XI
La meute
Au matin, il s’est levé doucement. L’enfant dormait encore. Elle aussi. Il lui a murmuré à l’oreille qu’il allait chercher à manger. Il veut essayer les supermarchés, voir s’il n’y a pas encore, sur certaines étagères, quelques boîtes à prendre. Il quitte la maison. Les rues sont comme des fleuves endormis. Il n’y a pas un bruit : ni oiseau ni aucun signe d’activité humaine, comme si le monde avait décidé de se lever en ce jour sans les espèces vivantes. Il y a une concentration et une densité dans ce silence qui l’impressionne. Il contemple la rue inondée. Une chaise flotte, inutile. Des nénuphars aussi, déplacés par le vent. La végétation semble vouloir reprendre ses droits sur la ville. Il se dit que, si tout finissait là, ce serait bien. Après tout. Il est peut-être temps de laisser le monde se libérer des hommes. Que la terre ferme les crevasses dont on l’a perforée, qu’elle aspire à elle le pétrole, le gaz qu’on pompe chaque jour dans ses flancs, que les jacinthes envahissent les rues de La Nouvelle-Orléans et les alligators les rez-de-chaussée des maisons. Après tout. Les hommes ne sont rien mais l’ont oublié depuis si longtemps que chaque soubresaut de la terre leur semble être un cataclysme. Ce n’est qu’un mouvement de vie plus sourd, plus lointain que le leur. Quelque chose au regard duquel leur vie d’homme n’est rien et ne compte pas. Il reste longtemps ainsi. Puis les nénuphars passent devant lui, portés par un très léger courant, comme s’ils l’invitaient à le suivre et il plonge dans l’eau jusqu’à la taille.
Le jour se lève et moi, Josephine Linc. Steelson, je devine que quelque chose se prépare. Alors je sors sur le parking pour flairer le fond de l’air. C’est là. Je le sens. De très loin. Les eaux commencent à baisser. Je le murmure. Je le répète, encore et encore, à voix haute pour qu’ils entendent tous. Les eaux commencent à baisser. Je le sens parce que je porte les marécages en moi et leurs imperceptibles tremblements. Je le sens par ma jeunesse aux pieds nus, par mon mari assassiné qui y gît encore, accroché à une racine ou bloqué sous une souche. Les eaux ont commencé à baisser. Je le dis. Je sais que tout va prendre fin. Ne vous en faites pas pour moi, toute vieille que je sois, car je sais, moi, et vous pouvez me croire, que je rentrerai chez moi. C’est sur vous que je pleure car beaucoup sont là qui ne retrouveront ni leur toit ni leur vie d’autrefois. Moi, Josephine Linc. Steelson, increvable négresse, je vais pouvoir me rasseoir sur ma terrasse, et la chienne ne sera pas venue à bout de moi. Je le dis et c’est ce qui sera.
Les hélicoptères tournent au-dessus de la ville, comme de grosses mouches curieuses. Dès que nous approchons des grilles du jardin, je saute de la barque. J’ai de l’eau jusqu’à la taille. Je regarde Boons et Swinging Louis, ces deux hommes que je n’ai pas choisis mais qui seront les deux derniers avec qui j’aurai partagé un bout de vie. Louis me salue d’un mouvement de la tête, pour me montrer sa mauvaise humeur. Il trouve absurde que je descende ici. Il regarde autour de lui, ne voit que des arbres à demi noyés et des débris flottants et il se dit qu’au fond je suis fou. Je n’ai pas envie de lui expliquer. Je serre la main de Boons. Il me sourit. Je ne perds pas une minute de plus et je leur tourne le dos en direction du jardin. Au bout d’un quart d’heure, je me retourne. La barque est toujours là. Ils n’ont pas bougé. Peut-être hésitent-ils sur le chemin à prendre... Un hélicoptère passe au-dessus d’eux. Une fois. Puis, une autre. Et soudain, j’entends des coups de feu. Swinging Louis vient de vider son chargeur sur l’hélicoptère. Je le vois, debout dans la barque. Il rit. Boons est assis, occupé à compenser les mouvements de Louis pour ne pas basculer. L’hélicoptère fait un grand cercle dans l’air et disparaît. Swinging Louis tire encore. Deux fois. Il ne peut plus s’arrêter. Je reprends ma marche. Je sais comment tout cela finira. Ils reviendront. Peut-être tirera-t-il à nouveau. Peut-être n’en aura-t-il pas le temps cette fois... Je veux être seul et ne compter que sur moi. Cela fait si longtemps. Que Swinging Louis tire, que les hélicoptères passent toujours plus nombreux, qu’ils les traquent et les attrapent, je n’en suis plus.
