III
Le déluge

Les enfants crient, Seigneur. Vous les entendez, comme moi. Les mères les pressent contre leurs seins jus- qu’à les étouffer pour tenter de les rassurer. La tempête est sur nous. Nous entendons le vent qui siffle sous les portes, malgré les sacs de sable, qui siffle sous les fenêtres, à travers la moindre fissure. Tout tremble. Le ciel craque et se vide sur nos têtes.

Moi, Josephine Linc. Steelson, il me sera donc donné de voir à nouveau une éclipse du monde. Un immense nuage noir a mangé le ciel. Le vent est sur nous. Je le reconnais. Le vent des ouragans qui ne se repose jamais, qui souffle de façon constante avec la même rage. Les arbres s’agitent dans la tourmente. Les branches plient, et comme le vent continue, elles finissent par craquer. Elles volent plusieurs mètres au loin et courent le long des avenues. Oh comme la nature est belle de colère. J’ai ménagé un tout petit trou dans le carton de la fenêtre du premier parce que je veux voir ça. Devant chez moi, un réverbère s’effondre sur une voiture. Tout tremble, tinte et se plie. On dirait que l’herbe elle-même va être arrachée et qu’il ne restera rien. Les insectes des bayous ont dû être emportés des dizaines de kilomètres plus loin. Et les grenouilles aussi. Ce sera bientôt le tour des hommes. Le vent ne cesse de forcir. C’est nous qu’il veut. Il souffle pour nous arracher, nous soulever de terre et nous faire danser dans les airs au-dessus de cette ville qui ne sera bientôt plus rien. Je reste à la fenêtre. Je la sens qui tremble et crisse. Tant pis si elle éclate à ma face de négresse, je ne bougerai pas d’ici, car je suis bien. Le monde va se déchirer comme un sac et je veux voir ça.

Lorsqu’il arrive à La Nouvelle-Orléans, des trombes d’eau tombent sur le pare-brise de sa voiture. Il ne voit plus rien. Il essaie de faire fonctionner les essuie-glaces mais c’est dérisoire. La pluie fait un bruit assourdissant et la plate-forme, à nouveau, resurgit. Il se met à trembler. Il a peur, oui, pas du déchaînement du ciel mais de ses souvenirs qui l’assaillent à nouveau. Il est bloqué dans l’habitacle de sa voiture et il repense à Malogan, son ami au regard voilé de tristesse, qui, les jours de grande pluie sur la plate-forme, se mettait à parler alors que, le reste du temps, il était muet comme une pierre. La pluie martèle son pare-brise et il se souvient des paroles de Malogan. « On a tout pris, disait-il en parlant des hommes avec dégoût. Et maintenant, au lieu de donner, on continue à prendre. » Pour Malogan, la Nature le sentait, l’égoïsme de l’homme, et elle s’en irritait. « Elle nous en veut », affirmait-il. Il se souvient de Malogan, là, bloqué dans sa voiture, avec la pluie qui tape si fort qu’on dirait de la grêle. « Elle nous en veut » et Malogan parlait des tuyaux de gaz et de pétrole, de ces milliers de tuyaux dont on perçait la terre et qui avaient toujours soif. L’homme prenait sans cesse, sans avoir plus rien à donner et cela le dégoûtait, lui, et c’est pour cela, peut-être, qu’il n’en pouvait plus de ce monde, et qu’il avait fini par agresser un policier à la sortie d’un bar, se battant avec rage jusqu’à sortir un couteau et qu’il avait pris cinq ans, cinq années à regarder les murs sales d’une cellule texane tandis que partout les hommes continuaient à prendre et la terre à s’épuiser. Il ne peut s’enlever de l’esprit la voix de Malogan et c’est elle, plus que la pluie, c’est elle qui le fait trembler. Qu’a-t-il donné, lui ? Il sent que c’est pour cela qu’il n’a pas réussi à dormir pendant les quatre jours qu’il a passés dans la chambre du motel. Il est sec. Il ne donne rien car il n’y a plus personne autour de lui. Alors il ouvre la vitre. L’air froid le gifle et la pluie lui martèle le visage. Il ferme les yeux. Il fait nuit noire. La voiture avance, au pas. De l’eau glisse sur les routes comme des ruisseaux déchaînés. Le vent projette mille objets, les poussant, les fracassant. Il fait une manœuvre, in extremis, pour éviter un tronc d’arbre. Un caddie roule seul, dans le sens du vent, comme s’il dévalait la rue. Tout se brise. Le vacarme est assourdissant. Il avance encore, au milieu du chaos, jusqu’à atteindre le Lower Ninth. Là, il se résout à abandonner sa voiture. Il ne voit plus rien. La seule façon de poursuivre est de marcher le long du trottoir, d’un porche à l’autre. C’est ce qu’il fait. Lorsqu’il atteint Choctaw Street, il a envie de crier de joie pour défier l’ouragan. Il a réussi. Il est épuisé et trempé mais il a trouvé la rue. La fureur du vent lui bat le corps mais rien ne peut plus venir à bout de lui. Alors, il prend son élan et remonte Choctaw Street comme un barbare furieux qui va au-devant d’une armée ennemie, seul, persuadé qu’avec sa rage il parviendra à la mettre en déroute.

