La France contre les robots est un écrit de circonstance : à la fois aboutissement des années brésiliennes, consacrées par Bernanos à la lutte contre l’impérialisme totalitaire, et amorce des campagnes que, de retour en Europe, il allait mener face aux périls et aux dégradations de la victoire de 1945. Le livre a été conçu et rédigé durant les derniers mois passés au Brésil. Grâce à une note très précise écrite à notre intention par M. Jean Hauser, membre du Comité de la France Libre à Rio-de-Janeiro, nous sommes à même de suivre les étapes de la composition. On verra que l’histoire de La France contre les robots est intimement liée à celle du Comité gaulliste au Brésil. M. Jean Hauser écrit :
« Dans les jours tragiques de juin 1940, isolé dans l’immensité du sertao brésilien, Georges Bernanos écrivait : Ce désastre est unique dans notre histoire, il faut que la réparation le soit aussi. Elle le sera… Nous allons reprendre notre tâche, recommencer par le commencement… Puisque nous n’avons pas pu user la guerre allemande, nous userons la paix allemande : nous y mettrons le temps qu’il faudra… (Chemin de la Croix des Âmes : « La France se tait », juin 1940, pp. 25 et 26).
« Il exprimait ainsi les sentiments qui animaient beaucoup de Français, tant en France qu’à l’étranger : refusant d’accepter comme définitif l’effondrement de la France, ils conservaient leur foi et leur confiance dans les destinées de la Patrie. Nombreux, individuellement ou en groupe, ils répondirent, par télégramme, à l’appel du général de Gaulle et c’est ainsi que les Comités de la France libre naquirent : « Spontanément partout, sans instructions, sans plans, sans ordres, ceux qui les créent, généralement des commerçants ou des techniciens, détachés de la politique par leurs longues absences, sentent confusément qu’en ces jours où l’État abdique, il appartient aux citoyens de s’unir pour reprendre, de ses mains débiles, le destin de la Patrie. » (J. Soustelle : Envers et contre tous, tome I, pp. 66-67.)
« Les Comités du Brésil, celui de Rio-de-Janeiro, celui de Sâo-Paulo, celui de Bahia, furent parmi les premiers à se constituer. Ils se proposaient de maintenir le vrai visage de la France, et de faire connaître – en attendant que la Résistance Intérieure prît corps – comment, partout dans le monde et dans les colonies, des Français libres restaient fidèles à l’idéal séculaire de leur peuple. Ils devaient, en outre, recevoir les engagements des volontaires dans les unités de la France Libre, recueillir des fonds pour les acheminer vers Londres, soutenir les oeuvres d’assistance et les familles des volontaires, subvenir aux dépenses de propagande et maintenir les activités culturelles françaises à l’étranger.
« Le Comité National Français consacra officiellement ces organismes – animés par des hommes qui agissaient bénévolement – en signant les décrets 219 et 349 des 8 avril et 9 juillet 1942, qui furent publiés au Journal officiel de la France Libre les 12 mai et 28 août de la même année.
« Aux termes du décret du 28 août, l’organisation des Français libres au Brésil comportait un Comité Central à Rio-de-Janeiro, sous la présidence de M. Auguste Rendu et, des frontières du Vénézuéla aux confins de l’Uruguay, treize Comités locaux dépendant du Comité Central qui avait, en outre, des représentants dans trente-six autres localités. Ainsi des contacts étroits purent être établis, dans l’ensemble du pays, avec les autorités et la presse brésilienne. Les Comités comprenaient des adhérents (citoyens français) et des sympathisants étrangers.
« C’est par des dons et des contributions mensuelles que les Comités purent vivre et faire face aux dépenses de leurs diverses activités. Mais malgré tout le dévouement des Français, les Comités n’auraient pu obtenir les résultats qu’ils s’étaient fixés, s’ils n’avaient été aidés par les Brésiliens, chez lesquels ils trouvèrent la force de l’amitié, raffermie à l’épreuve de l’adversité. Le montant des cotisations mensuelles était fixé par les sympathisants eux-mêmes et proportionné à leurs ressources ; le versement était spontané et ne donnait lieu à la délivrance d’aucun reçu, les collectes de ce genre étant en principe interdites au Brésil. Bien souvent, les bureaux du Comité Central reçurent la visite d’hommes de condition modeste, qui venaient s’excuser de ne pouvoir verser, à la fin du mois, les quelques cruzeiros qui constituaient leurs cotisations. Étant momentanément gênés, ils promettaient de s’acquitter quelques jours plus tard, et au jour fixé, ils venaient se libérer de ce qu’ils considéraient comme une dette sacrée. S’ils aimaient la France de longue date et suivaient avec émotion le déroulement de ses épreuves, ces Brésiliens lisaient avec passion, dans la presse brésilienne, les articles de Georges Bernanos condamnant violemment l’armistice de juin 1940, qui les avait bouleversés.
