V
Cours petit négrillon
Le jour s’est levé mais je sais que le pire nous attend. L’heure qui vient, c’est celle des chacals, et moi, Josephine Linc. Steelson, je sais reconnaître leur odeur entre mille. Je suis montée au premier étage et je me suis assise près de la fenêtre en faisant bien attention à cacher ma vieille tête de négresse derrière le voilage. Je veux voir sans être vue. Et je ne me suis pas trompée. Les ombres envahissent les rues et prennent possession de la ville. Ils seront pires que le vent.
Depuis tant d’années nous vivons côte à côte, partageant les longues heures de nos vies ratées, qu’il n’est pas besoin de parler. Depuis tant d’années nous connaissons des uns et des autres les plus infimes nuances d’humeur qu’il n’est pas besoin de se prévenir. Depuis tant d’années nous avons appris à n’être qu’un seul corps, à réagir aux mouvements des autres, à anticiper leurs pensées, que, dès que nous avons vu Volmann tomber à terre en gémissant, nous avons su que c’était faux, nous avons su que quelque chose commençait que personne n’avait véritablement décidé mais à quoi chacun allait participer. Volmann est tombé et Lazy Marty, presque instinctivement, s’est posté devant la voiture, avec Tush et Swinging Louis, pour que le policier ne puisse rien voir et qu’il soit obligé de sortir, tandis qu’Avon Long Legs, Boons et moi, nous nous sommes approchés de Volmann comme l’auraient fait des badauds et le jeune flic n’a pas fait attention au fait qu’aucun d’entre nous ne se penchait vraiment, qu’aucun d’entre nous ne secourait son camarade à terre. Tout s’est fait sans que nous parlions, chacun trouvant sa place. Je n’avais pas envie de faire cela mais je l’ai fait comme les autres, d’instinct. Nous vivons côte à côte depuis tant d’années, que plus personne ne décide réellement. Je me suis mis avec les autres, serré pour que le groupe soit le plus compact possible. Le jeune policier s’est penché sur Volmann et tout était prêt, nous savions ce qui allait se passer, nous le savions depuis qu’il avait parlé du pénitencier d’Angola parce qu’il était évident qu’aucun d’entre nous n’accepterait d’aller là-bas. J’aurais pu décider de fuir, à ce moment précis, le seul moment peut-être où personne n’aurait noté mon absence parce que chacun était à sa tâche, j’aurais pu mais je vis avec eux depuis tant d’années que je ne décide plus de rien, alors j’ai pris ma place moi aussi et Tockpick est arrivé par-derrière, il a enroulé son bras autour du cou de l’agent et il a serré. Le policier s’est débattu mais nous étions tous autour de lui, un groupe compact, il ne pouvait rien, ni ses coups de pied ni ses soubresauts. Il ne pouvait rien que mourir et avant même qu’il ne s’affaisse, bouche ouverte, langue molle, Avon Long Legs lui a pris son arme et lorsque Tockpick a lâché prise pour le laisser tomber dans l’eau sale de la ville, il l’a fait avec une sorte de désintérêt, les yeux déjà braqués sur celui de la voiture qui sortait en tremblant et découvrait avec terreur le corps inerte de son collègue barbotant dans l’eau, cou cassé.