La prison s’est changée en navire. Des bruits nouveaux résonnent dans les couloirs vides. Nous entendons la tôle crisser. Quelque chose martèle les murs  – comme si des objets volaient contre des portes capitonnées. Je me concentre pour essayer d’identifier ces bruits mais je n’y parviens pas. Il n’y a plus un gardien, personne, juste cette force qui semble assaillir la prison à l’extérieur, et tonne sans s’essouffler. Il me semble parfois que nous allons sentir le sol bouger sous nos pieds et les murs se mettre en mouvement. J’ai peur, infiniment plus peur que si je pouvais voir ce qui gronde tout autour de nous. Que restera-t-il de la ville quand la tempête sera passée ? Nous sommes de pauvres hommes tapis au fond des entrailles de la prison et le monde croule sur nos têtes.

N’ayez crainte, nous tiendrons. Je le répète sans cesse, d’un groupe à l’autre. N’ayez crainte, le Seigneur est avec nous. Ce ne sont que quelques heures à passer. Nous sommes ensemble et nous traverserons l’œil noir. Je le dis. Je le répète à tous ceux qui m’entourent et jamais je ne me suis senti aussi heureux.

L’enfant a voulu rester devant la fenêtre. Il ouvre de grands yeux amusés. Les réverbères tanguent comme les palmiers sous le vent. Il appelle sa mère pour qu’elle vienne voir un homme au milieu de la chaussée qui essaie de marcher contre le vent, bras écartés, sans y parvenir et recule en baissant la tête. Soudain, la fenêtre claque, l’air froid s’engouffre dans la chambre. La vitre explose sous la pression et la mère hurle. Elle craint que le petit ne se soit blessé. Elle se précipite sur lui mais il n’a rien. Elle décide alors de descendre dans la cuisine. Ils se tiennent éloignés des fenêtres et ne bougent plus. À quoi pense-t-elle, à cet instant ? Elle a son fils dans les bras et il n’y a que cela. Elle doit veiller sur cet enfant et le protéger contre la colère du monde.

Moi, Josephine Linc. Steelson, fatiguée d’être vieille, je voudrais finir au vent, éparpillée. J’entends la pluie qui martèle le toit et je sens que ma vieille maison de négresse est sur le point de craquer. Si tout s’effondre d’un coup, je disparaîtrai sous les gravats et le monde, tout autour, continuera à se convulser, sans se souvenir de moi. Ce serait bien, mais je dure. Pourquoi suis-je aussi solide ? Pourquoi est-ce que le vent ne me casse pas les os ? Il tord les carrosseries des voitures, arrache les balcons mais me laisse intacte. Que mes cheveux volent sur les bayous, que mes os soient engloutis dans les marais et que mes dents se plantent en terre. Je voudrais mais le vent souffle et me laisse en paix. Je suis une vieille négresse increvable. Tout se tord, et moi, je reste.

