablement fut-il heureux, cette nuit-là et quelques-unes des suivantes, à folâtrer avec elle comme deux jeunes chiots dans le grand lit de fer forgé qui avait été celui du premier Trueba et qui était déjà à demi bancal, du moins parvenait-il désormais à modérer les assauts de l’amour.
Les seins de Pancha Garcia s’épanouirent, ses hanches s’arrondirent. Pour un temps, la mauvaise humeur d’Esteban Trueba vira au beau et il se mit à prêter attention à ses fermiers. Il leur rendit visite dans leurs cahutes de misère. Dans la pénombre de l’une d’elles, il découvrit une caisse garnie de vieux journaux où sommeillaient côte à côte un nourrisson et une chienne qui venait de mettre bas. Dans une autre, il vit une vieille qui se mourait depuis quatre ans, dont les os pointaient par les plaies béantes de son dos. Dans une cour, il tomba sur un jeune idiot tout bavant, une longe autour du cou, attaché à un piquet, parlant tout seul de choses d’autres mondes, totalement nu et déroulant un sexe de mulet qu’il frottait infatigablement contre le sol. Pour la première fois il se rendit compte que le pire abandon n’était pas celui des terres et des bêtes, mais bien celui des habitants des Trois Maria dont l’existence avait été laissée en friche depuis l’époque où son père avait perdu au jeu la dot et le patrimoine de sa mère. Il décréta qu’il n’était que temps d’apporter un peu de civilisation dans ce coin perdu entre la cordillère et la mer.
Une activité fébrile se mit à secouer la torpeur des Trois Maria. Esteban Trueba obligea les paysans à travailler comme jamais ils ne l’avaient encore fait. Tout homme, toute femme, tout vieillard ou enfant qui pouvait tenir sur ses deux jambes fut enrôlé par le patron, soucieux de rattraper en quelques mois toutes ces années de jachère. Il fit aménager un grenier et des réserves afin de garder les vivres pour l’hiver, il fit saler la viande de cheval et fumer celle du cochon, il employa les femmes à fabriquer des confitures et des conserves de fruits. Il modernisa la laiterie qui n’était qu’un hangar envahi de fumier et de mouches, et astreignit les vaches à produire du lait en suffisance. Il entama l’édification d’une école à six classes, car il ambitionnait que tous les enfants et adultes des Trois Maria apprissent à lire, à écrire et à compter, mais il n’était pas partisan de leur inculquer d’autres connaissances, de sorte qu’ils n’allassent se farcir le crâne d’idées inadaptées à leurs état et condition. Il ne put cependant trouver un maître qui acceptât de venir travailler dans ce trou perdu et, confronté à la difficulté d’attraper les mouflets à coups de promesses de bonbons et de fessées pour les alphabétiser lui-même, il renonça à son utopie et destina l’école à d’autres usages. Sa sœur Férula lui expédiait de la capitale les livres qu’il lui commandait. C’étaient des guides pratiques. Grâce à eux, il apprit à faire des piqûres en s’y exerçant sur ses propres jambes et il confectionna un poste à galène. Il consacra ses premiers gains à l’achat d’étoffes rustiques, d’une machine à coudre, d’une boîte de pilules homéopathiques avec leur mode d’emploi, d’une encyclopédie et de tout un fourniment de syllabaires, de cahiers et de crayons. Il caressa le projet d’aménager un réfectoire où tous les enfants bénéficieraient d’un repas complet par jour, afin qu’ils devinssent forts et sains et pussent travailler dès leur plus jeune âge, mais il réfléchit que c’était une loufoquerie que de vouloir obliger les gosses à rappliquer d’un bout à l’autre du domaine pour torcher une assiette, de sorte qu’il troqua son projet contre celui d’un atelier de couture. Pancha Garcia fut préposée à élucider les mystères de la machine à coudre. Au début, elle croyait que c’était un instrument du diable, doué d’une propre vie, et elle se refusait à l’approcher, mais Esteban se montra inflexible et elle finit par la maîtriser. Trueba mit sur pied une épicerie-mercerie-droguerie. C’était une modeste boutique où les fermiers pouvaient se procurer le nécessaire sans avoir à faire le déplacement en charrette jusqu’à San Lucas. Le patron achetait les choses en gros et les revendait au même prix à ses employés. Il institua un système de bons qui fonctionna d’abord comme une forme de crédit puis, avec le temps, en vint à se substituer à la monnaie officielle. Avec ces bouts de papier rose, on pouvait acheter de tout à la boutique et on payait les salaires. Chaque travailleur avait droit, en sus de ces fameux bouts de papier, à une parcelle de terre à cultiver pendant son temps libre, à six poules par feu d’une année sur