Il ne va pas jusqu’au supermarché. Sur Caffin Avenue, il découvre un camion en travers de la route. Son visage s’illumine. Il avance avec l’avidité d’un chasseur. C’est un camion de livraison. La porte arrière est fermée. Il essaie plusieurs fois de la forcer mais en vain. Il décide alors de passer par les sièges avant. Lorsqu’il rampe à l’arrière, il découvre avec joie qu’il y a encore un peu de tout dans le véhicule : des paquets de gâteaux, des bouteilles de soda, quelques boîtes de céréales. Il prend le plus qu’il peut, comme un pilleur de tombes, avide et pressé. Puis, il ressort, heureux. L’eau qui lui monte jusqu’à la taille ne lui fait plus rien. Il est bien. Il a trouvé de quoi nourrir Rose et l’enfant, et pour l’instant, son bonheur ne va pas au-delà. Il revient sur ses pas. Lorsqu’il arrive en haut de la rue, il aperçoit, à une dizaine de mètres de la maison, la silhouette d’un homme armé. Son visage se rembrunit. Il pense à un rôdeur. Il serre contre lui ses victuailles, décidé à les défendre bec et ongles s’il le faut. L’homme ne l’a pas encore vu parce qu’il lui tourne le dos. Il devrait se cacher derrière une voiture, attendre le temps nécessaire, rester terré jusqu’à ce que la voie soit libre. Il devrait. Il y pense. Mais il ne prend pas le temps de le faire. Par fatigue, par refus de se cacher, ou parce qu’il va à son destin, il continue à marcher, lentement, bien au centre de la rue.
Je me retourne. Je l’ai entendu arriver dans mon dos. Je le contemple un instant. C’est donc lui, le deuxième. Vous me le présentez dans toute sa laideur. Un pilleur de rue, les mains pleines de ses vols. Il est là. Il voulait m’attaquer sûrement, le lâche. Mais je le vois maintenant. Il se fige. Il vient d’apercevoir mon arme et comprend que j’ai le visage de son châtiment.
Il lève la main, pour montrer qu’il n’y a rien à redouter de lui, qu’il veut juste passer, mais il comprend, au visage de l’autre, que cela ne va pas être aussi simple. Il l’a reconnu, mais ne dit rien. Il pense à cet instant qu’il devrait lui parler, le remercier pour l’enfant, l’homme le reconnaîtrait à son tour et la tension baisserait. Il pense qu’il devrait dire merci et prononcer le mot de révérend, cela aiderait sûrement, mais il ne le fait pas, il fait le contraire de ce qu’il pense être juste de faire, il avance encore d’un pas.
Je le vois marcher sur moi, le nègre, avec ses yeux de voleur, et j’entends Votre voix qui l’accuse, qui me l’offre, là, au milieu de la rue, alors j’arme mon fusil mais il marche encore, comme s’il n’avait pas vu que j’étais armé ou comme s’il ne me croyait pas capable de tirer.
Il avance et, à cet instant, il sent encore qu’il peut tout désarmorcer car il a vu l’homme trembler tandis qu’il le mettait en joue et il sait qu’il pourrait encore lui faire baisser son arme, il suffirait de parler, de dire quelques mots, mais le silence s’est emparé de lui, il y a quelque chose en lui qui ne veut plus rien dire, juste avancer, alors, il fait encore un pas et le coup de feu éclate.
Elle sort sur le perron, avec l’enfant devant elle. Elle sent d’instinct que quelque chose de sa vie vient d’être arraché. Elle pousse un cri. Le révérend se retourne. Il la voit qui le regarde. Dans ses yeux, un temps, passe l’idée qu’il va devoir l’abattre elle aussi, puis son regard tombe sur l’enfant et il le reconnaît. L’enfant le fixe en silence. Le révérend fait une horrible grimace et se mord les lèvres.