Il doit se battre contre le vent, s’arc-bouter, devenir une boule compacte de volonté et de muscle pour ne laisser aucune prise. Il a les yeux quasiment clos et ne peut ouvrir la bouche  – sans quoi, trop d’air y pénétrerait. La nature est là qui l’entoure, lui crie aux oreilles, la nature qui jaillit par bourrasques, pleine de vie et effrayante, la nature qui n’est plus à l’échelle humaine. Il se demande un instant si cette tempête est un grand courroux des éléments ou un éclat de rire du ciel. Il n’a vu cela qu’une fois auparavant. La plate-forme tanguait sous le vent. La mer se creusait, les déferlantes venaient se briser les unes après les autres sur les pylônes, maculant tout d’écume. La peur que ressentaient alors les hommes devant leur petitesse, la peur qu’ils avaient de se savoir oubliés de tous, c’est celle qui est en lui maintenant. Il pense à ceux qui sont encore là-bas. Il imagine les plates-formes danser sur les eaux du golfe du Mexique, au milieu du néant. Le ciel éclate, les eaux montent et se bousculent. Certaines d’entre elles se sont peut-être décrochées. Cela arrive. Les hommes, alors, se signent. Ils savent que les eaux vont les avaler, qu’il ne peut y avoir de secours, ni navire, ni hélicoptère. Ils dérivent comme de gros animaux inutiles et il n’y a plus rien, plus rien d’autre qu’une succession de secondes où l’on serre les muscles dérisoirement, comme si sa pauvre petite force d’homme pouvait encore quelque chose contre l’immensité des flots. Le vent hurle mais il se sent fort. Il est tellement soulagé de n’être pas sur une plate-forme à la dérive. Il peut compter sur ses forces et sa ténacité. Il sait qu’il ne lâchera rien. Il a envie de cela, de cet affrontement. Il avance un pas après l’autre, obstinément. Le vent lui coupe parfois le souffle mais son entêtement ne faiblit pas.

Elle serre son fils contre elle. Elle a entendu, au premier étage, des objets qui tombaient à terre mais elle ne veut pas aller voir. Elle reste accroupie dans un coin, son fils entre les jambes, et elle pense à sa vie. À quel moment les choses ont-elles commencé à s’éloigner d’elle ? À quel moment a-t-elle commencé à mener une vie qui ne lui ressemble pas, qui lui fait horreur et la détruit tout bas ? Elle serre son fils contre elle. Elle sait que la réponse à ces questions est là, dans ce corps d’enfant, mais elle le serre encore. Elle pourrait le lécher, le couvrir de baisers, il est son erreur, sa souillure, sa laideur mais elle veille sur lui comme une louve et, si l’ouragan veut les tuer, elle se battra jusqu’au sang pour qu’il ne l’ait pas.

