I
Une lointaine odeur de chienne
Moi, Josephine Linc. Steelson, négresse depuis presque cent ans, j’ai ouvert la fenêtre ce matin, à l’heure où les autres dorment encore, j’ai humé l’air et j’ai dit : « Ça sent la chienne. » Dieu sait que j’en ai vu des petites et des vicieuses, mais celle-là, j’ai dit, elle dépasse toutes les autres, c’est une sacrée garce qui vient et les bayous vont bientôt se mettre à clapoter comme des flaques d’eau à l’approche du train. C’était bien avant qu’ils n’en parlent à la télévision, bien avant que les culs blancs ne s’agitent et ne nous disent à nous, vieilles négresses fatiguées, comment nous devions agir. Alors j’ai fait une vilaine moue avec ma bouche fripée de ne plus avoir embrassé personne depuis longtemps, j’ai regretté que Marley m’ait laissée veuve sans quoi je lui aurais dit de nous servir deux verres de liqueur – tout matin que nous soyons – pour profiter de nos derniers instants avant qu’elle ne soit sur nous. J’ai pensé à mes enfants morts avant moi et je me suis demandé, comme mille fois auparavant, pourquoi le Seigneur ne se lassait pas de me voir traîner ainsi ma carcasse d’un matin à l’autre, j’ai fermé les deux derniers boutons de ma robe et j’ai commencé ma journée, semblable à toutes les autres. Je suis descendue de ma chambre avec lenteur parce que mes foutues jambes sont aussi raides que du vieux bois, je suis sortie sur le perron et j’ai marché jusqu’à l’arrêt du bus. Moi, Josephine Linc. Steelson, négresse depuis presque cent ans, je prends le bus tous les matins et il faudrait une fièvre des marais, une de celles qui vous tordent le ventre et vous font suer jusque dans les plis des fesses, pour m’empêcher de le faire. Je monte d’abord dans celui qui va jusqu’à Canal Street, le bus miteux qui traverse le Lower Ninth Ward, ce quartier où nous nous entassons depuis tant d’années dans des maisons construites avec quatre planches de bois, je monte dans ce bus de rouille et de misère, parce que c’est le seul qui prenne les nègres que nous sommes aux mains usées et au regard fatigué pour les emmener au centre-ville, je monte dans ce bus dont la boîte de vitesses fait un bruit de casserole mais j’en descends le plus vite possible, six stations plus loin. Je pourrais aller jusqu’à Canal Street mais je ne veux pas traverser les beaux quartiers dans ce taudis-là. Je descends dès que les petites baraques du Lower Ninth laissent place aux maisons à deux étages du centre, avec balcon et jardin, je m’arrête et j’attends l’autre bus, celui des rupins. C’est pour être dans celui-là que je me lève le matin. C’est dans celui-là que je veux faire le tour de la ville, un bus de Blancs qui me dévisagent quand je monte parce qu’ils voient tout de suite que je suis du Lower Ninth, c’est celui-là que je veux et si je me lève si tôt, c’est que je veux qu’il soit bondé parce que, lorsque je monte, cela me plaît d’avoir devant moi, en une double rangée un peu blafarde, tous ceux qui vont s’épuiser au travail. Je m’assois. Et je le fais toujours avec un sourire d’aise, n’en déplaise aux jeunes qui me regardent en se demandant quel besoin a une vieille carne dans mon genre de prendre le bus si tôt, encore qu’il n’en soit pas tant que ça à se demander ce genre de choses car la plupart s’en foutent, comme ils se foutent de tout. Je le fais parce que j’ai gagné le droit de le faire et que je veux mourir en ayant passé plus de jours à l’avant des bus qu’à l’arrière, tête basse, comme un animal honteux. Je le fais et c’est encore meilleur lorsque je tombe sur des vieux Blancs. Alors là, oui, je prends tout mon temps. Car je sais que, même s’ils font mine de rien, ils ne peuvent s’empêcher de penser qu’il fut un temps, pas si lointain, où mon odeur de négresse ne pouvait pas les importuner si tôt le matin, et j’y pense moi aussi – si bien que nous sommes unis, d’une pensée commune, même si chacun fait bien attention de ne rien laisser paraître, nous sommes unis, ou plutôt face à face – et je gagne, chaque fois. Je m’assois le plus près de là où ils sont, en posant mes fesses sur un morceau de leur veste si possible pour qu’ils soient obligés de tirer dessus et que leur mécontentement croisse encore. Jamais aucun de ces vieux Blancs ne m’a laissé sa place lorsqu’il est arrivé que le bus soit plein. Une fois seulement, alors que j’avançais dans la travée centrale, un homme m’a souri, s’est déplacé pour aller côté fenêtre et m’a fait signe de réinstaller à côté de lui, sur la place qu’il libérait. « Tu n’as pas peur des vieilles vaches noires, fils ? » j’ai lancé, pour rire. Il m’a répondu en souriant : « Nous nous sommes battus pour cela. » C’est depuis ce jour que lorsque j’ai besoin d’un