Quatre

En dépit du vent chaud qui serpentait autour des cimes montagneuses, un frisson glacé parcourut l’échine du major Tedeski alors qu’il supervisait les activités aux pieds de la forteresse de Tor Christo. Il se tenait sur le rempart du bastion Kane, son unique bras accoudé contre le parapet, et tentait d’évaluer le nombre de personnes qui travaillaient dans la plaine. Probablement huit ou neuf mille hommes s’affairaient à creuser des tranchées ou à construire des fortifications. L’ennemi ne semblait pas à cours d’esclaves, c’était clair, mais il lui était impossible de dire combien de véritables soldats leur faisaient face.

— Euh, major Tedeski, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée de vous exposer de la sorte, s’aventura son aide de camp, le capitaine Poulsen.

— Non-sens, Poulsen, cette vermine du Chaos n’est pas du genre à faire usage de snipers !

— Tout de même, major… insista Poulsen alors que les flancs de la vallée leur renvoyaient l’écho d’un nouveau tir d’artillerie.

Tedeski secoua la tête.

— Trop court, inutile de s’inquiéter !

Effectivement, l’obus atterrit dans les ruines de la tour de guet dans une gerbe de poussière et d’éclats de pierre. La tour de guet avait été démolie après moins d’une journée de bombardements intensifs, mais elle n’était pas destinée à résister à un tel traitement.

Tedeski quitta le parapet et continua son inspection. Des soldats jouaient aux dés ou se reposaient, assis à même le sol. Quelques-uns scannaient à tour de rôle les environs. Mais tous arboraient des visages aux traits tirés par la fatigue et le stress : les bombardements incessants les privaient de sommeil tout en jouant sur leurs nerfs.

Pendant la semaine qui avait suivi l’assaut avorté contre les lignes des renégats, le plateau avait totalement changé d’aspect. L’artillerie ennemie avait bombardé la plaine nuit et jour, oblitérant les champs de mines et les fils barbelés. Des tranchées en zigzag zébraient le sol et s’étendaient jusqu’au promontoire où se trouvait Tor Christo. Leurs rebords avaient été consolidés à l’aide de solides remblaiements. Les artilleurs de Tedeski avaient fait de leur mieux pour les atteindre, mais les tranchées avaient été creusées avec une précision mathématique, de sorte qu’il s’était révélé impossible de les prendre en enfilade. Une fois seulement, alors qu’une tranchée avait été creusée par erreur au-delà de la limite sécurisée, ils avaient été en mesure d’infliger des dégâts à l’ennemi, tuant les ouvriers et ensevelissant leurs machines.

Mais depuis lors, à chaque fois qu’une tranchée approchait le point où elle pourrait être bombardée, des géants en armure métallisée apparaissaient et modifiaient l’angle des excavations.

Un réseau arachnéen de tranchées et de redoutes s’étirait depuis le camp principal, et bien que l’artillerie de Tor Christo les bombardât jour et nuit, aucun dommage significatif n’avait été infligé. Il s’avérait incroyablement frustrant d’observer, impuissant, l’ennemi progresser avec une telle impunité. Un second parallèle avait été tracé à l’extrémité des sapes, ses parapets dessinant une courbe dont aucun angle n’avait été laissé au hasard. Ce nouveau parallèle s’était vu adjoint en deux endroits de hauts murs, derrière lesquels il ne faisait aucun doute que les tranchées devaient être suffisamment profondes et larges pour accueillir l’artillerie lourde de siège.

Même si les soldats de Tor Christo subissaient un bombardement intensif depuis des jours, la portée était trop grande pour que les pièces d’artillerie ennemies n’atteignent autre chose que les remparts. Par contre, elle était idéale pour des tirs en ricochet, qui étaient ainsi venus à bout d’un grand nombre des canons intégrés aux murs. En conséquence, Tedeski avait donné l’ordre de mettre les pièces restantes à l’abri du fort, car ils avaient déjà perdu cinquante-deux hommes, et il ne pouvait se permettre d’en perdre davantage s’il voulait pouvoir répliquer lorsque le second parallèle serait terminé et que ses pièces d’artillerie seraient parées à faire feu.

Mais Tedeski réservait une petite surprise à ceux qui oseraient attaquer Tor Christo. Les canons dissimulés à la base du promontoire rocheux et gardés jusqu’à présent en réserve allaient réduire au silence l’artillerie lourde que l’ennemi projetait d’installer dans les emplacements avancés qu’il était en train de construire.

