VII
La foule des vaincus

Lorsqu’ils arrivent aux abords du stade, ils découvrent une foule immense. Il y a des hommes et des femmes partout, épuisés, en haillons, le linge encore mouillé sur les épaules. Des vieillards perdus, le regard vide, des femmes donnant la tétée à des nourrissons. C’est une humanité à ciel ouvert, pauvre, peureuse, affamée. Il y a des serviettes étendues à même le sol, des draps pour tenter de faire des lits. Certains, à bout de forces, se sont allongés, d’autres gémissent tant ils ont faim. Ils se fraient un passage et pénètrent dans le Superdome. Une fois à l’intérieur, ils embrassent du regard le stade immense et ce n’est que là qu’ils ont le sentiment d’être à la fin des mondes. « Crois-tu qu’il soit là ? » demanda-t-elle et il ne peut rien répondre. Il y a tant d’hommes et de femmes... Elle comprend et se serre contre lui. S’il lui avait dit, à cet instant, que son fils était mort et qu’il ne servait à rien de continuer à chercher, elle aurait accepté. Elle a tellement de désœuvrement devant elle, que cela lui aurait semblé n’être qu’une infime parcelle de malheur en plus. Elle aurait accepté, oui, et se serait assise pour ne plus bouger et gémir à son tour. Mais ce n’est pas ce qu’il dit. Il regarde la foule et, les dents serrées, lui dit : « Je vais le retrouver », puis il lui explique qu’il va revenir, qu’il faut, en attendant, qu’elle cherche ici. Elle accepte comme elle accepterait tout parce qu’elle sent qu’elle doit l’écouter, qu’il a une force qu’elle n’a pas et que ce qu’il dit, d’une façon ou d’une autre, adviendra.

Ô misère du monde qui tolère cela. Spectacle de la laideur des hommes. Moi, Josephine Linc. Steelson, je vois ce que vous ne voyez pas. Ils m’ont déposée devant le stade, heureux de m’avoir sauvée des flots, puis ils sont repartis dans leur quatre-quatre rutilant. J’ai regardé autour de moi et j’ai vu les hommes abandonnés, ceux qui ne comptent plus, ceux que l’on a oubliés derrière soi et qui traînent des pieds. Je les ai vus. Ils s’épuisent et se lamentent. Ils sont des milliers à se serrer les uns contre les autres pour ne pas pleurer. Et ils sont tous noirs. Cela personne ne semble le voir. Tous noirs, dans la crasse d’habits souillés par le déluge. Une foule immense, déféquant et pissant de peur, une foule qui ne compte pour rien car nous n’avons jamais compté. Comme la mort de Marley n’a compté pour rien dans la vie de la petite ville de Thibodaux. Tout a continué. Il ne manquait qu’à moi. C’est pareil aujourd’hui. Je suis parmi les rats qui se meurent et ne manqueront à personne. Ils nous viendront en aide, bien sûr, mais bien plus tard. Ils enverront des hélicoptères et des bidons d’eau, mais rien n’effacera le fait qu’au moment de courir ils ne se sont pas retournés, qu’ils ont même oublié qu’ils laissaient derrière eux les nègres de toujours.

Elle va d’un point à un autre du stade, de groupe en groupe. Dès qu’elle aperçoit des enfants, elle s’approche, et regarde avidement. Elle lève parfois des couvertures sur les corps endormis pour en avoir le cœur net. « Byron ?... Byron ?... » Elle appelle. Les enfants, parfois, tournent la tête mais ce n’est pas lui. Les hommes parfois indiquent une silhouette de gamin, mais ce n’est pas lui. Le stade est immense. Elle avance patiemment. « Byron ?... Byron ?... »

