VI
Maîtres des rues

Paul the Cripple avait raison. Ils arrivent. Par dizaines, par centaines. D’abord, je n’ai rien remarqué mais il m’a montré des remous de-ci de-là, en trépignant de joie. L’eau bouge. On dirait qu’elle va se lever. Petit à petit, je discerne ce qui grouille à nos pieds : ce sont des alligators. On voit leurs écailles fendre les flots. Il y en a tant que l’eau, par endroits, fait des bouillons. Tout se bouscule. Les animaux s’inquiètent mais il est trop tard : les reptiles sont sur eux. Le grand cerf bondit pour leur échapper mais une bête l’a saisi à la patte arrière et il retombe avec lourdeur dans les eaux sales. Plusieurs mâchoires se referment sur lui. L’eau claque et gicle. Il se bat, remue, tente de se relever mais les alligators ne lâchent pas prise. Les os se cassent. La chair se déchire. Nous entendons, de là où nous sommes, de longues plaintes sourdes. C’est la bête qui se meurt, la tête sous l’eau. Les autres reptiles s’attaquent aux flamants roses. Ceux qui ne s’envolent pas à temps, ceux qui tardent trop, sont pris dans leurs mâchoires et disloqués. Ils n’en font qu’une bouchée. Nous ne voyons plus qu’un mélange indistinct de mâchoires et de plumes. Les grands oiseaux, si élégants, sont réduits à un paquet de chair compacte qui se fait broyer. Les singes, excités par l’odeur du sang, se mettent à crier. Ils ne peuvent s’enfuir, l’eau les entoure. Les alligators montent sur les tombes. J’ai les oreilles pleines du bruit sourd des mâchoires qui se referment. J’ai peur que les bêtes, maintenant, ne viennent sur nous. Partout ce n’est que massacre carnassier. Ils broient tout. Plus rien ne subsiste du spectacle lumineux dont nous avons joui quelques instants plus tôt. Tout piaffe et caquette avec terreur. La mort est là. C’est un grand banquet de sang. Seigneur, qu’avez-Vous détruit ? La beauté du monde est souillée et les fous jubilent. Je ne sais plus ce que je vois. Le grand festin des prédateurs, le banquet sauvage du chaos, c’est Vous, n’est-ce pas, qui l’avez ordonné ? À mes côtés, Paul the Cripple rit comme un enfant. Je veux me mettre à l’abri. J’ai peur que les bêtes ne rampent jusqu’à nous et ne nous disloquent. Je recule. Je tire Paul par la manche pour qu’il fasse de même, mais il se dégage. Que veut-il ? Son visage est illuminé de bonheur. Il est heureux, oui, dans le carnage. D’un coup, sans que je puisse rien faire pour l’en empêcher, il s’élance et descend droit devant lui, dans les eaux du cimetière. Je crie. J’appelle. Il ne se retourne pas. Il est déjà au milieu des reptiles. Je peux voir l’eau bouger autour de lui avec férocité. Ça grouille. Il avance, comme s’il descendait parmi les siens. Seigneur, pourquoi tuez-Vous les désespérés ? Je le perds de vue. Il disparaît derrière une tombe. Je ne peux plus bouger. Je suis transi de terreur. J’ai échoué. Le simple, le difforme, je l’ai laissé aux bêtes sauvages et il sera massacré. Oh que le monde est laid. Vous avez tout détruit et la terre gémit. Mais, tout à coup, il réapparaît. Cent mètres plus loin, entre deux tombes, toujours debout. Comment est-ce possible ? Il n’a pas l’air blessé. Il avance toujours. Je l’appelle. « Paul !... Paul !... » Il se retourne et me regarde, souriant, comme s’il avait trouvé l’endroit du monde où il était le mieux. Puis il plonge ses mains dans les eaux et éclabousse tout autour de lui. Je le distingue mal derrière les gerbes d’eau qu’il soulève. Les remous se multiplient. Ce sont les reptiles qui s’agitent et frappent les eaux de leur queue. Il est de moins en moins visible au milieu des remous. Puis, je le perds. Il disparaît. Les eaux semblent l’avoir englouti. Les alligators doivent être en train de le démembrer. Tout est fini. Je m’apprête à quitter les lieux. Mais c’est alors que je l’entends. Paul the Cripple. Sa voix à nouveau. Comme lorsqu’il appelait dans les rues. Je ne le vois plus, je l’entends seulement. Peut-être a- t-il échappé au carnage ? Peut-être s’est-il caché derrière une tombe ? Je scrute l’horizon mais je ne vois rien. Je ne sais plus... Est-ce Vous qui appelez par sa voix ?... Je deviens fou. Les alligators l’ont dévoré et il appelle encore. Comment est-ce possible ? Je ne sais plus, Seigneur, ce que Vous voulez. Tout est sens dessus dessous et Vous riez. À travers le sacrifice du difforme, je le sais, Vous riez.

