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Ô le long baiser, et la mort
Ils sont installés au premier étage de la maison. Keanu a été chercher tout ce qu’il trouvait dans la cuisine. Quelques boîtes de maïs et trois bouteilles d’eau qu’il faudra économiser. Il a vu tout de suite que cela ne leur permettrait pas de tenir longtemps, qu’il faudrait qu’il sorte pour trouver de quoi se nourrir, mais pour l’heure, il veut se reposer. Ils sont dans la chambre. Elle le regarde enlever ses habits trempés. Le petit lui a dit : « Nous avons beaucoup marché », juste cela, mais elle a failli pleurer de l’entendre. Elle ne se souvient pas quand elle l’a entendu parler devant une autre personne qu’elle. Il a dit cela avec un grand sourire, comme s’il racontait à sa mère une aventure extraordinaire. Puis il s’est endormi, éreinté de fatigue. Elle ne pense pas aux jours qui viennent. Elle ne se demande pas s’ils vont devoir partir à nouveau pour rejoindre le stade avant qu’il n’y ait plus personne là-bas, avant que le dernier car ne soit parti, ou plutôt si, elle pense à tout cela, mais comme à des idées lointaines. Il est là, revenu de son passé, revenu de l’autre bout de la ville, le corps fatigué, torse nu, il est là, l’homme qui lui manquait. Elle le sent maintenant : elle est bancale depuis six ans. Elle a vu la vie qu’elle mènerait sans lui et c’est un puits sec sans joie. Alors elle lui demande, parce qu’elle doit savoir, elle lui demande avec une sorte d’inquiétude et d’impatience ce qu’elle n’avait pas demandé lorsqu’il s’était présenté à sa porte sous la tempête, mais ce qu’il devient urgent qu’elle sache : « Pourquoi es-tu revenu ? » Il la regarde. Le calme est presque parfait dans la chambre. Il sait qu’il faut qu’il réponde et qu’il doit le faire totalement. Alors, il baisse les yeux et commence à parler. Pourquoi est-il revenu ? Il ne répond pas d’un mot, ni d’une phrase. Il répond en parlant longuement, pour qu’elle sache qu’il dit tout et que, ce qu’il offre, c’est sa vie à nu. Il ne lui parle pas de la fille du bordel de Houston, parce qu’il n’ose pas le faire, il lui parle de Pete, du jour de l’accident, il lui raconte tout, sans s’épargner la douleur de voir revenir les images. Il lui parle du bruit de la machine, sourd et imbécile, du cri de Pete qui lui fit comprendre immédiatement que quelque chose de grave avait eu lieu, il parle de la sirène de l’incendie qui se déclenche et couvre les voix, si bien qu’il ne sait pas si Pete crie toujours, il raconte comment il a fermé les portes, par réflexe, sans y penser, et comment cela l’a sauvé, car l’explosion est venue tout de suite après, et si la porte n’avait pas été fermée, le feu l’aurait déchiré lui et Pete en une seconde, il parle de la chaleur d’un coup, et du feu qui fait trembler le sol, il parle de l’odeur de brûlé, il ne dit rien du visage mutin de la fille de Houston, et pourtant c’est la même chose – c’est peut-être pour cela qu’il n’en parle pas sans avoir l’impression de mentir car ce sont deux façons identiques de répondre à la question qu’elle a posée, il ne lui décrit pas la beauté de ses seins, lourds sur son corps maigre, ce contraste qui plaît tant aux hommes, une petite taille gracile et des seins lourds de femme, il se souvient pourtant de cette soirée, de l’alcool qu’ils avaient bu comme chaque fois, plus que chaque fois, justement, parce que c’était après l’accident, il a du mal à se souvenir de tous ceux qui étaient là, il ne distingue plus que Sean et Jimmy mais ils étaient plus, cinq ou six car ils allaient toujours à plusieurs au bordel, le gros Jimmy qui claque sur les fesses de la fille et lui lance pour rire « Toi, au moins, ma belle, tu t’ennuies pas avec la fidélité ! », le même gros Jimmy qui fut le premier à arriver dans la pièce et qui a hurlé pour couvrir le bruit de la sirène « Où sont les autres ? » et il a dû montrer la pièce où le feu avait tout déchiré en une seconde, il raconte les heures passées à déblayer la pièce plus tard, la précaution avec laquelle ils ont désincrusté les trois corps, il la voit qui