l’autre, à une part de semences, à une fraction de la récolte destinée à couvrir ses besoins, au pain et au lait quotidiens ainsi qu’à cinquante pesos répartis entre les hommes pour Noël et les fêtes patriotiques. Les femmes ne touchaient pas cette prime, bien qu’elles travaillassent à leurs côtés à l’égal des hommes, car on ne les considérait pas comme chefs de famille, exception faite des veuves. Le savon, la laine à tricoter et le sirop pour fortifier les poumons étaient distribués gratuitement, car Trueba ne voulait pas autour de lui de gens sales, souffrant du froid ou atteints de maladie. Un jour, il lut dans l’encyclopédie les avantages d’un régime équilibré et il contracta cette manie des vitamines dont il ne devait plus se défaire de tout le restant de ses jours. Il ne pouvait s’empêcher de bouillir chaque fois qu’il constatait que les paysans ne donnaient aux gosses que du pain sec, mais alimentaient leurs gorets au lait et aux œufs battus. Il se mit à organiser des réunions obligatoires à l’école pour les entretenir des vitamines et, par la même occasion, leur faire part des nouvelles qu’il parvenait à saisir à travers la houle clapotante du poste à galène. Bientôt il se lassa de traquer la bonne longueur d’onde avec son fil et commanda à la capitale une radio transocéanique dotée de deux énormes batteries. Grâce à elle, il pouvait capter quelques messages cohérents au milieu d’une assourdissante cacophonie d’échos ultra-marins. Il apprit ainsi que la guerre faisait rage en Europe et il suivit le mouvement des troupes sur une carte fixée au tableau noir de l’école et qu’il jalonnait d’épingles à tête. Les paysans le regardaient faire avec stupéfaction, sans entrevoir même confusément à quoi pouvait rimer le fait de ficher une épingle dans le bleu pour, le lendemain, la transplanter dans le vert. Ils ne pouvaient imaginer l’univers ramené aux proportions d’un dépliant placardé au tableau noir, ni les armées réduites à une tête d’épingle. En réalité, la guerre, les découvertes scientifiques, les progrès de l’industrie, le cours de l’or et les extravagances de la mode les laissaient froids. C’étaient autant de contes de fées qui n’affectaient en rien leur existence étriquée. Pour cet auditoire impavide, les informations radiophoniques venaient d’ailleurs et de trop loin, et l’appareil eut vite fait de perdre tout prestige quand il devint évident qu’il était incapable d’annoncer le temps qu’il ferait. Le seul à montrer quelque intérêt aux messages tombés du ciel était Pedro Garcia junior.
Esteban Trueba passa en sa compagnie de longues heures, d’abord à côté du poste à galène, puis du poste à batteries, dans l’attente du miracle d’une voix lointaine et anonyme qui les mettait en contact avec la civilisation. Rien de cela ne contribua pourtant à les rapprocher. Trueba savait que ce rude paysan surpassait les autres en intelligence. C’était le seul à savoir lire et il était capable de tenir un discours de plus de trois phrases. À cent kilomètres à la ronde, c’était ce que Trueba-Pouvait trouver de plus ressemblant à un ami, mais son monstrueux orgueil l’empêchait de lui reconnaître des qualités, hormis celles afférentes à sa condition de bon manœuvre agricole. Il était d’ailleurs peu enclin aux familiarités avec les subordonnés. Pour sa part, Pedro junior le haïssait, bien qu’il n’eût jamais mis de nom sur ce sentiment orageux qui lui embrasait l’âme et le remplissait de confusion. C’était un mélange de crainte et de rancœur admirative. Il sentait bien qu’il n’oserait jamais l’affronter, puisqu’il était le patron. Jusqu’à la fin de ses jours, il lui faudrait supporter ses emportements, ses ordres inconsidérés, sa toute-puissance. Au fil des années où les Trois Maria avaient été laissées à l’abandon, c’est de façon naturelle qu’il avait commandé à la petite tribu qui survivait sur ces terres oubliées. Il s’était habitué à être respecté, à donner des ordres, à prendre des décisions, à n’avoir de comptes à rendre qu’à Dieu. L’arrivée du patron avait bouleversé son existence, mais il était bien forcé d’admettre qu’ils vivaient mieux à présent, qu’ils ne crevaient plus de faim, qu’ils étaient mieux protégés, plus en sûreté. Quelquefois, Trueba crut déceler dans son regard une lueur assassine, mais jamais il ne put lui reprocher quelque insolence. Pedro junior obéissait sans broncher, travaillait sans se plaindre, était honnête et paraissait loyal. S’il lui arrivait de voir sa sœur Pancha, du pas traînant de la femelle pleine, déambuler le long de la véranda de la maison de maître, il baissait la tête et se tenait coi.