Que fait-il, lui, l’enfant ? Elle ne pense qu’à cela. Que fait-il à ce moment précis tandis qu’elle marche dans l’angoisse. Est-ce que quelqu’un lui parle ?... Est-ce que quelqu’un se soucie de savoir ce qu’un enfant de cet âge fait dans les rues tout seul ?... Est-ce qu’il approche des gens qui l’appellent ou est-ce qu’il fuit lorsqu’on essaie de le mettre à l’abri ?... Elle connaît la réponse. Il lui semble le voir, avec sa moue entêtée, regardant fixement ceux qui le hèlent, puis leur tournant le dos. Elle le voit errant d’une rue à l’autre, rebroussant chemin lorsqu’il y a trop d’eau, sautant sur le capot d’une voiture pour rire, comme si la ville entière était un vaste espace de jeu. Qu’a-t-il, son enfant à elle, pour fuir ainsi les hommes et aimer le silence d’une ville qui se noie ? Qu’a-t-elle fait naître en lui de tordu, à force de doutes et de fatigue, pour qu’il contemple le monde avec un regard si circonspect ? Elle l’imagine et elle sait qu’il est seul quelque part, qu’il marche sans peur devant l’immensité des rues renversées. Elle sait qu’il ne s’arrêtera devant aucune maison et ne demandera l’aide de personne. Elle sait qu’il sautillera aussi longtemps qu’il aura des forces en lançant des cailloux dans l’eau, elle le sait parce qu’il a en lui ce silence trop grand qui le rend étrange. Il n’est à personne. Peut-être est-ce pour cela qu’il regarde le monde comme quelque chose qui ne le concerne pas. Elle l’imagine, marchant à quelques blocs de là, sans peur, avec quiétude dans des rues vides, et elle a peur de lui, de son opacité, de la force qu’il a face au silence, elle a peur parce qu’elle sait qu’il y a quelque chose dans cette ville inondée qu’il va aimer et qui lui ressemble.

