L’enfance de Blanca s’écoula sans grands soubresauts, faisant alterner ces étés torrides aux Trois Maria, où elle découvrait la force d’un sentiment qui grandissait en même temps qu’elle, et le train-train de la capitale, semblable à celui que connaissaient les filles de son âge et de son milieu, quoique la présence de Clara introduisit dans sa vie une touche d’extravagance. Chaque matin, la nounou apparaissait avec le petit déjeuner et s’en venait la secouer, vérifier sa tenue, lui remonter ses chaussettes, lui mettre son chapeau, ses gants et son écharpe, ranger ses livres dans son sac, intercalant des prières marmonnées pour le repos de l’âme des défunts avec des recommandations à voix haute, incitant Blanca à ne pas se laisser embobiner par les sœurs.
— Toutes des débaucheuses, ces bonnes femmes, la prévenait-elle, elles vous choisissent les élèves les mieux faites, les plus intelligentes, venant de bonnes familles, pour vous les fourrer au couvent et là, elles rasent la tête des novices, les pauvrettes, et elles les condamnent à gâcher leur vie à fabriquer des tourtes pour les vendre, et à soigner des petits vieux qui ne leur sont rien.
Le chauffeur conduisait la fillette au collège où la première des activités du jour consistait en messe et communion obligatoires. Agenouillée à son banc, Blanca humait l’intense odeur de l’encens et les lis blancs de Marie, tout en endurant les tourments combinés de la nausée, du péché et de l’ennui. C’était la seule chose qui ne lui plaisait guère au collège. Elle aimait les hauts déambulatoires de pierre, la propreté immaculée des sols de marbre, la blanche nudité des murs, le Christ en fer forgé qui gardait l’entrée. C’était un être sentimental et romantique ; elle était encline à la solitude, comptant peu d’amies, capable d’être émue aux larmes quand éclosaient les roses au jardin ou qu’elle respirait la sobre odeur de linge et de savon des religieuses penchées sur ses devoirs, ou qu’elle restait à la traîne pour goûter le mélancolique silence des classes désertées. Elle passait pour timide et chagrine. Ce n’est qu’à la campagne, la peau dorée par le soleil, le ventre gavé de fruits frais, courant à travers champs avec Pedro III, qu’elle était souriante et gaie. Sa mère disait que c’était là la vraie Blanca et que l’autre, celle de la ville, n’était qu’une Blanca en hibernation.
Par suite de l’agitation qui régnait en permanence dans la grande maison du coin, personne, hormis la nounou, ne se rendit compte que Blanca était en train de se faire femme. Elle entra sans crier gare dans l’adolescence. Des Trueba, elle avait hérité le sang espagnol et arabe, le port seigneurial, la moue arrogante, le teint olivâtre et le regard sombre de leurs gènes méditerranéens, mais panachés par l’héritage de sa mère dont lui avait échu cette douce indolence qui ne fut jamais le lot d’aucun Trueba. C’était une enfant paisible qui s’amusait toute seule, se donnait à ses études, pouponnait ses poupées et ne manifestait pas la moindre propension naturelle au spiritisme, comme sa mère, ni à la colère, comme son père. Dans la famille, on disait en manière de plaisanterie qu’elle était bien le seul être normal depuis des générations, et, de fait, on pouvait la prendre pour un prodige d’équilibre et de sérénité. Vers les treize ans, ses seins commencèrent à se former, sa taille à s’affiner, elle s’amincit et s’élança comme une plante bonifiée. La nounou lui ramassa ses cheveux en chignon et l’accompagna faire emplette de son premier chemisier, de sa première paire de bas en soie, de sa première robe de jeune femme et d’un paquet de serviettes miniatures pour ce qu’elle appelait la démonstruation. Cependant, sa mère continuait à faire valser les chaises à travers toute la maison, à jouer du Chopin sur le piano fermé et à déclamer les admirables vers sans objet ni rime ni raison d’un jeune poète qu’elle avait reçu et dont on commençait à parler un peu partout sans se rendre compte des changements qui se produisaient chez sa fille, sans voir qu’elle avait fait péter les coutures de sa tenue de collégienne, ni remarquer que sa petite bouille fruitée s’était peu à peu transformée en vraie figure de femme, car Clara prêtait davantage attention aux influx et rayonnements qu’aux centimètres et aux kilos. Un jour, elle la vit entrer dans l’atelier de couture dans sa robe de sortie et n’en revint pas que cette grande et brune demoiselle fût sa petite Blanca. Elle la prit dans ses bras, la couvrit de baisers et l’avertit qu’elle ne saurait tarder à avoir ses règles.
— Assieds-toi, je vais t’expliquer ce dont il s’agit, lui dit Clara.
— Ne vous tracassez pas, maman, ça va déjà faire un an que je les ai tous les mois, répondit Blanca en riant.
La formation de la jeune fille n’apporta pas de grands changements à leurs rapports, car ceux-ci reposaient sur les principes à toute épreuve d’une acceptation mutuelle, pleine et entière, et d’une aptitude à se moquer ensemble de presque toutes les choses de la vie.
Cette année-là, l’été s’annonça tôt, une chaleur sèche et suffocante s’abattit sur la ville, assortie d’une réverbération de mauvais rêve, aussi avancèrent-ils d’une quinzaine le voyage aux Trois Maria. Comme chaque année, Blanca eut hâte de retrouver le moment où elle apercevrait Pedro III, et comme chaque année, en descendant de voiture, la première chose qu’elle fit fut de le chercher du regard à la même place que toujours. Elle découvrit sa silhouette dissimulée dans l’encadrement de la porte, se précipita à sa rencontre avec l’impatience de tant de mois passés à rêver de lui, mais ce fut pour voir avec stupéfaction le garçon se détourner et prendre la fuite.
Blanca passa tout l’après-midi à explorer les endroits où ils avaient l’habitude de se retrouver, elle demanda de ses nouvelles, l’appela à grands cris, le chercha jusque dans la maison de Pedro Garcia senior, et, à la nuit tombante, vaincue, elle finit par aller se coucher sans manger. Dans son énorme lit de cuivre, toute chamboulée de chagrin, elle enfouit son visage dans l’oreiller et pleura toutes les larmes de son corps. La nounou lui apporta un verre de lait au miel et devina sur-le-champ l’origine de son affliction.
— Je suis bien contente, dit-elle avec un sourire crispé. Ce n’est plus de ton âge de t’amuser avec ce petit pouilleux plein de morve.
Une demi-heure plus tard, sa mère entra pour l’embrasser et la trouva secouée par les derniers sanglots d’un désespoir de mélodrame. L’espace d’un instant, Clara cessa d’être un ange de distraction et redescendit au niveau des simples mortels qui connaissent à quatorze ans leur premier chagrin d’amour. Elle voulut s’en enquérir, mais Blanca était très fière ou bien déjà trop femme et ne lui fournit pas d’explications, si bien que Clara se borna à s’asseoir un moment sur le lit et à la dorloter jusqu’à ce qu’elle eût recouvré son calme.
Cette nuit-là, Blanca dormit mal et elle se réveilla au point du jour, cernée par les ombres de la vaste chambre. Elle resta à contempler les lambris du plafond jusqu’à ce qu’elle eût entendu le coq chanter, elle se leva alors, ouvrit les rideaux, laissa entrer la suave lumière de l’aube, les premiers bruits du monde. Elle s’approcha de la glace de l’armoire et se regarda longuement. Elle ôta sa chemise et examina son corps en détail pour la toute première fois, comprenant que toutes ces métamorphoses étaient cause de la fuite de son compagnon. Elle sourit d’un nouvel et fin sourire de femme. Elle mit ses vieux effets de l’été passé qu’elle ne pouvait presque plus boutonner, s’enveloppa dans une couverture et sortit sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller le reste de la famille. Dehors, la campagne secouait sa torpeur nocturne et les premiers rayons du soleil croisaient comme des sabres les pics de la cordillère, réchauffant la terre et dissipant la rosée en une fine écume blanche qui gommait le contour des choses et transformait le paysage en vision de rêve. Blanca dirigea ses pas vers la rivière. Tout était encore en paix, ses pieds foulaient les feuilles tombées, les brindilles sèches, émettant un crépitement ténu, seul son dans ce vaste espace assoupi. Elle eut l’impression que les peupleraies imprécises, les blés dorés, les lointains contreforts violets s’estompant dans le ciel translucide de cette matinée n’étaient qu’un très ancien souvenir revenant à sa mémoire, quelque chose qu’autrefois elle avait vu exactement ainsi, un instant déjà vécu. La bruine de la nuit avait humecté la terre et les arbres, elle sentit ses vêtements légèrement mouillés, elle eut froid aux pieds. Elle huma l’odeur de la terre humide, des feuilles pourries, de l’humus, qui éveillait un plaisir des sens inconnu des siens.
Blanca parvint à la rivière et aperçut son compagnon d’enfance assis là où ils s’étaient tant de fois donné rendez-vous. Au cours de cette année écoulée, Pedro III n’avait pas mûri comme elle, c’était toujours le même garçon brun et malingre, au ventre ballonné, avec dans ses yeux noirs cet air d’en savoir long des vieillards. À sa vue il se leva et elle constata qu’il faisait une demi-tête de moins qu’elle. Ils se regardèrent déconcertés, se sentant pour la première fois comme deux étrangers. Pendant un instant qui parut ne pas devoir finir, ils restèrent immobiles, s’accoutumant à ces changements, à ces nouvelles distances, quand brusquement un pierrot trilla et tout redevint comme l’été précédent. Ils furent à nouveau comme deux enfants qui cavalcadent, s’étreignent et éclatent de rire, tombent par terre et s’y roulent et s’écorchent aux cailloux tout en modulant à perdre haleine leurs prénoms, si heureux d’être ensemble une fois de plus. Puis ils finirent par se calmer. Elle avait les cheveux semés de feuilles sèches qu’il lui ôta une à une.
— Viens, j’aimerais te montrer quelque chose, lui dit Pedro III.
Il la prit par la main. Ils marchèrent, savourant ce premier matin du monde, traînant les pieds dans la gadoue, cueillant des tiges tendres pour en sucer la sève, échangeant regards et sourires, sans mot dire, jusqu’à une terre éloignée. Le soleil avait fait son apparition au-dessus du volcan, mais le jour n’était pas encore pleinement installé et la terre bâillait. Pedro lui fit signe de s’allonger par terre et de garder le silence. Ils rampèrent en direction de quelques buissons, firent un bref crochet et c’est alors que Blanca l’aperçut. C’était une belle jument baie, seule sur la colline, en train de mettre bas. Les enfants immobiles, veillant même à ce que leur respiration ne s’entendît pas, la virent haleter et pousser jusqu’à ce que fussent apparus la tête du poulain puis, au bout d’un long moment, le reste du corps. Le petit animal chut par terre et la mère se mit à le lécher, le laissant net et brillant comme le bois encaustiqué, l’encourageant du museau à essayer de se mettre sur ses pattes. Le poulain tenta de se redresser, mais ses pattes frêles de nouveau-né flageolèrent et il resta couché, regardant sa mère d’un air perdu, tandis que celle-ci saluait en hennissant le soleil du petit matin. Blanca sentit le bonheur éclater dans sa poitrine et sourdre de ses yeux en larmes.