Ils sont allongés, l’un à côté de l’autre, dans une épaisse torpeur. L’humidité de l’air qui les entoure les rend indolents. Le temps est aboli. Elle ne sent plus qu’un grand bien-être. Un homme est là, nu, contre elle. Ils ont joui dans une entente profonde et ils ne veulent ni parler, ni bouger pour ne rien rompre de cet instant. Mais soudain, des bruits de voix se font entendre au-dehors et brisent la fragilité du silence. Il bondit hors du lit. Cela la fait sursauter. À la lourdeur de son corps, elle l’avait cru endormi. Elle se tourne et le regarde. Il est maintenant à la fenêtre, observant la rue. Elle contemple cet homme, la beauté de son dos massif et de ses fesses. Il est beau – non pas qu’il soit parfait, mais parce qu’il a cette force puissante qui rend un homme indéracinable. Elle le contemple, espérant qu’il soit possible de faire durer cet instant, espérant que, pendant des heures encore, il lui soit donné de le contempler sans parler, mais sa voix résonne et la sort de ses pensées. Il a ouvert la fenêtre et interpelle des gens en bas. « Où allez-vous ? » Sa voix chasse le bonheur et la suavité de la chambre, comme un courant d’air emporte les parfums. Elle se dresse sur le lit. Elle ne voit pas les gens à qui il parle mais elle entend très distinctement une voix d’homme âgé lui répondre : « Il paraît qu’ils ont fait un abri au Superdome. » Elle se lève et passe dans la salle de bains. Il ferme la fenêtre et va à sa rencontre, pour lui dire que des quantités d’hommes et de femmes défilent sous les fenêtres, des familles entières, toutes noires, hagardes, et qu’il vaudrait peut-être mieux faire comme eux et essayer de rejoindre le grand stade, mais il ne peut pas. Lorsqu’il est face à elle, il est frappé par sa pâleur. Elle a la bouche entrouverte, pleine d’effroi et elle dit, du bout des lèvres : « Byron n’est plus là. »
Je l’ai vu, moi, Josephine Linc. Steelson. Mes yeux ne me trompent pas. Un petit négrillon, pas plus haut qu’une chèvre, un petit négrillon qui marchait d’un pas décidé. Je sais reconnaître ce qui est normal et ce qui ne l’est pas. Je me suis dressée sur mes vieilles cannes de mule et je l’ai hélé. « Petit négrillon !... Petit négrillon !... » Il s’est arrêté, le petit homme. Il m’a regardée. Il a pris tout son temps. J’ai tout de suite compris à sa mine que c’était un cas, celui-là, un cas comme je les aime, le genre à ne rien écouter que sa tête butée. Cinq ans, six peut-être, mais déjà envie de défier la terre entière. Dur, le négrillon. Avec un regard de rapace. J’ai su ce qu’il allait faire avant qu’il le fasse. Il m’a regardée et puis il a filé. Je l’ai vu tourner au coin de la rue. Comme ça. Il ne m’a même pas répondu, même pas fait un signe. Il s’est arrêté pour me montrer qu’il m’avait entendue, il m’a regardée même, puis il a tourné les talons pour bien me signifier qu’il s’en foutait. Je sais que ce gamin-là ne va nulle part. Je le sais mais il y va avec une résolution de forcené. Le monde se tord de douleur, tout est sens dessus dessous et je ne peux rien, moi, même pas récupérer un gamin perdu dans la tempête.
Il a fallu du temps pour qu’elle se calme. Elle est restée longtemps, les lèvres tremblantes, à marcher d’une pièce à l’autre. Les minutes passaient et elle ne prenait aucune décision. Elle s’agitait et se perdait dans sa propre panique. Où avait pu aller l’enfant ? Comment allaient-ils faire pour le retrouver ? Comment avait-il pu sortir sans qu’ils n’entendent rien – et pour aller où ? Elle s’enivrait de toutes ses questions. Il l’a prise dans ses bras pour qu’elle arrête de marcher et de tourner et il lui a dit qu’ils allaient le retrouver. Elle le regarde maintenant avec un air étonné, se demandant en quoi cette histoire le concerne, en quoi la vie de son petit enfant raté peut l’intéresser, mais elle ne lui en fait pas la remarque. Elle fait oui de la tête, sans rien dire. Il répète qu’ils vont le retrouver, comme pour qu’elle s’en convainque elle-même. Puis il lui dit de s’habiller. Elle obéit. Ils quittent la maison. Lorsqu’il ouvre la porte, elle se fige, le regard perdu, contemplant avec horreur l’immensité de cette ville à fouiller.
Lève-toi, Josephine Linc. Steelson, vieille négresse usée par le temps et fatiguée d’avoir trop parlé, trop crié, trop mordu. Lève-toi et ne t’épargne rien. Marche. Cours si tu peux. Oh oui, j’y vais et même si je marche lentement, peureusement, à la vitesse de l’inutilité, il ne sera pas dit que la vieille négresse a laissé passer un négrillon sous ses fenêtres sans essayer de le rattraper, un négrillon qui n’allait nulle part et qui ne répondait à personne parce qu’il voulait qu’on le laisse aller nulle part. Je ne sais pas si j’y parviendrai, mais dans un monde qui marche tête renversée, dans un monde où les grenouilles des bayous ont été projetées dans les airs comme des nuées de sauterelles et sont retombées sur la ville en une pluie de chair morte, il doit au moins y avoir encore un peu de sens et une négresse de mon âge peut encore courir au cul d’un enfant.