pleure doucement mais il poursuit son récit, il sait qu’elle comprend qu’il est en train de répondre à sa question, d’y répondre comme il ne l’a jamais fait et c’est peut-être aussi pour cela qu’elle pleure, de la violence des images qu’il évoque mais aussi de la beauté du cadeau qu’il lui fait, il sent qu’elle est avec lui, dans ce récit, et que même s’il n’en parle pas, elle comprend aussi la fille de Houston, elle entend aussi la claque sur les fesses, car tout est lié, et la fille se retourne, en colère, ce qui est étrange car il n’est pas rare qu’on lui claque les fesses, on la paie pour cela, et d’ordinaire cela déclenche plutôt un petit rire nerveux, tandis que là, elle se retourne avec un air mauvais et plonge ses yeux dans ceux de Jimmy, mais il est à côté lui, vautré sur le même canapé et c’est comme si elle lui parlait à lui, elle le regarde et lui dit « Je suis fidèle à une chose que je garde là, moi, tu comprends ? », elle parle avec haine comme si Jimmy l’avait salie plus qu’aucun homme auparavant et il sent qu’elle va continuer à parler parce que quelque chose s’est cassé, il sent qu’elle ne veut plus être la fille aux seins lourds qui excitent les hommes au milieu du whisky et elle parle effectivement, avec toujours plus de véhémence, et Jimmy se tait, sidéré par ce qu’il a provoqué, « quelque chose que tu ne peux même pas imaginer, et ça me rend forte et belle, parce que tu ne pourras jamais l’atteindre », elle continue à parler et c’est comme une révélation pour lui, il est stupéfait et boit ses paroles, « tu comprends, une chose à laquelle je suis fidèle, et ça t’efface, ça efface chacun d’entre vous, et le whisky et les clopes aussi, parce que c’est en moi et je le tiens là », et elle tape sur son cœur, et Jimmy se met à rire, parce qu’il ne peut faire que ça, rire avec grossièreté pour se protéger du flot de paroles, mais lui, il pourrait pleurer, c’est comme si elle venait de le gifler et ces mots tournent en lui, il sait qu’il ne pourra pas s’en débarrasser, il sait qu’elle l’a mis à terre, parce qu’il n’a rien, lui, rien à quoi rester fidèle, rien qui lui donne cette force silencieuse, rien que le whisky et le canapé et cela le rend laid, il pourrait pleurer, comme il l’a fait le soir de l’accident sur sa couchette, et cela, il le lui raconte, car c’est la même chose, les mêmes pleurs, il dit qu’il n’a plus jamais pu dormir sur la plateforme, plus jamais parce qu’un doute était né en lui, il lui dit cela qu’il n’a jamais dit à personne, ni à Jimmy ni au patron, ni à l’expert qui est venu en hélicoptère après l’accident, il lui dit qu’il ne sait pas s’il avait bien verrouillé le conduit d’arrivée de gaz qui a sauté, c’était à lui de le faire et c’est lui qui l’a fait mais il se demande si l’accident ne vient pas de là, d’une négligence de sa part, et il ne saura jamais parce que le conduit a littéralement fondu sous la chaleur, cette idée le hante, le tue, cette idée et les trois corps noirs qu’il a fallu décrocher du sol, et c’est à cette idée qu’il criait « Lâchez-moi » sur la plate-forme, c’est à ces doutes-là, parce qu’il voulait dormir mais n’y parvenait pas, il lui raconte tout et c’est comme s’il avait parlé de la fille de Houston aussi, la fille qui l’a giflé avec violence, car c’est le même incendie qui le brûle, le même incendie qui l’a poussé jusqu’à elle, il n’y a que là, que dans ses bras à elle que les voix se taisent, et les flammes s’éteignent. Il n’y a que là et, en le lui disant, c’est comme s’il déposait sa vie à ses pieds. Elle le sait, elle le sent, elle lui prend le visage dans les mains et l’embrasse. Ô le long baiser qui dure et soulève les vies, balaie la poussière de nos errances. Il ne bouge pas. Il sent ses lèvres qui effacent sa vieillesse. Ses lèvres qui effacent les peurs inutiles et la fatigue de vivre. Il la serre dans ses bras. Par ses simples lèvres, elle balaie les nuits pesantes toujours renouvelées. Son parfum l’entoure et l’odeur du pétrole glisse, loin de lui. Ô le long baiser qui ne s’arrête que pour recommencer et qui cloue la nuit au silence.