Pancha Garcia était jeune et le patron vigoureux. Le résultat prévisible de leur croisement commença à se remarquer au bout de peu de mois. Le long des jambes de la fille, les veines saillirent comme des vers sur sa peau brune, ses gestes se firent plus lents, son regard plus lointain, elle perdit tout intérêt pour les batifolages éhontés du lit de fer forgé, sa taille s’épaissit rapidement et ses seins s’affaissèrent avec le poids de la nouvelle vie qui poussait en elle. Esteban mit un certain temps, à s’en apercevoir, car il ne la regardait pour ainsi dire jamais, et, passé l’enthousiasme des débuts, il avait également cessé de la caresser. Il se bornait à recourir à elle comme à une mesure d’hygiène qui le soulageait de la tension du jour et lui dispensait une nuit sans rêves. Mais arriva un moment où la grossesse de Pancha devint évidente, même pour lui. Il la prit alors en aversion. Il se mit à la considérer comme une outre énorme contenant quelque informe substance gélatineuse qu’il était incapable d’identifier à sa progéniture. Pancha quitta la maison de maître et s’en retourna à la cahute de ses parents où on ne lui posa pas de questions. Elle continua à venir travailler chez le patron à la cuisine, à pétrir le pain et coudre à la machine, de jour en jour plus déformée par la maternité. Elle cessa de servir Esteban à table et évita de se trouver en sa présence, puisqu’ils n’avaient plus rien à partager. Une semaine après qu’elle eut quitté son lit, il se reprit à rêver de Rosa et se réveilla avec ses draps mouillés. Il regarda par la fenêtre et aperçut une fillette gracile en train de suspendre le linge fraîchement lavé à un fil de fer. Elle ne paraissait pas plus de treize ou quatorze ans, mais elle était complètement formée. À ce moment précis, elle fit volte-face et il la découvrit : elle avait le regard d’une femme.
Pedro Garcia vit le patron sortir en sifflotant en direction de l’écurie et hocha la tête d’un air inquiet.
En l’espace des dix années suivantes, Esteban Trueba devint le patron le plus respecté de la région, il édifia des maisonnettes en brique à l’intention de ses employés, dénicha un maître pour l’école et éleva le niveau de vie de tout un chacun sur ses terres. Les Trois Maria étaient de bon rapport et ne nécessitaient point le concours du filon d’or, mais, au contraire, elles servirent de garantie à la prorogation de la concession minière. Le mauvais caractère de Trueba prit des proportions légendaires et s’accentua jusqu’à l’indisposer lui-même. Il n’acceptait de réplique de personne, ne tolérait aucune contradiction et considérait la moindre divergence comme une provocation. Sa concupiscence crût de même. Nulle fille ne passait de la puberté à l’âge adulte sans qu’il lui fît visiter les bois, le bord de la rivière ou le lit en fer forgé. Quand il ne resta plus de femmes disponibles aux Trois Maria, il s’employa à pourchasser celles des autres domaines, les violant en un clin d’œil n’importe où en rase campagne, généralement à la tombée du jour. Il ne se souciait pas de le faire en cachette, car il ne craignait personne. À quelques reprises rappliquèrent aux Trois Maria tel frère, tel père, un mari ou un patron venus lui demander des comptes, mais devant ses débordements de violence, ces visites de justice ou de vengeance se firent de moins en moins fréquentes. Sa réputation de brutalité se répandit dans toute la région et suscitait une admiration envieuse parmi les mâles appartenant à sa classe. Les paysans, eux, planquaient leurs filles et serraient vainement les poings, car ils n’étaient pas en mesure de l’affronter. Esteban Trueba était le plus fort et jouissait de l’impunité. Par deux fois furent découverts les cadavres de paysans d’autres domaines, criblés de coups de fusil, et l’idée n’effleura personne qu’il fallût chercher le coupable aux Trois Maria, la gendarmerie locale se contenta de constater les faits dans ses registres, d’une laborieuse écriture de semi-analphabète, ajoutant que les susnommés avaient été surpris alors qu’ils commettaient quelque larcin. Les choses n’allèrent pas plus loin. Trueba continua à parfaire son prestige de trompe-l’enfer en parsemant la contrée de bâtards, récoltant la haine et engrangeant les péchés, ce qui ne lui faisait ni chaud ni froid, car il s’était endurci l’âme et avait réduit sa conscience au silence en invoquant le Progrès. En vain Pedro Garcia junior et le vieux curé de l’hôpital des sœurs tentèrent-ils de lui suggérer que ce n’étaient pas les maisonnettes de brique ni les litres de lait qui suffisaient à faire de lui un bon patron, voire un chrétien, mais d’accorder aux gens un salaire décent en lieu et place des petits bouts de papier roses, des horaires de travail qui ne leur rompissent pas les reins, ainsi qu’un minimum de respect et de dignité. Trueba refusait d’entendre parler de ces choses qui, d’après lui, sentaient à plein nez le communisme.