clou, ou d’une ampoule – ce qui n’arrive pas si souvent –, je traverse la ville pour aller chez Roston and Sons, le quincaillier. Car ce jeune blanc-bec est le cadet du vieux Roston et je me fous que le clou soit plus cher qu’ailleurs, j’y vais au nom des vieilles luttes et du goût savoureux de la victoire. Moi, Josephine Linc. Steelson, négresse depuis presque cent ans, je dois être une bien grande pécheresse car, je l’avoue franchement, je ne me lasse pas d’avoir gagné. Je fais le tour de la ville en bus chaque matin et c’est comme de faire la tournée de mon empire. Les chauffeurs, je les connais. Ils m’aiment bien et me saluent avec politesse. Ce jour-là, donc, comme tous les autres depuis si longtemps, je suis montée dans le premier bus. Il y avait une place au premier rang à la droite du chauffeur et je m’y suis mise. « Une belle journée qui s’annonce, hein, miss Steelson ?... » a-t-il lancé. Et comme je n’aime pas parler pour ne rien dire, comme l’avis des autres m’importe peu, j’ai répondu, en articulant bien pour que tous les gens assis derrière entendent, j’ai répondu : « Ne crois pas ça, fils. Le vent s’est levé à l’autre bout du monde et celle qui arrive est une sacrée chienne qui fera tinter nos os de nègres... »
Ô la fatigue des jours qui lui pèse sur les tempes, dès le réveil, à l’instant même où il ouvre les yeux, découvrant le plafond jauni de la petite chambre de ce motel du Texas dont il n’est pas sorti depuis quatre jours. Ô l’épaisse touffeur de l’air et la lourdeur du corps. Il regarde autour de lui, sent, sur sa nuque, le contact désagréable de l’oreiller synthétique mouillé de sueur et sait qu’encore une fois il sera rattrapé par cette fatigue qui le harasse et le laisse, jour après jour, aussi faible qu’une ombre. La femme, à l’extérieur, celle qui vient de taper à la porte et de le réveiller, hésite maintenant, car il n’y a plus de bruit, elle tend l’oreille pour voir s’il se lève, s’il a entendu, il doit être tard, bien plus tard qu’il ne le pense, il ne sait plus, le temps ne l’intéresse plus, il n’y a que cette fatigue qui ne fait pas de différence entre le jour et la nuit, il voudrait qu’elle s’en aille mais il l’entend demander, de l’autre côté de la porte, avec une voix un peu navrée mais résolue : « Monsieur Keanu Burns ?... » Et il ne répond pas, il n’en a pas la force ni l’envie, il ne sait plus qui porte ce nom, il laisse le silence répondre et elle finit par partir. Il l’entend s’éloigner avec soulagement, probablement penaude, il sait qu’elle reviendra mais il est seul pour quelque temps encore, alors il s’assoit sur le lit, torse nu, dans l’intention d’aller jusqu’à la petite salle de bains aveugle se passer un peu d’eau sur le visage, mais il ne peut pas et reste là, comme une masse endolorie, la tête entre les mains. Il ne bouge plus. Il pense toujours aux mêmes visages, aux mêmes bruits, aux mêmes cris. Depuis quatre jours qu’il est parti, la plate-forme semble le suivre, pis encore, elle ne cesse de croître en lui. Il prie du bout des lèvres. Oh, qu’il lui soit donné d’oublier un peu. Juste un peu. Que certains visages s’effacent. Que le bruit des machines ne résonne plus en lui. Mais il n’y a pas de pitié et il ne peut que jurer, maudire et cracher sur cette mémoire qui enregistre tout et vous repasse ensuite, pendant des jours et des nuits, ce que vous tentez de fuir. Son corps sue, dès le matin, de cette peur-là, un torse large et musclé qui n’est pas celui d’un homme fragile mais qui, dès le matin, se perle de sueur parce qu’il sent qu’il n’est d’aucune force face à cette torture-là. Il n’a plus de jambes, plus de muscles. La plate-forme est là. Il se souvient du jour de son arrivée, lorsque chaque bruit le faisait sursauter, ce jour qu’il avait passé à essayer de retenir tout ce qu’on lui disait, les consignes, les conseils. L’impression d’être monté sur un énorme vaisseau de tuyaux et d’huile, un grand monstre qui vit dans un bruit constant de moteur et de pompe. Les hommes s’affairaient, chacun à leur tâche – silhouettes casquées, emmitouflées dans des combinaisons imperméables, et il se demandait comment ils faisaient pour se reconnaître les uns les autres. C’était avant qu’il ne découvre les entrailles de la plate-forme, là où les corps sont presque nus tant il fait chaud. L’odeur d’essence, mêlée à celle du vent et de la mer, et l’autre, qu’il avait mis du temps à reconnaître, celle du pétrole qu’on ne voit jamais. Au début, lorsqu’il était parti – lorsqu’il avait roulé toute une nuit pour mettre le plus de distance entre Rose et lui, lorsqu’il avait décidé de rouler jusqu’au Texas et d’aller proposer sa force de travail à un puits de forage –, il s’était imaginé