IV
D’un coup, le silence
Soudain, Keanu lève les yeux. Elle est surprise et tend l’oreille à son tour, essayant de percevoir ce qui l’a fait sursauter. C’est le silence. Pour la première fois depuis des heures, la porte de la cuisine ne bat plus. « Le vent est tombé », dit-il et il lui semble qu’il y a comme un regret dans sa voix – mais peut-être se trompe-t-elle.
C’est Tush qui le remarque en premier. Il se dresse comme un chien aux aguets, sur la pointe des pieds pour voir au travers de la grande vitre du hangar et murmure avec une voix émerveillée : « C’est fini, les gars. » Alors, Avon Long Legs ouvre la porte pour vérifier. L’air est immobile. Avon sourit et dit avec une voix d’empereur : « Merci le déluge. » Il a raison. C’est la pluie qui nous a libérés, les hommes, eux, nous avaient oubliés. Nous nous ébrouons dans la rue, avec jubilation. Je ne sais pas ce que je vais faire. Je ne peux pas rester en Louisiane. J’ai tué ici. Je passerai peut-être au Mexique, avec Boons, s’il le veut. Je regarde Avon Long Legs qui se met à danser dans l’eau, mimant, pour rire, les négrillons qui s’agitent dans le quartier français pour trois sous, balançant ses bras et ses jambes comme une marionnette, soulevant des paquets d’eau chaque fois qu’il bouge les pieds. Il danse et les gars, autour, sifflent comme on le ferait devant une jolie fille, Volmann surtout et Lazy Marty. Je respire cet air qui ne sent ni le réfectoire ni l’acier, je respire avec bonheur. Tout à coup, une sirène retentit. Nous nous figeons. Personne ne l’a vue venir. Une voiture de police est là, avec les gyrophares allumés. Elle remonte la rue avec de l’eau jusqu’au pare-chocs. Avant que nous ayons pu faire quoi que ce soit, deux policiers en jaillissent, arme à la main. Je connais cela. C’est ce qui s’est passé à Baton Rouge, il y a huit ans. Oui, je connais : les mains qui tremblent, la peur chez tout le monde. Je ne bouge pas. Un des deux agents est déjà sur nous. Il regarde nos uniformes de prisonniers et va de l’un à l’autre en nous menaçant de son arme. « Combien êtes-vous là-dedans ? » demande-t-il et, sans attendre de réponse, il crie : « Dehors ! Tout le monde dehors ! » Je vois Tockpick qui hésite. Il se retourne pour regarder le hangar derrière lui et voir s’il y a moyen de s’évader. Je repense au parking de Baton Rouge, huit ans plus tôt. La patrouille de police qui veut contrôler nos identités, l’obscurité qui rend les choses dangereuses, mon arme, à la ceinture, dont, à cet instant, je voudrais me débarrasser, Will qui s’échauffe et finit par faire un geste brusque, la peur du policier en face, le coup de feu qui part, le corps de Will qui s’effondre, l’arme ensuite braquée sur moi, je revois la peur sur le visage de celui qui vient de tuer mon ami, la peur de ce qu’il vient de faire, de ce qui va venir, je sens qu’il va m’abattre, sans raison, parce que, dans la panique qui le saisit, c’est la suite logique de ce qu’il vient de faire, il va m’abattre parce qu’il ne contrôle plus rien, parce que j’ai une arme, parce que je suis un nègre dans l’obscurité, alors je tire moi aussi, avant lui, et il tombe, huit années d’incarcération hurlent à mes oreilles, huit années rient dans la nuit, ma vie vient de se défaire en une seconde, huit années de remords et de solitude, et ce sang sur mes mains qui va me souiller à jamais, je revois tout cela, je ne bouge pas et je prie pour que Tockpick fasse de même. Il n’y a pas d’issue. Il le voit. Il se résigne. Je souffle avec soulagement. Le policier, effrayé par notre nombre, craignant de ne pas contrôler la situation, nous ordonne de nous mettre à genoux, les uns à côté des autres, pour qu’il nous voie bien tous. Nous le faisons à l’endroit même où dansait quelques instants plus tôt Avon Long Legs. Nous sommes à genoux à nouveau et j’entends le rire du ciel qui se moque de nos vaines espérances.