— Quand je serai grande, je me marierai avec toi et nous vivrons ici aux Trois Maria, dit-elle à voix basse.
Pedro resta à la regarder avec son expression de vieillard triste et fit non de la tête. C’était encore un enfant, bien plus qu’elle, mais il savait où était sa place en ce monde. Il savait aussi qu’il aimerait cette fille jusqu’à son dernier jour, que cette aube resterait à jamais dans son souvenir et que ce serait la dernière chose qu’il reverrait au moment de mourir.
Ils passèrent cet été-là à hésiter entre l’enfance qui les retenait encore et l’éveil de l’homme et de la femme. Tantôt ils galopaient comme des gosses, ameutant les poules et mettant les vaches en émoi, se gavant de lait tiède juste tiré qui leur laissait des moustaches de mousse, ils chipaient la miche sortie du four, grimpaient aux arbres pour s’y construire des cabanes de branchages. Tantôt ils se cachaient dans les recoins les plus secrets et touffus du bois, se confectionnaient des lits de feuilles et jouaient à être mari et femme, se caressant jusqu’à n’en plus pouvoir. Ils n’avaient rien perdu de l’innocence qui, depuis toujours, les faisait se déshabiller sans malice et se baigner nus dans la rivière, plongeant dans l’eau froide et laissant le courant les traîner sur les pierres lisses du fond. Mais il y avait certaines choses qu’ils ne partageaient plus comme avant. Ils apprirent à avoir honte. Ils avaient cessé de concourir entre eux à qui ferait la plus grande flaque d’urine et Blanca s’abstint de lui parler de cette matière brunâtre qui tachait sa culotte une fois par mois. Sans qu’on le leur eût dit, ils se rendirent compte qu’ils ne pouvaient avoir de familiarités en présence des autres. Quand Blanca se mettait en toilette de demoiselle et prenait place ! l’après-midi sur la terrasse pour siroter de la citronnade en compagnie des siens, Pedro III la contemplait de loin, sans s’approcher. Ils commencèrent à se livrer en cachette à leurs jeux. Ils cessèrent de marcher main dans la main quand les adultes pouvaient les voir et s’ignoraient pour ne pas attirer leur attention. La nounou respira, tranquillisée, mais Clara se mit à les observer d’un peu plus près.
Les vacances touchèrent à leur fin et les Trueba s’en retournèrent à la capitale, chargés de pots de confitures et de compotes, de cageots de fruits, de fromages, de volailles et de lapins marinés, de paniers remplis d’œufs. Tandis qu’on casait le tout dans les voitures qui devaient les conduire au train, Blanca et Pedro III se dissimulèrent dans la grange pour se faire leurs adieux. Au cours de ces trois mois, ils en étaient venus à s’entraimer avec cette débordante passion qui devait les tournebouler jusqu’à la fin de leurs jours. Avec le temps, cet amour devint plus invulnérable et persistant, mais il avait déjà la même profondeur, la même force de conviction qui le caractérisèrent par la suite. Sur un tas de grains, respirant l’odorante poussière de la grange dans la diffuse lumière dorée du matin filtrant entre les planches, ils s’embrassèrent un peu partout, se pourléchèrent, se mordillèrent, se suçotèrent, sanglotèrent et burent les larmes l’un de l’autre, se prêtèrent serment pour l’éternité et s’accordèrent sur un code secret qui leur servirait à communiquer durant les mois de séparation.
Tous ceux qui vécurent cet instant convinrent qu’il était vers les huit heures du soir quand Férula fit une apparition que rien n’avait laissé présager. Tout un chacun put la voir dans son corsage amidonné, avec son trousseau de clefs à la ceinture et son chignon de vieille fille, telle qu’on l’avait toujours vue à la maison. Elle entra par la porte de la salle à manger au moment où Esteban commençait à découper le rôti et ils la reconnurent aussitôt, bien qu’ils ne l’eussent pas revue depuis six ans et qu’elle fût très pâle et marquée par l’âge. C’était samedi et Jaime et Nicolas, les jumeaux, avaient quitté l’internat pour passer la fin de semaine au sein de leur famille, si bien qu’eux aussi se trouvaient là. Leur témoignage est on ne peut plus important, car c’étaient les seuls de la maisonnée à vivre totalement à l’écart du guéridon, préservés de la magie et du spiritisme par la rigidité de leur collège anglais. Ils sentirent d’abord comme un froid soudain dans la salle à manger et Clara, pensant qu’il s’agissait d’un courant d’air, ordonna qu’on fermât les fenêtres. Puis ils entendirent un cliquetis de clefs et presque aussitôt la porte s’ouvrit sur Férula, silencieuse et l’air lointain, au moment même où la nounou entrait par la porte de la cuisine avec le saladier. Pétrifié de stupeur, Esteban Trueba resta avec la fourchette et le couteau à découper en l’air, cependant que les trois enfants clamaient à l’unisson : « Tante Férula ! ». Blanca trouva la force de se lever pour se diriger à sa rencontre mais Clara, assise à côté d’elle, étendit la main et la retint par un bras. En fait, par sa familiarité de longue date avec les questions surnaturelles, Clara avait été la seule à se rendre compte dès le premier coup d’œil de ce qui était en train de se produire, quoique rien dans l’apparence de sa belle-sœur ne laissât deviner son véritable état. Férula s’arrêta à un mètre de la table, les contempla tous avec des yeux vides et indifférents, puis s’avança vers Clara qui se leva sans faire pour autant aucun geste pour s’approcher, mais ferma les paupières et se mit à respirer de façon saccadée, comme si elle couvait une de ses crises d’asthme. Férula s’avança vers elle, posa une main sur chacune de ses épaules et appliqua sur son front un baiser rapide. On n’entendait dans la salle à manger que le halètement de Clara et la petite sonnaille des clefs à la ceinture de Férula. Après avoir embrassé sa belle-sœur, Férula la contourna et sortit par où elle était venue, refermant la porte sur elle avec douceur. Entre les murs de la salle à manger, la famille restait frappée de paralysie, comme dans un cauchemar. Brusquement, la nounou se mit à trembler si fort que les couverts à salade tombèrent et que le bruit de l’argenterie heurtant le parquet les fit tous sursauter. Clara rouvrit les yeux. Elle continuait à respirer avec difficulté et des larmes silencieuses lui coulaient le long des joues, jusque dans le cou, tachant son corsage.
- Férula est morte, annonça-t-elle.
Esteban Trueba lâcha les couverts à découper le rôti sur la nappe et quitta précipitamment la salle à manger. Il sortit Jusque dans la rue, hélant sa sœur, mais n’en découvrit aucune trace. Entre-temps, Clara ordonna à un domestique d’aller chercher les manteaux et lorsque son époux fut de retour, elle était en train de passer le sien et tenait à la main les clefs de l’automobile :
— Nous allons chez le père Antonio, dit-elle.
Ils firent le trajet sans mot dire. Esteban conduisait le cœur serré, en quête de l’ancienne paroisse du père Antonio dans ces quartiers pauvres où il n’avait plus remis les pieds depuis nombre d’années. Lorsqu’ils débarquèrent avec la nouvelle que Férula avait rendu l’âme, le prêtre était en train de recoudre un bouton à sa soutane râpée.
— Ce n’est pas possible ! s’exclama-t-il. J’étais avec elle il y a deux jours de cela, elle était en bonne forme et saine d’esprit.
— Conduisez-nous chez elle, mon père, je vous en prie, implora Clara. J’ai mes raisons de vous le dire : elle est bien morte.
Devant l’insistance de Clara, le père Antonio les accompagna. Il guida Esteban par les rues étroites jusqu’au domicile de Férula. Durant toutes ces années de solitude, elle avait vécu dans l’une de ces cités d’urgence où, dans sa jeunesse, elle allait réciter son chapelet contre le gré de ceux à qui elle destinait ses bienfaits. Ils durent laisser la voiture à plusieurs blocs de là, car les rues se faisaient de plus en plus resserrées et ils comprirent bientôt qu’elles n’étaient praticables qu’à pied ou à bicyclette. Ils s’y engagèrent en file indienne, évitant les flaques d’eaux usées débordant des rigoles, contournant les ordures accumulées en tas où grattaient les ombres clandestines des chats. La cité d’urgence était un long défilé de masures délabrées toutes semblables les unes aux autres, humbles et chétives niches de ciment pourvues d’une seule porte et de deux fenêtres peintes dans une teinte brunâtre, disloquées, mangées par l’humidité, avec des fils de fer tendus en travers du passage où le linge était dans la journée suspendu au soleil, mais qui, à cette heure de la nuit, nus, se balançaient imperceptiblement. À mi-parcours, il n’y avait qu’un seul réservoir pour ravitailler en eau toutes les familles qui vivaient là, et deux becs de gaz pour éclairer l’étroit passage entre les maisons. Le père Antonio salua une vieille qui se tenait près de la citerne, attendant que son seau fût rempli par le misérable filet coulant du robinet.
— Vous n’avez pas vu Mlle Férula ? s’enquit-il.
- Elle doit être chez elle, mon père. Je ne l’ai pas aperçue, ces temps-ci, répondit la vieille.
Le père Antonio indiqua une des masures pareille aux autres, aussi triste et sale et tout écaillée, mais la seule à arborer deux pots de fleurs suspendus de part et d’autre de la porte et où poussaient quelques chétives tiges de géranium, la fleur du pauvre. Le prêtre frappa à la porte.
— Vous n’avez qu’à entrer ! cria la vieille depuis la citerne. La demoiselle ne ferme jamais à clef. Il faut dire qu’il n’y a rien à voler !
Esteban ouvrit en hélant sa sœur, mais sans oser faire un pas de plus. Clara fut la première à franchir le seuil. L’intérieur était plongé dans le noir et monta vers eux, reconnaissable entre toutes, l’odeur de lavande et de citron. Le père Antonio gratta une allumette. La faible flamme découpa un cercle de lumière dans la pénombre, mais avant qu’ils eussent pu avancer ou se rendre compte de ce qui les entourait, elle s’était éteinte.
— Attendez ici, dit le curé. Je connais les lieux.