qu’il aurait les mains dedans en permanence, le jour, la nuit, le visage plein de ce jus écœurant qui sortirait des fissures de la terre, épais et lourd. Il pensait à la ruée des premiers foreurs. Le pétrole comme seule obsession, jusqu’à en avoir sous les ongles, dans les cheveux, et se coucher avec dans les draps. Mais les temps avaient changé. Le pétrole ne se voyait plus. Pas pour lui, en tout cas, le manutentionnaire. À lui et à ceux qui l’entouraient, on ne demandait que de manipuler d’énormes machines, de raccorder des tuyaux, de déplacer des perceuses. Parfois, bien sûr, un pipeline fuyait et le pétrole suintait mais il n’y avait pas de jaillissement joyeux, cette pluie noire qui venait tout inonder et mettait à plat par sa force sauvage les baraques de bois alentour. Non. Tout cela était couvert par un bruit constant de machine. Et puis, parfois, oh comme ce souvenir était encore précis, les hurlements d’un homme qui couvrent tout, plainte dérisoire au milieu d’un océan, d’un homme qui vient de perdre ses doigts écrasés sous une machine ou dont la jambe est bloquée sous un poids énorme. Alors tout le monde accourt mais les machines sont lentes à bouger et ce qui coule à terre n’est pas du pétrole mais du sang. Ces flaques-là ne peuvent jamais s’oublier. Ce sont elles qui l’entourent partout où il va depuis ce jour où il s’est mis à hurler au milieu de la plate-forme, sans raison, à hurler encore et sans cesse, sans qu’aucun camarade accouru pour voir s’il s’était blessé ne puisse le calmer, sans qu’aucune parole de réconfort ou aucun ordre d’un supérieur ne puisse le faire revenir à lui. Il s’était mis à hurler mais, même alors, cela ne couvrait pas le bruit de la plate-forme qui n’entendait rien, ne se souciait pas des hommes et de leurs peurs et continuait à pomper dans la mer avec une avidité infinie de machine.
« Madame Rose Peckerbye ? Etes-vous sûre de ce que vous dites ?... » La voix de la juge résonne avec une sorte d’autorité bienveillante. Rose est debout et regarde ses pieds. La juge lui laisse le temps de répondre. Rose essaie de se concentrer. Elle perçoit, à sa droite, l’avocat de Mike qui murmure des commentaires à l’oreille de son client. Il doit jubiler. Il est sûrement en train de lui expliquer que c’est dans la poche, que si elle confirme ce qu’elle vient de dire, il n’aura plus de souci à se faire et pas un sou à donner. Maintenant que Mike a compris les enjeux de la réponse, il est probablement immobile, tendu d’impatience. « Madame Peckerbye ? » répète la juge avec douceur pour qu’elle reprenne ses esprits. Elle lève les yeux et contemple le visage de cette femme d’une cinquantaine d’années qui la regarde avec une moue d’attente, comme si elle était elle-même un peu égarée. Cela fait des jours et des nuits que Rose pense à cet instant, des jours et des nuits qu’elle redoute ce juge, l’imaginant comme une créature irascible qui essaierait à tout prix de la mettre à terre. Mais elle s’est trompée. Le danger n’est pas venu de la juge. Elle sourit à son tour. Comme pour remercier la femme de la prévenance dont elle fait preuve à son égard et elle dit simplement : « Oui, madame la juge, je suis sûre. » Il y a comme une rumeur dans toute la petite assemblée. Son avocat à elle – l’avocat que l’association lui a trouvé – essaie de l’attraper par la manche mais elle se dégage doucement. Comment en est-elle arrivée là ? Elle ne sait plus. Elle n’a pas vu surgir la menace. Je ne peux pas, pense-t-elle. La juge se rejette en arrière sur son fauteuil en cuir, avec un air déçu. « Très bien, dit-elle avec une voix fatiguée, vous comprendrez dès lors que les demandes de pension sont rejetées. » Et elle frappe de son petit marteau, elle frappe sans vigueur, et tout est fini, la misère à nouveau vient d’entrer dans la salle d’audience et tout attend Rose, comme auparavant, sa vie claudicante, ses erreurs, les yeux baissés pour vivre, tout l’attend et le petit marteau de la juge vient de dire que c’est normal, que c’est ce qu’elle mérite. Elle n’a ni la force de bouger ni celle de quitter la salle. Elle jette un coup d’œil à Mike qui serre chaleureusement la main de son avocat, en répétant, incrédule, « Alors, rien ? » et l’autre lui répond avec l’air d’un homme qui sait rester modeste dans la victoire : « Rien. » Leurs regards se croisent. Elle le fixe. C’est la seule personne dans cette pièce à savoir qu’elle vient de mentir et que ce mensonge la condamne à perdre, la seule, mais elle voit dans ses yeux qu’il n’a aucune idée de la raison pour laquelle elle a fait cela. Elle trouve cela juste, au fond, il vaut peut-être mieux qu’elle garde ses secrets et retourne simplement à la laideur de sa vie.