Il marche toujours face au vent, les vêtements rincés par la pluie et il repense à ce rêve qu’il faisait sur la plate-forme. Il était esclave et courait dans un marais du Sud, la peur au ventre avec les Blancs à ses trousses. Il entendait les aboiements des chiens et il sentait que ses forces s’épuisaient. Il savait, avec certitude, qu’il n’allait pas réussir à les semer et qu’il vivait là ses dernières minutes, mais le rêve, étrangement, se déroulait dans une sorte d’ivresse. Il courait, les chiens gagnaient du terrain mais il était joyeux. Il avait raconté son rêve à Malogan. Il lui avait parlé de cette étrange sensation d’être joyeux alors qu’il était sur le point d’être rattrapé. Malogan n’avait pas paru surpris. Il avait dit : « Ce qui nous tue, nous, c’est de participer » et il avait fait un geste vague autour de lui, montrant les bâtiments derrière eux et la mer plus loin. « Heureux sont ceux qui ont la force de fuir. » Et longtemps, il avait pensé à cela, de plus en plus convaincu que la plate-forme le tuait, pompant ses forces et son esprit, pompant sa jeunesse et sa vie. La plate-forme avait besoin de sa vigueur et elle l’épuisait, comme elle le faisait avec la terre. L’homme du rêve, lui, courait. Malogan avait raison. Il était fort de cela. Ne compter que sur ses propres forces même si elles sont fragiles. Ce qui nous tue, c’est de participer. Et cela l’avait tué, oui, jusqu’aux cris absurdes qu’il avait poussés un beau matin « Lâchez-moi ! Lâchez-moi ! » sans plus pouvoir bouger ni s’arrêter de crier. Il avance maintenant. La pluie lui martèle le front. Il essaie de ne pas perdre de terrain. Il finit par atteindre la maison de Rose et s’arrête devant sans plus bouger. Il pense à Rose, sûrement mariée, avec un enfant, peut-être plus. À Rose qui a poursuivi sa vie, en le maudissant d’abord, puis en l’oubliant. Il pense qu’elle n’est sûrement plus là, qu’elle a dû partir se mettre à l’abri. Il se passe la main dans les cheveux. C’était une erreur. C’est pour cela qu’il est venu. Partir il y a six ans, le pétrole et tout le reste : c’était une erreur. Il ne veut pas s’excuser mais le dire simplement. Cela ne valait pas toute cette souffrance, tout ce dégoût de soi. Et même si elle n’est pas là, même si la maison devant laquelle il se tient est vide, il frappe à la porte pour se le dire à lui-même, au moins une fois, et plus jamais ensuite, c’était une erreur et j’ai perdu ma vie à cause de cela.

On frappe. Quatre coups sur la porte. D’abord, elle croit à un objet qui aurait heurté la maison mais les coups recommencent. Elle tend l’oreille et ne peut plus en douter : quelqu’un est là, dehors, et frappe. Elle hésite. Elle ne veut pas se lever. Elle veut rester là, concentrée sur sa survie, mais l’enfant la regarde. Ce regard, sur elle, la force. Sans lui, elle resterait assise, les mains sur les oreilles, mais l’enfant est là qui lui demande avec ses yeux ce qu’elle attend.