— Il n’y en a plus pour longtemps, Poulsen, murmura-t-il presque pour lui-même.

— Quoi donc, major ?

— L’attaque, Poulsen, l’attaque ! répliqua Tedeski, incapable de cacher son irritation.

— Si nous ne pouvons les empêcher de creuser ces emplacements, ils vont y emmener leurs gros canons et tirer une pluie d’obus explosifs par-dessus les remparts. Alors, ils n’auront même pas besoin de creuser des brèches, car il ne restera plus personne pour les empêcher de passer par la porte ! Mais notre artillerie dissimulée les arrêtera, non ?

— Possible, reconnut Tedeski, mais nous ne pourrons jouer cette carte qu’une seule fois. Et encore, à condition qu’ils n’en soient pas déjà informés. Rappelez-vous de cette expédition de reconnaissance nocturne que nous avons débusquée au tout début des opérations…

— Effectivement, major.

— Il y a donc toutes les chances que l’ennemi connaisse l’existence de ces emplacements et qu’il les ait intégrés à ses plans.

— Je ne crois pas, major. S’ils les avaient découverts, ils auraient essayé de les bombarder depuis longtemps, non ?

Tedeski acquiesça d’un air songeur, puis appuya son coude sur le parapet de pierre, dont l’angle saillant pouvait permettre à un soldat de prendre pour cible des assaillants situés directement en dessous.

— Effectivement, Poulsen, et c’est pour cette unique raison que je n’ai pas donné l’ordre de bloquer les passages qui y conduisent. Je ne veux pas prendre le risque de me priver de cet atout.

Agaillardi par l’attitude cavalière de son supérieur vis-à-vis du risque d’être pris pour cible par un sniper, le capitaine Poulsen se tint bien droit contre le parapet et contempla l’activité fourmillante de la plaine.

— Je n’aurai jamais cru voir une chose pareille, lâcha-t-il.

— Quoi donc ?

Poulsen désigna la forme imposante du Dies Irae, qui se tenait, immobile, à l’endroit où l’Imperator Bellum l’avait combattu. Ses jambes étaient noircie et fumaient encore aux endroits où le plasma du Titan impérial avait fait mouche. De gigantesques échafaudages avaient été érigés tout autour, permettant à des centaines d’hommes de réparer les terribles dégâts infligés. La partie supérieure du Titan avait échappé au gros de l’explosion, de sorte que chaque jour, ses armes pilonnaient la citadelle, défiant ses ennemis de venir l’affronter une fois de plus. Tedeski hocha la tête.

— Moi non plus. Ce fut un honneur de voir ce brave guerrier combattre un monstre aussi diabolique. Ses frères Titans le vengeront le moment venu.

— Et qui nous vengera, nous ? remarqua Poulsen.

Tedeski se tourna vers son aide de camp et répliqua d’un ton cinglant.

— Nous n’avons pas besoin d’être vengés, capitaine Poulsen, et gare à ceux qui s’aventureront à exprimer publiquement une telle opinion ! Suis-je bien clair ?

— Oui, major, répondit Poulsen avec hâte. Je voulais seulement dire que…

— Je sais ce que vous pensez, Poulsen, mais ne l’exprimez pas à voix haute, lui conseilla Tedeski en désignant d’un mouvement du bras les soldats tout autour, affectés à la surveillance et aux pièces d’artillerie.

— Selon vous, quel est l’élément le plus important d’une forteresse, Poulsen ? Ses murs ? Ses canons ? Sa position ? Non, ce sont les hommes qui se tiennent derrière les remparts et qui disent à l’ennemi : « Non, vous ne prendrez pas cette place. » En fait, la seule chose qui maintient l’adversaire hors de ces murs, c’est l’esprit guerrier des soldats. Grâce à notre foi en l’Empereur et à la certitude que nous sommes capables de tenir, nous vaincrons. Peu importe les faits, les hommes ont besoin de sentir que nous, les officiers, sommes convaincus que Tor Christo tiendra. Sinon, nous sommes fichus !

Poulsen acquiesça pensivement avant de rajouter :

— Pensez-vous que nous tiendrons, major ?

Tedeski reposa son regard sur la plaine.

— À terme, non, nous ne le pouvons pas. Tor Christo tombera, mais nous tiendrons aussi longtemps que possible. Lorsque je déciderai que c’est fini, j’ordonnerai une retraite par les tunnels avant de pousser à bout notre réacteur et de tout faire exploser. Pas question de permettre à ces bâtards de tirer parti de Tor Christo !