Il progressa à tâtons et, au bout d’un instant, alluma une bougie. Sa silhouette se détacha, grotesque, et ils virent sa figure déformée par la lumière qui l’éclairait par en dessous, oscillant à mi-hauteur, cependant que son ombre gigantesque dansait contre les murs. Dans son cahier, Clara décrivit cette scène avec minutie, détaillant soigneusement les deux pièces obscures aux murs couverts de taches d’humidité, le cabinet de toilette exigu et sale, sans eau courante, la cuisine où ne subsistaient que de vieux croûtons de pain et un pot contenant un peu de thé. Aux yeux de Clara, le reste du gîte de Férula parut conforme au cauchemar qui avait commencé quand sa belle-sœur avait surgi dans la salle à manger de la grande maison du coin pour faire ses adieux. Elle eut l’impression de se trouver dans l’arrière-boutique de quelque fripier ou dans les coulisses d’une misérable troupe théâtrale en tournée. De clous plantés dans les murs pendaient des toilettes d’un autre âge, des boas de plumes, de maigres lambeaux de fourrure, des colliers de fausses pierres, des chapeaux comme on n’en portait plus depuis un demi-siècle, des jupons jaunis avec leurs dentelles fanées, des robes jadis somptueuses dont l’éclat n’était plus que souvenir, d’inexplicables jaquettes d’amiraux et des chasubles d’évêques, pêle-mêle comme une confrérie carnavalesque et où nichait la poussière des ans. Par terre gisait un fouillis de souliers de satin, de sacs de bal de débutantes, de ceintures de strass, de bretelles et jusqu’à une flambante flamberge de cadet de l’armée. Elle vit encore d’inconsolables perruques, des petits pots de fards, des flacons vides et toute une débauche d’accessoires indescriptibles disséminés par tous les coins.
Une porte étroite faisait communiquer les deux seules pièces. Dans l’autre, Férula était étendue sur son lit. Parée comme une souveraine autrichienne, elle était affublée d’une veste de velours mitée, de jupons de taffetas jaune, solidement enfoncée sur son crâne resplendissait une incroyable perruque de cantatrice d’opéra. Personne n’était auprès d’elle, nul n’avait rien su de son agonie et ils calculèrent qu’elle devait être morte depuis pas mal de temps car les rats avaient commencé à lui grignoter les pieds et à lui boulotter les orteils. Elle était magnifique dans sa désolation de reine déchue et son visage arborait une expression douce et sereine qu’elle n’avait jamais eue de toute sa pénible existence.
— Elle aimait bien porter des vêtements usés qu’elle se procurait d’occasion ou qu’elle ramassait dans les dépotoirs, expliqua le père Antonio ; elle se maquillait et mettait ces perruques, mais jamais elle n’aurait fait de mal à une mouche, bien au contraire, jusqu’à la fin de ses jours elle a récité son chapelet pour le salut des pécheurs.
— Laissez-moi seule avec elle, dit Clara d’un ton sans réplique.
Les deux hommes sortirent dans la ruelle où commençaient déjà à s’attrouper les voisins. Clara ôta son manteau de laine blanche et retroussa ses manches, elle s’approcha de sa belle-sœur, la débarrassa avec délicatesse de sa perruque et constata alors qu’elle était presque chauve, toute frêle et décatie. Elle lui déposa un baiser sur le front tout comme Férula était venue chez elle l’embrasser, quelques heures auparavant, dans sa salle à manger, puis elle s’employa très posément à improviser la toilette de la défunte. Elle la dévêtit, la lava en la savonnant avec soin jusque dans le moindre repli, la frictionna à l’eau de Cologne, la poudra, brossa amoureusement les quatre cheveux qui lui restaient, l’affubla des plus extravagantes et plus riches défroques qu’elle put trouver et lui remit sa perruque de soprano, lui rendant dans la mort ces attentions sans nombre dont Férula l’avait gratifiée de son vivant. Toute à sa tâche, luttant contre l’asthme, elle lui donnait des nouvelles de Blanca qui était déjà une jeune fille, et des jumeaux, de la grande maison du coin et de la campagne, « et si tu voyais combien ton absence nous pèse, chère belle-sœur, combien tu me manques quand il faut s’occuper de toute cette tribu, tu sais que je ne vaux rien pour tenir la maison, les garçons sont insupportables, Blanca est en revanche une fille adorable et les hortensias que tu as toi-même plantés aux Trois Maria sont devenus splendides, ils y en a même des bleus à cause des pièces de cuivre que j’ai mises dans le terreau pour les faire fleurir de cette couleur, c’est un mystère de la nature et chaque fois que j’en dispose dans les vases je pense à toi, Férula, mais je pense aussi à toi quand les hortensias ne sont pas en fleur, je pense toujours à toi, en vérité, parce que depuis que tu n’es plus à côté de moi, personne ne m’a jamais plus donné autant d’affection ».
Elle finit de la préparer, resta encore un moment à lui parler et à la cajoler, puis appela son époux et le père Restrepo pour qu’ils s’occupent des obsèques. Dans une boîte à biscuits, ils trouvèrent intactes les enveloppes contenant la mensualité qu’Esteban avait envoyée à sa sœur au fil de toutes ces années. Clara, convaincue que telle était la destination qu’entendait de toute façon leur donner Férula, les remit au prêtre pour ses bonnes œuvres.
Le curé resta auprès de la morte afin d’empêcher les rats de lui manquer de respect. Il était près de minuit quand le couple quitta la maison. Devant la porte s’étaient agglutinés les voisins de la cité d’urgence, commentant la nouvelle. Ils durent se frayer passage en écartant les curieux et en chassant les chiens qui reniflaient dans leurs jambes. Esteban s’éloigna à grandes enjambées, tirant Clara par le bras, la traînant presque, sans prêter attention à l’eau sale qui éclaboussait son impeccable pantalon gris de coupe anglaise. Il était furieux de ce que sa sœur, quoique morte, fût encore parvenue à le faire se sentir coupable, tout comme lorsqu’il était gosse. Il se rappela son enfance, quand elle l’entourait de sa ténébreuse sollicitude, l’enveloppant de dettes de gratitude si lourdes qu’il n’aurait jamais assez du restant de ses jours pour les payer. Il se reprit à éprouver ce sentiment d’indignité qui l’obsédait si souvent en sa présence et à détester son esprit de sacrifice, sa sévérité, ses vœux de pauvreté, son inébranlable chasteté, tout ce que lui-même ressentait comme un reproche à sa nature égoïste, sensuelle et avide de pouvoir. Que le diable t’emporte, vieille carne ! marmonna-t-il en se refusant à admettre, fût-ce au plus intime de lui-même, que sa propre femme ne lui avait pas appartenu davantage après qu’il eut mis Férula à la porte.
— Pourquoi vivait-elle ainsi, alors qu’elle avait de l’argent de côté ? s’écria Esteban.
— Parce qu’elle manquait de tout le reste, lui répondit Clara d’une voix égale.
Au fil des mois où ils furent séparés, Blanca et Pedro III échangèrent par la poste des missives enflammées que le garçon signait d’un nom de femme et que Blanca cachait sitôt reçues. La nounou parvint à en intercepter une ou deux, mais elle ne savait pas lire et, l’eût-elle su, le code secret l’eût empêchée d’en saisir le contenu, fort heureusement pour elle, au demeurant, car son cœur n’y eût pas résisté. Au collège, en classe de travaux ménagers, Blanca passa l’hiver à tricoter un pull-over en laine d’Ecosse en pensant aux mensurations du garçon. La nuit, elle s’endormait en tenant le paletot dans ses bras, respirant l’odeur de laine et rêvant que c’était lui qui couchait dans son lit. Pedro III, de son côté, passa l’hiver à composer des airs à la guitare afin de les chanter à Blanca et à sculpter son effigie sitôt qu’un morceau de bois lui tombait sous la main, sans pouvoir dissocier l’angélique souvenir de la jeune fille de ces troubles qui lui mettaient les sangs en ébullition, lui ramollissaient les os, faisaient muer sa voix et pousser des poils sur sa figure. Perturbé, il se débattait entre les exigences de son corps, déjà en passe de devenir celui d’un homme, et la douceur d’un sentiment encore imprégné par les jeux innocents de l’enfance. Tous deux attendirent la venue de l’été avec une douloureuse impatience et lorsqu’il finit par arriver pour leurs nouvelles retrouvailles, Pedro III ne put enfiler par la tête le pull-over que lui avait tricoté Blanca, car en ces quelques mois il avait largué l’enfance et atteint ses proportions d’homme fait, et les chansonnettes sur motifs de fleurettes et de levers du jour qu’il avait composées à l’intention de Blanca lui parurent mièvres, car d’une vraie femme elle avait désormais le port et les attentes.
Pedro III était toujours aussi maigrichon, avec ses cheveux raides et son regard triste, mais sa voix, en muant, avait pris ces accents rauques et passionnés qui le feraient connaître plus tard, quand il deviendrait le chantre de la révolution. Il était avare de ses mots, balourd et renfrogné, mais il avait des mains pleines de douceur et de délicatesse avec de longs doigts d’artiste grâce auxquels il sculptait, arrachait des plaintes aux cordes de sa guitare et dessinait avec la même aisance qu’il mettait à tenir les rênes d’un cheval, à brandir la hache pour fendre le bois ou à faire aller droit la charrue. Il était le seul aux Trois Maria à ne pas baisser la tête devant le patron. Son père, Pedro junior, lui avait cent fois répété de ne pas regarder le patron dans les yeux, de ne pas répliquer, de ne pas chercher la bagarre avec lui, et, dans son désir de le protéger, il lui était arrivé de lui flanquer de sacrées raclées pour lui rabaisser son caquet. Mais le fils était rebelle. À dix ans, il en savait aussi long que la maîtresse d’école des Trois Maria et à douze, il tint à faire le trajet jusqu’au collège du bourg, à cheval ou bien à pied, quittant sa bicoque en briques dès cinq heures du matin, qu’il vente ou qu’il pleuve. Il lut et relut à mille et une reprises les livres magiques des malles enchantées d’oncle Marcos et continua à se repaître de ceux que lui prêtaient au bistrot les syndicalistes, ainsi que le père José Dulce Maria qui lui apprit par surcroît à cultiver son don naturel pour rimailler et mettre ses idées en chansons.
— Notre Sainte Mère l’Eglise est de droite, mon fils, mais Jésus-Christ a toujours été de gauche, lui disait-il d’un air énigmatique entre deux gorgées du vin de messe qu’il sortait pour fêter les visites de Pedro III.
C’est ainsi qu’un jour qu’il se reposait sur la terrasse après déjeuner, Esteban Trueba l’entendit chantonner un air où il était question de poules qui s’étaient syndiquées pour tenir tête au renard et qui l’avaient mis en déroute. Il lui dit de venir.
J’aimerais bien t’écouter. Rechante-moi donc ça ! lui ordonna-t-il.