Il frappe à nouveau, de plus en plus fort. Quelque chose a lâché en lui. Il tape sur la porte, sur le mur, il longe la façade et tape contre les carreaux. Cela lui fait du bien. Il frappe pour toutes ces années d’oubli et d’épuisement, c’est comme s’il se battait contre le vent, comme s’il rendait les coups que lui avait portés la plate-forme, il frappe de toutes ses forces mais le vacarme de l’ouragan couvre tout et il lui semble que l’eau, le ciel et les bourrasques conspirent à étouffer le martèlement de ses poings. Elle l’entend, elle, pourtant, et se prend à avoir peur, quelqu’un est là, dehors, qui accroît la tempête, elle ne peut plus faire comme si cela n’existait pas, elle ne peut plus juste baisser la tête et serrer contre elle son fils raté d’amour, quelqu’un est là qui a entrepris de casser la maison, elle entend les coups sourds comme s’il donnait des coups de pied dans les murs et voulait défoncer les parois, alors elle se lève, elle a peur, elle fait signe à l’enfant de ne pas bouger, elle veut voir dans la nuit mais elle ne distingue, à travers la fenêtre, que les trombes d’eau qui s’écrasent sur l’avenue. Le vent, dehors, fait dégringoler des pots de fleurs, des vêtements, des poubelles, tout vole et se casse, et il ne peut plus s’arrêter, il a cru apercevoir une silhouette à travers la fenêtre, il n’en est pas certain mais il lui semble bien, il se passe la main sur le front mais il n’a rien pour essuyer l’eau qui lui ruisselle des cheveux et le force à cligner des yeux, il lui semble bien avoir vu une silhouette alors il crie, il se met à crier plus fort que le vent, « Rose », il n’y a plus que cela autour de lui, la fureur du vent, les paquets d’eau et son corps arc-bouté qui a encore la force de crier, « Rose », il pourrait rire à cet instant, c’est comme s’il se mesurait au vent. Elle entend son nom, « Rose », là, au cœur de la nuit, elle vacille, c’est comme si l’ouragan lui-même l’appelait, comme s’il connaissait son nom, alors elle se dirige vers la porte de la cuisine, « Rose », il continue à frapper mais c’est à la voix qu’elle répond, pas aux coups, c’est à ces cris venus du profond des choses, elle n’hésite plus, elle ouvre, tout est noir dehors et lui saute au visage, un homme est là qu’elle ne reconnaît pas encore, elle est presque déçue qu’il ne s’agisse que de cela, un homme, quand elle s’attendait à voir la nuit elle-même, mais elle le laisse entrer, il avance brusquement, et referme la porte en s’arc-boutant dessus pour que le vent n’entre pas à sa suite, elle ne lève pas encore les yeux sur lui, elle sent que c’est la honte qui est entrée dans cette pièce, elle sent qu’elle ne veut pas ce qui va venir, les mots, les explications, les retrouvailles, elle n’a pas la force de tout cela, elle voudrait juste retourner s’asseoir avec son enfant serré entre les jambes, sans poser de question ni même tourner la tête et laisser le vent continuer à hurler, mais ce n’est pas possible, il est là, lui, vacillant d’ivresse, et il redit encore « Rose », comme s’il savait que ce mot pouvait tout, alors elle lève les yeux et le regarde, elle ne voulait pas le faire, mais elle le regarde. Son visage, là, depuis si longtemps, son visage qu’elle reconnaît bien sûr, mais qui porte quelque chose de brisé. Elle ne dit rien. Elle prend le temps de le regarder. Elle ne le quitte pas des yeux. Il n’a pas dit un mot, comme s’il comprenait qu’elle avait besoin de silence ou comme si, lui aussi, avait perdu l’envie de parler. Elle prend le temps de le regarder. Son visage est marqué d’une usure qu’elle connaît. L’homme sourit et tout devient évident. Cela fait longtemps qu’il n’a pas souri. Il le fait avec maladresse et embarras. Elle reconnaît la morsure du temps sur le front, le voile de tristesse dans les yeux, ce sont les mêmes que les siens. Alors elle sent qu’elle n’aura pas à se cacher. Il est comme elle, entamé de fatigue et vaincu.

Un cri retentit. C’est Jeff Boons, dans la cellule d’à côté qui se met à crier : « Buckeley, regarde !... L’eau !... L’eau !... » Il y a de la terreur dans sa voix. Je regarde par terre. L’eau arrive dans le couloir. Elle se déverse à grands paquets, elle coule, glisse, pénètre partout, l’eau qui vient nous tenir compagnie et nous lèche déjà les pieds. Nous nous levons tous et nous nous précipitons aux grilles de nos cellules. Je vois ceux d’en face, maintenant, Tush, Tockpick, Lazy Marty et ils ont la même peur que moi sur le visage : jusqu’où va monter l’eau ? Nous sommes oubliés. La ville est sens dessus dessous et si personne ne vient, on ne retrouvera de nous, dans quelques jours, que nos corps flottant dans les cellules.

Tout craque dehors. Les femmes prient à voix basse sur la tête de leurs enfants. Ils se serrent, jambes entremêlées, bras enlaçant les corps des plus petits, haleine dans les cheveux. Les ténèbres, à l’extérieur, font un bruit de tambour. Que restera- t-il de la ville ?... Chacun se pose la question, mais nous essayons de ne pas penser plus loin que notre propre survie. Tenir jusqu’au moment où le vent faiblira, laisser les heures s’écouler et survivre à tout cela. C’est alors que je l’entends. Je suis près de la porte et je perçois, au fond de la nuit, une voix qui appelle. Je tends l’oreille. La voix retentit à nouveau mais déjà plus étouffée. Un homme ou une femme est là-bas, au-dehors, face au déchaînement de l’ouragan et appelle. Je reste immobile. Une dernière fois, la voix retentit, presque inaudible... Est-ce possible ? Qui passe si près de nous, dans le chaos, et appelle à l’aide ?