— Des idées de dégénérés, voilà ce que c’est ! maugréait-il. Des idées bolcheviques pour soulever mes fermiers. Vous ne vous rendez pas compte que ces pauvres gens n’ont ni culture ni éducation, qu’ils ne peuvent assumer la moindre responsabilité, que ce sont de vrais gosses. Comment sauraient-ils ce qui est bon pour eux ? Sans moi ils seraient perdus. La preuve : sitôt que j’ai le dos tourné, tout fout le camp et ils se mettent à faire des âneries. Ils sont d’une ignorance crasse. Mes gens sont très bien comme ils sont, que voulez-vous de plus ? Ils ne manquent de rien. S’ils rouspètent, c’est pure ingratitude. Ils ont des maisons en brique, je me soucie de débarrasser leurs moutards de leurs morves et de leurs parasites, de leur procurer des vaccins et de leur apprendre à lire. Y a-t-il par ici une autre terre qui ait sa propre école ? Non ! Chaque fois que possible, je leur fais venir le curé pour qu’il leur dise quelques messes, et je me demande d’ailleurs bien pourquoi ce curé vient me parler justice. Il n’a pas à se mêler de ce qui ne le regarde pas et dont il ignore tout. Je voudrais bien le voir, moi, s’occuper de ce domaine ! On verrait comment il s’en sort, à faire des mines et des manières ! Avec ces pauvres diables, il n’y a que la manière forte, c’est le seul langage qu’ils comprennent. Si on s’attendrit, fini le respect. Je ne nie pas que j’aie été souvent très sévère, mais j’ai toujours été juste. J’ai dû tout leur apprendre, et même à manger, car si ça ne tenait qu’à eux, ils se contenteraient de pain sec. Et si je n’y veille pas, ils vont vous donner le lait et les œufs aux gorets. Ça ne sait même pas se laver le cul et ça voudrait le droit de vote ! S’ils ne savent pas eux-mêmes où ils en sont, comment est-ce qu’ils vont savoir quelque chose de la politique ? Ils sont bien capables de voter pour les communistes, comme ces mineurs du Nord qui, avec leurs grèves, sabotent tout le pays au moment précis où le cours du minerai est au plus haut. Je t’enverrais la troupe dans le Nord, moi, pour qu’elle s’en occupe à coups de pruneaux histoire de leur faire comprendre une bonne fois. Malheureusement, il n’y a que la trique qui donne des résultats chez nous. On n’est pas en Europe. Ici, ce dont on a besoin, c’est d’un gouvernement fort, d’un vrai patron. Ça serait très joli si on était tous égaux : mais voilà, on ne l’est pas. Ça saute aux yeux. Ici le seul qui sache travailler, c’est moi, et je vous mets au défi de me prouver le contraire. Je suis le premier levé et le dernier couché sur cette maudite terre. Si je m’écoutais, j’enverrais tout promener et j’irais vivre comme un prince à la capitale, mais il faut bien que je resté : dès que je m’absente ne serait-ce qu’une semaine, tout est par terre et ces malheureux recommencent à crever de faim. Rappelez-vous comment c’était quand je suis arrivé, il y a de cela neuf ou dix ans : une désolation. Un nid de caillasse à condors. Une vraie friche. Tous les champs à l’abandon. Il n’était venu à l’idée d’aucun de canaliser l’eau. Eux se contentaient de planter quatre laitues gadouilleuses dans leur cour et tout le reste pouvait sombrer dans la misère. Il a fallu que je vienne pour qu’ici règnent l’ordre, la loi et le travail. Comment n’en tirerais-je pas orgueil ? J’ai travaillé tant et si bien que j’ai déjà fait l’acquisition des deux domaines voisins et cette terre est la plus vaste et la plus riche de la contrée, tout le monde la regarde avec envie, comme un exemple, une exploitation modèle. Et maintenant que la route passe à côté, sa valeur a doublé ; si je désirais la vendre, je pourrais partir pour l’Europe vivre de mes rentes, mais je ne m’en vais pas, non, je reste ici à me donner un mal de chien. C’est pour ces gens que je le fais. Sans moi, ils seraient foutus. Pour dire le fond des choses, on ne peut même pas les envoyer faire les commissions ; je le répète toujours : de vrais gosses. Pas un qui soit capable de faire ce qu’il a à faire sans que je doive me tenir derrière lui à le pousser au cul. Et après ça, on vient me raconter que nous sommes tous égaux ! Non, c’est à s’en faire péter la rate...