L’enfant est revenu... Il me regarde. L’enfant... Je sais qu’il hurle dans son silence : « Honte à toi... Honte à toi... » Il a raison. C’est comme si le ciel s’ouvrait. Je suis un criminel. L’enfant ne me quitte plus des yeux et cela me brûle... Alors je m’enfuis comme un rat, courant à perdre haleine, laissant derrière moi le fusil et Votre nom, Seigneur.
L’homme qui a tiré part en courant. Elle descend le perron jusqu’à avoir de l’eau à la taille. Elle veut atteindre Keanu, mais tout est lent et elle n’avance qu’à petits pas. Elle va jusqu’à lui et son corps est lourd dans l’eau. Elle le soulève et le serre. Elle le ramène à la maison, laissant derrière elle des traînées de sang qui se mêlent au courant.
Je cours sans répit, mais je trébuche et m’aplatis de tout mon long, la face dans l’eau trouble. Oh, je comprends. Mes doigts sont souillés de sang et je devrais me crever les yeux. Je ne peux plus prononcer Votre nom de peur de le salir. À moins que ce ne soit Vous qui m’ayez trompé. Je suis un rat. L’odeur du crime me devance partout où je vais. Je cours. Je m’éloigne. Je voudrais m’échapper et tout oublier. Je voudrais revenir à l’église que je n’aurais jamais dû quitter mais l’enfant me regarde et il me condamne... Je me relève. Il faut reprendre la course, mettre le plus de distance entre le corps et moi. J’ai peur de tout et je cours toujours plus vite. Je suis un démon. J’ai tué. Je le dis aux façades et aux carcasses de voitures que je dépasse. J’ai tué. Je le dis aux flaques sales mais cela n’a pas d’importance. L’enfant le sait. Il ne me quitte pas, lui. Où que je sois, il est dans mon crâne.
Il ne sent pas de douleur. Au début, oui. Un éclair de feu au ventre, une brûlure des chairs, comme si on lui avait plongé un tison dans les tripes, mais plus maintenant. Il a soif. Sa langue, son palais, ses yeux même sont secs. Il voudrait demander de l’eau, il croit qu’il en demande, mais en réalité, ses lèvres bougent à peine. Il la voit, au-dessus de lui, le visage bouffi d’émotion. Il la voit qui sue. Sa bouche est grande ouverte. Elle doit être en train de crier mais pourquoi n’entend-il rien ?... Il s’évanouit, un temps. Lorsqu’il rouvre les yeux, quelques secondes ou quelques minutes plus tard, il est incapable de le dire, elle souffle en le portant à bras-le-corps. Il doit être lourd à extraire des eaux. Il essaie d’aider comme il peut, de porter son propre poids, mais il a l’impression de ne plus sentir son corps et de ne plus très bien savoir comment lui ordonner de se lever. Il la voit qui lui tape sur les joues, pour qu’il ne s’évanouisse pas à nouveau. Il est dans la maison maintenant. Elle le manipule. Il voit le sang qu’il laisse partout sur ses mains à elle, sur ses habits, il voit la terreur qu’il provoque sur son visage, il voudrait lui parler, mais il n’a pas de force. Il la regarde, il ne peut faire que cela. Il la regarde, la bouche légèrement tordue par la douleur et les yeux grands ouverts pour ne rien perdre d’elle car il sait que les minutes lui sont comptées.