L’eau monte. Tockpick répète qu’il faut trouver quelque chose ou nous allons tous crever. Il le dit avec énervement comme si nous manquions de bonne volonté et qu’il était nécessaire de nous secouer. Tush dit qu’il en a déjà jusqu’aux genoux dans sa cellule. Lazy Marty commence à s’agiter contre les barreaux de la sienne. Que pouvons- nous faire ? Combien de temps nous reste-t-il ? Combien de minutes, qui sembleront des heures, à scruter le niveau de l’eau, à essayer de calculer le temps qu’il lui faudra pour atteindre le plafond. Il fait froid. Nous sommes des hommes rudes mais nous tremblons à l’idée de mourir là, comme des suppliciés.

« Est-ce que je peux rester un peu ? » demande-t-il. Le vent tambourine encore tout autour. Elle fait oui de la tête. Le petit est entré dans la cuisine. Il dévisage le nouveau venu en silence. « C’est Keanu », dit la mère. L’enfant ne réagit pas. Keanu Burns lui dit bonjour mais il ne semble pas entendre et retourne dans la pièce d’à côté. « Il ne parle presque jamais, explique la mère. Surtout quand il ne connaît pas les gens. » Ils pénètrent à leur tour dans le séjour. Le vent, au-dehors, fait un vacarme d’enfer. Elle s’assoit au pied du canapé. Son fils vient la rejoindre et se love entre ses bras et jambes. Lui, se laisse glisser le long du mur, en face. Personne ne parle. Ils n’en ont pas la force. Et puis, qu’auraient-ils à dire ? Ni lui ni elle n’ont envie de raconter la vie qu’ils ont passée, luttant, souffrant mille petites douleurs. Cela n’a plus d’importance. Plus tard, dans la nuit, elle réalisera qu’il est trempé et elle se lèvera brusquement pour aller chercher une serviette et la lui tendre en s’excusant, mais pour l’heure, elle n’y pense pas parce qu’elle ne pense à rien. Elle se demande ce qu’il dira lorsqu’il se mettra à parler, et au fond, elle sent qu’elle redoute cet instant. Elle est bien, ainsi, cachée dans le vent, son enfant entre les jambes. Pour la première fois depuis des années, elle se sent soulagée. Elle espère la même chose que lui, sans le savoir : que la tempête dure. Il leur faut du temps. Ils en ont besoin pour reprendre leur souffle. Ils ne sont pas encore prêts pour les mots, pour expliquer la vie qui a passé, la déception qui les a minés. Il leur faut du temps.

Je ne trouve pas de repos. Je marche d’un point à un autre de l’église. Je ne parviens pas à m’enlever de l’esprit le cri qui a retenti. Je me mets à suer. Mes pensées me tourmentent. Qui a appelé dans la nuit ?... Il est encore dehors un désespéré... Il faut que je sorte et brave la tempête. Cette idée me tord le ventre et m’éreinte. Où est le courage ? Faut- il veiller sur mon église ou sortir ? Ceux qui sont à mes pieds, ces grappes d’hommes et de femmes recroquevillés de fatigue, n’ont plus besoin de moi. Ils sont sains et saufs. Je vais et viens. Je sens que ce n’est pas encore terminé. Je dois faire plus.

L’eau, subitement, devient trouble. Quelque chose, quelque part, a dû se casser, ou déborder. L’eau charrie maintenant des immondices. Je ne sais pas d’où ça vient : les latrines ou les cuisines. Une odeur de pourri et de merde nous entoure. C’est suffocant. Nous ne pourrons même plus boire. Nous allons mourir noyés dans nos cellules, avec la gorge sèche. Alors, dans le secret de mon âme, je prie pour que nous soyons engloutis d’un coup, par une vague immense. Il vaut mieux cela. Tout vaut mieux que la lente agonie au milieu des déchets.