A sa mère et à sa sœur il envoyait des cageots de fruits, de salaisons, de jambonneaux, d’œufs frais, de volaille vive ou en saumure, des sacs entiers de riz, de grain et de farine, des fromages de ferme et tout l’argent dont elles pouvaient avoir besoin, car de tout cela il avait à revendre. Les Trois Maria et la mine rendaient enfin leur dû pour la première fois depuis que Dieu les avait disposées sur cette planète, ainsi qu’il se plaisait lui-même à le dire à qui voulait l’entendre. À Doña Ester et à Férula il prodiguait ainsi ce à quoi elles n’avaient jamais aspiré, mais de toutes ces années il ne trouva pas le temps d’aller les voir ne fût-ce qu’en passant, au cours d’un de ses voyages dans le Nord. Il était si accaparé par la terre, par les nouveaux domaines qu’il avait acquis, et par d’autres affaires sur lesquelles il s’apprêtait à mettre le grappin, qu’il ne pouvait songer à perdre son temps au chevet d’une malade. En outre, le courrier permettait de ne pas perdre le contact, et le train d’expédier tout ce qu’on voulait. Il n’éprouvait nul besoin de les voir. Tout pouvait se dire par lettre. Tout, hormis ce qu’il ne voulait pas qu’elles sachent : ainsi cette ribambelle de bâtards qui proliférait comme par magie. Il suffisait qu’il culbutât une fille en plein champ pour que celle-ci tombât aussitôt enceinte, c’était l’œuvre du démon et pareille fécondité paraissait bien bizarre, il était convaincu que la moitié de ces rejetons n’étaient pas de lui. Aussi décréta-t-il qu’en dehors du fils de Pancha Garcia, qui s’appelait Esteban comme lui, dont il ne pouvait douter que la mère était vierge le jour où il l’avait possédée, tous les autres pouvaient certes être de lui, tout comme ils pouvaient aussi bien ne pas l’être : en tout état de cause, mieux valait donc penser qu’ils ne l’étaient pas. Quand débarquait chez lui telle ou telle femme tenant un enfant dans ses bras pour réclamer qu’il lui donnât son nom ou quelque subside, il la mettait à la porte avec deux billets de banque dans la main et la menaçait, si elle revenait l’importuner, de la chasser à coups d’étrivière, pour lui ôter l’envie de remuer le popotin à la vue du premier venu et puis de l’accuser, lui. Ainsi ne sut-il jamais les effectifs exacts de sa progéniture, et en réalité l’affaire ne l’intéressait point. Il se disait que le jour où il voudrait avoir des enfants, il se chercherait une épouse de sa classe, avec la bénédiction de l’Eglise, car les seuls à compter vraiment étaient ceux qui portaient le nom de leur père, les autres étant comme s’ils n’existaient pas. Et qu’on ne vienne pas lui servir cette monstruosité que tous les hommes naissent égaux en droits et héritent donc de même, car ce serait alors la fin de tout, et la civilisation s’en retournerait à l’âge de la pierre. Il se remémorait Nivea, la mère de Rosa, qui, après que son mari eut renoncé à la politique, atterré par l’eau-de-vie empoisonnée, s’était lancée dans sa propre campagne. Elle s’enchaînait en compagnie d’autres bourgeoises aux grilles du Congrès et de la Cour suprême, provoquant un honteux spectacle qui plongeait leurs maris dans le ridicule. Il savait que Nivea sortait la nuit apposer des affiches de suffragettes sur les murs de la ville et qu’elle était capable de se promener dans le centre, dans la pleine lumière d’un dimanche midi, un balai dans une main et le bonnet phrygien sur la tête, revendiquant pour les femmes les mêmes droits que les hommes, qu’elles puissent voter et entrer à l’université, réclamant aussi que tous les enfants bénéficient de la protection de la loi, quand bien même c’étaient des bâtards.
— Cette femme est tombée sur la tête ! disait Trueba. Ce serait aller contre la nature. Si les femmes ne savent pas combien font deux et deux, on ne voit pas comment elles pourraient tenir un bistouri. Elles n’ont d’autre fonction que d’être mères et de rester au foyer. Au train où elles vont, vous verrez qu’un de ces jours elles vont vouloir être députés, juges, et même Président de la République ! Et, entre temps, elles en sont à semer une zizanie et un désordre qui risquent de tourner au désastre. Voilà qu’elles publient des pamphlets indécents, qu’elles déblatèrent à la radio, qu’elles s’enchaînent dans les lieux publics, et il faut que la police s’en vienne avec un maréchal-ferrant pour cisailler les cadenas et pouvoir ensuite les conduire en cabane, là où elles ont leur place. Dommage qu’il se trouve toujours un mari influent, un juge manquant de nerf ou un parlementaire aux idées séditieuses pour les remettre en liberté... La manière forte, voilà ce qui manque encore dans un cas pareil !