« Byron ?... » Ils ont pris instinctivement la direction du centre-ville. Elle crie sans cesse le nom de son fils. « Byron ?... » Dans les rues silencieuses, sa voix semble infiniment seule et désespérée. Parfois, ils distinguent une silhouette à une fenêtre, alors ils demandent si quelqu’un a vu un petit garçon, six ans, marcher seul dans la rue, mais les gens disent non ou ne répondent pas. Tout en cherchant, il réfléchit que le gamin peut être n’importe où. Tout dépend de l’heure à laquelle il a quitté la maison. Il peut avoir quatre ou cinq heures d’avance sur eux et, dans ce cas, il a pu rejoindre n’importe quel point de la ville... Quelqu’un a pu l’intercepter... Il a pu se perdre mille fois... Il ne dit rien de tout cela à Rose mais il sent d’emblée que chercher ainsi est absurde. Et pourtant que peuvent-ils faire d’autre ?... Rester tous les deux dans la maison en attendant que tout cela soit fini et qu’il y ait enfin un endroit où aller demander des informations sur les disparus ?... Ou attendre qu’il revienne, seul, comme il est parti... C’est impossible. Leur peur a besoin de cette course. Il regarde Rose. Pour l’instant, son angoisse l’aveugle et lui dissimule l’inutilité de la recherche, alors ils courent, tous les deux, ponctuant leur marche par le nom du petit. « Byron ?... » Comme s’ils demandaient aux murs de la ville eux-mêmes de les aider.
Nous marchons côte à côte, Paul the Cripple et moi. Il ne me regarde jamais. Il répond à mes questions lorsqu’il les comprend, mais rien ne le fait s’arrêter dans sa marche. J’ai demandé où était sa maison, il a répondu : « Old man » en montrant la direction du sud. Je ne sais pas s’il évoque son père ou s’il me montre le Mississippi. Il parle sans cesse du cimetière où il doit se rendre. Je vais l’accompagner jusque-là, puis je le convaincrai de me suivre. Nous marchons vers le quartier de Métairie. Les rues sont de plus en plus inondées mais il avance avec obstination.
« Byron ?... » C’est toujours le même nom prononcé avec toujours plus d’angoisse au fur et à mesure que le temps passe. « Byron ?... » Personne ne répond. Personne ne les aide et ils continuent à appeler. « Byron ?... » Sa voix est dérisoire dans cette ville immense et elle sent qu’elle va s’épuiser ainsi et qu’elle finira en larmes, assise sur un trottoir, écrasée par sa détresse, à murmurer toute seule à l’infini : « Byron ?... Byron ?... », comme si elle le disait à la paume de ses mains. Elle sent qu’elle va se perdre mais Keanu est là, à ses côtés, et elle s’appuie sur sa présence.
Je cherche, toute vieille négresse que je sois, j’appelle dans les rues et je dis : « Petit négrillon ?... » Je le crie régulièrement : « Petit négrillon ?... » Je cherche, je suis tenace, je marche le plus vite possible malgré mes jambes sclérosées de vieille négresse, je marche, je crie : « Petit négrillon ?... » Maudit soit le monde si nous laissons les enfants courir vers nulle part et tant pis si ma voix a l’intonation d’une vieille crécelle de négresse, j’appelle pour sauver le monde et c’est tout. « Petit négrillon ?... Petit négrillon ?... »
Il ne peut pas le dire à Rose – comment com- prendrait-elle ? Elle est juste terrifiée et sa voix tremble de plus en plus chaque fois qu’elle prononce le nom de son fils – il ne peut pas le dire mais il se sent fort, infiniment plus fort que sur la plate-forme. « Byron ?... » Il continue à appeler. Il pourrait le faire pendant des heures sans que rien n’entame ses forces mais il voit qu’elle n’en peut plus, que les rues vides vont venir à bout d’elle. Elle ne tardera pas à s’effondrer s’ils poursuivent ainsi, de bloc en bloc. Alors, il dit que le mieux serait d’essayer le Superdome. Au regard qu’elle lui lance, plein d’espoir d’un coup, il comprend qu’il a bien fait. Elle a besoin de croire que c’est une bonne idée. Elle a besoin qu’on lui dise ce qu’il faut faire et essayer. Il faut qu’elle puisse s’imaginer que l’enfant est là-bas.