Je respire calmement. Ils sont là, à une centaine de mètres de moi, en contrebas, dans la rue. Personne ne me voit. Ils s’approchent. Je surplombe la scène, caché derrière les colonnes en bois du balcon. Ils sont à ma merci, ignorants de la mort qui les contemple. Je sais maintenant ce que Vous avez dû ressentir lorsque Vous avez contemplé la ville avant de lancer sur elle l’ouragan. Ils ne me voient pas, ni ne me sentent. Je les ai reconnus, ce sont les nègres de Parish Prison. Le vieux Phil serait heureux de savoir qu’une de ses carabines va servir à nouveau. Je leur laisse encore quelques secondes. C’est moi qui décide de l’instant de la mort. Ceux-là sont sales, je le sais. Vous me les tendez avec dégoût. Je sais que leur vue Vous révulse. Je suis Votre homme, Seigneur. Il est l’heure, enfin, de Vous le prouver. J’attends encore un peu. Ils rient et parlent fort en contrebas. Les impudents. Je respire une dernière fois, puis je serre la crosse de la carabine et tire.
Je n’ai pas entendu le coup de feu. J’ai juste senti mes jambes se dérober sous le poids de mon corps. Je me suis effondré par terre sans ressentir véritablement de douleur. Puis, plus tard, étrangement tard, le coup de feu ou un autre, je ne sais pas, et les cris d’Avon et de Volmann. Je suis en train de mourir mais je ne sais pas de quelle blessure. Je sens mon ventre et mes jambes trempés mais peut-être est-ce parce que je suis de tout mon long allongé dans la rue... À moins que ce ne soit la plaie. Mon corps peut-il contenir tout ce sang ? Cela mouille mes vêtements, glisse le long du caniveau, enfle comme un torrent et recouvre toute la ville. C’est maintenant que la douleur monte. Je suis en train de mourir et je me tords comme une anguille tant j’ai mal. J’ai mal de mille brûlures qui me lancent et m’assaillent. Quelque part en moi quelque chose a pénétré mes chairs et perforé mes organes. La balle vrille peut-être encore dans mon ventre. J’ai mal. J’essaie de me recroqueviller comme un enfant mais mon corps ne répond plus et je vois mes jambes se secouer comme des articulations mécaniques. Je n’aurais jamais pensé avoir peur comme ça. Je suis Tockpick : je devais mourir comme un homme mais voilà que je tremble. C’est à cause des alligators. Je sais qu’ils vont venir. L’odeur du sang va les attirer. Je sais qu’ils vont me marcher dessus et me déchiqueter. Je pense à la lente avancée des alligators dans la rue et cela me terrifie. Je perds mon sang. Cela les attire. Ils seront bientôt sur moi. Faites que je meure, je vous en prie. Faites que je meure avant. Je ne veux pas les sentir me déchirer. ...
Celui que j’ai visé s’est effondré comme un sac mort. Les autres ont rentré la tête dans les épaules, les tympans bourdonnant du bruit de la détonation. J’ai tiré à nouveau mais trop vite et j’ai raté ma cible. Ils ont repris leurs esprits et se ruent sur moi, maintenant, cherchant l’entrée du bâtiment pour me déloger. Les chiens sauvages courent vite. Il ne faut pas tarder. Je me relève. Je rentre dans le salon puis je descends à toute vitesse par l’escalier de derrière et je file. Ils me cherchent. Je les entends qui éructent et tapent contre les portes. Je recharge mon fusil. Je m’arrête un instant, pour souffler. Je suis derrière le bâtiment, dans une petite ruelle. S’ils viennent par ici, ils me trouveront, c’est certain, mais je ne bouge pas. Je veux savoir. J’ai tiré et l’homme est tombé. Est-ce Vous qui m’avez demandé de faire cela ?... Je reste ainsi. Ma main tremble. Je sue. S’ils me trouvent, c’est que Vous m’abandonnez. S’ils me trouvent, c’est que je suis un assassin, et je ne mérite que les coups. Je ne bouge pas. Je remets ma vie entre Vos mains, Seigneur. Je les entends qui cherchent et tournent et insultent le ciel. Je veux savoir. Je suis collé contre le mur et je ne bouge plus. S’ils viennent par ici, c’est que Vous les guidez. Ils se jetteront sur moi et me dépèceront. Je ne me battrai pas. Qu’il en soit ainsi.