Il ne s’est toujours pas levé de son lit. La femme de chambre est revenue et elle frappe à nouveau. Combien de temps s’est-il écoulé depuis la dernière fois ? Il n’en a aucune idée. La voix est plus assurée, elle porte en elle maintenant comme une menace, « Monsieur Keanu Burns ?... », comme si elle gourmandait un enfant, l’exhortait à revenir à la raison, mais il ne peut pas répondre, ni ouvrir, ni même rester concentré sur sa voix à elle. Il ne peut pas. Il continue à penser à cette longue suite de jours, de mois et d’années qu’il a laissée derrière lui en venant ici. Six ans de pétrole. Six ans qu’il vient d’annuler en fuyant, en roulant sans s’arrêter jusqu’à s’effondrer dans ce motel de nulle part. Il avait vraiment cru que le pétrole serait une nouvelle vie. Tout s’était bien passé, au début. Son arrivée, un soir de janvier 1999, à Houston, son entrée chez Matson’s Oil comme ouvrier manutentionnaire. Quatre saisons à travailler comme un dogue, ne rechignant jamais à la tâche, allant où on lui disait d’aller, acceptant les heures que les collègues refusaient de prendre, le week-end, les nuits, faisant son trou, quatre ans. Il avait vraiment cru que ce serait sa nouvelle vie. Jusqu’à ce jour, il y a quelques semaines, sur la plate-forme, au milieu du golfe du Mexique, entouré par la haute mer qui se gonflait avec noirceur, où il s’était retrouvé à hurler « Lâchez-moi ! Lâchez-moi » alors que personne ne le tenait. Il se souvenait encore du vent de la mer, du goût de sel, du regard effrayé de ces hommes qui avaient à peine osé l’approcher, et lui qui ne pouvait s’empêcher de répéter toujours cette phrase « Lâchez-moi » alors qu’une partie de lui savait qu’elle était absurde, qu’elle le ferait passer pour fou et qu’il fallait qu’il cesse de la prononcer. Il se revoyait, droit comme un i, au milieu de la plate-forme, avec les ouvriers qui approchaient doucement et lui qui serrait les dents comme si la plate-forme tanguait alors que rien ne bougeait que les nuages dans le ciel et les paquets d’embruns, parfois, qui venaient rincer les bâtiments. « Lâchez-moi ! » Il avait fallu quatre hommes pour le maîtriser. Et aujourd’hui, lorsqu’il essayait de se souvenir de ces instants, tout se mêlait, il se voyait donnant des coups de pied pour qu’on ne l’attrape pas, mais il revoyait aussi le corps grimaçant de Pete MacDowell qui se tordait comme une anguille alors que c’était une autre scène, un autre jour, le corps de Pete, au moment où la sirène d’alerte au feu résonnait sur toute la plate-forme. Combien de temps était-ce avant ? Il ne savait plus. Tout se confondait. Même immensité du ciel, ignorant de la douleur des hommes. Même combat de muscles. Pete avait tellement mal à la jambe qu’il ne se laissait pas plaquer au sol alors que le toubib était là et voulait lui découper le pantalon pour qu’il cesse de fondre sur sa peau. Mais il n’y avait rien à faire. Pete hurlait en se débattant comme si des fourmis lui couraient le long du torse. Et l’odeur de grillé montait de partout. Des camarades, morts brûlés vifs, en quelques secondes. Et les corps ensuite qu’il fallait désincruster des sols – soudés qu’ils étaient par la chaleur –, des corps d’hommes avec qui on avait bu, échangé un mot, veillé la nuit, des corps d’hommes qu’il fallait déposer dans des sacs avec précaution pour qu’ils ne se cassent pas comme des bouts de bois calcinés. Tout se mélange. « Il faut me laisser entrer maintenant... Je dois faire la chambre. » La voix de la jeune femme, derrière la porte, le fait sursauter. Il ne répond pas. Il sait qu’il va devoir ouvrir sinon le gérant va finir par venir, car, tout crasseux que soit le motel, la Mexicaine doit pouvoir entrer et faire son travail sans quoi on ne tardera pas à le considérer comme un ennui – et alors plus personne ne le laissera en paix, il sait qu’il doit se lever et ouvrir la porte car elle frappe à nouveau, mais il n’en a pas tout à fait la force, il est encore là-bas, sur la plate-forme, sentant les mains qui l’agrippent pour l’amener à l’infirmerie, entouré de la voix de ses camarades, ces voix graves qui essaient d’être rassurantes et posées mais qui trahissent la peur, il est là-bas et le corps de Pete se tord de douleur, trois morts ce jour-là, trois brûlés vifs à cause d’une erreur de bouton et de la défection d’une pièce – « Ça n’arrive jamais », a dit quelques jours plus tard l’expert, lorsqu’il est sorti de l’hélicoptère, et à cet instant, tous ceux qui étaient là se sont retenus de ne pas se jeter sur lui et le frapper de toutes leurs forces parce que c’était arrivé justement, et peu leur importait à eux que ce soit la première fois ou non, c’était arrivé, dorénavant l’odeur les hanterait la nuit, dorénavant chacun se demanderait combien de sacs mortuaires il y a sur la