« Aussi dès que Bernanos, quittant le sertao, se rapprocha de Rio-de-Janeiro, des liens très étroits s’établirent entre lui et le Comité Central de la France Libre au Brésil : il estimait, en effet, que « les Comités de la France Libre devaient rester le foyer, la flamme, la ferveur de l’opinion française proprement dite et aussi des Amitiés Françaises dans le monde ».
« Et c’est pourquoi, lors de ses séjours à Rio-de-Janeiro – qui devinrent plus fréquents à partir de 1942 – il ne manquait jamais de se rendre au Bureau du Comité, s’intéressant à ses travaux, prenant, à certaines discussions, la part active qui convenait à son tempérament et à ses convictions. Le Comité Central assurait la liaison entre Bernanos et les différents journaux de la F.L. dans le monde, qui assuraient la diffusion des articles du grand polémiste. Bernanos entretenait des relations amicales avec plusieurs membres du Comité Directeur et c’est ainsi que le 26 mars 1944, au cours d’une de ces rencontres, Bernanos raconta qu’il achevait un manuscrit qu’il se proposait d’offrir au Comité Central en témoignage de gratitude, pour l’appui qui lui avait été donné. Le titre n’était pas encore arrêté. Bernanos songeait à : Hymne à la liberté. Il exposa les grandes lignes de son ouvrage et c’est au cours de la conversation qui suivit que le titre de La France contre les robots fut suggéré par un des assistants. Bernanos l’adopta d’enthousiasme.
« Il mit quelques mois à rédiger le livre, dont des fragments furent lus publiquement par lui le 1er septembre 1944 et, à la Maison des Étudiants, le 22 décembre.
« Le 4 janvier 1945, Bernanos accepta la proposition du Comité de la France Libre de tirer une édition de luxe de deux cent cinquante exemplaires, par souscription. On convint de lui en remettre le bénéfice pour l’aider à couvrir les frais de son retour et de sa nouvelle installation en France.
« Le 19 avril eut lieu un déjeuner pour fêter la médaille de la Résistance que le Gouvernement Provisoire de la République venait de décerner à Auguste Rendu. À cette occasion, le journaliste Pedro Costa Rego prit la parole au nom des Brésiliens et Bernanos, parlant pour les Français, lut le texte qui sert désormais de préface à La France contre les robots. Ce même jour, il remit au Comité le texte définitif du livre, en toute propriété.
« L’édition projetée ne parut qu’en août 1946, et le volume destiné à l’auteur lui fut apporté en France. Le général Guillain de Bénouville, qui se trouvait là lors de la remise de cet exemplaire, proposa aussitôt d’en faire une édition française chez Robert Laffont. Bernanos tint à consulter le Comité de la France Libre à Rio-de-Janeiro, qui consentit aussitôt, à la seule condition que l’auteur toucherait seul le prix de la cession. Mais Bernanos protestait qu’il avait fait don du manuscrit au Comité ; on eut quelque peine à lui faire admettre qu’avec la cessation des hostilités, le Comité avait cessé son activité. Il tint à reverser une partie des droits au Comité de Rio-de-Janeiro qui, en accord avec lui, en fit don à l’Association des Français Libres de Paris pour ses oeuvres sociales et d’entraide. »
L’édition que nous présentons aujourd’hui donne, en complément à La France contre les robots, divers écrits brésiliens de Bernanos, demeurés inédits en France. Les uns, qui n’ont jamais été publiés, ni en français ni en portugais, se rattachent directement au texte principal, soit qu’ils appartiennent à une première version manuscrite, soit que, datant de la même année, ils se réfèrent aux mêmes thèmes. D’autres, interviews et articles de revue, dont le plus ancien remonte à janvier 1942, ont été imprimés à Rio, et permettront ici de suivre le développement de la pensée bernanosienne. C’est le cas, en particulier, du premier de ces inédits, Réponse à une enquête, qui à propos du monde moderne et de la civilisation technicienne, propose certaines nuances que Bernanos a laissées de côté dans son livre de 1944. Un choix de lettres à des amis brésiliens ou à des Français du Brésil sert enfin à marquer les premières réactions spontanées de Bernanos aux événements qu’il suivit de toute son intelligence, mais aussi avec tout son pouvoir de souffrir, de septembre 1939 à mai 1945.