Honsou poussa sans ménagement un esclave émacié et suivit Forrix le long de la tranchée qui menait au parallèle suivant. Sur le passage des deux Iron Warriors, les esclaves redoublaient d’efforts ou se prosternaient devant leurs maîtres. Ni Forrix, ni Honsou ne leur prêtaient la moindre attention, trop accaparés par la silhouette de Tor Christo qui se découpait au loin. Lorsqu’ils arrivèrent à destination, Honsou put constater à quel point les travaux avaient progressé, ce qui ne fit qu’accroître davantage son impatience d’en découdre.

Ici, la tranchée était profonde de trois mètres et le mur qui faisait face à Tor Christo était incliné vers l’arrière pour se prémunir des explosions aériennes. Des niches avaient été creusées dans les flancs de la tranchée : c’était là que les esclaves dormaient, mangeaient et mouraient. Trop exténués pour s’occuper de leurs morts, ils se contentaient de les abandonner dans un coin, où leurs carcasses pourrissaient en dégageant une odeur pestilentielle. Des poutres fixées sur des armatures de métal pavaient le sol, et Honsou ne pouvait qu’être impressionné par la rapidité avec laquelle tout ceci avait été réalisé, sous la poigne d’acier de Forrix.

« La première batterie se trouvera ici », annonça ce dernier en montrant du doigt une portion de tranchée qu’Honsou estima se situer à six cents mètres de la base de la montagne. Des travaux d’élargissement étaient déjà en cours. D’épaisses plaques de métal étaient empilées à l’entrée du nouvel emplacement. Elles seraient bientôt placées à même le sol pour permettre aux canons de faire feu sans que le recul ne les fasse s’enfoncer dans la terre.

Honsou acquiesça tout en contemplant Tor Christo d’un air songeur. Il essaya de se représenter l’angle de tir dont disposeraient ces pièces d’artillerie.

Le point le plus vulnérable de toute fortification était ses angles saillants, au-devant desquels la zone d’approche n’était pas couverte pas le tir direct des pièces montées sur les remparts. Sur les ordres de Forrix, la sape avançait droit sur le bastion principal et menait jusqu’au parallèle où ils se trouvaient, et qui se situait bien en deçà de la portée de l’artillerie ennemie.

Les batteries seraient positionnées directement en face des angles saillants du bastion principal, de sorte à rendre leurs tirs le plus efficace possible. Une fois que des brèches seraient percées dans les remparts, elles pourraient y expédier des obus explosifs destinés à les débarrasser de l’infanterie ennemie avant l’assaut principal. Or même ainsi, ils pouvaient être sûrs que l’attaque serait sanglante.

Il y avait quelque chose d’excitant dans l’organisation métronomique d’un siège, songeait Honsou tout en regardant un esclave expirer à force de creuser. Il avait entendu raconter qu’en un âge révolu, il existait un certain nombre d’étapes que devait franchir un assaillant s’il voulait obtenir la reddition d’une garnison. Une fois que les deux camps avaient accompli tout ce que commandait l’honneur, les défenseurs pouvaient se rendre et il leur était permis de quitter leur forteresse en portant haut leurs armes et leurs couleurs. De telles notions semblaient à Honsou complètement ridicules, lui qui ne pouvait même pas s’imaginer accepter la reddition d’un ennemi.

Une fois que les Iron Warriors avaient commencé un siège, il n’y avait plus aucun moyen de les arrêter.

À l’époque où le grand Perturabo menait sa légion en personne, il avait l’habitude d’offrir à ses adversaires une unique chance de se rendre avant de planter le moindre piquet dans le sol. Mais s’ils venaient à refuser cette offre, il n’y en avait pas d’autres, et ses sièges se terminaient toujours de la même façon : dans le sang et dans la mort.

— Tu as choisi les emplacements de tes batteries avec discernement, Forrix, nota Honsou.

Forrix hocha brièvement la tête, en guise d’acceptation du compliment, avant de répondre :

— Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de creuser plus avant. Cela ne servirait qu’à nous exposer inutilement, d’autant que le promontoire rocheux pourrait nous cacher les murs de la forteresse.

Honsou était d’accord.

— Que comptes-tu faire concernant les batteries que nous avons repérées au pied de la montagne ? Les emplacements que tu es en train de construire ici constituent pour elles une cible idéale…

— J’en ai conscience, Honsou. Lorsque nos canons seront en place, je lancerai un assaut contre elles avec les guerriers de ma compagnie.

