VIII
Les digues cèdent
« À feu et à sang », j’ai dit. Avon a compris. Dès que nous avons été en vue du casino, il a chargé son fusil. À feu et à sang. Il y avait deux hommes à l’entrée, un vieillard et un autre torse nu. Deux crevards. Il a fait feu. Comme des lapins. J’ai tiré moi aussi. Il faut que ça brûle. Tout. Et le plaisir monte. Nous ouvrons la porte à double battant, l’air sent encore la poudre. Le grand escalier nous fait face, avec son lapis en velours rouge. Ça y est, c’est à nous. Je prends tout. Le casino et le reste. Je suis le roi de la ville et le saccage va commencer. Nous montons quatre à quatre l’escalier. Une fois en haut, clans la grande salle, Avon tire sur le lustre pour le plaisir, pour marquer notre présence et que les tapis de jeu eux-mêmes se mettent à trembler. Ça sent le fric et c’est pour ça que nous sommes là. Une fois dans ma vie, je veux ça. Volmann, Tush et Lazy Marty font les fous et renversent les tables, je cherche les caisses. Du fric. C’est mon tour maintenant. J’en veux plein les poches. J’en veux au fond des mains. Mais il n’y a rien, nom de Dieu, rien mille part. À croire qu’ils ont tout vidé. Les croupiers n’oublient rien et c’est la banque qui gagne toujours. Je cherche à nouveau. La colère monte. Je finis par trouver un placard que je force. Des boîtes et des boîtes de jetons. Avon s’approche et me demande : « C’est quoi ça ? » J’en renverse une. Des centaines de petits jetons roulent par terre, bleus, rouges, jaunes... Avon rit. « Un paquet de fric », dit-il, et il en prend plein les mains, un paquet de fric comme si c’étaient des pièces d’or. Il s’en met dans les poches, dans la chemise. Il en jette en l’air et Tush fait comme lui. Des centaines de jetons et pas un billet. Même là, il ne me sera pas donné de tenir dans ma main une liasse d’argent avec l’odeur sèche du papier. Non, même là. Alors je le dis et le répète : « À feu et à sang. » Je danse avec eux, je renverse les tables, je bouffe des jetons de toutes les couleurs. À feu et à sang, je casserai le monde, je le jure.
« Où on va, Buckeley ? » Il faut mettre le plus de distance entre Tockpick et nous. J’ai dit à Boons qu’on allait plein nord en direction du lac Pontchartrain. Il a fait une grimace parce que ce sont les quartiers les plus inondés. Je sais. Mais c’est là que je vais. Je veux m’enfoncer dans l’inondation et que plus personne ne puisse m’atteindre. Je veux laisser derrière moi Tockpick et la prison. Boons finit par acquiescer et Swinging Louis aussi. Sur les quais, nous ouvrons un à un tous les hangars pour trouver une barque, quelque chose qui flotte. Nous ne sommes pas les seuls. C’est la foire d’empoigne. D’autres sont là qui s’agglutinent. Chacun veut sa place pour être sûr d’être à l’abri au cas où les eaux continueraient à monter indéfiniment. Swinging Louis, avec toute la masse de son corps, se fraie un passage dans le groupe qui est devant nous. Il bouscule ostensiblement les uns et les autres pour montrer qu’il ne faut pas l’empêcher de faire ce qu’il va faire. Puis, lorsqu’il atteint la barque, il avise les deux types qui sont déjà dedans et leur ordonne de descendre. Ils ne veulent pas. Alors nous le rejoignons, nous frayant à notre tour un passage dans la foule et nous montrons nos armes, nous les brandissons même, pour que tous ceux qui sont là reculent. Je ne partage pas. Je veux sortir d’ici avec la barque et c’est tout. Les deux types descendent lorsqu’ils voient nos fusils. Swinging Louis tire la barque pour l’extraire du hangar, comme un bœuf tire une charrue. On nous laisse passer avec crainte et c’est bien. Pendant une heure nous la tirons sur Saint Diamond Street, droit vers le nord, cherchant ce que tout le monde fuit : l’eau. Puis, lorsque les rues commencent à être immergées, Boons monte. Louis et moi continuons à la tirer. J’ai de l’eau jusqu’à la taille mais je souris. Je quitte les hommes. Je les laisse dans mon dos. Le monde va nous oublier. Nous montons sur notre barque, avec l’impression, pour la première fois, de nous enfuir vraiment, sans rire ni course, dans le silence des maisons éventrées.