Il ne sera pas inutile, pour mieux comprendre cet ensemble de textes, de se remémorer les circonstances et les moments essentiels du long séjour de Bernanos au Brésil. On a dit souvent – et c’est une erreur – que Bernanos avait quitté l’Europe au lendemain de Munich. Il est parti en réalité dès le 20 juillet 1938, à la fois, comme il l’a dit, pour aller au loin « cuver sa honte » d’Occidental devant la dégradation de la chrétienté désunie, et à la fois parce que depuis bien longtemps – depuis ses années de collège – il rêvait d’aller s’établir en Amérique du Sud. Avec ses deux meilleurs amis d’adolescence, Maxence de Colleville et Ernest de Malibran, il avait imaginé ce voyage, et leur choix s’était fixé sur le Paraguay, où les deux camarades de Bernanos se rendirent, en effet, dès avant la guerre de 1914, qui les rappela en Europe. Quant à Bernanos, il demeurait avec le songe inaccompli de sa jeunesse, et ce n’est pas sans raison qu’une de ses premières nouvelles publiées, Une Nuit, évoque – avec quelle puissance d’imagination ! – la forêt tropicale.
En 1938, donc, Bernanos s’embarqua avec sa famille pour le Paraguay, malgré les avis défavorables que lui prodiguèrent plusieurs amis. Il fit escale les 4 et 5 août à Rio-de-Janeiro, où deux écrivains brésiliens, le philosophe Amoroso Lima et le poète Auguste-Frédéric Schmitt, avertis de son passage, vinrent l’accueillir au bateau et le reçurent à déjeuner à Copacabana. Puis il gagna Buenos-Aires, où il fit une conférence chez Victoria Ocampo, et Asuncion, but de son voyage, où il demeura… onze jours. Effrayé par la remontée du fleuve, par le climat, découragé par l’ambiance et le coût de la vie, il se souvint qu’il avait découvert Rio le jour de la Saint-Dominique, alerta aussitôt les Brésiliens qui l’avaient salué au passage, annonça son arrivée. Et le 1er septembre, avec sa femme et ses six enfants, il descendait à l’hôtel Botafogo, face à l’admirable baie.
Le Brésil est la terre de l’amitié, et d’emblée Bernanos en fit la merveilleuse expérience. Les écrivains brésiliens, qui connaissaient son oeuvre, mais aussi des hommes politiques ou de grands propriétaires terriens, qui ne l’avaient pas lu et devaient toujours lui préférer Anatole France, surent discerner en lui une affectivité égale à la leur et cette force de l’entière véracité, de la liberté inflexible qu’ils apprécient à sa valeur. Ils s’employèrent à aider son établissement et à faciliter la recherche d’une maison où Bernanos pût installer sa tribu depuis longtemps nomade. Il rêvait d’une exploitation agricole à diriger avec ses fils, son neveu et un ami amené de France, espérant assurer ainsi son existence matérielle et pouvoir écrire sans contrainte ce qu’il lui plaisait d’écrire. Les déconvenues n’allaient pas lui manquer.
Fixé d’abord à Itaipava, dans la montagne qui domine Rio, derrière Petropolis, il n’y resta que peu de temps. On lui procura ensuite une petite ferme à Juiz de Fora, dans l’État de Minas-Geraes, où il vécut de novembre 1938 à janvier 1939, écrivant Scandale de la Vérité et la très belle préface à un recueil du grand poète brésilien Jorge de Lima, l’un de ses meilleurs amis des années d’exil. Dès février 1939, cependant, on le trouve près de Vassouras, à l’intérieur des terres, dans une petite propriété, le sitio de Cataguaz. Chaque jour de ce printemps, qui au Brésil est l’été inondé de pluies tropicales, il attache son cheval à la porte d’une minuscule cabane de nègre isolée dans les Champs et écrit d’un trait Nous autres Français, cet appel à la conscience de la jeunesse française qui devait paraître à Paris peu de semaines avant la guerre.