Pedro III s’empara amoureusement de sa guitare, prit appui sur une chaise et plaqua quelques accords. Il garda ses yeux braqués sur le patron cependant que sa voix veloutée s’élevait, chargée de passion, dans la torpeur de l’heure de la sieste. Esteban Trueba n’était pas idiot et comprit le défi.
— C’est ça ! Je sais bien que les choses les plus stupides peuvent être mises en chansons ! grommela-t-il. Tu ferais mieux d’apprendre à pousser la romance.
— Moi ça me plaît bien, patron. L’union fait la force, comme dit le père José Dulce Maria. Si les poules peuvent tenir tête au renard, pourquoi pas les êtres humains ?
Et il partit en emportant sa guitare et en traînant les pieds sans que l’autre eût rien trouvé à lui riposter, bien qu’il eût déjà la colère au bord des lèvres et que sa tension se fût mise à monter. À compter de ce jour, Esteban Trueba l’eut à l’œil et ne cessa de l’observer avec défiance. Il tenta de l’empêcher de se rendre au collège en lui inventant des tâches d’adulte, mais le garçon se levait plus tôt et se couchait plus tard encore pour les accomplir. C’est cette année-là qu’Esteban le cravacha en présence de son père pour avoir colporté parmi les fermiers ces nouveautés qui circulaient parmi les syndicalistes du bourg, toutes ces idées de dimanches chômés, de salaire minimum, de retraite et d’assistance médicale, de congé-maternité pour les femmes enceintes, de vote libre de toute pression, et, plus grave encore, d’organisation paysanne susceptible d’affronter les maîtres.
Quand Blanca arriva cet été-là aux Trois Maria pour y passer ses vacances, elle faillit ne point le reconnaître : il mesurait quinze centimètres de plus et n’avait plus rien du gosse au ventre ballonné avec qui elle avait partagé les belles saisons de l’enfance. Elle descendit de voiture, tira sur sa jupe, et, pour la première fois, ne se précipita pas pour lui sauter au cou, mais lui adressa un petit signe de tête en guise de bonjour, tout en lui disant du regard ce que les autres ne devaient pas entendre et qu’elle lui avait déjà dit et redit dans son impudique correspondance codée. La nounou observa la scène du coin de l’œil et sourit, moqueuse. En croisant Pedro III, elle lui fit une grimace :
— Apprends à rester avec ceux de ta classe, morveux, et à ne pas te frotter aux demoiselles, railla-t-elle entre ses dents.
Ce soir-là, avec toute la famille réunie dans la salle à manger, Blanca mangea de la poule au pot qu’on leur servait toujours à leur arrivée aux Trois Maria, sans qu’on lût en elle la moindre impatience au cours de l’interminable après souper où son père sirotait du cognac en parlant de vaches d’importation et de mines d’or. Elle attendit pour se retirer que sa mère en eût donné le signal, elle se leva alors sans hâte, souhaita bonne nuit à tout un chacun et s’en fut dans sa chambre. Pour la première fois de son existence, elle ferma sa porte à clef. Elle s’assit sur le lit sans se dévêtir et attendit dans le noir que se fussent tus les voix des jumeaux chahutant dans la chambre voisine, les pas des domestiques, les bruits des portes et des verrous, et que la demeure se fût installée dans le sommeil. Elle ouvrit alors la croisée et sauta, chutant parmi les hortensias qu’avait plantés, il y avait bien longtemps, sa tante Férula. La nuit était claire, on entendait les grillons et les crapauds. Elle inspira profondément et l’air porta jusqu’à elle l’arôme douceâtre des racines mises à sécher dans la cour pour les conserves. Elle patienta jusqu’à ce que ses yeux se fussent habitués à l’obscurité, puis elle fit quelques pas, mais elle dut renoncer à aller plus loin car elle entendit les aboiements furieux des chiens de garde qu’on lâchait la nuit. C’étaient quatre molosses qui avaient grandi attachés à des chaînes et qui restaient enfermés tout le jour ; elle ne les avait jamais vus de près et savait qu’ils ne pouvaient la reconnaître. Un bref instant, elle sentit la panique lui faire perdre la tête et fut sur le point de se mettre à crier, mais elle se rappela alors que Pedro Garcia senior lui avait dit un jour que les voleurs vont nus pour éviter d’être attaqués par les chiens. Sans l’ombre d’une hésitation, aussi promptement que ses nerfs le lui permettaient, elle se dépouilla de ses vêtements et les roula sous son bras, puis reprit sa marche d’un pas paisible, priant seulement que les bêtes ne flairent pas sa peur. Elle les vit rappliquer en aboyant et continua d’avancer sans ralentir le rythme de sa marche. Les chiens s’approchèrent en grondant, déconcertés, mais elle ne s’arrêta pas. L’un d’eux, plus audacieux que les autres, vint jusqu’à la renifler. Elle sentit son souffle tiède dans ses reins, mais resta imperturbable. Les chiens persistèrent à grogner et aboyer un moment, l’accompagnèrent un bout de chemin, puis firent demi-tour. Blanca poussa un soupir de soulagement et s’aperçut qu’elle tremblait comme une feuille ; couverte de sueur, elle dut prendre appui contre un arbre et attendre que se fût dissipée la fatigue qui lui avait mis les jambes en coton. Puis elle se rhabilla en hâte et courut en direction de la rivière.
Pedro III l’attendait à l’endroit même où ils s’étaient retrouvés l’été passé et où Esteban Trueba, bien des années auparavant, s’était emparé de l’humble virginité de Pancha Garcia. En apercevant le garçon, Blanca rougit violemment. Durant les mois de leur séparation, il s’était rompu au dur labeur de devenir un homme, cependant qu’elle avait vécu recluse entre les murs de son foyer et ceux du collège de bonnes sœurs, préservée des aspérités de la vie, meublant ses songeries romanesques d’aiguilles à tricoter et de laine d’Ecosse, mais l’image de ses rêves ne coïncidait en rien avec ce grand gaillard qui s’approchait en murmurant son nom. Pedro III leva la main et lui toucha le cou à hauteur de l’oreille. Blanca sentit quelque chose de chaud lui sillonner tout le corps, ses jambes flageolèrent, elle ferma les yeux et s’abandonna. Il l’attira avec douceur et l’enveloppa de ses bras, elle enfouit son nez dans la poitrine de cet homme qu’elle ne connaissait pas, si différent du garnement chétif avec qui, quelques mois auparavant, elle échangeait des caresses jusqu’à n’en plus pouvoir. Elle respira son odeur nouvelle, se frotta contre sa peau rugueuse, palpa ce corps robuste et noueux et éprouva une paix somptueuse et totale, sans rien de commun avec l’agitation qui s’était emparée de lui. De la langue ils se fouillèrent l’un l’autre comme autrefois, mais c’était comme une caresse qu’ils venaient d’inventer, ils tombèrent à genoux en s’embrassant avec frénésie puis roulèrent sur le doux matelas de terre humide. Ils se découvraient pour la première fois et n’avaient rien à se dire. La lune parcourut tout l’horizon sans qu’ils s’en aperçussent, occupés qu’ils étaient à explorer leur plus secrète intimité, à insatiablement se glisser dans la peau l’un de l’autre.
A compter de cette nuit-là, Blanca et Pedro III se retrouvèrent régulièrement à la même heure et au même endroit. Le jour, elle brodait, lisait et peignait d’insipides aquarelles aux abords de la maison, sous l’œil béat de la nounou qui pouvait dormir sur ses deux oreilles. Clara, au contraire, pressentait que quelque chose d’étrange était en train de se passer, car elle pouvait remarquer comme une coloration nouvelle dans l’aura qui entourait sa fille, et elle croyait en deviner la cause. Pedro III accomplissait ses tâches habituelles aux champs et ne cessa point de se rendre au village pour voir ses amis. À la nuit tombante, il était mort de fatigue, mais la perspective de retrouver Blanca le revigorait. Il n’avait pas quinze ans pour rien. Ainsi se déroula pour eux tout cet été et bien des années plus tard, l’un comme l’autre devaient se remémorer ces nuits ardentes comme la meilleure époque de leurs vies.
Entre-temps, Jaime et Nicolas mettaient les vacances à profit pour faire toutes ces choses qui étaient prohibées à l’internat britannique : braillant à tue-tête, se chamaillant sous n’importe quel prétexte, se métamorphosant en deux petits morveux à prendre avec des pincettes, couverts de guenilles, les genoux couronnés, la tête pleine de poux, gavés de fruits encore tièdes sitôt après la cueillette, de soleil et de liberté. Ils partaient dès l’aube et ne rentraient qu’au soir à la maison, passant leur temps à chasser le lièvre au lance-pierres, à galoper à perdre haleine et à épier les femmes qui savonnaient leur linge au bord de la rivière.
Ainsi passèrent trois années, jusqu’à ce que le tremblement de terre vînt infléchir le cours des choses. Au terme des dernières vacances, les jumeaux s’en retournèrent à la capitale avant le reste de la famille, accompagnés de la nounou, des domestiques venus de la ville et d’une bonne partie des bagages. Les garçons regagnaient directement leur collège, cependant que la nounou et les autres gens de maison préparaient la grande demeure du coin en vue de l’arrivée des maîtres.
Blanca resta quelques jours de plus à la campagne avec ses parents. C’est alors que Clara commença à avoir des cauchemars, à arpenter les couloirs en somnambule et à se réveiller en hurlant. Le jour, elle errait comme une simple d’esprit, lisant des signes prémonitoires dans le comportement des bêtes : dans le fait que les poules ne pondaient plus leur œuf quotidien, que les vaches avaient l’air effrayées, que les chiens hurlaient à la mort, que rats, araignées et vers de terre sortaient de leurs trous, que les oiseaux avaient abandonné leurs nids et s’éloignaient par bandes, laissant leurs petiots crier de faim parmi les branches. Elle observait avec obsession la fine colonne de fumée blanche du volcan, scrutant les variations de couleur du ciel. Blanca lui prépara des infusions calmantes et des bains tièdes et Esteban eut recours pour la tranquilliser à la vieille petite boîte de pilules homéopathiques, mais les mauvais songes continuaient de plus belle :
— La terre va trembler ! disait Clara, de jour en jour plus pâle et agitée.
— Bon Dieu, Clara, mais elle n’arrête jamais vraiment de trembler ! lui répondait Esteban.
- Cette fois, ce sera différent. Il y aura dix mille morts.
- Il n’y a pas autant de gens dans tout le pays ! se moquait-il.