Il marche d’un pas pressé. Il sait que cela est absurde mais il ne peut pas s’en empêcher. Il pourrait tout aussi bien tomber sur l’enfant s’il ne bougeait pas, s’il s’asseyait sur le trottoir et attendait. Il y aurait exactement autant de probabilité qu’il finisse par le retrouver, mais il ne peut s’empêcher de courir. Il veut être dans cette nervosité-là. Il regarde à gauche, à droite. Il appelle parfois. Il marche. Cinquante mètres plus loin, soudain, il se fige, comme tétanisé. Une explosion vient de retentir. Quelque chose s’écroule. Un bruit de gravats emplit le ciel. C’est un immense immeuble, à trois blocs de là, qui s’effondre comme un château de sable dans la vase. Il entend ce bruit et, en une seconde, il est à nouveau sur sa plate-forme. C’est le même bruit de craquement, la même fumée qui monte. Il se met à trembler. Il lui faut de la force pour se contenir. Il a du mal à respirer. Il est sur le point de crier à nouveau, comme cette autre fois sur la plate-forme, « Lâchez-moi ! Lâchez-moi ! » alors que personne ne le tenait mais il pense à l’enfant, l’enfant perdu qui n’est pas de lui, l’enfant bâtard, il pense à lui et reprend sa marche. À cet instant, un homme arrive sur lui, en robe de chambre avec des tongs aux pieds. On dirait qu’il vient de se réveiller. Il court dans sa direction, agitant les bras comme un épouvantail. Il croit d’abord qu’il va s’arrêter, lui dire quelque chose, mais ça n’est pas ce qu’il fait. Il poursuit sa course. À tous ceux qu’il croise, l’homme dit la même chose, sans s’arrêter, que les digues ont lâché, sur le lac Pontchartrain, les digues ont lâché, l’eau arrive et il continue à avancer en agitant les bras. Il répète toujours les mêmes phrases, que les quartiers nord sont déjà sous deux bons mètres d’eau. « C’est le pire qui vient, dit-il, le pire », et il passe sans s’arrêter. En voyant l’homme en robe de chambre, il ne pense pas à ce qui va se passer, il ne pense pas à la ville engloutie, il se dit simplement que l’enfant ne va pas pouvoir aller vers le nord et que l’eau, peut-être, va le lui ramener.
Je suis dans Jackson Avenue. Avec l’enfant. J’entends une voix qui retentit plus loin, après le carrefour. Un homme là-bas ne cesse de crier : « L’eau monte !... L’eau monte !... » On dirait un messager qui vient annoncer la peste, de rue en rue. « L’eau monte !... Les digues ont lâché. ... » Je regarde autour de moi, je ne vois personne. Sa voix se fait plus lointaine. « L’eau monte... » L’enfant ne bouge pas. De quoi peut-il avoir peur ? Il est impassible tandis que je frémis, moi. À nos pieds, l’eau bouge. C’est un courant ténu qui nous glisse entre les jambes. Elle court. Elle ira partout. La ville va se remplir comme une baignoire. Les quartiers nord d’abord, puis tout le reste. J’entends encore au lointain l’homme qui s’époumone. « L’eau monte !... » Oh oui, je le vois maintenant, Vous n’en avez pas fini avec nous. La tempête n’était rien, les barrages vont voler en éclats. Les ponts crouleront. L’eau pénétrera partout et les immeubles eux-mêmes finiront par s’effondrer. Vous avez mis l’enfant sur ma route et je comprends que je dois œuvrer, moi aussi, pour aggraver le malheur.