Est-ce cela que Vous avez voulu ? Le chaos d’abord, puis le silence, plus effrayant encore. Je me fige. La nuit s’est tue. J’ai cru que le jour ne se lèverait jamais plus. Tout est mort et sans mouvement. Où sont passés les hommes ?... Suis-je le seul à être resté dans la ville ?... J’avance péniblement. Je suis épuisé et chancelant. D’immenses flaques d’eau dessinent dans les avenues des taches couleur d’acier. À cette heure, au milieu des débris, Vous le savez, je suis nu comme au sortir de ma mère, plus nu encore, car à l’époque, du moins, avais-je ses bras de mère pour me tenir chaud. J’ai plus peur que lorsque je me battais contre les rafales de vent et que la tourmente grondait à mes oreilles. Je suis venu secourir les désespérés mais je ne vois personne et j’avance avec timidité. Et puis, d’un coup, au loin, j’entends à nouveau la voix, celle qui m’a fait quitter l’église, aiguë et pénétrante. Je suis incapable de dire si elle appelle à l’aide ou si elle veut secourir, si c’est moi qui la suis ou elle qui me cherche, mais nous sommes deux, dans ce monde détruit, deux, et je cours vers elle. Plus j’approche et moins je distingue ce qu’elle dit, plus j’approche et plus le son me semble étrange. Je me demande si ce ne sont pas les maisons qui crient ainsi, les maisons que nous avons abandonnées et que le vent a éventrées. Je me demande si ce ne sont pas les trottoirs qui se noient et appellent à l’aide, ou les poteaux électriques arrachés qui se lamentent d’être inutiles à jamais.
Elle veut se lever mais elle se rend compte que l’enfant dort entre ses jambes. Le vent est tombé et la nuit les entoure.Ils sont encore hésitants comme si, en une seconde, tout pouvait recommencer, comme si, tapie quelque part, une menace attendait qu’ils baissent leur garde pour surgir et les engloutir. Ils ne bougent pas. Il y a au cœur de cette solitude quelque chose qu’ils ne veulent pas voir disparaître. Le temps, peut-être, de profiter d’une douceur qui n’appartient qu’à la nuit lorsqu’elle est partagée. Elle lui a demandé, profitant du calme et du sommeil de son enfant, elle lui a demandé ce qu’il avait fait durant toutes ces années. Il garde le silence. Il ne sait pas ce qu’il peut dire. Il se méfie de lui-même. S’il se met à évoquer la plate-forme, il craint qu’elle ne prenne peur mais il ne veut pas mentir. Il la regarde calmement, comme on le fait une dernière fois pour évaluer la distance avant de sauter, il plonge dans ses yeux noirs, il comprend qu’elle est toute proche, que ce soir, à cause du vent, de la pluie, du chaos dehors, ce soir, elle est prête à tout entendre et qu’aucune peur n’est en elle. Alors il parle, sans bouger, toujours assis au pied du mur en face d’elle. Il dit que sa vie n’est rien, que, certains matins, il se sait mort, il dit qu’il a perdu sa vie, quelque part durant ces six années et qu’il ne sait plus ni où ni comment, peut-être était-ce dès le soir de son départ, peut-être plus tard, dans l’odeur écœurante du pétrole. Il dit qu’il est loin de lui-même, qu’il n’arrive plus à être avec les choses. Il lui parle de cette fatigue, de ce sentiment tenace d’inutilité qui ne le laisse plus en paix. Tout est lourd et vain et il voit une longue vie laborieuse s’étendre devant lui. Il dit, avec une voix rauque et franche, qu’il a tout raté. Il ne le dit pas pour se plaindre mais parce que c’est vrai. Ou plutôt rien n’a réellement commencé. Il parle du pétrole, de la plate-forme, de toutes ces heures de travail accumulées, puis il fait un signe avec les bras et c’est pour tout balayer du revers de la main. Il se tait et baisse les yeux. Il ne parle pas de la pute de Houston alors que, à cet instant, c’est elle qu’il a en tête, la pute qui criait sur Jimmy. Mais il pourrait. Il n’a plus de pudeur. Il veut qu’elle sente cela en lui. Il ne demande rien. Il veut juste montrer sa nudité. Elle écoute sans jamais le quitter des yeux. Jamais personne ne lui a parlé ainsi. Elle ne peut rien répondre. Que pourrait-elle dire ? Elle écoute et c’est comme de boire, boire jusqu’à plus soif, une eau longtemps attendue.