Nous sommes noirs, toujours. Moi Josephine Linc. Steelson, je n’ai pas l’intention de changer de couleur. Nous roulons vers le Texas. Les gens s’agglutinent sur les routes, le long de notre passage. Une foule d’hommes et de femmes venus là pour témoigner leur solidarité. Ils brandissent de petits drapeaux et secouent les mains pour nous saluer. Ils ont écrit des pancartes qu’ils nous montrent au passage : « Nous ne vous laisserons pas tomber. » Je n’ai besoin de personne pour m’aider à me tenir debout. Je les regarde. Nous voient-ils vraiment ?... Ou ne voient-ils que le reflet de leur bonne volonté ?... Nous approchons de l’aéroport de Houston. C’est là, paraît-il, qu’ils vont nous entasser. Le car ralentit. Et sur le bord de la route, je commence à voir les visages changer. Ils nous discernent mieux maintenant, ils peuvent nous compter et voir qu’il n’y a qu’une seule couleur, dans le bus, noir, car nous n’avons pas changé de couleur. Je suis Josephine Linc. Steelson, mère de tous les nègres, et je vois qu’ils comprennent enfin que tous ceux qu’ils ont laissés derrière eux étaient noirs. Ils ont honte. C’est bien. J’ai souvent provoqué la honte dans le regard des autres, je m’en accommode. Qu’ils baissent les yeux. Qu’ils rangent leur pancarte. Nous n’avons besoin de personne, nous sommes noirs et nous savons marcher.
Ils s’éloignent. J’entends leurs voix devenir moins fortes. Ils ne me trouveront pas. Vous êtes avec moi. Plus rien ne peut me faire douter. Je m’en suis remis à Vous et Vous m’avez sauvé. La nuit tombe. Elle me cachera. Je suis un fauve et un chasseur. Je vais poursuivre Votre œuvre. Comme il est facile de tuer un homme. Je suis tout près de Vous, Seigneur, le sentez-Vous ? Je suis une partie de Votre colère. Plus rien maintenant ne peut m’arrê- ter et je disparais dans la nuit.
Jamais, moi, Josephine Linc. Steelson, je n’ai vu pareil chaos. Le bus s’est arrêté devant l’aéroport et ils nous ont fait descendre. Nous sommes entrés dans le grand hall des départs. Et c’était un amas gigantesque d’hommes et de femmes épuisés. J’entre la dernière et je les embrasse du regard. Mes frères, mes sœurs ridées, mes enfants aux lèvres sèches et aux yeux cernés. Une ville entière se tient là avec des couvertures pour seule richesse. Nous n’avons plus rien. Le drapeau que j’ai gardé me tombe sur les épaules. C’est la bannière de la honte. Les étoiles de l’Amérique ne me tiennent pas chaud ni ne me donnent à manger. Je ne me plains pas. Je veux que le monde voie que moi, Josephine Linc. Steelson, je suis en colère, cent ans de colère inapaisée et que j’apporte partout où je vais une longue traîne de honte et de révolte. Il en a toujours été ainsi. Je regarde le hall rempli de familles, d’enfants et de grelottements et je sais que ce n’est pas ici que je mourrai, car ici, ce n’est rien. Alors, je fais comme toujours, je fais comme j’ai fait lorsqu’ils ont tué Marley en riant, je fais comme j’ai fait lorsque je suis allée les voir en les pointant du doigt et qu’ils m’ont dit de déguerpir comme si j’étais un négrillon venu cirer les chaussures, je fais comme je sais faire, je rentre en moi-même et je jure, avec férocité, que les choses iront telles que je les ai décidées. Je suis Josephine Linc. Steelson, négresse des bayous, je promets que je rentrerai chez moi. C’est ainsi que je vais mourir : quand je l’aurai décidé, sur ma terrasse, libre et noire. Je le dis et ce sera. Que le monde brûle s’il ne m’accorde pas cela.