Honsou plissa les yeux, conscient que Forrix venait de l’appeler pour la première fois par son nom. Puis il réalisa qu’on ne lui confierait pas la tâche de capturer les emplacements qu’il avait découverts, et répondit d’un ton acerbe :

— Tu vas t’occuper des canons ? C’est pourtant moi qui les ai découverts, l’honneur de les attaquer devrait me revenir !

— Non Honsou, j’ai une autre tâche pour toi.

— Tiens donc ! Et de quoi s’agit-il ? Faire en sorte que nos canons soient correctement approvisionnés ? Garder les esclaves ?

Forrix ne répondit rien et se contenta de désigner un point de la tranchée défendu par une escouade entière d’Iron Warriors abrités derrière des sacs de sable.

— Lorsque l’heure sera venue, tu mèneras l’assaut de la brèche à partir d’ici. Ensuite tu tiendras jusqu’à ce que les humains gravissent la montagne et escaladent les remparts à l’aide d’échelles et de grappins.

Honsou ouvrit la bouche pour répondre, mais il la referma en réalisant l’honneur qui lui était fait. Sa poitrine se gonfla de fierté avant que son scepticisme naturel ne reprenne le dessus.

— Pourquoi, Forrix ? Pourquoi me fais-tu cet honneur ? Tu n’as jamais rien fait pour moi jusqu’à présent si ce n’est te moquer de mon sang-mêlé.

Forrix demeura silencieux pendant de longues secondes, comme s’il ne connaissait pas lui-même les raisons de son choix. Enfin, il se détourna de la montagne pour faire face à Honsou.

— Il fut un temps où je pensais comme toi, Honsou. Une époque où je croyais que nous nous battions pour quelque chose de plus important que la simple revanche. Mais après des millénaires de combats, j’ai fini par réaliser que tout ceci n’avait aucun sens. Rien ne changeait, rien ne nous rapprochait de la victoire finale. J’ai passé trop de temps sur les champs de bataille, mais en t’observant combattre les impériaux, j’ai compris que dans ton cœur, tu es un Iron Warrior. Tu crois encore au rêve d’Horus, tandis que moi, je l’ai abandonné depuis des siècles.

Forrix afficha soudain un large sourire.

— Sans compter que ça va plonger Kroeger dans une rage noire !

Honsou éclata de rire, éprouvant un sentiment de camaraderie inédit envers son vénérable supérieur.

— Qu’il en soit ainsi, Forrix, mais ta décision va le contrarier. Crois-tu qu’il soit sage de t’opposer à Kroeger à ce point ? Chaque jour le voit s’enfoncer plus avant sur la voie du Dieu du Sang…

— Le jeune sang n’est rien pour moi. Pour lui, je ne vois rien d’autre que des massacres stériles, tandis que pour toi… Pour toi je vois de grandes choses. Le maître de forge aussi, je m’en rends compte à chaque fois qu’il t’adresse la parole.

— Sur ce point, je pense que tu fais fausse route. Il me hait ! répliqua Honsou.

— Vrai, et pourtant tu commandes l’une de ses grandes compagnies, fit remarquer Forrix.

— Seulement parce que Borak est mort à Magnot Quatre-Zéro et que le maître n’a pas encore nommé son successeur.

— Également vrai, mais pose-toi la question : à quand remonte la bataille de Magnot Quatre-Zéro ?

— Presque deux cents ans…

— Exact, et ne crois-tu pas que depuis tout ce temps, le maître n’aurait pas pu trouver quelqu’un d’autre pour mener sa compagnie s’il avait voulu te remplacer ?

— Manifestement non, sinon il l’aurait fait.

Forrix afficha un rictus de mépris.

— Peut-être que finalement ce sang-mêlé te rend aussi crétin que les sous-fifres de Dorn ! Réfléchis, Honsou ! Le maître de forge ne pouvait pas te désigner comme le successeur de Borak, car ses guerriers ne t’auraient jamais accepté. Non, bien sûr que non, car alors tu n’étais à leurs yeux qu’un méprisable demi-sang !

— La situation n’a pas beaucoup changé, Forrix.

— Alors tu es plus bête que je ne le pensais, cracha Forrix avant de s’éloigner, laissant Honsou en proie à une grande confusion, seul dans l’emplacement d’artillerie à moitié terminé.