Les deux policiers ont discuté longuement, à voix basse, puis ils nous ont annoncé que nous allions prendre la direction du Convention Center, au centre-ville. Nous marchons les uns derrière les autres, comme une colonne de forçats qui part travailler dans les plantations. L’un des deux est monté dans la voiture et roule au pas derrière nous, tandis que l’autre marche à nos côtés, l’arme à la main. La servitude, à nouveau, impose à nos corps le rythme lent de la marche. L’eau est lourde à soulever à chaque pas. Je suis derrière Pickow qui grogne, plié en deux. « Maudite chiasse... » murmure-t-il, et il demande à l’agent s’il peut s’arrêter. Il a des crampes d’estomac et le teint crayeux. N’importe qui verrait qu’il ne va pas bien mais le policier a peur et il lui dit de continuer à marcher. Nous traversons la ville, pas à pas. C’est un spectacle d’apocalypse. La fureur du vent a tout arraché, une ville entière couchée à terre, déchirée. Les portes des maisons pendent avec tristesse, à moitié dégondées. L’eau charrie un amas d’objets de toute sorte. Il ne reste plus personne. Une ville vide dans laquelle nous avançons comme une armée en déroute, tête baissée. Il n’y a plus rien que les traces du déchaînement. Tout est cassé et laid. Nous sommes prisonniers dans un monde qui n’existe plus, mais prisonniers toujours et je vois bien que les deux policiers sont consternés eux aussi par ce qu’ils voient, impressionnés d’être seuls dans une ville renversée, alors je dis au plus jeune qui marche à mes côtés, d’une voix franche, sans sourire pour qu’il ne pense pas que je me moque de lui, je lui dis que tout cela est absurde, je lui demande de réfléchir et de nous laisser partir, que chacun aille pour son compte et tente de survivre, le temps n’est plus à être policiers mais juste à filer d’ici, et peut-être que celui dans la voiture ne serait pas contre, mais celui à qui je parle a faim, une faim de jeune homme, il me regarde avec défi et il répond d’une voix de maître : « Ecoutez-moi bien. » Il force sa voix pour qu’on n’y perçoive pas la peur et ce n’est pas qu’à moi qu’il répond mais à tous les gars : « Ecoutez-moi bien, s’il n’y a plus personne à Parish Prison, on vous emmènera au pénitencier d’Angola, vous m’entendez ?... Et s’il faut y aller à pied, on ira à pied... » Il le dit pour nous impressionner mais je n’abandonne pas, j’essaie encore, il ne comprend pas que je le fais pour lui, pour le sauver parce que nous sommes des bêtes et que nous mordrons s’il veut nous enfermer. Je dis que personne ne saura que nous nous sommes croisés, je répète qu’il n’y a pas de policiers et de prisonniers mais seulement onze hommes qui essaient de survivre, alors il serre les dents et lâche : ‘Ferme ta gueule ! » Je me tais. Tant pis pour lui. Nous marchons dans les rues dévastées à la recherche d’une prison. Oh comme nos vies sont tristes d’être toujours si laides, car même ainsi, à l’air libre, dans une ville sans habitant, nous sommes une colonne de prisonniers.
Ça y est. Je le vois, l’homme qui arpente la ville en criant. Comme il est étrange. Je l’appelle. Il lève la tête et m’observe. Il est à l’autre bout de la rue. J’avance vers lui. Il ne bouge pas. Il me regarde avec de grands yeux d’oiseau, sans étonnement, prenant acte, simplement, de ma présence. Il y a quelque chose en lui de difforme. Il est petit, sans ventre dirait-on, et d’une maigreur maladive. Sa tête, en proportion, semble immense. Je suis incapable de lui donner un âge. Tout se brouille en lui. Il a la taille d’un enfant et une barbe de vieillard, une voix de fillette mais de longues rides qui lui cisaillent les joues. Je m’approche. Il ne parle pas, me regarde toujours. « Comment t’appelles-tu ? » Je lui pose cette question pour qu’il n’ait pas peur, pour qu’il voie que je viens à lui le cœur ouvert. « Paul the Cripple », répond-il. Puis, il ajoute : « Il faut aller au cimetière. » Un simple, Seigneur, Vous avez mis sur ma route un simple pour que je le ramène, alors, je lui tends la main, mais il fait un pas en arrière, je lui dis de venir, de me suivre, que je vais m’occuper de lui et de tout mais il recule encore et je vois qu’il tient à la main un hachoir de boucher. « Paul the Cripple doit aller au cimetière », répète-t-il. Je lui dis mon nom, j’essaie d’être calme et rassurant mais il n’écoute plus. Il tourne les talons et part en direction du nord. Il est torse nu, avec juste un étrange collier autour du cou, comme des coquillages ou des ossements. Je ne peux pas le laisser disparaître. Il se met à appeler à nouveau, sans plus se soucier de moi, poussant de longs cris aigus qui ne disent rien, comme on le fait parfois pour appeler les chiens ou les brebis, de longs cris et je ne sais si c’est pour prévenir le monde de sa présence ou pour saluer les façades détruites des maisons.