Je les entends qui se lèvent, qui s’agitent, qui paniquent. Je ne bouge pas, moi, Josephine Linc. Steelson, négresse immobile dans un monde en bascule. Une rumeur tourne dans le stade et prend de l’ampleur. Ils ont peur, partout. Je peux le sentir. Certains se lèvent, d’autres tremblent. La rumeur me parvient, relayée par toutes ces bouches, la rumeur qui transforme les visages en les tordant d’angoisse. « Il y a de l’eau dans les vestiaires... des fissures... ça craque de partout... » L’eau suinte des murs. Elle nous poursuit jusqu’ici. Elle a déjà empli certaines pièces des sous-sols. Elle ne nous laissera pas en paix. Je l’ai dit dès que je l’ai senti, c’est une vicieuse qui nous est tombée dessus et elle nous harcèlera comme une teigne.
D’un coup, les mères se lèvent, avec leurs nourrissons encore attachés au sein. Les vieillards se lèvent malgré les couvertures qu’on leur a posées sur les genoux et cet endroit où ils s’étaient sentis en sécurité auparavant, malgré les odeurs de défécation et le nombre croissant d’hommes et de femmes qui venaient s’y entasser, cet endroit qu’ils bénissaient parce qu’ils savaient que c’était par cette fenêtre que le monde les regardait et qu’ici, au moins, on ne pouvait pas les oublier, cet endroit leur devient insupportable. Ils se lèvent tous, d’un seul grand mouvement, et ils se mettent à tourner, comme s’ils avaient tous des fourmis dans les jambes, comme s’ils avaient tous le besoin urgent de marcher. Le grand corps de ces vingt mille personnes se met à tourner. Elle le voit. Elle sent, elle aussi, la peur qui monte. Elle sent que son fils n’est pas là, son fils perdu qui ne veut personne et ne parle à personne, son fils qui s’éloigne d’elle et des hommes, ne peut pas être là. C’est une évidence. Alors, elle se fraie un passage au travers de la foule et part, laissant derrière elle ces milliers d’hommes et de femmes qui se sont levés et dansent ensemble d’une danse fatiguée et hésitante.
« Eh, Tockpick, viens voir ça !... » C’est Tush qui m’appelle. Il est sorti sur le palier, devant la porte principale. Je le rejoins. Nous dominons la rue d’un bon mètre. J’ai l’impression d’être un tribun qui s’adresse à la foule et cela me fait sourire, sauf qu’il n’y a personne. La rue est quasiment sèche. Un ou deux centimètres d’eau, à peine, et pourtant, personne. À croire que notre présence a fait fuir tout le monde. Tush me montre du doigt l’extrémité sud de la rue. Je tourne la tête et j’ouvre la bouche. Des alligators arrivent. Ils sont une dizaine et rampent en plein milieu de l’avenue, dans un bruit visqueux de ventres et d’écaillés. Ils se frottent contre l’asphalte, de tout leur poids, avec leurs pattes courtes qui peinent à s’accrocher, ondulant comme des serpents sous nos yeux. Des dizaines d’alligators, sortis des eaux. Comment est-ce possible ? La ville est inondée mais cela ne leur suffit plus. Ils veulent tout. Ils s’emparent des rues sèches maintenant, ils sont partout chez eux. Cela les oblige à ramper avec maladresse mais ils le font, c’est leur règne qui vient. J’ai peur. Je me tais. Je serre les poings. Je prie pour que personne ne s’aperçoive de ma pâleur. À cet instant, je voudrais fuir ou me mettre à genoux et pleurer. Je suis paralysé. Je serre les mâchoires pour que les autres ne voient rien mais les alligators continuent d’avancer et je ne sais pas si je vais pouvoir me contenir. Le bruit visqueux de leurs ventres me terrifie. J’ai peur comme si j’étais nu sous le regard de mon père.