Je les entends de loin et je sais qu’ils viennent pour moi. C’est un bruit sourd d’écaillés et de frottements. Je presse le pas, mais ils se rapprochent sans cesse. Il me faut une rue sèche mais je n’en trouve pas. Plus ils approchent, plus je sens qu’ils sont nombreux. Je me mets à courir mais je ne suis pas assez rapide. Rien ne les distance. Dans Claiborne Avenue, je me retourne. Ils sont là, à cinq cents mètres de moi. Il y en a des dizaines. Ce sont d’énormes bêtes qui se montent les unes sur les autres et avancent à toute vitesse. J’entends leurs gueules s’ouvrir et claquer. C’est une meute entière qui vagit. On dirait que l’avenue s’est mise en mouvement. Tout scintille d’écaillés et de crocs. Ils avancent comme s’ils ne cherchaient que moi. Je sais que c’est Vous, Seigneur. Je sais que Vous êtes en eux, que c’est Vous qui leur piquez les flancs pour qu’ils aillent plus vite. Vous parlez : j’entends Votre haine dans leurs vagissements. Je cours comme un dératé. L’avenue est longue, infiniment longue. Je n’ai plus de souffle. Je cherche une rue sèche, c’est ma seule chance, mais il n’y en a plus. Rien ne peut plus me sauver. Alors, je m’arrête. Je veux reprendre mon souffle mais, même cela, je n’en ai plus le temps. La première bête se jette sur moi, avant que je ne me sois tout à fait retourné et me fait tomber à terre. Une autre me mord à la jambe. Je bats des pieds, mais il est trop tard. Je n’entends, partout autour de moi, que le claquement de leurs mâchoires et le grognement de leurs gueules. J’essaie de protéger mon visage mais ils sont trop nombreux. Ils me montent dessus, me mordent, me déchirent, me tuent à vif. J’ai mal. Je supplie, je hurle. Ils ne me lâchent plus. Je les sens tirer sur mes chairs, me lécher le sang. Je les sens se disputer mon corps. Je suis ouvert aux alligators. Il n’y a pas de repos, je vais hurler longtemps dans la mort. Je n’entends plus que leur bourdonnement sauvage sur moi et la douleur, ô Dieu, la douleur.
J’approche des bayous, lentement. L’eau est lourde autour de moi et sale de tant de terre retournée. Les saules pleureurs semblent m’attendre. Avant d’entrer dans le lacis d’arbres noyés et de plantes flottantes, j’aperçois encore deux hélicoptères qui survolent les quartiers nord. Ils ratissent la zone. Je baisse la tête par crainte qu’ils ne me voient mais ce n’est pas ce qu’ils cherchent. Ils passent à basse altitude et laissent derrière eux de grands filets de nuages blancs qui tombent doucement, avec la lenteur de la poussière, sur les toits, les rues et les eaux stagnantes. C’est du pesticide. Ils nous aspergent de pesticide. Ils ne nous cherchent pas, ils nous lavent pour que nous ne soyons pas contagieux. Ils nous aspergent parce qu’ils ont peur de nous, peur que nous ne finissions par être nocifs. Personne ne viendra nous sauver. S’ils entrent un jour dans la ville, lorsque l’eau aura reflué et que nous serons devenus des bêtes chevelues qui mangent les pousses d’herbe, ils nous abattront par peur qu’il n’y ait en nous quelque chose de contagieux. Le pesticide tombe doucement sur mes cheveux, sur mon visage. Je crache. Il n’y a pas de salut. Je ne reviendrai pas. Je vais poursuivre, m’enfoncer dans les bayous jusqu’à être hors de portée du monde. La tombe humide. C’est comme ça que ma vieille tante parlait de La Nouvelle-Orléans. La tombe humide. J’y suis. Je vais vivre encore, le plus longtemps possible. Seul. Je me cacherai. Tant d’autres, avant moi, sont venus ici, le souffle court, la mine affolée. Tant d’autres. Il m’arrivera ce qui leur est arrivé chaque fois. Je tiendrai d’abord. Les bayous me cacheront, puis ils m’useront. Alors je me dessécherai. Les piqûres de moustiques me rendront fou et j’aurai soif, sans cesse. C’est ainsi que finissent les hommes comme moi. Je vais rejoindre le peuple des corps qui flottent au ras des marais, le dos mangé de piqûres d’insectes, les jambes disloquées par les mâchoires des alligators. Tant d’autres sont morts ainsi, avant moi, nègres pourchassés, esclaves évadés, voleurs en cavale... Cela ne me fait pas peur. Je me suis affranchi de Parish Prison, de Tockpick, de la barque et des hélicoptères. Je suis libre. Il m’aura été donné de connaître cela, à nouveau. Je vais souffrir peut-être, mais ce sera loin de la ville. Je ne reviendrai pas en arrière. Je ne me rendrai pas s’ils me trouvent. Tout cela est derrière moi. Ici commence ma grande liberté. Je suis là, au milieu des jacinthes fanées, oublieux de ma vie, seul pour la première fois, libéré du monde et apaisé.