« Il n’y a rien eu depuis toi. » Elle a juste dit cela. Lorsqu’il s’est tu, elle a juste dit ces mots. Et puis, comme si elle réalisait ce qu’elle venait de dire, doucement, elle passe la main dans les cheveux de son fils endormi pour bien montrer qu’elle ne l’oublie pas, qu’elle l’inclut dans ce qu’elle affirme, sans violence, avec douceur. Elle l’inclut parce que c’est vrai et qu’elle veut, à son tour, être dans la nudité vraie des choses. Il est le fils de rien. De sa vie de rien. Il est né dans ce temps-là, celui de l’abandon et de l’ennui. Les larmes lui montent aux yeux mais elle se retient et elle reprend avec une voix profonde : « Il n’y a rien eu. » Il a voulu se lever pour s’approcher d’elle mais elle a repris la parole. Elle n’a pas terminé. « Je ne t’attendais pas, je n’attendais plus rien », dit-elle. Puis elle ajoute qu’il n’y a plus que lui, son fils qu’elle ne sait pas aimer parce qu’elle ne parvient pas à oublier avec qui elle l’a fait, il n’y a que lui, son amour raté et elle s’accroche à lui parfois plus qu’il ne s’accroche à elle. Elle dit encore qu’elle n’est rien, rien d’autre qu’une femme épuisée. Il voudrait se lever, à nouveau, mais cette fois, il ne peut plus. Un poids l’en empêche. Il sent qu’il ne doit pas lutter contre, il va de pair avec le silence et ce sont leurs alliés. Il reste là, laissant les mots qu’elle a prononcés résonner dans sa tête. Elle est belle, infiniment belle de ses rides naissant au coin des yeux, du combat que se livrent sur son visage la jeunesse et l’usure. Elle est belle, pleine de force et lézardée de doutes. Alors, il répond simplement, mais d’une voix très basse, presque pour lui seul : « C’est pour cela que je suis revenu » et au mouvement de tête qu’il fait en prononçant ces mots, à son inclination, elle comprend qu’il ne répond pas à ce qu’elle a dit mais qu’il parle de tout ce qui les entoure, de tout ce qu’ils sont en train de vivre depuis quelques heures : les deux corps face à face dans ce salon, l’enfant qui dort, l’intensité de l’air traversé par leurs mots, leurs vies mises à nu. C’est pour cela qu’il est là. Elle sourit et le remercie en pensée. Alors il se lève, la rejoint et approche doucement les mains de son visage. Elle se laisse faire. Il ne dit pas un mot. Il prend le temps de la regarder et ce regard n’est pas dur à soutenir comme tous ceux dont elle a l’habitude, ce regard est un abri qui l’enveloppe. L’enfant dort. Elle vient de le déposer dans son lit. Il approche ses lèvres de sa joue et il l’effleure. Elle l’attire contre elle et le serre. Elle peut sentir, à travers le tissu du T-shirt, la force de son corps et la vigueur qui l’anime. Elle l’embrasse. Elle a envie qu’il la parcoure de ses doigts, de ses lèvres, qu’il la pénètre et la comble. Elle a envie de sentir son désir à lui, qui est là, dans la dureté de ses muscles, dans la pression qu’il exerce sur elle. Elle veut succomber pour que tout s’efface. Lorsqu’elle bascule sur le lit, enivrée de son odeur, le monde disparaît. Il n’y a plus que lui, le goût de sa sueur et la vigueur de ses muscles.