plate-forme, « Ça n’arrive jamais » et la pièce défectueuse avait été changée bien sûr, le pétrole continuait à être pompé, sans cesse, de jour comme de nuit, que la mer soit démontée ou calme, que les hommes pleurent sur leur couchette de peur et de dégoût, peu importe, les machines foraient, « Lâchez-moi », elles n’entendaient pas, « Lâchez-moi », elles pompaient et c’était la seule chose qui soit sûre en ce lieu, la seule chose qui soit solide et rassurante, la machine qui pompait, infaillible, « Monsieur Burns ? », elle crie maintenant, juste au moment où il s’est levé, il se passe une main sur le visage et va ouvrir la porte, cela fait quatre jours que la lumière n’est pas entrée dans la chambre, il ouvre, elle le regarde avec stupeur mais elle ne dit rien, malgré les trois fois où elle a appelé, malgré sa colère qui ne cessait de monter, elle ne dit rien, peut-être lui fait-il peur ou peut-être ne voit-elle qu’une seule chose, que la porte est ouverte et qu’elle va pouvoir faire ce pour quoi on la paie, alors elle baisse la tête et entre, il sort, fait quelques pas dehors et attend dans le couloir extérieur qui domine le parking, le temps qu’elle finisse le ménage, mais il sent qu’il est encore là-bas et il a besoin de toutes ses forces pour ne pas hurler à nouveau car Pete est en son esprit, et le médecin n’arrive toujours pas à couper le pantalon au niveau du genou, le tissu brûlé continue à griller les chairs, « Lâchez-moi », « Lâchez-moi » et les hommes autour ouvrent grands leurs yeux devant tant d’horreur, le visage révulsé et l’âme transie, alors qu’ils aimeraient les fermer, oh oui, les fermer et ne plus entendre que le vent, simplement cela, le vent éternel qui gonfle les vagues.
Le gardien Moore m’a rendu ma carte de visiteur puis il a fait une moue contrariée et a appuyé sur le microphone pour que je l’entende malgré l’épaisse vitre qui nous séparait : « Faites attention, révérend, le chenil est agité aujourd’hui... » Puis il a actionné le déverrouillage de la porte. Je suis entré. Nous sommes mardi, il est huit heures et je m’enfonce dans les couloirs d’Orléans Parish Prison. Je vais rendre visite aux prisonniers. Je les attendrai dans la petite chapelle du sous-sol, je les écouterai, je les confesserai, je prierai avec eux. Une fois par semaine, je plonge dans le bâtiment, longeant, à perte de couloirs, des cellules où s’entassent des Noirs. Le Seigneur a mis au fond d’eux le crime et la luxure. Ils sont là, je les regarde, il ne faut pas avoir peur de les regarder, c’est notre visage de faiblesse. Ils sont sur notre chemin pour que nous considérions leur laideur. Je ne sais pas si certains d’entre eux peuvent être sauvés, la plupart semblent ne rien éprouver, ils ne parlent pas de repentance et ne sont torturés d’aucun remords, mais je viens tous les mardis pour ne pas oublier le visage du mal. Tueurs, pilleurs, voleurs, alcooliques, drogués, c’est la face immonde de la ville qui se tient là. Elle pullule et sent la sueur. Ils se grattent les croûtes comme des chiens galeux. Ils font peur et je dois vaincre cette peur. Ils me dégoûtent et je dois vaincre ce dégoût. Je ne suis qu’un homme. Christ en sait plus que moi et je sais qu’il veut que je descende ici, alors je le fais, pour devenir meilleur. Je marche, comme d’habitude, jusqu’à la petite chapelle du sous-sol qui ressemble à une cellule mais je sens qu’aujourd’hui quelque chose n’est pas comme d’habitude. Moore a raison, personne ne me hèle, personne ne me salue. D’ordinaire, il en est toujours un ou deux pour m’accueillir d’un alléluia, histoire de se moquer un peu, et de me dire bonjour. Aujourd’hui, il n’y a rien de tout cela. Ils sont tous au fond de leur cellule, se tenant éloignés de la lumière. Je sens une tension autour de moi comme si les murs eux-mêmes étaient irrités. Ils m’épient, avec méchanceté. Aujourd’hui, quelque chose ne se passera pas comme prévu. Je me mets à prier tandis que je marche, à voix haute, je prie pour qu’ils entendent la parole de Dieu et qu’elle les apaise, je prie pour qu’ils voient que je suis fort d’être plein d’elle et que cela me met à l’abri de leur mauvaise humeur, je prie pour qu’ils s’approchent, me montrent leur visage et se mettent à chanter avec moi. Aujourd’hui est peut-être le jour où l’amour leur ouvrira le cœur. Je prie dans les couloirs, la bible serrée sous le bras, je traverse l’unité B des bâtiments Templeman III mais ils ne chantent pas, ils s’approchent de la porte de leur cellule mais ce n’est pas pour prier, ils me regardent et ma présence les excite, les réveille, les énerve, leur donne envie de mordre, alors ils se pressent contre les grilles à mon passage et se mettent à aboyer, comme des chiens enivrés de colère. Ils aboient, oui, et je sursaute de tant de sauvagerie.