La guerre en Europe avait pris fin et les wagons remplis de cadavres étaient comme un hurlement lointain dont l’écho tardait encore à s’éteindre. De là-bas arrivaient des idées subversives portées par les vents incontrôlables de la radio, par le télégraphe et les bateaux chargés d’émigrants qui débarquaient comme un cheptel ahuri d’avoir échappé à sa terre de famine, décimé par le rugissement des bombes et ayant laissé tous ces morts en putréfaction dans les sillons des labours. C’était une année d’élection présidentielle, le moment de se préoccuper du tour qu’étaient en train de prendre les événements. Le pays sortait de sa léthargie. La vague de mécontentement qui agitait la population commençait à ébranler le solide édifice de cette société oligarchique. Dans les campagnes, on eut droit à tout : sécheresse, légions d’escargots, fièvre aphteuse. Le Nord était en proie au chômage et la capitale se ressentait des effets de la guerre lointaine. Ce fut une année de misère : pour que le désastre fût complet, il n’y manquait qu’un tremblement de terre.
La classe dirigeante, détentrice du pouvoir et des richesses, ne se rendit pourtant pas compte du péril qui menaçait le fragile équilibre de sa position. Les gens fortunés se distrayaient à danser le charleston et les rythmes nouveaux du jazz, le fox-trot et ces gigues de nègres qui étaient d’une si merveilleuse indécence. Les traversées vers l’Europe reprirent après leur interruption de quatre années de guerre, et d’autres à destination de l’Amérique du Nord devinrent à la mode. Arriva la nouveauté du golf qui réunissait la meilleure société pour taper dans une petite balle avec un bâton comme, deux cents ans auparavant, le faisaient les Indiens en ces mêmes lieux. Les dames de la haute se paraient jusqu’aux genoux de colliers de fausses perles, et de chapeaux en forme de pots de chambre enfoncés jusqu’aux yeux, elles s’étaient coupé les cheveux à la garçonne et se maquillaient comme des maquerelles, elles ne portaient plus de corset et fumaient ostensiblement. Les messieurs se laissaient éblouir par l’irruption des voitures nord-américaines qui débarquaient au pays dans la matinée pour être vendues l’après-midi même, bien qu’il en coûtât un joli magot et que ce ne fût là rien d’autre qu’un tintamarre fumant de pièces détachées roulant à tombeau ouvert sur des chemins tracés pour les chevaux et autres bêtes naturelles, en aucun cas pour ces engins sortis d’un cerveau dérangé. Aux tables de jeu se jouaient les héritages et les fortunes faciles de l’après-guerre, on sablait le champagne et arriva bientôt le dernier cri de la cocaïne, apanage des plus raffinés et des plus vicieux. Cette folie collective semblait ne pas devoir finir.
Mais, dans les campagnes, les nouvelles automobiles étaient une réalité tout aussi lointaine que les robes à mi-cuisse, et ceux qui réchappèrent aux légions d’escargots et à la fièvre aphteuse marquèrent cette année-là d’une pierre blanche. Esteban Trueba et d’autres propriétaires terriens de la région se réunissaient au club du village pour organiser l’action politique avant les élections. Les paysans menaient la même vie qu’au temps de la Colonie et n’avaient jamais entendu parler de syndicats, de dimanches chômés ou de salaire minimum, mais déjà commençaient à s’infiltrer sur les domaines les émissaires des nouveaux partis de gauche, qui s’y introduisaient déguisés en évangélistes, une bible sous un bras et leurs libelles marxistes sous l’autre, prêchant simultanément l’abstinence et de mourir pour la révolution. Les repas de conciliabules patronaux se concluaient en orgies romaines ou en combats de coqs et, le soir venu, ils prenaient d’assaut la Lanterne Rouge où les petites putains de douze ans et Carmelo, la seule tapette du tripot, la seule aussi du village, dansaient au son d’un phono antédiluvien sous l’œil vigilant de Sofia, laquelle n’avait plus l’âge de ces cabrioles mais conservait assez d’énergie pour régenter l’endroit d’une main de fer, empêcher tout à la fois les gendarmes de se trouver dans l’obligation de froncer les sourcils, et les patrons de passer les bornes avec les filles en baisant gratis. Tránsito Soto était entre toutes celle qui dansait le mieux et qui résistait le plus savamment aux assauts des soudards, elle était infatigable et ne se plaignait jamais de rien, comme si elle était dotée de la faculté tibétaine d’abandonner son miséreux squelette d’adolescente aux mains du client tout en faisant migrer son âme en quelque sphère lointaine. Elle plaisait bien à Esteban Trueba, car elle ne jouait pas les mijaurées dans les improvisations et les emportements de l’amour, elle savait chanter d’une voix d’oiseau enroué et elle lui avait dit un jour qu’elle ferait son chemin dans la vie, ce qu’il avait trouvé plutôt drôle.