Moi, Josephine Linc. Steelson, je peux encore changer de nom. Je me souviens du jour où j’ai choisi le mien. Mon père voulait m’appeler Fidelity. Il était fier d’avoir eu cette idée et il en souriait souvent lorsqu’il y pensait, comme un bon coup qu’il allait faire au monde entier. Fidelity, parce qu’il voulait être fidèle à ceux qui s’étaient battus pour nous, les Grant, les Hooker, tous les Yankees qui avaient fait couler leur sang dans nos champs pour que nous soyons libres. Mon père est parti, vaillant, déclarer mon nom à la mairie mais ils lui ont ri au nez. « Fidelity, ce n’est pas un nom. » Il a insisté. Rien n’y fit. « Même un nègre ne peut pas s’appeler comme ça », ont-ils dit. Mon père a baissé les yeux et enterré ses rêves d’hommage. Mais moi, Josephine Linc. Steelson, je suis née avec la respiration qui gratte, comme disait ma mère, et à quinze ans, lorsqu’on m’a raconté cette histoire, j’ai trouvé ça bête. Fidelity. Il ne faut pas le dire, il faut le faire. Fidelity, comme ça, c’est une promesse de rien pour se faire sourire soi-même et c’est tout. Alors, j’ai décidé qu’on m’appellerait Lincoln. Josephine Lincoln Steelson. Depuis des années, c’est ainsi que je m’appelle. Et aujourd’hui, je me demande si je ne dois pas changer encore. Remplacer Josephine par Honte. Honte Linc. Steelson. Il n’y a que la couleur dans ce pays. Le sexe et l’âge ne comptent pas. Quand les Blancs me voient dans la rue, ils ne voient pas une vieille dame, ils voient d’abord un corps noir, un visage noir, des mains noires, puis ils cherchent les traces d’un âge, ou d’un sexe pour identifier l’être qu’ils croisent. Je suis noire d’abord. Honte Steelson, oui, parce que ceux que je vois ici sont noirs et pauvres. Les nègres s’entassent les uns sur les autres, comme toujours. Je vois le capharnaum du monde, la bouche sale de la pauvreté et je reconnais tout cela, nom de Dieu, parce que je le connais par cœur. Rien n’a changé. Des nègres sans rien, qui lèvent les yeux au ciel pour implorer la pitié, c’est toujours ainsi que souffre le monde.

Il marche vite, pour s’éloigner le plus possible de la foule. Il n’a aucune idée de la méthode à employer pour retrouver l’enfant dans la ville, mais il y croit. Il sent qu’il n’a jamais été aussi fort qu’à cet instant. Il est plein de son souvenir à elle, de son corps à elle. Il est plein d’une certitude qui lui donne envie d’arpenter la ville mètre par mètre. Il se souvient de la pute de Houston, du visage écar- late de cette petite femme trop maigre à la bouche voluptueuse et aux fesses un peu basses, qui agitait les bras devant le gros Jimmy, en string, avec ses bottes de cow-boy, le visage tendu de colère. Il se souvient de sa voix stridente qui les prenait à partie, tous, lui, Jimmy, les autres hommes qui étaient là, tous, en répétant « Je sais à quoi je suis fidèle, moi... », il se souvient de l’émotion qui était montée en lui parce qu’à cet instant c’était comme si elle l’avait mis à terre et aujourd’hui, enfin, il se sent calme. Il sait pourquoi il marche, c’est pour Rose. Il est plein de cette force et il peut répondre à la pute mexicaine maintenant. Il l’entend, dans son bordel du Texas, reposer inlassablement sa question nasillarde, « Et toi, à quoi tu es fidèle ? » et il répond là, en marchant, il répond à chaque pas, à chaque rue, à Rose, il est fidèle à Rose retrouvée. Cela éloigne de lui la fatigue et les souvenirs de la plate-forme. Cela éloigne de lui la voix nasillarde de la pute. À Rose, pour son fils et son corps, pour son odeur et pour que le monde soit plein.

Il fait chaud et elle s’épuise. Elle va d’un groupe à l’autre  – toujours, avec la même question sur le bout des lèvres. « Byron ?... Byron ?... » Elle a de plus en plus soif, comme si cette question à qui personne n’avait de réponse, cette question entêtante et inutile l’asséchait. Ce qu’elle voit, partout, l’effraie. Les gens s’usent et se lamentent. Il en vient toujours plus. Une odeur lourde et écœurante monte des bâtiments sud. « C’est la merde », lui a glissé un vieil homme qui voyait qu’elle cherchait à mettre un nom sur cette odeur. Les toilettes sont bouchées. Tout reflue. Des centaines, des milliers de gens ne savent plus où aller pour uriner, pour déféquer, alors ils le font là où ils sont. Ils le font, le regard baissé, honteux d’être si vite ravalés à leur pauvre animalité mais ils le font car il faut bien que le ventre se vide et l’odeur monte de partout, une odeur boueuse d’excrément. Au fond, se dit-elle, cette odeur tout autour d’elle, c’est celle de sa peur, la plus parfaite odeur du désespoir.