« Tais-toi, Buckeley ! » a dit le gardien au bout du couloir, mais je ne peux plus m’arrêter. Je me suis mis à aboyer comme les autres, d’un coup. C’est venu comme ça. Le révérend passait devant nous et nous avions envie de mordre depuis le matin. « Qu’est-ce qui te prend, Buckeley ? » Il me le demande à moi parce que je suis le plus près et peut-être aussi parce que cela ne me ressemble pas, mais je ne réponds pas. J’aboie. Et le révérend accélère, transi de peur. D’ordinaire certains l’apprécient et lui parlent avec respect. Aujourd’hui nous ne voyons en lui qu’un homme au pas pressé, un Blanc qui tient une bible bien serrée et porte sur le visage un air d’inquisiteur en campagne. Aujourd’hui, nous ne sommes plus nous-mêmes, nous le haïssons de loin, nous sommes les bêtes qu’ils veulent que nous soyons, les chiens du chenil, et rien ne peut plus nous calmer. Aujourd’hui, cet homme qui marche, c’est celui qui nous hait, qui nous a toujours haïs, c’est celui qui ferme la porte de notre cellule chaque soir, et rit, revenu chez lui, de nous avoir laissés dans notre crasse. C’est celui qui refuse la réduction de peine et les visites au parloir. Il n’y a pas de « Buckeley ». Alors je me lève et je me mets à aboyer. Les autres font pareil. Nous jappons, grognons et nous contorsionnons. Tockpick a lancé son bras à travers les barreaux et a réussi à lui mettre la main dans les cheveux. Il a sursauté. Il est tout décoiffé maintenant, avec les mâchoires serrées. Nous voulons l’attraper, l’esquinter, le faire trembler et tant pis si c’est le révérend qu’il nous arrive d’aimer parfois, pas aujourd’hui, aujourd’hui, nous voulons qu’il ait peur, lui et tous les autres, parce que c’est le seul moyen de gagner un peu. Il marche plus vite, le visage fermé, il est comme un animal entouré de prédateurs. Pourtant il gagnera aujourd’hui comme il gagne toujours, malgré le bruit que nous faisons, malgré nos insultes et nos rires de moquerie, malgré nos injures, il gagnera parce qu’il va sortir, laissant tout derrière lui, il va sortir et il pourra s’asseoir dans son fauteuil ce soir, sans plus penser à nos aboiements lointains, il va sortir et nous effacer, alors nous crions et nous sommes fous, il le sent, il comprend que personne ne viendra à la chapelle aujourd’hui, qu’aucun d’entre nous ne lui parlera, qu’il peut rebrousser chemin car on ne bénit pas des chiens, il comprend que quelque chose est déréglé et il s’en va. Lorsque nous le voyons ainsi repartir en arrière, nous hurlons notre joie car c’est un peu comme d’avoir gagné mais nous avons tort – et c’est peut-être cela qui nous rend si haineux –, nous avons tort car le révérend va rentrer chez lui et refermer la prison sur nous. Ce soir, il s’allongera dans son lit et nous repoussera de ses pensées, tout au fond de nos vies ratées. Il dormira comme un bienheureux, tandis que nous, nous nous tournerons toute la nuit sur notre couche sans trouver de position pour dormir avec notre servitude.
Il se tient maintenant accoudé à la rambarde du couloir extérieur. La porte de la chambre est restée entrebâillée et le son de l’aspirateur couvre le bruit des voitures sur la route. La fille s’est glissée dans sa chambre sans dire un mot mais en le dévisageant drôlement. Il n’a rien dit – juste un geste de la main pour lui signifier qu’elle pouvait entrer et, depuis, elle s’affaire. Le couloir d’accès aux chambres est au premier étage, en extérieur, et il regarde les voitures qui vont et viennent. Il suit le cours de ses pensées qui le ramènent, toujours, inlassablement, à la plate-forme. Est-ce que ça n’était pas la souffrance qu’il était allé chercher là-bas ? Il voulait une épreuve. Il est allé sur cette plateforme avec la jubilation de ceux qui décident déprouver leurs forces. Il voulait quelque chose de dur et même au milieu des cris, même lorsqu’il essayait de plaquer Pete pour qu’il cesse de gesticuler et qu’il était révulsé d’horreur par l’aspect de sa jambe, une voix lui disait que c’était exactement cela qu’il était venu chercher. Il serrait le bras de Pete, faisait attention à ce qu’il ne se cogne pas la jambe, appelait encore à l’aide pour qu’un troisième et un quatrième gars les aident – mais malgré tout cela, une voix lui murmurait que c’était bien cette dureté-là qu’il était venu chercher, qu’il était au cœur de ce qu’il avait voulu, prenant à bras-le-corps la vie et devenant peut-être davantage un homme. Il s’appuie maintenant de tout son poids sur la rambarde du motel, laissant derrière lui le bruit du téléviseur prendre le relais de celui de l’aspirateur et, pour la première fois, il sent qu’il n’a pas cessé de se