À peine son manuscrit achevé, en juin 1939, il se remet en route, à la recherche d’un autre gîte plus semblable à son grand rêve. S’enfonçant dans le vieux pays du Minas, auquel il va s’attacher de plus en plus, il remonte, avec son ami très cher, Virgilio de Mello Franco, vers le Rio Saô Francisco, voit pour la première fois Barbacena où il vivra plus tard, passe par la ville neuve de Belo Horizonte, gagne enfin Pirapora, où la famille Mello Franco possède des terres. Il loue une vaste ferme, achète deux cent cinquante têtes de bétail et, loin de tout, dans des conditions très difficiles, ignorant la langue et les moeurs du pays, tente la grande aventure du colon. Ce sera un dur échec.
La nouvelle de la déclaration de guerre le rejoint dans cette solitude. Dans une cour écrasée sous le soleil des tropiques, qu’il a décrite dans Les Enfants humiliés (où il a peint de si vives couleurs l’immense étendue brésilienne plantée de forêts naines), il se met à écrire son « journal de guerre ». Tout revient à sa mémoire d’exilé : les souvenirs de 1914, les tranchées, les camarades morts, la déconvenue de 1918, puis son existence difficile. Il se sent rentré dans la guerre « comme dans la maison de sa jeunesse », il se voit comme un musicien des rues tournant en vain la manivelle de son orgue de Barbarie. Mais, poète, épris du langage, né pour l’incantation verbale, il n’a jamais été plus près de la maîtrise totale. Ni, jamais, plus habité par l’esprit de prophétie. Cette guerre, il l’avait prédite dans les derniers chapitres des Grands cimetières sous la lune, il en avait d’avance décrit les étapes inévitables. Et maintenant, tandis qu’elle se déroule, et qu’il souffre de ne pouvoir être parmi les combattants – son âge, son infirmité, ses charges de famille, l’exil volontaire l’en empêchent – déjà c’est l’après-guerre qu’il annonce, avec ses misères, ses déceptions, sa tragique confusion. Peu à peu, alors que les armées sont encore immobiles face à face, il entrevoit les vastes conflits qui ne se déchaîneront dans leur pleine violence qu’au lendemain du conflit en cours. Il sait déjà que l’ère des techniciens, avant de conquérir toute la planète, va cruellement secouer et martyriser les hommes. Déjà, les préoccupations qu’exprimera La France contre les robots apparaissent et lui servent de clef pour déchiffrer les événements au jour le jour.
En février 1940, il interrompt son journal – qui paraîtra en 1948 seulement, après sa mort, et sera intitulé Les Enfants humiliés – pour achever son dernier roman, Monsieur Ouine, qu’il avait commencé en 1931, repris en 1933-34, puis en 1936, et dont l’épilogue semble l’avoir longtemps effrayé lui-même. Il l’achève et en envoie le manuscrit à Paris le jour où se déclenche la grande offensive allemande : 10 mai 1940.
Comment, à cette nouvelle, puis à celles qui se succèdent dans les semaines suivantes, resterait-il à six cents kilomètres de ses amis, au-delà de l’ultime station de chemin de fer, sans autre communication avec le monde qu’un mauvais poste de radio ? En juin, il descend à Rio puis séjourne à Belo Horizonte, où il voit les passants pleurer dans la rue en apprenant la chute de Paris. L’armistice, la formation du gouvernement de Vichy – qu’il avait prédite littéralement dans un texte de 1938, où il annonçait aussi la Résistance populaire – ne le bouleversent pas seulement. Il se sent tenu de parler, il va essayer d’atteindre ses compatriotes, de leur lancer des appels par delà les océans, et en même temps de défendre l’honneur français aux yeux du pays dont il est l’hôte. Ses premiers amis brésiliens l’y encouragent et lui en procurent les moyens. La presse de Belo Horizonte, puis celle de Rio accueillent ses premiers articles et, à partir de la fin juin il va, jusqu’à 1945, collaborer très activement aux journaux de la chaîne dirigée par le puissant Assis Chateaubriand.