— Je ne vais pas moisir le restant de mes jours à la Lanterne Rouge, patron. Je m’en irai à la capitale, parce que je veux devenir riche et célèbre, lui dit-elle.
Esteban fréquentait le lupanar dans la mesure où c’était le seul lieu de divertissement du village, mais ce n’était pas un homme à prostituées. Il ne lui plaisait pas de payer pour ce qu’il pouvait obtenir par d’autres moyens. Il appréciait néanmoins Tránsito Soto. La fille le faisait rire.
Un jour, après l’amour, il fut saisi de générosité, ce qui ne lui arrivait jamais, et demanda à Tránsito Soto s’il lui plairait qu’il lui fît un cadeau.
— Prêtez-moi cinquante pesos, patron ! demanda-t-elle de but en blanc.
— C’est beaucoup d’argent. Que veux-tu en faire ?
— Pour me payer un billet de train, une robe rouge, des hauts talons, un flacon de parfum et me faire faire une permanente. C’est tout ce dont j’ai besoin pour commencer. Je vous les rendrai un jour, patron. Intérêts compris.
Esteban lui remit les cinquante pesos : ce jour-là, il avait vendu cinq taurillons et il se promenait avec les poches pleines de billets, mais il y avait aussi cette fatigue du plaisir assouvi qui le rendait quelque peu sentimental.
— La seule chose que je regrette, Tránsito, c’est que je ne te verrai plus. Je m’étais fait à toi.
— Pour sûr que nous nous reverrons, patron. La vie est longue et repasse souvent les mêmes plats.
Ces ripailles au club, les rixes de coqs et les soirées au bordel convergèrent en un plan astucieux, quoique pas très original pour faire voter comme il convenait les péquenots. On leur donna une fête avec des beignets et du vin à satiété, on sacrifia quelques bêtes pour les faire rôtir, ils eurent droit à quelques ritournelles à la guitare, on leur débita quelques harangues patriotiques et on leur promit que si le candidat conservateur l’emportait, ils recevraient une prime, mais que si c’était l’autre, ils se retrouveraient sans travail. Pour faire bonne mesure, on contrôla les urnes et suborna la police. Après la fête, on entassa les culs-terreux dans des charrettes et les emmena voter sous bonne escorte, parmi les rires et les blagues, seule et unique occasion d’échanger quelques familiarités avec eux, et je te donne du mon ami par-ci, du mon vieux par-là, tu peux compter sur moi, mon petit patron, je ne te ferai pas défaut, voilà comme j’aime te voir avec une belle conscience patriotique, dis-toi bien que les libéraux et les radicaux n’ont pas de couilles et que les communistes sont des fils de pute, des athées qui dévorent les enfants.
Le jour des élections, tout se déroula comme prévu, dans un ordre parfait. Les forces armées garantirent le processus démocratique dans le calme et la paix, par une journée de printemps plus guillerette et ensoleillée que les précédentes.
— Voilà un exemple pour tout ce continent de nègres et d’indiens qui passent leur temps à faire la révolution pour remplacer un tyran par un autre. Ce pays est bien différent, c’est une véritable république, on y a le sens civique, le parti conservateur y remportera honnêtement la victoire et on n’a pas besoin de quelque général pour que la tranquillité publique soit assurée, ça n’est pas comme ces dictatures d’à côté où on s’entretue pendant que les amerloks embarquent toutes les matières premières, déclara Trueba dans la salle à manger du club, levant son verre et trinquant à l’annonce des résultats du scrutin.