Je dois en avoir le cœur net. Je m’approche de la porte et je l’ouvre. Un grand air froid s’engouffre et pousse les deux battants. Les hommes, dans mon dos, se sont réveillés. Ils ont bondi. Je les entends qui m’appellent mais je ne me retourne pas. « Révérend ?... Révérend ?...  »

Moi, Josephine Linc. Steelson, toute vieille négresse que je sois, il fut un temps où j’étais enfant et malgré les années qui ont passé, malgré ma silhouette de vieil arbre qui se voûte, je peux encore me souvenir de ma mère, Maddy Steelson. Son visage humble portait, au coin des yeux, les traces de la pauvreté. Elle disait, je me souviens, elle disait : « La femme fermera les yeux de son mari et le mettra en terre. C’est ce que le Seigneur a voulu car il use plus vite les hommes. Puis, lorsque ce sera au tour de la femme de mourir, elle pourra compter sur ses enfants pour lui fermer les yeux. C’est ainsi et maudit soit tout le reste ! » Ma vieille mère, qui chiquait, avec sa bouche édentée comme celle d’un enfant de six ans, esclave sans même s’en rendre compte durant toute une vie de poussière, ma vieille mère, dure comme le fer, elle avait raison. C’est ainsi et tout le reste est contre nature. Mais le monde s’est cassé, Maddy. Les choses ne sont plus comme avant et je n’ai pas eu ta chance. Ils ont tué Marley, une nuit d’avril. Je n’étais pas là. Personne ne lui a fermé les yeux. Il est mort au milieu des racines et des écrevisses, dans la puanteur des marais, seul. Le monde de Maddy Steelson est mort. Mes enfants ne me fermeront pas les yeux. J’ai enterré tous ceux que j’aimais. Grant et Liberty, mes deux enfants, devenus adultes, puis devenus vieux à leur tour. Mes enfants auxquels il a fallu que je survive parce que rien ne me crève, moi. J’ai trop vécu. Le Seigneur se joue de moi. Il me l’ait vieillir et je vois tout ce qui aurait dû me survivre flétrir et disparaître. Mon fils, Grant, mort dans un accident de voiture à soixante-cinq ans. Ma fille, Liberty, morte à son tour d’un cancer à soixante-dix ans. J’ai bien vu, dans le regard de ceux qui m’entouraient aux obsèques  – et ils n’étaient pas nombreux, deux trois voisins à peine et le prêtre  –, que personne ne parvenait à me plaindre vraiment, car mes enfants avaient vécu une longue vie. Oui, mais pour moi, vieille négresse aux seins de mère flétris, c’étaient encore mes enfants et ils devaient durer. Il ne me reste que ma vieille carcasse et mes os de nègre maintenant. À quoi puis- je rester fidèle ? Il n’y a que cela qui fasse tenir le inonde debout, la fidélité des hommes à ce qu’ils ont choisi. Je voulais être un roc mais il ne me reste que des souvenirs. Je veux être fidèle à Marley, pardessus soixante-dix années de solitude et tant pis si nous n’avons vécu ensemble que quatre petites années, tant pis si j’étais une gamine aux seins fermes et aux jambes galbées qui riait souvent de sa propre jeunesse, je suis fidèle à Marley parce que cela seul éclaire la solitude des années que j’ai passées à veiller sur mes enfants avec ma rage et mes griffes  – et pourquoi l’ai-je fait, au fond, si c’était juste pour nourrir la mort ? Je suis fidèle à Marley et j’irai mourir dans le bayou où ils l’ont noyé. Il n’y a que cela qui ait un sens. Puisque personne n’est là pour me fermer les yeux, je les garderai ouverts, et les poissons viendront se réfugier dans ma chevelure. Il y aura cela, au moins, qui fera tenir le monde. La vieille Josephine, négresse par principe depuis presque cent ans, flottera dans les mêmes eaux que son homme et une chose, au moins, ici-bas, sera à sa place.