Pour se vouer à ce combat, et parce que la ferme de Pirapora périclite, il vend les restes de son troupeau et décide de se rapprocher des villes. C’est encore Virgilio de Mello-Franco – le futur leader de la résistance à la dictature de Getulio Vargas – qui trouve pour lui la petite ferme de la Croix-des-Ames, à quatre kilomètres de la minuscule ville de Barbacena, dans le Minas. Il habitera longtemps cette demeure, qu’il fera reconstruire en s’inspirant des maisons paysannes de l’Artois. Tous les matins, durant quatre ans, et tous les après-midi, les habitants de Barbacena voyaient arriver à cheval celui qui dans le pays est resté légendaire sous le nom de Seu Jorge, Francés (Monsieur Georges, le Français). Il attachait sa monture à la façade du Bar Colonial, qu’il appelait « sa cathédrale », commandait un café qu’il buvait rarement, ouvrait son petit cahier d’écolier, et, après avoir longtemps fixé l’invisible, se mettait à écrire, de sa petite écriture nerveuse, raturant, surchargeant, recommençant sans fin, puis recopiant au net, d’une belle calligraphie bien claire, les articles destinés aux journaux de Rio, de Londres, d’Alger, ou à la B.B.C. En décembre 1940, la Dublin Review lui demanda un essai sur la tradition chrétienne française. Il l’entreprit, l’envoya, continua sur sa lancée et, en quelques mois, acheva un livre qu’il intitula Lettre aux Anglais. Charles Ofaire, éditeur suisse établi à Rio, le publia en français. Des extraits en furent reproduits en France par Témoignage chrétien et des éditions clandestines parurent bientôt à Alger et à Genève. Ce très grand livre né de la terre brésilienne, que Bernanos célèbre avec ses habitants, les paysans mineiros, est un éloge de l’héroïsme anglais en 1940, mais s’achève en lettre aux Américains. Comme jadis Bernanos avait apostrophé le dictateur nazi : « Cher Monsieur Hitler… », il s’adresse au Président des États-Unis : « Cher Monsieur Roosevelt… ». Il parle au nom des vieilles nations d’Europe, de leurs traditions, de leurs forces révolutionnaires toujours vivaces. Qu’on ne s’y trompe pas, qu’une nation vouée à la puissance matérielle n’aille pas croire à sa supériorité réelle, revendiquer une hégémonie. Contre le monde de l’Argent et de la Machine, Bernanos élève la protestation de la Liberté et appelle de ses voeux l’insurrection des forces de l’Esprit.
Ce sont les thèmes constants de ses articles, de ses lettres, de ses conversations avec les amis de Rio ou de Belo Horizonte et les visiteurs qui parfois viennent jusqu’à la Croix-des-Ames. Mais, ses deux fils et son neveu partis se battre dans les Forces Françaises Libres, Bernanos est parfois bien seul. Il s’en va alors dans la capitale, où ses amis de la France Libre lui ont trouvé un petit pied-à-terre, rue des Volontaires de la Patrie. Les journaux favorables à l’Axe ne manquent pas de le prendre à parti, mais l’élite brésilienne, traditionnellement attachée à la France et influencée par la campagne persuasive que mène Bernanos semaine après semaine, fait écho à ses paroles. Il poursuit un dialogue amical, tantôt oral, tantôt épistolaire, avec le poète Jorge de Lima, qui est aussi médecin, peintre, romancier ; avec son cher Virgilio et d’autres membres de la famille Mello Franco, tel le docteur Carlos Chagas Filho, autre grand ami de la France. Raul Fernandes, qui redeviendra Ministre des Affaires étrangères après la chute de Vargas en 1954, est alors dans l’opposition ; vieux libéral ironique, il s’attache profondément au romancier, si différent de lui, et leurs échanges de vues sur la situation politique les enchantent tous deux. Il faudrait nommer ici bien d’autres amis brésiliens de Bernanos ; comme toujours, au long de sa vie, des jeunes l’écoutent et l’aiment : le docteur Fernando Carneiro, qui est aussi essayiste catholique, Pedro Octavio Carneiro da Cunha, qui habitera la Croix-des-Ames après le départ de Bernanos, Edgar Godoy de Mata Machado, traducteur du Journal d’un curé de campagne, d’autres encore. À l’ambassade d’Angleterre, Bernanos se lie avec l’Ambassadeur, Sir Geoffroy Knox, et avec un attaché, David Scottfox. Lorsque le Brésil officiel s’écarte de l’Axe et entre en guerre, les milieux que fréquente Bernanos deviennent plus influents. En septembre 1943 il est invité par Assis Chateaubriand à baptiser un nouvel avion : la Jeanne d’Arc. C’est à cette époque qu’il prononce sa première conférence publique, que la France Libre édite (Réflexions sur le Cas de Conscience français), cependant que Charles Ofaire publie en volume les articles de Bernanos (Le Chemin de la Croix-des-Ames).