mentir. Il n’y a pas de nouvelle vie. La course au pétrole est terminée depuis longtemps et il ne s’est pas enrichi. Il a simplement choisi le lieu le plus éprouvant pour qu’il ne lui soit rien épargné. Il a voulu être englouti et il l’a été. « Lâchez-moi ! » Il entend encore sa propre voix – claire, froide – qui résonne sur la plate-forme, « Lâchez-moi » comme un appel aux camarades, un appel pour leur dire exactement le contraire, tenez-moi, tenez-moi serré ou je vacille, tenez-moi ou je saute. Appuyé à la rambarde du motel, sa vie lui paraît dépourvue de sens et triste. « J’ai fini, monsieur. » La fille vient de sortir de la chambre. « Je laisse le téléviseur allumé ? » Il met trop de temps pour répondre. Lorsqu’il est face à la porte et qu’il dit : « Oui, ça va, merci », elle est déjà au bout du couloir et lui tourne le dos. Il la voit disparaître. Ses fesses roulent dans son jean délavé. Il n’a pas vu son visage. Ou plutôt si, mais il est incapable de s’en souvenir. Il lui semble alors qu’il est en danger, là, dans cette chambre propre de motel où personne ne viendra le chercher, il est en danger plus que sur la plate-forme. Il n’est pas assez fort pour rester dix jours, vingt jours peut-être, seul dans un coin du monde et tordre le cou à ses peurs, y rester jusqu’à ce que son mal le quitte, jusqu’à ce que plus aucun son, plus aucun visage de la plate-forme ne vienne le hanter, il n’est pas assez fort pour cela. Il est en train de se détruire. Les animaux deviennent fous parfois ainsi. Un bruit étrange qui les inquiète, un dysfonctionnement de leur instinct et ils se mangent les flancs ou sautent, par troupeau entier, dans le gouffre. Je vais venir à bout de moi-même, se dit-il et il rentre dans sa chambre. Lorsque la femme de ménage reviendra, dans deux jours, trois peut-être, il n’y aura plus rien. Plus trace d’homme. Même s’il est encore vivant, après dix jours à se frapper la tête des souvenirs de la plate-forme, il ne sera plus qu’une ombre qui boit, gémit et cherche vainement le sommeil.
Elle est à l’arrière du bus, tête penchée contre la vitre. La ville défile sous ses yeux. Elle quitte le palais de justice et retourne chez elle, dans le Lower Ninth Ward. Les immeubles, peu à peu, deviennent plus laids et les rues plus désertes. Elle pense à cela : qu’elle retourne à sa vie difficile. Elle a perdu. Comment a-t-elle pu ne pas penser que l’avocat de Mike poserait cette question ? Comment a-t-elle pu oublier de s’y préparer ? Lorsqu’il lui a demandé, avec la voix calme de celui qui vous tend un piège : « Est-ce que le petit Byron est le fils de M. Mike Bloomfeld, ici présent ? », elle s’est rétractée. Tout son corps a été pris de panique. Puis un calme profond l’a envahie. Elle a su qu’elle avait perdu, que cette question était sans issue. Alors elle a menti. Elle a dit non. Elle a vu les yeux de la juge s’écarquiller, la bouche de Mike s’entrouvrir et l’avocat sourire légèrement. Elle a dit non. Elle ne le regrette pas. Mais elle a tout perdu. À l’instant où elle a répondu non à cette question, elle a endossé le manteau de celle qui en demande trop, de celle qui a fauté, de la femme indigne et Mike, lui, redevenait libre. Ce n’était pas cela qui l’ennuyait. Il avait toujours été libre, de cette sorte d’arrogante liberté qu’ont les parasites, mais il devenait propre. Et elle, elle acceptait les immondices et la puanteur. La juge lui avait tendu toutes les perches qu’elle avait pu mais c’était trop tard. Si l’enfant n’était pas le fils de Mike, ses demandes n’avaient plus aucune légitimité. Elle avait cru un instant que Mike protesterait, qu’il se lèverait en jurant que si, qu’elle disait n’importe quoi, que c’était une folle, mais il n’avait rien fait. Alors, au fond, elle n’avait pas menti : ce n’était pas son fils. Le bus tourne dans Flood Street et elle descend. Lorsqu’elle est sur le trottoir, elle se surprend à marcher le plus lentement possible. Elle ne veut pas arriver. Byron est à la maison, avec la voisine, Beth, qui a accepté de le garder quelques heures. Elle va devoir expliquer, dire comment cela s’est passé. Elle ne veut pas. C’est son fils à elle, sans père, son fils bâtard de vie, qu’elle ne peut s’empêcher de détester parfois parce qu’elle sait bien avec qui elle l’a fait, c’est son fils à elle parce qu’il fallait bien quelqu’un mais le plus juste aurait été que la juge se tourne vers elle et lui demande à son tour « Et est-ce que Byron est votre enfant ? » et alors elle aurait pu dire « Non », tout simplement, et la juge aurait pu frapper de son petit marteau le bureau de bois et proclamer « Alors il n’est à personne » et c’est tout.