Soudain, la voix de Swinging Louis retentit : « Hé, Buckeley, regarde... » Je me retourne. Pickow s’est mis à genoux, les épaules voûtées, la tête basse, comme s’il voulait vomir et ne pouvait pas. Je m’approche, je me baisse doucement pour voir son visage et je l’appelle : « Pickow ?... Pickow, ça va ?... » Il ne répond pas. Il respire difficilement. « Pickow, tu m’entends ?... » Il a le regard vitreux et claque des dents. Boons m’interroge du regard, mais je ne sais que lui dire, je ne suis pas médecin. Est-ce qu’il a bu de l’eau de la rue ? Est-ce qu’il était malade avant ? Volmann s’écarte d’un pas et lance, à la cantonade : « C’est pas qu’il serait contagieux, quand même ?... » Personne ne relève, mais dorénavant, la pensée est dans tous les esprits. « On ne va pas pouvoir l’emmener avec nous », dit alors Tockpick, sans que l’on sache si cela a un lien direct avec ce qu’a dit Volmann. Tockpick ne nous demande pas notre avis. Il dit ce qui sera, avec l’assurance de celui qui a l’habitude, depuis longtemps, de la peur qu’il produit chez les autres. Pickow est à bout de forces. Je sais que Tockpick a raison. Swinging Louis parle d’essayer de l’emmener à l’hôpital, de le déposer là-bas, ni vu ni connu, mais personne n’a l’air convaincu. Nous gardons le silence, tête baissée, incapables de décider du moment où il faudra partir. « On n’a qu’à l’installer la ! » dit Tush en montrant l’immeuble juste en face de nous. « Où là ? » demande Lazy Marty et Tush lui répond en souriant : « N’importe où... Qu’est-ce que ça peut foutre ?... » Cette solution plaît à Tockpick. Boons et Swinging Louis soulèvent Pickow comme un blessé de guerre. Je les aide. Nous montons jusqu’au premier étage. Là, j’avise une porte au hasard, nous nous y mettons à plusieurs pour l’enfoncer à coups de pied et elle finit par céder. L’appartement est vide. Pickow gémit. Il a les lèvres bleues et les yeux qui brillent de fièvre. Boons et Swinging Louis l’installent dans un fauteuil, près de la fenêtre. « Comme ça, dit Boons à Pickow qui n’entend déjà plus rien, si tu vois passer des secours, tu n’auras qu’à appeler. » Mais personne n’y croit. Pickow va rester seul, dans un appartement vide. La fièvre va le faire grelotter, puis délirer. Il va se vider sur place, la gorge sèche et personne, jamais, ne viendra le chercher où il est. Nous le laissons là parce qu’il nous embarrasse avec sa douleur. Nous ne nous encombrons pas de blessés, de malades, de boiteux. Il n’y a pas de groupe. Chacun d’entre nous sait maintenant où s’arrête notre camaraderie. Chacun voit que ceux qui fléchiront seront abandonnés et crèveront doucement sur le trottoir. Nous piétinons dans l’appartement, l’air un peu contrit, un peu gêné. Puis, Tockpick lance le mouvement et cela, au fond, nous soulage. Volmann et Avon sortent, impatients de retrouver l’air libre. Boons et Swinging Louis restent devant le fauteuil et murmurent quelques paroles. Ils disent adieu à leur ami. Ils voudraient dire pardon mais ils n’osent pas. Puis nous sortons. Dehors, Tockpick nous attend, les mains sur les hanches. Il nous regarde avec un air triomphant comme s’il voulait d’emblée nous faire comprendre qu’il faut passer à autre chose : « La ville est à nous », lâche-t-il avec une joie carnassière. Pickow est déjà loin. Volmann frappe dans ses mains. Il piaffe d’impatience. Tockpick a raison : la ville est là, à portée de main. La nourriture que nous trouverons dans les appartements, l’argent, les appartements eux-mêmes, tout est à nous. Il y a quelque chose de laid dans le sourire de Tockpick. Je me demande pourquoi je reste là. Il serait possible de nous séparer. Swinging Louis en a envie. Boons aussi. Cela se voit dans la façon dont ils se tiennent un peu à l’écart, dans la façon dont ils fusillent du regard Tockpick qui fait si peu de cas de Pickow. Cela se voit dans la façon dont Boons tape du bout du pied contre le mur. Nous voudrions partir, abandonner les autres à leurs désirs d’ogre, mais personne ne le fait. Peut-être avons-nous sous-estimé la prison ? Peut-être est-ce elle qui nous lie encore les uns aux autres, qui nous oblige à écouter Tockpick malgré le dégoût que l’on a de lui et à le suivre ?... Car nous finissons par relever la tête et effacer les expressions de dégoût sur nos visages. Les rues sont vides. Tockpick nous les offre avec un geste ample de la main comme le ferait un empereur et nous sourions. Il ne nous reste qu’à piller, rire, et roter dans le silence des rues, puisque c’est pour cela que nous sommes faits.

Elle marche et n’a plus la force d’appeler. C’est Keanu, maintenant, qui le fait à sa place. « Byron ?... Byron ?... » Elle marche, mâchoires serrées, tentant d’endiguer les questions qui montent en elle et l’assaillent, mais elle sent qu’elle ne pourra pas tenir longtemps. Il y en a trop. Elles vont la submerger. Pourquoi est-il parti ?... Quelle mère est-elle qui n’a pas su veiller sur son enfant ?... Que va-t-il se passer maintenant ?... Qui va-t-il rencontrer dans ces rues saccagées ?... Des questions auxquelles elle ne pourra pas répondre mais qui vont tourner dans sa tête et la rendre folle. Alors elle marche, elle accélère encore, comme si seule la course des corps pouvait la prémunir du tourbillon des questions. Elle ne veut pas avoir le temps de réfléchir. Et puis, d’un coup, elle s’arrête et elle crie une dernière fois « Byron !... » mais cela n’a plus rien à voir avec les cris d’avant. Elle n’appelle pas, elle hurle, le ventre plié en deux et c’est juste pour que le nom de son fils résonne autour d’elle. Elle crie pour dire qu’elle le veut, là, près d’elle, que son absence lui est insupportable, qu’elle a mal de tous ses os, elle crie « Byron !... » et c’est comme si elle suppliait les maisons, les rues et l’ouragan de le lui rendre. Keanu se retourne, revient sur ses pas et l’enlace. Il comprend qu’elle ne cherche plus, qu’elle n’en peut plus du silence de cette ville qui semble conspirer contre elle en lui cachant son enfant. Alors il la prend dans ses bras et lui murmure avec une sorte de rage combative « Il n’est pas mort » et il la serre tellement fort qu’il lui fait mal, mais il continue pour qu’elle l’écoute et se calme, « Il n’est pas mort », sa voix est violente comme une gifle, elle redresse la tête et regarde ses lèvres avec étonnement comme si elle essayait de lire dessus et il continue pour que le silence de la ville ne les reprenne pas tout de suite « Nous allons le trouver ».