Le cataclysme se déclencha à quatre heures du matin. Clara fut réveillée peu avant par un cauchemar apocalyptique plein de chevaux éventrés, de vaches emportées par la mer, de gens rampant sous les décombres et de gouffres s’ouvrant dans le sol où s’abîmaient les maisons. Elle se leva, blême de terreur, et courut jusqu’à la chambre de Blanca. Mais, comme toutes les nuits, Blanca avait fermé sa porte à clef et s’était laissée glisser par la fenêtre pour diriger ses pas vers la rivière. Ces derniers jours avant le retour en ville, cette passion de nuits d’été prenait des proportions terribles, car devant l’imminence d’une nouvelle séparation, les jeunes gens profitaient de tous les moments possibles pour s’aimer sans frein. Ils passaient la nuit à la rivière, insensibles au froid et à la fatigue, s’ébattant avec la dernière énergie, et ce n’est qu’au moment d’entrevoir les premières lueurs du jour que Blanca s’en revenait à la maison et y pénétrait par la fenêtre de sa chambre, juste à temps pour entendre le coq chanter. Clara arriva donc devant la porte de sa fille et tenta de l’ouvrir, mais elle était bloquée. Elle frappa et comme personne ne répondait, elle sortit en courant, contourna la maison et vit alors la baie grande ouverte, les hortensias plantés par Férula tout piétinés. En un rien de temps elle eut compris la cause de cette coloration nouvelle de l’aura de Blanca, de ses cernes, de sa langueur et de son silence, de ses somnolences matutinales et de ses aquarelles de fin d’après-midi. Et c’est à ce moment précis que se déclencha le tremblement de terre.
Clara sentit le sol s’ébranler et ne put rester debout. Elle tomba à genoux. Les tuiles du toit se détachèrent et se mirent à pleuvoir autour d’elle dans un fracas assourdissant. Elle vit le mur de pisé de la maison s’ouvrir comme si un coup de hache lui avait été assené de plein fouet et la terre béa, ainsi qu’elle l’avait vu dans ses rêves, et une énorme crevasse se dessina sous ses yeux, engloutissant au passage les poulaillers, les auges du lavoir et une partie de l’écurie. La citerne pencha puis s’effondra par terre, libérant mille litres d’eau sur les volailles qui avaient survécu et qui battaient désespérément des ailes. Dans le lointain, le volcan crachait feu et fumée comme un dragon furieux. Les chiens rompirent leurs chaînes et, rendus fous, se mirent à courir en tous sens, les chevaux libérés par l’affaissement de l’écurie humaient l’air et hennissaient de peur avant de s’emballer et de foncer en rase campagne, les peupliers titubaient comme des ivrognes et certains s’abattaient, les racines en l’air, écrabouillant les nichées de moineaux. Mais le plus terrible fut ce rugissement montant des entrailles de la terre, ce souffle rauque de géant qui se fit longuement entendre, semant partout l’épouvante. Clara tenta de se traîner vers la maison tout en hélant Blanca, mais les grondements du sol couvrirent sa voix. Elle vit les paysans terrifiés sortir de leurs bicoques, implorant le ciel, se regroupant à qui mieux mieux, tirant le bras des enfants, décochant un coup de pied aux chiens, poussant sans ménagements les vieillards, s’évertuant à sauver leurs maigres biens dans cette avalanche de tuiles et de briques qui paraissait jaillir du ventre de la terre comme un interminable grondement de fin du monde.
Esteban Trueba fit son apparition dans l’encadrement de la porte au moment où la demeure se brisait comme une coquille d’œuf et s’écroulait dans un nuage de poussière, l’écrasant sous une montagne de décombres. Clara rampa jusque-là, l’appelant à grands cris, mais nul ne répondit.
La première secousse du séisme dura près d’une minute et fut la plus forte à avoir été enregistrée à cette date dans cette contrée à catastrophes. Elle mit par terre tout ce qui tenait debout et le reste acheva de s’écrouler avec le chapelet de tremblements mineurs qui continua d’ébranler l’univers jusqu’au petit matin. Aux Trois Maria, on attendit le point du jour pour dénombrer les morts, désensevelir ceux qui étaient enterrés et qui gémissaient encore sous les gravats, et, parmi eux, Esteban Trueba que tout le monde savait où chercher mais que nul n’espérait retrouver en vie. Il fallut quatre hommes, sous les ordres de Pedro junior, pour déblayer le monceau de poussière, de tuiles et de briques qui le recouvrait. Clara s’était départie de son angélique distraction et, avec la même vigueur qu’un homme, aidait à ôter les pierres.
— Il faut le sortir de là ! Il est en vie et nous entend ! assurait Clara, leur rendant ainsi courage pour continuer.
Aux premiers rayons apparurent Blanca et Pedro III, indemnes. Clara marcha sur sa fille et lui administra une paire de claques, pour aussitôt l’embrasser en pleurant, soulagée de la savoir saine et sauve et de l’avoir à ses côtés.
- Ton père est là-dessous ! lui indiqua Clara.
Les jeunes gens s’attelèrent à la tâche en compagnie des autres et au bout d’une heure, alors que le soleil avait déjà émergé dans cet univers en détresse, ils exhumèrent le patron de sa tombe. Si nombreuses étaient ses fractures qu’on n’aurait su en faire le compte, mais il était bien vivant, les yeux ouverts.
— Il faut le conduire au village pour le faire voir aux médecins, dit Pedro junior.
Ils discutaillaient de la meilleure façon de le transporter sans que ses os se perdissent en route comme d’un sac troué quand débarqua Pedro Garcia senior qui, grâce à sa cécité et à son extrême vieillesse, avait supporté le séisme sans broncher. Il s’accroupit à côté du blessé et lui examina précautionneusement le corps, l’arpentant avec ses mains, l’auscultant de ses vieux doigts, ne laissant aucun repli en marge de son estimation, aucune fracture qui ne fût prise en compte.
— Si vous le bougez d’ici, il est mort, énonça-t-il.
Esteban Trueba n’était pas inconscient et l’entendit fort distinctement, il se souvint du fléau des fourmis et décréta que le vieux était sa seule planche de salut.
— Laissez-le, bredouilla-t-il, il sait ce qu’il fait.
Pedro Garcia fit apporter une couverture ; son fils et son petit-fils parvinrent à y glisser le patron, à le soulever avec soin, à le disposer sur une table de fortune qu’ils avaient montée au milieu de ce qui avait été la cour et qui n’était plus qu’une minuscule clairière dans ce cauchemar de gravats, de cadavres de bêtes, d’enfants en pleurs, de chiens gémissants, de femmes en prières. Parmi les ruines, on récupéra une outre de vin dont Pedro Garcia fit trois parts, l’une pour laver le corps du blessé, la seconde à lui donner à boire, la troisième pour lui-même, qu’il lampa avec lenteur avant de se mettre à lui rajuster les os un à un, posément, patiemment, tirant par-ci, raboutant par-là, remettant chacun à sa place, les éclissant, les entourant de bandes découpées dans des draps afin de les immobiliser, tout en marmonnant des litanies de saints guérisseurs, en invoquant la bonne fortune et la Vierge Marie, et en supportant les bramements et blasphèmes d’Esteban Trueba sans que s’altérât sa béate physionomie d’aveugle. À tâtons, il lui reconstitua si bien le corps que les médecins qui le réexaminèrent après coup ne purent croire que pareille chose fût possible.
— Pour ma part, je n’aurais même pas essayé, reconnut le docteur Cuevas quand il fut mis au courant.
Les ravages du séisme plongèrent le pays dans un deuil de longue durée. Ce n’était pas assez que le sol s’ébrouât jusqu’à tout flanquer par terre, il fallut encore que la mer se retirât de plusieurs milles pour rappliquer en une seule vague géante qui projeta des bateaux au sommet des collines, à grande distance de la côte, emporta des hameaux entiers, des chemins, des troupeaux, et enfonça plusieurs îles du Sud à plus d’un mètre au-dessous du niveau de la mer. On vit des édifices s’effondrer comme des dinosaures blessés, d’autres se désassembler comme des châteaux de cartes, les morts se comptaient par milliers et il n’était pas de famille qui n’eût l’un des siens à pleurer. L’eau salée de la mer anéantit les récoltes, les incendies rasèrent des quartiers entiers de villes et des villages et, pour finir, apothéose du châtiment divin, la lave se mit à couler, la cendre à pleuvoir sur les bourgades proches des volcans. Les gens ne voulaient plus passer la nuit sous leurs toits, terrorisés à l’idée que le cataclysme pût se rééditer, ils montaient des tentes de fortune en terrains découverts, dormaient sur les places ou en pleine rue. La troupe dut parer à la pagaïe qui régnait et fusilla séance tenante tous ceux qu’elle surprenait à piller, car, tandis que les plus chrétiens s’entassaient dans les églises pour implorer la rémission des péchés et prier Dieu qu’il calmât son courroux, les voleurs erraient parmi les ruines et là où pointait une oreille ornée d’une boucle, un doigt d’un anneau, ils s’en emparaient d’un coup de couteau, sans vérifier si la victime était morte ou seulement prisonnière des décombres. Une ribambelle de germes déboula sur le pays, y déclenchant diverses épidémies. C’est à peine si le reste du monde, bien trop occupé par une nouvelle guerre, s’aperçut que la nature était devenue folle dans ce coin perdu de la planète, et pourtant arrivèrent malgré tout des cargaisons de médicaments, de couvertures, de vivres et de matériaux de construction qui s’égarèrent dans les mystérieux méandres de l’administration publique, à tel point que des années plus tard, on pouvait encore se procurer des boîtes de corned-beef nord-américaines et le lait en poudre venu d’Europe au prix des denrées les plus rares dans les épiceries fines.
Esteban Trueba passa quatre mois tout emmailloté de bandages, maintenu par des attelles, des plâtres et des crochets, soumis à l’atroce supplice du fourmillement de l’immobilité, rongé par l’impatience. Son humeur empira tant et si bien que nul ne put plus le supporter. Clara resta à la campagne pour s’occuper de lui et quand les communications furent rétablies, l’ordre restauré, on renvoya Blanca comme interne à son collège, sa mère ne pouvant s’occuper d’elle.
A la capitale, le séisme avait surpris la nounou dans son lit, et quoiqu’on l’eût moins ressenti que dans le Sud, il l’avait fait mourir de terreur. La grande maison du coin avait craqué comme une noix, ses murs s’étaient fendillés et le grand lustre à pendeloques de cristal de la salle à manger s’était effondré et réduit en miettes dans un glas de mille clochettes. À part ça, le seul malheur avait été la mort de la nounou. Quand l’épouvante des premiers moments se fut dissipée, les domestiques constatèrent que la vieille femme n’était pas descendue dans la rue pour fuir avec tout le monde. Ils rentrèrent la chercher et la découvrirent sur son grabat, les yeux exorbités, le peu de cheveux qui lui restaient hérissés de frayeur. Dans le tohu-bohu de ces jours-là, on ne put lui faire les dignes funérailles qu’elle eût souhaitées, mais on dut l’enterrer à la sauvette, sans larmes ni discours. N’assista à ses obsèques aucun des nombreux enfants qui n’étaient pas les siens mais qu’elle avait mis tant d’amour à élever.
