LETTRE 1
À VIRGILIO DE MELLO-FRANCO
Pirapora, le 15 septembre 1939.
Cher ami, je vous remercie de m’avoir écrit. Il n’est guère facile d’exprimer aujourd’hui l’affreuse solitude d’un homme de mon âge, qui a fait la dernière guerre. J’écris ce mot de solitude faute de mieux, et pour essayer de donner un nom à une espèce de déception si forte qu’elle nous met réellement hors du monde, hors de nous-mêmes, coupe si brutalement tous les liens avec un passé si proche qu’on se demande si on l’a vécu ou seulement rêvé.
Je n’ai jamais douté, vous le savez, de la vocation de mon pays. Avoir une vocation, c’est être appelé – vocatus. Il ne sert de rien d’être appelé, la grave affaire est de répondre, et de répondre dans le même langage que Celui qui vous appelle. Ceux qui maintenant vont se faire tuer n’ont pas à s’embarrasser de répondre d’une manière ou d’une autre, ils n’ont qu’à faire le signe de l’acceptation. Et moi, j’appartiens aujourd’hui à l’Arrière, au Derrière, à ce monde de « l’Arrière », du « Derrière », que je haïssais déjà il y a vingt-cinq ans, ce monde dont le rôle n’est que de justifier les sacrifices faits par autrui, ou plutôt de se justifier par le sacrifice d’autrui. Je ne parlerai pas son langage.
Je ne crois plus qu’à la vérité. Ma vérité n’est pas celle d’un homme qui se bat. La vérité d’un homme qui se bat c’est de ne pas lâcher les copains. Mes copains – au sens ancien de ce mot devenu si vulgaire – mes compagnons, mes compagnons fraternels, sont ceux qui tiennent le coup, qui vont mourir, français ou anglais, polonais ou allemands. Je ne les lâcherai pas non plus. Si je pouvais parler, je ne parlerais qu’en leur nom. Jeter, comme M. Hitler, le peuple allemand aux charniers au nom d’une prétendue supériorité raciale, est une sanglante folie. Mais lorsque les démocraties de banques ou d’affaires précipitent les peuples dans la guerre au nom d’un Droit et d’une Justice auxquels ces Démocraties ne croient plus, c’est une imposture non moins sanglante, et dont il reste raisonnable d’attendre une victoire aussi vaine que l’autre. Les mêmes gens qui se fussent fichus de moi hier, au nom du Réalisme politique, lorsque je prononçais ces grands mots, les agitent maintenant comme des étendards. Je ne crois nullement émettre un paradoxe, je crois parler le langage du bon sens – celui de mon peuple – en disant qu’après le scandale de la politique prétendue de « Non-Intervention », il est intolérable d’entendre M. Chamberlain parler au nom de l’honneur. Mon dégoût n’aurait en soi aucune importance à mes yeux, si je ne savais – par expérience – qu’il sera tôt ou tard ressenti par ceux qui se battent en ce moment. C’est ainsi qu’on perd d’avance les victoires, qu’une grande victoire reste impuissante à créer chez un peuple l’esprit de victoire.
Je ne puis écrire ces choses. De toutes manières, je ne les écrirai pas. Ceux auxquels je les destine sont occupés à bien mourir, et je ne les distrairais pas, en un tel moment, je ne m’en sens nullement digne. Mais vous êtes capable de les entendre. Je voudrais qu’elles fussent familières à tous les vrais amis de mon pays afin qu’il trouve, le jour venu, dans ces amitiés lucides, la force et le courage de surmonter les abjectes tentations de l’après-guerre, ses abandons et ses trahisons. Ce sont les Chamberlain qui font les Hitler, s’ils ne les justifient pas.
Votre ami,
G. BERNANOS.
P.S. Un des faits qui me paraissent annoncer le plus clairement les équivoques futures et les déceptions qui engendrent le scepticisme ou le dégoût jusque dans la victoire, est la sollicitation du Saint-Siège au sujet de l’emploi des gaz asphyxiants, qui ont permis pourtant la conquête de l’Éthiopie.