C’est là que je l’ai vu, là, Seigneur, au coin de Tulane Avenue et Saint Broad Street. Le premier que vous m’envoyez est un enfant. Il était accroupi au bord de la route, essayant de boire le fond d’une bouteille cassée. J’ai frémi. Je me suis approché et il a levé la tête. Un enfant. J’ai montré mon habit d’église pour qu’il n’ait pas peur. J’ai essayé de cacher mon hachoir dans mon dos mais peut-être l’avait-il déjà vu. J’ai même essayé de sourire. Quelle épreuve, Seigneur. Un enfant. Vous êtes dur. Un enfant qui ne dit mot, petit nègre aux grands yeux étonnés. Je l’ai vu. Je l’ai pris avec moi. Je n’ai pas encore la force de faire ce que Vous me demandez. Plus tard... Laissez-moi un peu de temps... Plus tard... Vous ne pouvez me forcer au-delà de moi-même. Je lui ai tendu la main et il l’a prise, le petit nègre. De l’autre main, je serre le hachoir avec rage. Nous allons ensemble, dans les rues du chaos. Il me faudra de la force pour le tuer, mais soyez patient, je le ferai. Je Vous aime tant que je le ferai.

Je sais qu’il faut que je le fasse. J’ai trop tardé déjà. Alors, sans rien dire à personne, sans même faire un signe de connivence à Boons qui est à mes côtés, j’arme mon fusil à pompe. Le bruit fait se retourner tout le monde. « Qu’est-ce que tu fous, Buckeley ? » Je mets en joue Tockpick. Ils se sont tous arrêtés de marcher. Tockpick ne se démonte pas : il me demande ce que je veux mais je ne réponds pas. Il n’y a pas d’autre moyen, je le sais. Si j’avais juste tourné les talons, ils m’auraient roué de coups et abattu. Même si j’avais demandé en lui expliquant de façon conciliante que je voulais continuer seul, même comme ça, il aurait lâché Avon ou Volmann sur moi. On ne quitte pas le groupe. On ne quitte pas le couloir de Parish Prison. Tockpick me regarde avec un air de défi, pour me montrer qu’il n’aime pas être à ma merci. « Qu’est-ce que tu veux, Buckeley ? » Je ne réponds pas. Je tiens Tockpick en joue. Il n’y a que cela à faire, je le sais. Je surveille Avon et Volmann du coin de l’œil et je fais un pas en arrière, puis un autre, je m’éloigne sans jamais leur tourner le dos pour ne pas finir comme le policier. Je m’éloigne. J’aurais dû le faire dès que nous sommes sortis de la prison. Je suis prêt à tirer. Je demande à Boons s’il veut venir avec moi et il dit oui. Swinging Louis aussi. Nous sommes trois à reculer maintenant, en gardant bien les yeux rivés sur ceux qui nous font face et ces instants sont longs. Ils s’écoulent avec lenteur et menace. Avon Long Legs nous dévisage avec haine. Il aboie. Il le fait comme un chien en montrant ses dents. Il aboie pour dire que, s’il pouvait, il nous déchiquetterait, et je sais alors que j’ai raison de tenir mon fusil, peut-être même devrais- je tirer, en abattre un, n’importe lequel, ou tous même, mais je ne peux pas, je recule avec Boons et Swinging Louis, je dis : « Bonne chance Tockpick » pour qu’il entende que je ne veux rien d’autre que suivre mon chemin et le laisser au sien, mais il ne répond pas, il me laisse reculer et crache par terre.