Elle fait oui de la tête, comme une petite fille obéissante même si elle ne comprend pas d’où il peut tirer une telle certitude et il ajoute encore cette phrase qui lui griffe le visage et l’oblige à se redresser d’un coup, prête à marcher à nouveau, honteuse presque d’avoir vacillé, « Nous allons le trouver avant elle ». Un instant, elle est sur le point de demander « Qui ? » mais elle ne le fait pas. Elle comprend qu’il parle de la mort, de la menace, de tout ce qui peut vouloir fondre sur un enfant perdu dans une ville immense, la faim, le danger, le malheur, alors elle se redresse et serre les poings.

Moi, Josephine Linc. Steelson, j’ai reconnu cette odeur tout de suite, et pourtant, je ne l’avais pas sentie depuis longtemps. Ce sont peut-être les alligators qui l’ont apportée avec eux ou les déluges d’eau. Elle me prend au nez et m’arrête. Je suffoque. Je pense à Marley, le seul homme de ma vie, vieille négresse que je suis. Marley, père de mes deux enfants morts auxquels je n’aurais pas dû survivre. Marley qu’on n’a jamais retrouvé parce que ces salopards ont noyé son corps, et c’est pour cela qu’ils me regardaient en souriant, lorsque je venais les trouver là où ils étaient, le coiffeur dans sa boutique, le garagiste aussi, et que je les pointais du doigt en disant « Ô toi Mike Sureton », ou « Ô toi Jimmy Cravey », et je n’ajoutais rien car il n’était nul besoin d’ajouter quoi que ce soit, et eux en réponse, bien qu’ils m’aient comprise, ils ne faisaient que sourire en disant à la cantonade que j’étais une vieille folle qui ne se remettait pas de ce que son mari ait foutu le camp. Je sais qu’ils l’ont abattu comme un chien, qu’ils ont pissé sur son corps pour bien montrer que ce n’était même pas un meurtre, juste un jeu, je sais que Marley est mort avec du sang dans la bouche, terrifié comme un enfant, je sais qu’ils l’ont donné aux bayous. Je n’ai pas cessé de le dire. À eux d’abord, pour qu’ils sachent que je connaissais leur âme, puis, lorsqu’ils sont morts quarante ans plus tard, d’un mauvais cancer ou d’une cirrhose, à leurs enfants pour que, eux aussi, à leur tour, sachent qu’ils étaient engeance de tueur et qu’ils piétinent la tombe de leur père plutôt que de l’honorer, mais ils le savaient déjà, je l’ai vu dans leur regard, ils le savaient et ils m’ont chassée avec les mêmes gestes irrités qu’avait eus leur père. Je respire mal. Cette odeur-là, partout dans les rues, c’est comme si Marley était avec moi, à nouveau. Malgré les soixante-dix ans qui nous séparent, malgré ma vie de solitude, Marley m’entoure. Alors, je marche et je ne pense plus au petit négrillon. Je le laisse aux alligators ou à l’eau des rues. Je veux juste marcher pour rester dehors le plus longtemps possible, dehors avec, tout autour de moi, mon homme assassiné.