Je rentre d’Orléans Parish Prison. Il est à peine dix heures. J’entends encore les cris des prisonniers, se propageant d’une cellule à l’autre comme une fièvre. Les gardiens m’ont demandé de sortir. Ils ont enfilé leurs gants et mis leur ceinture. Ils doivent être en train de taper sur les barreaux avec leur matraque pour calmer les esprits. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Est-ce que c’est moi qui ai déclenché cette violence ? Est-ce que c’est l’habit que je porte ? C’est une épreuve. Les âmes salies rechignent devant la parole divine. Elles aboient, crachent, sifflent et se débattent. Elles ont peur de Notre-Seigneur, de Son nom et de Son amour. Je rentre et je sens bien que j’ai échoué. Je n’ai pas eu le courage que j’aurais dû avoir. J’ai reculé. J’ai quitté les lieux lorsque les gardiens me l’ont demandé. J’aurais peut-être dû m’agenouiller au milieu du couloir, dans les cris et le brouhaha, m’agenouiller avec sérénité pour qu’ils voient de quelle force on est lorsque Dieu vous porte, pour qu’ils voient que la main du Seigneur est toujours tendue, mais j’ai fui et ils l’ont vu et c’est comme si Dieu avait fui avec moi, peureux face à leur haine. Je n’aurais pas dû. Je suis faible. Je dois apprendre à ne plus avoir peur. Je dois apprendre à embrasser la meute, qu’elle me dévore si elle le veut mais sans parvenir à m’enlever le sourire que j’ai aux lèvres. Que ferons-nous si Dieu a peur des désespérés ?... Lorsque je rentre à l’église, Cindy me dit que le shérif a cherché à me joindre. Je pense d’abord que c’est lié à ce qui s’est passé en prison mais ce n’est pas le cas, le shérif a une voix nerveuse, il parle comme un homme qui a devant lui une foule de choses à faire et sait d’ores et déjà que tout ne tiendra pas en une seule journée. « Comment ?... Vous n’avez pas écouté les infos ?... » J’ai beau lui expliquer que j’étais à la prison, il ne semble pas entendre, il répète avec la même voix « Ils ne parlent que de cela depuis huit heures ce matin, il faut que je passe vous voir, je vais avoir besoin de votre église, révérend », et puis il raccroche. J’allume la télévision et je comprends de quoi il s’agit, nous l’allumons nous aussi, chacun dans notre cellule, après que les gardiens ont crié, nous l’allumons, assis à nouveau au fond de nos couchettes, les yeux rivés sur le poste car il n’y a que cela pour voir le monde et la même nouvelle court d’une cellule à l’autre, je l’ai entendue, moi aussi, Josephine Linc. Steelson, au retour de ma promenade en bus et cela ne m’a pas surprise car je l’avais sentie avant eux et maintenant ils en parlent tous, comme si c’était la première fois que cela arrivait, oui nous en parlons, d’une cellule à l’autre, comme tout le monde en ville, jusque dans la chambre du motel où la femme de service a laissé le poste allumé, la même nouvelle portée par la voix de différents journalistes, différents experts, celle des hommes politiques, celle des forces de l’ordre, mais tous annonçant l’arrivée d’un ouragan, une chienne celle-là, moi, j’ai dit, Josephine Linc. Steelson, et je m’y connais, négresse que je suis depuis presque cent ans, j’en ai vu passer plusieurs, toutes avec des noms de filles, des noms de traînées, oui, je les reconnais à l’odeur, à ce qu’elles charrient, je sens leur force et je peux vous dire que celle-là sera une affamée, une vicieuse, une méchante, nous regardons le poste et nous envions presque ceux qui redoutent sa venue car pour nous ça ne changera rien, nous resterons au fond de notre prison et cela ne nous concerne pas, le monde des vivants va s’agiter, se calfeutrer, le monde des vivants va vivre au rythme de son approche, mais nous, nous ne sentirons même pas la fraîcheur de son souffle et beaucoup d’entre nous le regrettent, à cet instant, être dehors et voir la colère du ciel, les murs qui volent et les arbres qui plient, nous aimerions, mais nous resterons là, au fond d’une pièce de deux mètres sur deux et l’air, à l’intérieur, ne remuera même pas, je dois me tenir prêt, je comprends la demande du shérif, il veut réquisitionner l’église, il pourra compter sur moi, je ne vais pas fuir cette fois, une nef pour mes paroissiens, c’est magnifique, la communauté pourra compter sur cet abri car les murs de la maison de Dieu sont inébranlables, oui, je me tiens prêt, tandis que la nouvelle se propage dans toute la ville, dans les radios des taxis, sur les lèvres des passants, dans les bureaux, les commerces, les écoles, un ouragan approche et dans la chambre du motel, à Houston, il ne parvient pas à quitter le poste des yeux, quelque chose est en train de naître en lui, il entend parler de cette tempête qui va s’abattre sur La Nouvelle-Orléans, à quatre cents kilomètres de l’endroit où il est, il entend les mêmes mots répétés à l’infini et une certitude naît en lui, il se répète le nom d’une femme Rose Peckerbye, Rose Peckerbye, une femme qui est en train de marcher le plus lentement possible à quatre cents kilomètres de là, parce qu’elle ne veut pas rentrer chez elle, parce qu’elle n’en a pas la force, et il sent qu’il a pris une décision, la première depuis quatre jours, non, peut-être plus, la première depuis des mois, une décision qui éloigne enfin la plate-forme, alors il se lève, coupe le téléviseur, enfile son manteau et sort de la chambre.