Trois jours plus tard, alors que la routine avait repris ses droits, arriva aux Trois Maria la lettre de Férula. Cette nuit-là, Esteban Trueba avait rêvé de Rosa. Cela faisait bien longtemps que pareille chose ne lui était pas arrivée. Dans son rêve, il l’avait vue avec sa chevelure de saule qui lui retombait jusqu’à la taille comme une houppelande végétale, sa peau était dure et glacée, d’une couleur et d’un grain d’albâtre. Elle était nue et portait un paquet dans ses bras, et elle se déplaçait comme on déambule dans les rêves, tout auréolée du vert flamboiement flottant autour de son corps. Il la vit s’approcher avec lenteur mais quand il voulut la toucher, elle projeta le paquet par terre, le fracassant à ses pieds. Il se courba, le ramassa et découvrit une petite fille sans yeux qui l’appelait papa. Il se réveilla en sursaut, saisi d’angoisse, et la mauvaise humeur ne le quitta pas de toute la matinée. À cause de son rêve, l’inquiétude l’avait gagné bien avant qu’il n’eût reçu la lettre de Férula. Il entra prendre son déjeuner à la cuisine, comme chaque jour, et aperçut une poule affairée à picorer les miettes sur le sol. Il lui décocha un coup de pied qui l’éventra et la laissa agoniser dans une bouillie de plumes et de boyaux, battant encore des ailes au milieu de la cuisine. Il n’en fut pas plus calme pour autant, au contraire, sa colère ne fit que croître et il se sentit sur le point d’étouffer. Il enfourcha son cheval et s’en fut au galop surveiller le bétail qu’on était en train de marquer. Entre-temps arriva à la maison Pedro Garcia junior qui était allé porter une commande en gare de San Lucas et qui était repassé par le village pour prendre le courrier. Il rapportait la lettre de Férula.
L’enveloppe attendit toute la matinée sur la table de l’entrée. Quand Esteban Trueba fut de retour, il fila directement se laver, car il était couvert de sueur et de poussière, imprégné de l’odeur repérable entre toutes des bêtes terrorisées. Puis il s’assit à son bureau à faire des comptes et ordonna qu’on lui servit le repas de midi sur un plateau. Il fallut attendre la nuit pour qu’il remarquât la lettre de sa sœur, à l’heure où il faisait traditionnellement sa ronde avant de se mettre au lit, pour voir si toutes les lampes avaient été éteintes et les portes fermées. Le pli de Férula ressemblait à tous ceux qu’il avait déjà reçus d’elle, mais, rien qu’à le tenir dans sa main, avant même de l’ouvrir, il sut que sa teneur allait changer sa vie. Il ressentit la même impression que bien des années auparavant, quand il avait pris entre ses doigts le télégramme de sa sœur lui annonçant la mort de Rosa.
Il ouvrit la lettre, sentant le sang battre à ses tempes à cause de ce pressentiment. Elle disait avec brièveté que Doña Ester Trueba était à l’article de la mort et qu’après tant et tant d’années passées à la soigner et la servir comme une esclave, Férula devait encore supporter que sa mère ne la reconnût même plus, alors qu’elle réclamait de jour et de nuit son fils Esteban, parce qu’elle ne voulait pas mourir sans l’avoir revu. Esteban n’avait jamais vraiment aimé sa mère, il s’était toujours senti mal à l’aise en sa présence, mais la nouvelle le laissa sans ressort, tremblant comme une feuille. Il comprit que, cette fois, les prétextes sans cesse renouvelés qu’il invoquait pour ne pas aller la voir ne lui seraient d’aucun secours et que l’heure était venue du retour à la capitale, pour y affronter une dernière fois cette femme qui hantait ses cauchemars avec son odeur rance de pharmacie, ses gémissements ténus, ses interminables prières, cette femme impotente qui avait peuplé son enfance d’interdits et de terreurs et chargé sa vie d’homme du faix de tant de responsabilités et de péchés.
Il appela Pedro Garcia junior et lui expliqua la situation. Il le conduisit au bureau et lui montra le livre de comptes, ainsi que ceux de la boutique. Il lui remit un trousseau avec toutes les clés, hormis celle de la cave à vins, et l’informa qu’à compter de cet instant et jusqu’à son retour, il était responsable de tout ce que recelaient les Trois Maria, et qu’il paierait cher la moindre ânerie qu’il viendrait à commettre. Pedro Garcia junior s’empara des clés, prit le livre de comptes sous son bras et sourit sans joie.
— On fait ce qu’on peut, on n’est pas des bœufs, patron, dit-il en haussant les épaules.
Le lendemain, Esteban Trueba refit pour la première fois depuis tant d’années le trajet qui l’avait conduit de la demeure maternelle à la campagne. Avec ses deux valises de cuir, il alla en charrette jusqu’à la gare de San Lucas, monta dans le wagon de première classe de l’époque de la compagnie britannique de chemins de fer, et retraversa en sens inverse les vastes étendues champêtres au pied de la cordillère.
Il ferma les yeux et essaya de dormir, mais l’image de sa mère fit fuir le sommeil.