Paul the Cripple a laissé derrière lui son hachoir. Il est là, à mes pieds. Je le ramasse. Je regarde encore longtemps dans la direction où il a disparu, mais je suis bien incapable de dire si les alligators l’ont déchiré ou s’il s’est évanoui. Le hachoir, dans ma main, est froid et ce contact, étrangement, me rassure. Je contemple sa lame, solide. Que voulez-Vous, Seigneur ? J’ai peur de comprendre. Je me mets à genoux. J’hésite mais je sais. Comme il est difficile de s’y résoudre. J’ai cru que Vous vouliez que je mette à l’abri les hommes, que c’est ce qu’il allait m’être donné de faire, mais je me suis trompé. Qui suis-je pour les protéger de Votre colère ? Le ciel craque et c’est Vous qui parlez. Les enfants pleurent et c’est Vous qui les terrifiez. La ville s’écroule par Votre volonté. Vous arrachez les arbres et les réverbères parce que les arbres, les réverbères, les voitures et nos pauvres maisons Vous sont odieux. Je suis Votre serviteur, Seigneur, et je Vous seconderai. Toute chose doit mourir. Les alligators sont Votre armée, je le comprends. C’est Vous qui les avez lancés sur la ville. Il ne doit plus rien rester qu’eux, je le sais. Je tiens le hachoir de Paul the Cripple dans la main et c’est bien. J’essaierai, Seigneur. Je me relève et quitte le cimetière, redescendant vers le centre-ville où sont les hommes. Que le monde souffre s’il ne Vous plaît pas. Vous avez mis cette arme dans ma main, ce sera une épreuve pour moi mais je comprends : Votre colère n’est pas encore épuisée et les hommes Vous sont insupportables. Leurs fautes ne peuvent être lavées en une seule nuit. Il faut plus. Le monde d’hier doit finir de mourir. Vous savez que ce ne sera pas facile pour moi, Vous savez que je tremble, que j’hésite, mais j’irai jusqu’au bout. Je croyais le monde dévasté, mais Vous me murmurez à l’oreille que ce n’est pas fini et que les hommes n’ont pas encore payé. Qu’ils périssent, Seigneur, s’ils Vous ont offensé. Je crache sur le monde et je n’ai plus de frères.

Je me trompe, vieille négresse que je suis. Je pensais sentir la présence de Marley, je pensais qu’il était ému de voir arriver sa vieille femme, heureux de sa fidélité de folle, mais l’odeur qui flotte là, dans les rues, je la reconnais, ce n’est pas celle de la joie, c’est celle du dégoût. Il m’en veut. Il me regarde par en bas, l’œil noir. J’entends presque sa voix, restée jeune depuis tout ce temps, me disant que je n’ai rien compris. La mort dans les bayous, c’est ce qu’ils voulaient, eux, les culs blancs. La souillure et la boue. Nos yeux ouverts dans la vase et le cri étouffé par les eaux, c’est ce qu’ils voulaient, eux. L’âge m’a rendue faible et je ne sais plus ce que je fais. Marley crache par terre et me siffle aux oreilles que je me suis trompée. Je le sens partout autour de moi. Les arbres se penchent pour me le dire. Ce n’est pas ça, vieille négresse. Ce n’est pas ça. Les bayous ne veulent pas de toi.

Volmann et Swinging Louis s’arc-boutent contre la porte et elle finit par céder. Nous autres, nous faisons le guet mais c’est comme un vieux réflexe inutile. Qui viendrait par ici ? Nous marchons depuis une heure et n’avons croisé personne. Le rire de Tockpick a retenti. J’entre. Il avait raison. C’est bien encore une armurerie et le propriétaire a décampé en pensant que fermer à double tour suffirait. Volmann piaffe comme un enfant. Avon Long Legs répète à qui veut l’entendre : « Jusqu’aux dents, nom de Dieu, armez-vous jusqu’aux dents !... » À l’intérieur, tout est intact. Des armoires entières avec des armes sous clef. Il n’y a qu’à choisir. Nous cassons les vitrines, renversons les tiroirs, enfonçons dans nos poches des poignées de cartouches. Tockpick jubile. Il avait dit : « D’abord l’armurerie, ensuite, nous serons les rois... On pourra même aller jusqu’à Angola ! » Cette idée lui plaît. Le policier voulait nous amener au pénitencier, Tockpick est prêt à y aller de son propre chef mais ce sera armé comme un dément et pour libérer ceux qui y sont encore. Cela l’excite. Nous savons qu’il n’ira pas, c’est bien trop loin, mais cela lui donne le sentiment qu’il est le maître de la ville et peut choisir de frapper où il veut. Il va régner sur le chaos et cette perspective l’enchante. De toute sa vie, il n’a jamais eu rêve plus grisant. Je ne sais pas ce que nous sommes en train de faire. Je prends une arme moi aussi. Un fusil à pompe et une arme de poing. Avon Long Legs me tape sur l’épaule. Frères de démence. Nous nous mettons en mouvement. Je ferme la marche. On dirait la procession des zoulous les jours de jazz-band. Tockpick est notre grand marshal qui ouvre la voie. Nous avançons et tout tremble à notre approche. Avon Long Legs tire en l’air, parfois, pour s’amuser, pour éprouver le plaisir de pouvoir le faire, de ne pas avoir à se cacher. Il tire et rien ne se passe. La ville est là, inerte et vide et nous la prenons.