Moi, Josephine Linc. Steelson, je comprends que je ne sortirai pas d’ici et cela me fait enrager. Maudite bécasse de négresse que je suis de m’être fait prendre ainsi. Maudits culs blancs qui m’ont volé ma liberté. La foule est toujours plus dense autour de moi. Il ne cesse d’arriver des hommes et des femmes. Le stade se remplit. Je suis fatiguée. Maudite faiblesse de vieille bonne femme qui ne tient plus sur ses jambes. Je sais que je ne devrais pas mais je m’assois. Je trouve une place sur les marches du stade, là, au hasard, et je m’assois. Je sais que, à cet instant, je deviens une pauvre petite vieille qui fait pitié, un sac d’os fatigué. C’est ainsi qu’ils me considèrent, tous, alentour. Je le vois. Ceux qui me regardent du coin de l’œil le font avec une tristesse désolée. Ils doivent se dire que c’est moche d’être une vieille négresse seule qui ne tient plus sur ses jambes en pareille occasion. Je repense aux bayous, à Marley. Si tout s’effondre, ma maison, ma ville, à quoi puis-je me tenir qui ne croulera pas ? À quoi, que la tempête ne puisse atteindre  – et qui fera de ma vie, malgré le trop d’années qu’elle a duré, un pari tenu ? Je vois les hommes passer et ce n’est que désarroi. Ceux qui sont là n’ont rien, ont tout perdu, errent comme des damnés. Je vois leurs regards désolés et je ne peux m’empêcher de penser que j’ai de la chance que ma vie soit derrière moi.

Elle a trouvé de l’eau, près de l’entrée du stade. Une équipe de secours est là. Ils viennent d’arriver par hélicoptère, avec une palette entière de bouteilles d’eau. Ils ont des brassards de la Croix-Rouge. Un des hommes  – un jeune garçon au regard doux  – lui a tendu une bouteille en plastique. Elle l’a remercié. Elle a pris la bouteille et, instinctivement, elle l’a serrée contre elle. Si elle avait pu la cacher sous ses vêtements, elle l’aurait fait. Elle reste un temps, près d’eux, juste pour les écouter parler. Les gens les pressent de questions et ils donnent des nouvelles du monde. C’est la première fois, depuis le début de l’ouragan, qu’ils entendent parler de ce qu’ils ont vécu, qu’on leur explique ce qui s’est passé à grande échelle. Les deux hommes de la Croix-Rouge disent que c’est une catastrophe sans précédent, que la Louisiane entière est sous les flots, que plusieurs plates-formes pétrolières ont rompu leurs amarres et endommagé des ponts, que les digues, maintenant, menacent de céder. Et puis, comme s’ils en avaient trop dit, ils essaient ensuite d’être rassurants. Un d’eux sourit en disant qu’il ne faut pas paniquer, que l’important, c’est d’avoir réussi à atteindre le stade. Alors, elle ose, elle prend la parole et lui demande s’il a vu un jeune garçon de six ans, tout seul. Il la regarde avec un air désolé, fait non de la tête et montre le stade tout autour en levant les épaules avec un geste d’impuissance, comme s’il voulait lui dire qu’il y avait trop de monde ici, beaucoup trop et qu’il ne pouvait pas se souvenir de tous les visages. Elle ne dit rien. Elle baisse les yeux. Elle se met à trembler pour son enfant qui n’est pas là. « Tous ceux qui sont ici seront évacués », a-t-il dit, et elle voudrait crier pour son enfant qui ne le sera pas. Alors elle s’éloigne. Elle veut être seule. Elle cherche un endroit pour s’asseoir, finit par trouver un siège près d’une vieille dame au regard noir. Elle lui propose un peu de sa bouteille et la vieille lui dit : « Merci ma fille » et boit goulûment.

« Merci, ma fille », j’ai dit de ma voix de négresse et la jeune femme a sursauté parce que l’intonation avec laquelle je l’ai dit contrastait avec la faiblesse de mon vieux corps. Elle m’a regardée, elle a souri. Je l’avais vue marcher comme une ombre et je savais qu’elle cherchait quelque chose, qu’elle était épuisée de chercher sans trouver, comme tous les autres. Je l’ai remerciée pour l’eau qu’elle m’a tendue car j’avais oublié qu’il était si doux de boire et cela m’a fait du bien. Maintenant, nous sommes côte à côte, en silence. Je regarde les hommes passer et c’est moi, Josephine Linc. Steelson, qui les contemple avec désolation. La femme à mes côtés serre sa bouteille, le regard vide. Je pense au petit négrillon que je n’ai pas réussi à attraper, à toutes ces mères inquiètes, tous ces êtres transis de peur qui se demandent quand est-ce qu’ils mangeront et où est-ce qu’ils dormiront. Je n’ai pas peur, moi Josephine Linc. Steelson, il n’y a plus rien à détruire en moi que ma volonté et cela personne ne l’entamera, car je suis faite de cela et de rien d’autre, un bloc noir de volonté qui ne fait que durcir avec le temps.