Le tremblement de terre marqua un changement si important dans l’existence de la famille Trueba que, désormais, ils répartirent les événements en les datant d’avant ou d’après. Aux Trois Maria, Pedro Garcia junior, dans l’impossibilité où se trouvait le patron de bouger de son lit, reprit ses fonctions de régisseur. Il lui revint la tâche de réorganiser le travail des fermiers, de rétablir l’ordre et de restaurer cette ruine qu’était redevenue la propriété. On commença par enterrer les morts dans le petit cimetière au pied du volcan, miraculeusement épargné par la coulée de lave qui avait dévalé les flancs de la montagne maudite. Les tombes neuves donnèrent un petit air de fête à l’humble nécropole et on y planta des rangées de bouleaux pour prodiguer de l’ombre à ceux qui viendraient visiter leurs défunts. On reconstruisit une à une les maisonnettes de briques, sur le modèle exact de ce qu’elles avaient été, les écuries, la laiterie et la grange, et l’on se remit à préparer la terre pour les semailles, remerciant le Ciel que la lave et les cendres fussent tombées de l’autre côté, laissant le domaine indemne. Pedro III dut renoncer à ses virées au village, son père le réclamant à ses côtés. Il le secondait de mauvais gré, lui faisant remarquer qu’ils se brisaient les reins à restaurer la prospérité du patron tandis qu’eux-mêmes continuaient d’être aussi pauvres que par-devant.
— Il en a toujours été ainsi, fiston. Vous ne pouvez pas changer la loi de Dieu, lui répondit son père.
— Si, père, on peut la changer. Il y a des gens qui sont en train de le faire, mais ici on ne connaît même pas les nouvelles. Partout dans le monde il se passe des choses importantes... argumentait Pedro III en lui régurgitant d’une traite le discours de l’instituteur communiste ou du père José Dulce Maria.
Pedro junior ne répondait pas et continuait à trimer sans se laisser ébranler. Il faisait les gros yeux quand son fils, profitant de ce que l’incapacité du patron relâchait la surveillance, rompait le cercle de la censure et introduisait aux Trois Maria les brochures interdites des syndicalistes, les journaux politiques de l’instituteur et les étranges interprétations bibliques du curé espagnol.
Sur ordre d’Esteban Trueba, le régisseur entama la reconstruction de la maison de maître selon les mêmes plans que le bâtiment originel. Ils ne troquèrent même pas les briques de paille et de glaise cuite pour des agglomérés modernes, ni ne modifièrent la dimension des fenêtres trop étroites. Les seules améliorations consistèrent à amener l’eau chaude dans la salle de bains et à remplacer l’antique cuisinière à bois par un appareil à paraffine auquel nul cordon-bleu ne put s’habituer et qui finit ses jours en relégation dans la cour pour l’usage indiscriminé des poules. Le temps que la maison fût rebâtie, on bricola un abri de planches avec un toit en zinc où l’on plaça Esteban sur son lit d’infirme ; de là, par une lucarne, il pouvait observer les progrès des travaux et hurler ses directives, bouillant de rage à cause de son immobilité forcée.
Clara changea beaucoup en l’espace de ces quelques mois. Avec Pedro Garcia junior, elle dut se mettre en devoir de sauver ce qui pouvait être sauvé. Pour la première fois de sa vie, sans aide aucune, ne pouvant plus compter ni sur son mari, ni sur Férula, ni sur la nounou, elle dut assumer les problèmes matériels. Elle s’éveillait enfin au terme d’une enfance prolongée où elle avait toujours été protégée, entourée de soins, de tout le confort, sans obligation aucune. Esteban Trueba avait la manie de trouver que tout ce qu’il mangeait le rendait patraque, sauf ce qu’elle préparait elle-même, si bien qu’elle passait une bonne part de sa journée cloîtrée dans la cuisine à plumer des poules pour préparer des bouillons de malade et à pétrir la pâte à pain. Elle dut jouer les infirmières, le laver avec une éponge, changer ses bandages, lui mettre et lui ôter le bassin. Il devenait de jour en jour plus despotique et acariâtre, exigeait qu’elle lui mît un oreiller là, non, plus haut, et apporte-moi du vin, non, je t’ai dit que je voulais du blanc, ouvre la fenêtre, ferme-la, j’ai mal ici, j’ai faim, j’ai chaud, gratte-moi le dos, plus bas. Clara en vint à le redouter bien davantage qu’à l’époque où il était cet homme sain et vigoureux qui faisait irruption dans le calme de sa vie avec son odeur de mâle avide, sa grosse voix d’ouragan, ses assauts sans merci, son hégémonie de grand seigneur, imposant son bon vouloir et balançant ses foucades contre le fragile équilibre qu’elle ménageait entre les esprits de l’au-delà et les âmes nécessiteuses d’ici-bas. Elle en arriva à le détester. À peine ses os se furent-ils ressoudés et put-il tant soit peu bouger qu’Esteban fut de nouveau tenaillé par le désir de la serrer contre lui et chaque fois qu’elle passait à proximité, il lui claquait les fesses, la confondant dans son dérangement de malade avec ces robustes paysannes qui, durant ses années de célibat, le servaient à la cuisine comme au lit. Clara ne se sentait plus en âge pour ces choses-là. Les malheurs l’avaient éthérée, les années et L’absence d’amour pour son mari l’avaient amenée à considérer le sexe comme un passe-temps quelque peu brutal qui lui laissait les articulations endolories et mettait la chambre sens dessus dessous. En l’espace de quelques heures, le séisme l’avait fait reprendre pied dans la violence, la vulgarité et la mort, et l’avait remise en contact avec ces besoins élémentaires de la vie qu’elle ignorait jusque-là. Le guéridon et la faculté de lire l’avenir dans les feuilles de thé ne lui étaient d’aucun secours face à la nécessité de prémunir les fermiers contre l’épidémie et les diarrhées, la terre contre la sécheresse et les légions d’escargots, les vaches contre la fièvre aphteuse, les poules contre la pépie, la garde-robe contre les mites, ses propres enfants contre le laisser-aller, son époux contre la mort et contre son irrépressible propension à s’emporter. Clara était exténuée. Elle se sentait seule et désemparée et, au moment de prendre une décision, elle ne pouvait compter sur l’aide de personne, hormis Pedro Garcia junior. Cet homme fidèle et taciturne était toujours là à portée de voix, mettant un élément de stabilité dans ce brimbalement de bourrasque qui avait envahi sa vie. Souvent, en fin de journée, Clara venait le chercher pour lui offrir une tasse de thé. Ils prenaient place sous un auvent dans les fauteuils de rotin et attendaient que la tombée de la nuit vînt soulager les tensions du jour. Ils regardaient l’obscurité descendre en douceur, les premières étoiles scintiller dans le ciel, ils écoutaient coasser les rainettes et se tenaient cois. Ils avaient beaucoup de choses à discuter, bien des problèmes à résoudre, maintes décisions à prendre, mais l’un comme l’autre comprenaient que cette demi-heure de silence était une récompense bien méritée, ils buvaient leur thé sans se presser, pour le faire durer plus longtemps, chacun songeant à la vie de l’autre. Ils se connaissaient depuis plus de quinze ans, ils se retrouvaient à proximité l’un de l’autre tous les étés, mais ils n’avaient échangé au total que bien peu de phrases. Pedro junior considérait la patronne comme quelque lumineuse apparition estivale, étrangère aux affres et aux rudesses de la vie, d’une espèce différente des autres femmes qu’il avait connues. Même à présent, avec ses mains fouissant la pâte ou son tablier ensanglanté par la volaille du déjeuner, elle lui semblait comme un mirage dans la réverbération du jour. Ce n’est qu’en fin de journée, dans la paix de ces instants qu’ils partageaient devant leur tasse de thé, qu’il pouvait la contempler sous ses dimensions humaines. En secret, il lui avait juré fidélité, et, comme un adolescent, il se laissait parfois bercer par l’idée de donner sa vie pour elle. L’estime qu’il lui portait n’avait d’égale que la haine qu’il vouait à Esteban Trueba.
Il s’en fallait encore de beaucoup que la maison fût devenue habitable quand on vint leur installer le téléphone. Cela faisait quatre ans qu’Esteban se battait pour l’avoir et on venait précisément le lui poser au moment où il n’avait même plus de toit pour le protéger des intempéries. L’appareil ne fit pas long feu, mais il permit d’appeler les jumeaux et d’entendre leurs voix comme venant d’une autre galaxie, au milieu d’un grondement assourdissant et des interruptions de l’opératrice du village qui s’immisçait dans la conversation. C’est par le téléphone qu’ils surent que Blanca était tombée malade et que les bonnes sœurs se refusaient à la garder. La jeune fille avait une toux persistante, une fièvre qui ne voulait pas tomber. La peur de la tuberculose hantait tous les foyers, car il ne se trouvait pas une famille qui n’eût à déplorer en son sein quelque cas de phtisie, de sorte que Clara résolut d’aller la chercher. Le jour même du départ de Clara, Esteban Trueba démantibula le téléphone à coups de canne : celui-ci s’était mis à sonner et Esteban lui avait crié de se taire, qu’il arrivait, mais l’appareil avait sonné de plus belle et le patron, dans un accès de fureur, l’avait pilonné d’une pluie de coups, se luxant par la même occasion la clavicule que Pedro Garcia senior avait eu tant de mal à rafistoler.
C’était la première fois que Clara voyageait seule. Elle avait fait le même trajet au fil des années, mais toujours distraite, car elle pouvait alors compter sur quelqu’un qui s’occuperait des détails matériels cependant qu’elle-même rêvassait en contemplant le paysage par la baie. Pedro Garcia junior l’avait conduite jusqu’à la gare et installée dans le train. Au moment du départ, elle s’était penchée par la portière, avait effleuré sa joue d’un baiser et lui avait souri. Il avait porté la main à son visage pour protéger du vent ce baiser furtif et ne lui avait pas rendu son sourire, car une profonde tristesse l’avait soudain envahi.
Guidée par l’intuition bien plus que par la connaissance des choses ou la logique, Clara trouva moyen d’arriver sans incidents au collège de sa fille. La mère supérieure la reçut dans son bureau spartiate au mur orné d’un énorme Christ sanguinolent et à la table décorée d’un insolite bouquet de roses rouges.
— Nous avons fait venir le médecin, madame Trueba, lui dit-elle. L’enfant n’a rien aux poumons, mais il vaut mieux que vous l’emmeniez, la campagne lui fera du bien. Vous comprendrez que nous ne puissions prendre cette responsabilité sur nous.