Le deuxième policier ne s’approche pas. Il recule, pas à pas, bouche ouverte, levant doucement les bras pour montrer qu’il n’a aucune intention de se servir de son arme, qu’il veut juste s’éloigner de nous. Il recule mais cela ne peut pas s’achever ainsi, je le sais, moi. Il lève les bras en essayant de nous garder tous dans son champ de vision. Il s’éloigne, abandonnant sa voiture et le corps de son collègue, puis il nous tourne le dos et se met à courir. Tockpick ne dit rien mais il continue à le fixer sans bouger. S’il rompait cette immobilité, s’il se mettait à parler, donnait un coup de pied au cadavre ou une tape sur l’épaule de Volmann pour le féliciter de sa prestation, nous comprendrions qu’il faut passer à autre chose, que le deuxième flic n’a aucune importance, qu’il n’existe plus, mais ce n’est pas ce qu’il fait. Il reste parfaitement immobile, les yeux rivés sur le policier, le visage sans expression et c’est comme un ordre, alors Avon Long Legs tend son bras, arme son pistolet et tire et le policier s’effondre avec un bruit sourd, une balle dans le dos. Puis, comme si ce qu’il venait de faire était anodin, Avon se tourne vers nous avec un large sourire et se met à danser à nouveau dans l’eau, mimant les cireurs de chaussures d’autrefois avec un œil fou et les cheveux en bataille. Je me sens poisseux et c’est une façon de n’être pas encore tout à fait libre. Je ressemble aux hommes qui m’entourent. Le vieux policier gît quelques mètres plus loin, avec un voile d’étonnement dans les yeux parce qu’il ne saura jamais qui de nous l’a tué, il ne saura jamais quelle main a tiré et peu importe au fond, nous ne sommes qu’un grand corps à neuf têtes. Tant pis si je n’ai pas envie d’en être, tant pis si je voulais partir, j’ai tué aujourd’hui, je l’ai fait avec eux. Je regarde Avon Long Legs danser et, malgré l’obscénité qu’il y a à le faire alors que deux cadavres gisent à ses pieds, je souris, soulagé. Personne ne nous ramènera en prison.
Dieu seul sait où il est, le petit négrillon, Dieu seul sait si mes yeux de vieille négresse le reverront jamais, je pourrais aussi bien retourner chez moi et attendre qu’il repasse, mais je suis fatiguée, je souffle de plus en plus. Le petit négrillon, je ne le retrouverai pas. Le petit négrillon s’est joué de moi, il doit être loin à l’heure qu’il est alors je m’assois sur le trottoir et j’attends que mes forces reviennent.
Les hommes ne sont plus maîtres des heures, et au fond, il sent que c’est cela qu’il aime. Peut-être est-ce pour cette raison qu’il a pris sa voiture et a roulé droit sur La Nouvelle-Orléans, pour perdre le contrôle, parce que, sur la plate-forme, l’homme décidait de tout, des heures de pompage, de la quantité de pétrole à extraire, il n’y avait plus de nuit ni de jour, il n’y avait plus rien que l’activité de l’homme et la nature assujettie, tandis que maintenant, il est face à la brutalité des choses et même atteindre le Superdome est difficile.
Tout est difficile pour la vieille négresse que je suis, même de reprendre son souffle. Je ne suis plus rien qu’une vieille chose. Tout est difficile puisque nous avons perdu le petit négrillon. Il court Dieu sait où. Nous ne sommes plus capables de rien et nous laissons l’ouragan manger nos enfants.
Nous arrivons enfin devant les grilles du cimetière. Ici, tout est noyé sous l’eau. Paul the Cripple veut entrer. Je le suis. Il avise une petite colline et la gravit en courant, puis, une fois arrivé en haut, il se met à piaffer de joie et pousse des cris de satisfaction. Je le rejoins. Ô spectacle inouï du cataclysme. Sous nos yeux, le cimetière s’étale en une vaste plaine inondée. Aux statues et mausolées qui surnagent se sont accrochés des algues et des branchages charriés par le vent. Et partout, marchant élégamment, avec indifférence, des flamants roses. Une nuée de grands oiseaux. Paul the Cripple me montre du doigt certaines tombes en sautant littéralement de joie : des grappes de singes de différentes espèces s’accrochent aux croix ou sautent de l’une à l’autre. Plus loin, des perroquets multicolores ont élu domicile sur des toits de caveaux, caquetant dans le silence des marais. « C’est le zoo, dit-il avec joie. Tout cassé, le zoo !... » Je contemple ces animaux aux couleurs inouïes, ces singes qui bondissent et se grattent avec indifférence. Nous découvrons soudain un grand cerf aux bois larges couleur de chêne, qui nous regarde avec surprise. Je Vous bénis, Seigneur, Vous mettez de la beauté en toute chose. Paul ne bouge plus. Il boit des yeux ce spectacle. Puis, lorsque je lui tape sur l’épaule pour lui dire qu’il est temps de partir, il me dit : « Attends ! » avec l’impatience d’un enfant. « Attends » et, devant mon incompréhension, il ajoute avec un mélange d’appréhension et de joie : « Ils vont venir !"