D’un coup l’électricité saute, nous plongeant dans le noir. Tockpick se met à crier et il y a de la joie dans sa voix. Il ne cesse de répéter : « La porte !... La porte !... » Nous l’entendons s’affairer, souffler, gémir. « Qu’est-ce que tu fais ? » demande Avon Long Legs. Tockpick ne répond pas. Il démonte son lit, prend un des barreaux pour s’arc-bouter contre la porte, et soudain, elle lâche. L’eau quelque part a dû atteindre la salle des machines. L’électricité a sauté, les portes se sont déverrouillées. Tockpick a réussi à sortir. Nous le voyons passer devant nous, gesticulant comme un diable. C’est lui qui nous sauve. Il ne court pas pour s’enfuir le plus vite possible. Il va à la porte de la cellule d’à côté pour aider Lazy Marty à sortir, puis il vient voir où en est chacun d’entre nous. S’il avait profité de sa liberté pour disparaître, pour filer dans les couloirs, certains d’entre nous, sûrement, auraient réussi à leur tour à ouvrir leur porte mais nous n’aurions pas été un groupe. C’est Tockpick qui fait de nous un groupe. Je fais comme les autres. Je me rue sur la porte de ma cellule. Il faut avoir la force de la pousser. Elle est inerte comme un corps mort mais elle s’ouvre. Boons est sorti. Puis Tush. Puis Volmann. Les uns après les autres, nous sortons et filons pour essayer de mettre le plus de distance entre nous et l’eau croupissante de Parish Prison. L’odeur de merde s’éloigne et le bruit de la tempête devient plus fort. Nous allons enfin voir l’ouragan. Tockpick casse un carreau de la grande salle du réfectoire. Le vent s’engouffre avec violence. Nous sentons, pour la première fois depuis des années, la morsure vive du vent. Nous quittons la prison et à cet instant, tandis que nous traversons la grande cour du pénitencier, l’ivresse est plus grande que la peur.

Le monde se tord. La nuit siffle, crache et me perce les tympans. Je laisse l’église derrière moi. Peut-être est-il encore des hommes, là-bas, pour se demander où je suis parti et pour appeler dans la nuit : « Révérend ?... Révérend ?... » mais je ne les entends pas. Il n’a fallu que quelques secondes pour que le déluge me rince entièrement. Je suis trempé. Mes chaussures sont lourdes, les habits me collent à la peau. Je suis au cœur de la tempête et je ne discerne plus rien.

Nous sommes neuf, enfuis dans l’orage. Boons, Volmann, Lazy Marty, Avon Long Legs, Tockpick, Pickow, Swinging Louis, Tush et moi, Buckeley. Nous sommes neuf qui n’avons pas couru depuis des siècles et, malgré nos jambes ankylosées, malgré notre souffle court, nous sourions en notre âme. Il nous aura été donné de sortir. L’ouragan nous cache et nous protège. Qui viendra nous demander quoi que ce soit lorsque tout tremble dans les rues ?... Qui, même, nous voit ?... Il n’y a plus personne. Je ne reconnais plus rien. C’est bien. La ville non plus ne nous voit pas. Nous nous éloignons de Parish Prison. L’eau est partout. La force du vent nous épuise. Mais rien ne nous empêchera d’avancer. Pourquoi sommes-nous tous restés ensemble ? La peur, peut-être, de ce ciel qui craque au-dessus de nos têtes, ou l’habitude d’être côte à côte depuis tant d’années... Nous avons trouvé un hangar, nous nous sommes glissés dedans et nous nous sommes jetés à terre, épuisés. C’est alors que Tockpick s’est mis à rire, d’un rire nerveux que nous avons aimé, d’un rire trop grand pour sa bouche mais qu’il ne pouvait plus contenir et j’ai ri avec lui pour remercier l’ouragan qui nous ramenait à la vie.