La religieuse agita une sonnette et Blanca fit son entrée. Elle paraissait plus pâle et amaigrie, avec des ombres violacées sous les yeux qui eussent impressionné n’importe quelle mère, mais Clara comprit sur-le-champ que ce n’était pas le corps de sa fille qui était atteint de maladie, mais son âme. L’horrible uniforme grisâtre la faisait paraître beaucoup plus jeunette qu’elle n’était, malgré ses formes de femme qui distendaient les coutures. Blanca resta interdite à la vue de sa mère dont elle se souvenait comme d’un ange vêtu de blanc, frivole et enjoué, qui s’était métamorphosé en quelques mois en femme de tête aux mains calleuses, à la bouche encadrée de deux rides profondément marquées.
Elles allèrent voir les jumeaux au collège. C’était la première fois qu’ils se retrouvaient depuis le tremblement de terre et elles eurent la surprise de constater que le seul lieu du territoire national à avoir été épargné par le cataclysme était ce vieil établissement où on n’en avait même pas entendu parler. Les dix mille morts y avaient été passés par pertes et profits tandis que tout un chacun continuait à chanter en anglais et à jouer au cricket, sensible aux seules nouvelles de Grande-Bretagne qui arrivaient avec trois semaines de retard. Elles découvrirent avec perplexité que ces deux garçons nés dans le dernier bled perdu du continent américain et dans les veines desquels coulait un sang hispano-arabe parlaient le castillan avec l’accent d’Oxford, et que la seule émotion qu’ils étaient capables d’exprimer était l’étonnement, en haussant le sourcil gauche. Ils n’avaient plus rien de commun avec ces deux garnements pouilleux et exubérants qui passaient leurs étés à la campagne. « J’espère que tout ce flegme anglo-saxon ne va pas me les rendre idiots », marmonna Clara en faisant ses adieux à ses fils.
La mort de la nounou qui, malgré son grand âge, assumait la responsabilité de la grande maison du coin en l’absence des maîtres, avait semé la débandade parmi les domestiques. Sans surveillance, ils se détournèrent de leurs tâches et passaient le plus clair de la journée en orgies de sieste et de ragots, cependant que les plantes non arrosées séchaient sur pied et que les araignées se baguenaudaient dans les coins. Le relâchement était si manifeste que Clara résolut de fermer la maison et de donner à tous leur- congé. Puis, avec Blanca, elle se mit en devoir de recouvrir les meubles avec des draps et de semer de la naphtaline un peu partout. Elles ouvrirent l’une après l’autre les cages à oiseaux et le ciel s’emplit de perruches, de canaris, de chardonnerets et de paradisiers qui voletaient en tournicotant sur eux-mêmes, aveuglés par la liberté, avant de prendre finalement leur essor vers les quatre points cardinaux. Blanca nota qu’au cours de tous ces chamboulements, il ne se trouva pas un fantôme pour surgir de derrière les rideaux, pas un rose-croix pour débarquer, prévenu par son sixième sens, pas un poète au ventre creux attiré par le besoin. Sa mère paraissait s’être métamorphosée en femme ordinaire, en campagnarde.
— Je vous trouve bien changée, maman, lui fit remarquer Blanca.
— Ce n’est pas moi qui ai changé, c’est le monde, lui répondit Clara.
Avant de partir, elles se rendirent jusqu’à la chambre de la nounou, dans l’arrière-cour des domestiques. Clara ouvrit ses tiroirs, sortit la valise en carton bouilli dont la bonne femme s’était servie un demi-siècle durant, et inspecta sa garde-robe. Il n’y avait là que quelques effets, de vieilles espadrilles, des boites de toutes dimensions attachées avec des élastiques ou des rubans, où elle conservait des images de première communion ou de baptême, des mèches de cheveux, des rognures d’ongles, des photos délavées et de petits chaussons de bébé hors d’usage. C’étaient des souvenirs de tous les rejetons de la famille del Valle, puis de ceux des Trueba, qui lui étaient passés entre les mains et qu’elle avait bercés contre son sein. Sous le lit, elle découvrit en paquet les déguisements auxquels recourait jadis la nounou pour faire partir son mutisme. Assise sur le grabat avec ces trésors sur les genoux, Clara pleura longuement cette femme qui avait passé sa vie à faciliter celle des autres et qui était morte dans la solitude.
— Après s’être donné tant de mal pour me faire peur, c’est elle qui est morte de frayeur, constata Clara.
Elle fit transférer le corps dans le mausolée des del Valle, au Cimetière catholique, car elle se dit que la nounou n’eût pas aimé être enterrée au milieu des juifs et des évangélistes, et qu’elle eût préféré se retrouver dans la mort aux côtés de ceux qu’elle avait servis de son vivant. Elle déposa un bouquet de fleurs sur la pierre tombale et se rendit avec Blanca à la gare pour s’en retourner aux Trois Maria.
Durant le voyage en train, Clara donna à sa fille les dernières nouvelles de sa famille et de la santé de son père, espérant que Blanca lui poserait la seule question qu’elle la savait avide de formuler, mais Blanca ne fit aucune allusion à Pedro III Garcia et Clara n’osa davantage en parler. Elle avait dans l’idée qu’en mettant un nom sur les problèmes, ceux-ci deviennent tangibles et il n’est plus possible de les éluder ; en revanche, maintenus dans les limbes du non-dit, ils peuvent disparaître d’eux-mêmes avec le temps. À la gare les attendait Pedro junior avec la voiture, et Blanca ne fut pas peu surprise de l’entendre siffloter tout au long du chemin menant aux Trois Maria, car le régisseur avait plutôt la réputation d’un homme taciturne.
Ils trouvèrent Esteban Trueba assis dans un fauteuil recouvert de peluche bleue auquel on avait ajusté des roues de bicyclette, dans l’attente qu’arrivât de la capitale la chaise roulante qu’il avait commandée et que Clara ramenait parmi les bagages. Il dirigeait les travaux de la maison avec force jurons et coups de canne énergiques, si absorbé qu’il les accueillit d’un baiser distrait et omit de s’enquérir de la santé de sa fille.
Ils dînèrent ce soir-là sur une table rustique confectionnée avec des planches, à la lueur d’une lampe à pétrole. Blanca vit sa mère servir le repas dans des plats de terre cuite de fabrication artisanale, à la manière dont on faisait les briques, car toute la vaisselle avait succombé au séisme. La nounou n’était plus là pour s’occuper des problèmes de cuisine, ceux-ci s’étaient trouvés simplifiés jusqu’à la frugalité et ils n’eurent à se partager qu’une soupe de lentilles, du pain, du fromage et de la pâte de coings, soit moins encore que ce qu’elle avait à manger à l’internat les vendredis où on faisait maigre. Esteban disait que sitôt qu’il pourrait tenir sur ses deux jambes, il se rendrait lui-même à la capitale pour y acheter les choses les plus précieuses et les plus chères et en décorer sa maison, car il en avait plein le cul de vivre comme un péquenot à cause de cette satanée nature hystérique dans ce foutu pays de cons. De tout ce qui se dit à table, Blanca ne retint qu’une chose, c’est qu’Esteban avait renvoyé Pedro III Garcia avec ordre de ne plus remettre les pieds au domaine, car il l’avait surpris à répandre des idées communistes parmi les paysans. À ces mots, la jeune fille blêmit et laissa tomber le contenu de la louche sur la nappe. Clara fut la seule à remarquer son trouble, car Esteban était embringué dans son sempiternel soliloque sur ces moins que rien qui mordent la main qui leur donne à manger, « et tout ça par la faute de ces politicaillons du démon ! Comme ce nouveau candidat socialiste, un fantoche qui se mêle de sillonner le pays du nord au sud dans son train de pacotille, à insurger les bonnes gens avec ses rodomontades bolcheviques, mieux vaut pour son matricule qu’il ne rapplique pas par ici, car s’il descend de son train, nous en ferons de la purée, nous sommes prêts, pas un seul patron dans toute la région qui ne soit d’accord, on ne va pas permettre leur prêchi-prêcha contre le travail honnête, contre le juste prix de l’effort, la récompense de ceux qui savent aller de l’avant, on ne nous fera pas gober que ces fainéants gagnent autant que nous qui travaillons du lever au coucher du soleil et savons placer notre capital, courir des risques, assumer des responsabilités, car si on va au fond des choses, leurs histoires comme quoi la terre est à celui qui la travaille vont se retourner contre eux, parce que le seul à savoir travailler ici, c’est moi, avant moi tout n’était que ruine et le serait encore sans moi, et le Christ lui-même n’a pas dit qu’il fallait partager le fruit de nos efforts avec les bons à rien, et ce petit merdeux de Pedro III qui ose venir raconter ça sur mes terres, si je ne lui ai pas tiré une balle dans la tête c’est que j’estime beaucoup son père et que, d’une certaine manière, je dois la vie à son grand-père, mais je l’ai déjà prévenu que si je le reprenais à rôder dans les parages, j’en ferais de la bouillie à coups de chevrotines ».
Clara n’avait pas pris part à la conversation. Elle était occupée à servir et desservir et à observer sa fille du coin de l’œil mais, en emportant la soupière avec le reste de lentilles, elle entendit les derniers accents de la cantilène de son époux :
— Tu ne peux pas empêcher le monde de changer, Esteban, lui dit-elle. Si ce n’est pas Pedro III Garcia, ce sera un autre qui fera pénétrer les idées nouvelles aux Trois Maria.
Esteban Trueba assena un coup de canne à la soupière que sa femme tenait à deux mains et l’envoya valdinguer, répandant tout son contenu par terre. Blanca se leva, horrifiée. C’était la première fois qu’elle voyait la mauvaise humeur de son père dirigée contre Clara et elle pensa que celle-ci allait entrer dans une de ses transes de lunatique, ou bien alors s’envoler par la fenêtre, mais rien de cela ne se produisit. Clara ramassa les morceaux de la soupière brisée avec son calme habituel, sans donner l’impression qu’elle entendait un traître mot du chapelet d’obscénités de bourlingueur qu’expectorait Esteban. Elle attendit qu’il eût fini de rouspéter, lui souhaita bonne nuit d’un tendre baiser sur la joue et sortit en entraînant Blanca par la main.