En 1943-44, il passe de longs mois dans l’île de Paqueta, au milieu de la baie de Rio, puis regagne Barbacena. Le débarquement en France, la défaite imminente de l’Allemagne, vont lui poser un cas de conscience : faut-il rentrer au pays délivré ? Il se sent attiré, espérant une grande renaissance révolutionnaire, issue de la Résistance – ses articles, très nettement, insistent à cette époque sur le souvenir de 1789 – mais il craint aussi que tout cet élan retombe et il lit dans l’avenir les signes du retour aux routines, au milieu d’un monde de plus en plus livré au prestige de la puissance matérielle. Le général de Gaulle, cependant, envoie dépêche sur dépêche pour demander à Bernanos de rentrer en France. Il se décide, prépare son départ, fait longuement ses adieux au Brésil tant aimé, et s’embarque enfin, au mois de juin 1945.
La France contre les robots est son dernier écrit d’exil. Apologie de la Liberté, défi jeté aux idolâtries du profit et de la force, diagnostic très sombre sur la décadence de l’âme occidentale, c’est un livre douloureux et angoissé, nullement un livre de désespoir. Bernanos n’écrit pas pour se lamenter sur l’état du monde, mais pour réveiller les consciences. Toutes ses paroles, désormais, seront des appels, et pour obéir à cette vocation de grand témoin agissant, il a sacrifié son oeuvre de romancier. Il faut savoir lire, à travers ses cruelles condamnations des idoles contemporaines, les certitudes et l’inflexible espérance de cet homme de foi. S’il crie au péril mortel et multiplie les mises en garde contre une humanité livrée à la technique et elle-même de plus en plus mécanisée, ce n’est pas pour préconiser aucune sorte de retour en arrière. Il croit fermement, et proclame sans se lasser qu’au-delà des déceptions et des aberrations modernes, les puissances de l’âme en sommeil connaîtront un splendide réveil. Il pense et il affirme que, au sein des peuples abusés par leurs maîtres, dictateurs, ingénieurs, pédagogues et idéologues, se prépare une révolution qui ne sera pas seulement politique et sociale, un grand bouleversement spirituel, le soulèvement irrésistible de la liberté intérieure, de la créature que ne peut combler la civilisation moderne avec son organisation simplificatrice.
La France contre les robots, avec les textes qui s’y rattachent, comme les écrits des trois dernières années, après le retour en France, ne sont pas des pamphlets politiques. Au même titre que les romans de Bernanos et que ses grands livres d’avant-guerre, de La Grande peur des Bien-Pensants à Nous autres Français, ils participent d’une recherche passionnée de la vérité, d’un impatient – et si patient ! – effort pour comprendre : « aimer pour comprendre, comprendre pour mieux aimer », dira-t-il. Oeuvres d’un chrétien qui ne désespère pas, qui vit les yeux levés vers le Royaume de Dieu et qui a « tant aimé, tant aimé, tant aimé la terre ». Frère de Péguy, comme lui présent aux luttes temporelles, comme lui destiné à contredire et à susciter le scandale nécessaire, Bernanos a donné sa vie à cette vocation exigeante. En marge des brouillons de La France contre les robots, prenons garde à cette petite phrase qui définit si bien la fonction de l’écrivain qu’il fut :
Vous voulez une formule ; moi, je veux vous faire rêver.
Albert Béguin.
Je tiens à remercier particulièrement M. Auguste Rendu qui a mis généreusement à ma disposition manuscrits, lettres, éditions et la plupart des documents photographiés dans ce volume.
A. B.