Ils m’ont attrapée. Moi, josephine, vieille roublarde increvable, je me suis laissé attraper comme une gamine. Je n’ai pas fait attention. Au coin de la rue, la voiture a freiné. Ils ont jailli de leur énorme quatre-quatre aux vitres teintées et me sont tombés dessus. Lorsque je me suis retournée, il était déjà trop tard, ils étaient sur moi. Deux gros Blancs. Un obèse et l’autre avec des tatouages sur le bras, qui n’arrêtaient pas de parler. Ils disaient que ça allait aller, que je n’avais plus de souci à me faire. Ils m’appelaient grandma et ne me laissaient jamais répondre. Ils étaient tout près de moi, l’un d’eux a même essayé de me prendre par le bras, je me suis écartée et je leur ai dit que moi, Josephine Linc. Steelson, je n’avais pas besoin d’eux, mais ils n’ont pas semblé entendre, le gros a parlé d’état de choc, ou de panique, il a fait un signe de connivence à son ami et ils m’ont agrippée. Je me suis débattue tant que j’ai pu parce que je n’aime pas quand des Blancs agrippent des Noirs, quelles que soient leurs intentions, j’ai trop vu cela, dans les rues, l’impunité du maître qui saisit l’esclave par le bras pour lui dire d’aller traîner ailleurs. Je me suis débattue mais mon vieux corps de négresse ne sert plus à rien. Ils m’ont soulevée comme un fétu de paille et m’ont posée à l’arrière du quatre-quatre en répétant que ça allait aller. Je leur ai dit que je cherchais un gamin, un petit négrillon et que je devais y retourner, mais ils ont démarré, fiers d’eux, avec le regard satisfait de celui qui soulève le monde et le repose, intact, comme un vase de Chine sur une commode en acajou. La voiture est haute et puissante. Nous fendons les flots. Je vois défiler la ville. Ce n’est que misère. On dirait une vieille dame saccagée par le vent, l’œil hagard, les montures de lunettes abîmées, la mise en plis de travers, une vieille dame qui vacille et boite sur un talon cassé. Les deux hommes ne répondent pas à mes questions. Ils parlent de moi à la troisième personne, comme si je n’étais pas là. « La grandma a l’air d’aller... sûrement déshydratée. ... ils vont s’en occuper... » Je me demande bien où est-ce qu’ils ont l’intention de m’emmener, mais je n’ai pas peur. Je continue à scruter les rues pour voir si j’aperçois le petit négrillon car je suis têtue et je ne lâche pas.

Je cherche les hommes pour les châtier. La main serrée sur le hachoir, je vais par les rues. La tête me tourne parfois. Je grelotte. Je dois être pris par la fièvre, à moins que ce ne soit l’approche du sang. Je vais tuer. Je vais détruire et mettre à bas puisque c’est ce que Vous voulez. Tout maintenant me semble petit et dérisoire. Comme cela a dû être facile pour Vous de noyer cette ville sous la pluie, de la gifler par les vents. Comme cela a dû être facile et plaisant. Nous serons bientôt unis par une même jubilation. Je ne Vous décevrai pas, Seigneur. Eprouvez-moi. Je descends les rues, droit vers le Mississippi. Je sais que les gens sont là-bas. Ils se réfugient sur les terres sèches, espérant encore échapper à Votre courroux. Mais c’est vain. Car je sais où ils se cachent et je vais droit sur eux.

Nous marchons avec férocité, Avon Long Legs en tête. Nous sommes les maîtres de la ville. Nous faisons du bruit sans plus rien craindre. Si une voiture de police déboulait à nouveau, nous la criblerions de balles. La ville est à nous. Sur Iberville Street, Avon Long Legs casse la vitrine d’une bijouterie. Il prend des colliers à la pelle et les passe à son cou. Il les arbore fièrement, maintenant. Quatre ou cinq colliers de diamants et de pierres précieuses, pêle-mêle. Cela lui donne un air de princesse haïtienne. Nous sommes fous et nous arpentons notre royaume en claquant des dents avec délectation.