L’absence de Pedro III ne troubla pas Blanca. Elle allait tous les jours à la rivière et attendait. Elle savait que la nouvelle de son retour à la campagne atteindrait tôt ou tard le garçon et que l’appel de l’amour le rejoindrait où qu’il fût. Il en fut bien ainsi. Au cinquième jour, elle vit s’avancer un individu déguenillé, enveloppé dans un poncho d’hiver, coiffé d’un chapeau à larges bords, traînant après lui un âne chargé d’ustensiles de cuisine, de faitouts de fer-blanc, de théières en étain, de grandes marmites émaillées, de louches de toutes contenances, dans un concert de boîtes de conserve qui annonçait son passage une dizaine de minutes à l’avance. Elle ne le reconnut pas. On aurait dit un misérable vieillard, l’un de ces tristes colporteurs qui sillonnent la province en faisant du porte-à-porte avec leur camelote. Il s’arrêta devant elle, ôta son chapeau et c’est alors qu’elle vit les magnifiques yeux noirs étincelant au milieu d’une crinière et d’une barbe hirsutes. Le bourricot continua à brouter l’herbe avec son chargement de batteries de casseroles, cependant que Blanca et Pedro III assouvissaient la faim et la soif accumulées depuis tant de mois de silence et de séparation, roulant parmi les pierres et les broussailles et gémissant comme des désespérés. Puis ils demeurèrent enlacés au milieu des roseaux de la berge. Dans le vrombissement des libellules et le coassement des rainettes, elle lui raconta qu’elle avait garni ses souliers de peaux de bananes et de papier buvard pour se faire monter la fièvre et qu’elle avait ingurgité de la poussière de craie jusqu’à tousser pour de bon, afin de convaincre les bonnes sœurs que sa pâleur et son inappétence n’étaient autres que les symptômes de la phtisie.
— Je voulais être près de toi ! dit-elle en l’embrassant dans le cou.
Pedro III lui parla de ce qui était en train de se passer de par le monde et dans le pays même, de cette guerre lointaine qui condamnait une moitié de l’humanité à l’étripage sous la mitraille, à l’agonie des camps de concentration, à un flux sans fin de veuves et d’orphelins, il lui parla des travailleurs d’Europe et d’Amérique du Nord dont les droits étaient désormais reconnus, le sacrifice des syndicalistes et des socialistes des décennies antérieures ayant suscité des lois plus justes, des républiques comme il faut, où les dirigeants ne détournaient pas le lait en poudre des sinistrés.
— Les derniers à être au courant, c’est toujours nous autres, les paysans, nous ne savons rien de ce qui se passe ailleurs. Ton père, ici, tout le monde le hait. Mais les gens en ont si peur qu’ils sont incapables de s’organiser pour lui tenir tête. Tu m’écoutes, Blanca ?
Elle l’écoutait, mais pour l’heure elle n’était préoccupée que de sentir son odeur de grain fraîchement cueilli, de lui lécher les oreilles, d’enfouir ses doigts dans cette barbe drue, d’entendre ses gémissements amoureux. Elle avait également peur pour lui. Non seulement elle savait que son père lui tirerait comme promis une balle dans la tête, mais que n’importe lequel des patrons de la région prendrait plaisir à en faire autant. Blanca rappela à Pedro III l’histoire du dirigeant socialiste qui, un ou deux ans auparavant, parcourait la contrée à bicyclette, distribuant des tracts sur les terres et organisant les fermiers, jusqu’au jour où les frères Sanchez s’emparèrent de lui, le tuèrent à coups de bâton et le pendirent à un poteau télégraphique au croisement de deux chemins, pour que tout le monde pût le voir. Il resta un jour et une nuit à se balancer là-haut contre le ciel, jusqu’à l’arrivée de la maréchaussée qui le détacha. Pour étouffer l’affaire, on l’imputa aux indiens de la réserve, quoique tout le monde sût qu’ils étaient pacifiques et que s’ils avaient peur de tuer une poule, à plus forte raison auraient-ils redouté de tuer un homme. C’est alors que les frères Sanchez allèrent le déterrer au cimetière pour exhiber à nouveau son cadavre ; c’en était trop, cette fois, pour qu’on pût réaccuser les indiens. Même après cela, la justice n’osa intervenir et la mort du socialiste fut promptement oubliée.
— Ils sont capables de te tuer, implora Blanca en l’étreignant.
— Je ferai attention, dit Pedro III pour la tranquilliser. Je ne resterai jamais longtemps au même endroit. Aussi ne pourrai-je te voir tous les jours. Attends-moi ici. Je viendrai chaque fois que je le pourrai.
- Je t’aime, dit-elle en sanglotant.
— Je t’aime aussi.
De nouveau ils s’enlacèrent avec cette insatiable fougue propre à leur âge, cependant que le bourricot continuait à mâchonner son herbe.
Blanca se débrouilla pour ne pas retourner au collège, se faisant vomir avec de la saumure chaude, se flanquant la diarrhée avec des prunes vertes, et des oppressions en se serrant la taille avec une sangle de cheval, jusqu’à ce que sa santé fût reconnue précaire, ce qui était précisément le but qu’elle recherchait. Elle imitait si bien les symptômes des diverses maladies qu’elle eût pu berner toute une assemblée de médecins, et elle finit par se convaincre elle-même qu’elle n’allait pas du tout. Chaque matin au réveil, elle procédait mentalement à une revue de détail de son organisme pour voir d’où elle souffrait et de quelle nouvelle atteinte elle était affligée. Elle apprit à mettre à profit la moindre circonstance pour se sentir au plus mal, des changements de température au pollen des fleurs, et à transformer toute affection bénigne en agonie. Clara était d’avis que ce qu’il y a de mieux, pour garder la santé, c’est de s’occuper les mains, aussi tint-elle en respect les maux de sa fille en lui donnant du travail. La jeune fille devait se lever tôt matin, comme tout un chacun, se laver à l’eau froide et faire ce qu’elle avait à faire, autrement dit enseigner à l’école, coudre à la lingerie et assumer la charge de l’infirmerie, des lavements à administrer aux plaies à suturer avec du fil et une aiguille de la boîte à ouvrage, sans qu’y fissent rien les évanouissements à la vue du sang ni les sueurs froides quand il fallait laver des vomissures. Pedro Garcia senior, qui avait alors près de quatre-vingt-dix ans et avait bien du mal à traîner sa carcasse, partageait avec Clara l’idée que les mains sont faites pour s’en servir. Ainsi, un jour que Blanca se plaignait sans relâche d’une terrible migraine, il l’appela et, de but en blanc, jeta dans son giron une boule de terre glaise. Il passa l’après-midi à lui enseigner à modeler l’argile pour fabriquer des récipients, sans que la jeune fille parût garder le moindre souvenir de ses douleurs. Le vieillard ignorait qu’il donnait là à Blanca ce qui deviendrait plus tard son seul moyen de subsistance et sa consolation aux heures de plus grande tristesse. Il lui apprit à mouvoir le tour avec le pied cependant qu’elle faisait voleter ses mains sur la glaise malléable pour confectionner des pots et des cruches. Mais Blanca eut tôt fait de découvrir que l’utilitaire l’ennuyait et qu’il était bien plus amusant de fabriquer des figures animales ou humaines. À la longue, elle en vint à confectionner un univers miniature de bêtes domestiques et de personnages appartenant à tous les corps de métiers, charpentiers, lavandières, cuisinières, tous dotés de leurs outils et de leurs meubles en réduction.
— Mais ça ne sert à rien ! dit Esteban Trueba en découvrant l’œuvre de sa fille.
— Cherchons plutôt à quoi ça peut servir, suggéra Clara.
C’est ainsi que surgit l’idée des Nativités. Blanca se mit à fabriquer des santons pour la crèche de Noël, non seulement les rois mages et les bergers, mais une multitude de personnages de l’engeance la plus variée et toutes sortes d’animaux, chameaux et zèbres d’Afrique, iguanes d’Amérique et tigres d’Asie, sans égard pour la zoologie particulière de Bethléem. Puis elle y ajouta des bestioles de son invention, accolant une moitié d’éléphant à un demi-crocodile, sans trop savoir qu’elle était en train de refaire en terre glaise ce que sa tante Rosa, qu’elle n’avait pas connue, avait fait à l’aide de son fil à broder sur sa nappe démesurée, cependant que Clara concluait que si ce genre de folies allaient se répétant au sein de la famille, c’est qu’il existait une mémoire génétique qui empêchait qu’elles ne sombrassent dans l’oubli. Les Nativités de Blanca, grouillantes de personnages, devinrent une attraction. Il lui fallut entraîner deux jeunes filles à l’aider pour venir à bout des commandes, cette année-là tout le monde voulait avoir la sienne pour la veillée de Noël notamment parce qu’il n’en coûtait rien. Esteban Trueba avait décrété que cette tocade de terre glaise convenait pour un divertissement de demoiselle, mais que s’il fallait en faire le commerce, le nom des Trueba se fût trouvé accolé à ceux des marchands de clous dans les bazars et des vendeurs de poisson frit sur les marchés.
Les retrouvailles de Blanca et de Pedro III étaient irrégulières et espacées, mais d’autant plus intenses. Au cours de ces années, elle s’accoutuma aux alarmes et aux attentes, se fit à l’idée qu’ils devraient toujours s’aimer en cachette et elle cessa de nourrir le rêve de se marier et d’aller vivre dans une de ces bicoques en brique qui appartenaient à son père. Souvent, des semaines passaient sans qu’elle sût rien de lui, mais soudain surgissait dans le domaine un facteur à bicyclette, un prédicateur évangéliste avec sa bible sous le bras, ou quelque gitan parlant un sabir peu catholique, tous si inoffensifs qu’ils passaient sans éveiller de soupçons devant l’œil vigilant du patron. Elle le reconnaissait à ses pupilles noires. Elle n’était pas la seule : tous les fermiers des Trois Maria et bien des paysans des autres domaines l’attendaient eux aussi. Depuis que les patrons s’étaient mis à le pourchasser, il s’était acquis une réputation de héros. C’était à qui le cacherait pour la nuit, les femmes lui tricotaient des ponchos et des chaussettes pour l’hiver, les hommes gardaient à son intention leur meilleure eau-de-vie, les meilleures salaisons de la saison. Son père, Pedro Garcia junior, subodorait que le garçon enfreignait l’interdit de Trueba et devinait les traces qu’il laissait sur son passage. Il était partagé entre l’affection qu’il vouait à son fils et son rôle de gardien de la propriété. Il avait encore plus peur de le reconnaître et qu’Esteban Trueba le lût sur son visage, mais il éprouvait une joie secrète à lui attribuer certains de ces faits étranges qui se produisaient dans les campagnes. La seule chose qui ne lui vint pas à l’imagination, c’était que les visites de son fils pussent avoir quelque rapport avec les promenades de Blanca Trueba à la rivière, car cette éventualité ne relevait pas de l’ordre naturel de l’univers. Jamais il ne parlait de son garçon, sauf dans le sein de sa famille, mais il se sentait fier de lui et préférait le voir transformé en fugitif plutôt que réduit à n’être qu’un parmi tous ceux-là qui passaient leur vie à planter des patates pour récolter des nèfles. Quand il écoutait fredonner telle ou telle de ces chansons qui parlaient de poules et de renards, il souriait à la pensée que son fils avait fait plus d’adeptes avec ses ballades subversives qu’avec les tracts du Parti socialiste qu’il distribuait infatigablement.