III. QUATORZE JUILLET 1944
Mercredi dernier, à trois heures quarante-cinq, tandis qu’assis dans le car sans fenêtres de Barbacène, je me préparais à endurer patiemment, comme d’habitude, pour l’expiation de mes péchés, les supplices combinés de la poussière, de l’écrasement et des cahots, qui font de ce véhicule bizarre un instrument de locomotion et aussi de sanctification, mon cher ami et confrère Francisco Sobral, accompagné du commandant Lelio Graça me remirent une lettre que j’ai pu lire seulement quelques kilomètres plus loin, à la hauteur du Jockey-Club. En apprenant que vous vouliez me faire l’honneur de donner mon nom à la Section française du Centre de Culture – pourquoi ne vous le dirais-je pas ? – mon premier mouvement n’a pas été, comme il aurait dû être, un mouvement de modestie, mais de joie. Je me suis dit que grâce à votre généreuse pensée, je laisserais ce souvenir parmi vous, le jour prochain – que j’espère très proche – où je rentrerai dans mon pays pour y voir l’âme de la France, le génie de la Liberté, surgir des ruines de nos villes, de notre sol purifié par une double libation – le sang des martyrs, et aussi le sang des traîtres. Mais ce mouvement de joie – et peut-être d’orgueil, car je passe pour être un peu dévot, vous le savez sans doute, et les dévots ont bien de la peine à pratiquer la vertu d’humilité, probablement parce qu’ils la prêchent trop souvent aux autres – ce mouvement de joie et d’orgueil, dis-je, n’a pas duré longtemps, car la voiture alors traversait la ligne de chemin de fer, devant le poste de police, et une valise me tombait sur la tête en même temps qu’une grosse dame, une très grosse dame – gorda bonita – me tombait sur les genoux. J’ai décidé de remettre à plus tard l’examen de l’affaire – jusqu’à mon retour à Barbacène, lorsque par une nuit transparente et pure – une vraie nuit d’hiver mineiro – je devrais regagner au pas tranquille de mon cheval Oswald, notre petite maison perdue dans le clair de lune, comme une bulle d’air dans un bloc de cristal…
Mesdames et Messieurs, cette méditation nocturne n’a pas changé grand’chose à mon premier sentiment. J’ai pensé que je n’avais rien de mieux à faire que d’accepter avec joie ce que vous m’offrez de si bon coeur. Mon seul scrupule, je m’en vais vous le confier tel quel, je ne voudrais rien cacher à des amis. Je me trouvais un peu compromettant. Il est vrai que j’ai toujours pris nettement – le plus nettement que j’ai pu – position sur tous les terrains religieux ou politiques. Il ne faudrait pas qu’en acceptant que vous donniez mon nom à une entreprise ouverte à tous, à toutes les bonnes volontés, je paraisse – bien faussement d’ailleurs – n’apporter mon témoignage qu’à certains aspects de la culture française. Mesdames et Messieurs, je ne renie rien de cette culture. Ni comme chrétien, ni comme Français, je n’en renie rien. Je puis bien faire un choix entre les idées et les hommes – il y a des idées fausses et des hommes méprisables – mais la culture française n’est pas un ensemble d’idées et de formules, un système. La culture française est une oeuvre d’art, que les siècles ont polie et repolie, où les contradictions primitives se sont peu à peu résolues, où chaque chose a fini par trouver sa place, les lumières et les ombres. Je m’excuse d’exprimer trop brièvement une idée un peu difficile, dans une langue qui n’est pas la vôtre, mais nous ne sommes pas ici, n’est-ce pas, pour échanger des banalités faciles, et la vérité que j’énonce me paraît indispensable à tous ceux qui aiment mon pays comme il souhaite d’être aimé, c’est-à-dire qui s’efforcent de le comprendre. La culture française est avant tout une attitude devant la vie, ou mieux encore une manière de vivre. La culture française ne s’enseigne pas, comme une science. C’est une oeuvre commune à tous, une entreprise universelle à laquelle chacun peut apporter ce qu’il possède – une alliance, une amitié, une fraternité.
Voilà pourquoi, Messieurs, permettez-moi de le dire en passant, nous devons nous féliciter de voir confier les naissantes destinées de votre oeuvre non pas à un vieux, ou même à un jeune docteur – les plus jeunes ne sont pas toujours les moins prétentieux – mais à une jeune fille capable de donner du charme à l’érudition elle-même, une jeune Française pleine d’enthousiasme, de bon sens et de raison. Cet hommage rendu à celle qui représente si bien la cause que nous allons nous efforcer de servir n’est pas un simple hommage de courtoisie banale. Il me permet de revenir encore une fois sur une vérité que je n’ai fait qu’effleurer tout à l’heure. La France n’est pas seulement dans les livres, il ne faut pas la chercher seulement dans les livres, elle est dans les hommes, dans les oeuvres sorties de mains d’hommes, et les plus humbles en apparence ne sont pas les moins précieuses – je dis les oeuvres des hommes, sorties de leurs mains, des mains ouvrières et paysannes. Mesdames et Messieurs, lorsque vous pensez à la France, si vous ne l’avez jamais vue, ne pensez pas d’abord à ses bibliothèques et à ses musées, mais à ses belles routes pleines d’ombre, à ses fleuves tranquilles, à ses villages fleuris, à ses vieilles églises rurales, six ou sept fois centenaires, à ses villes illustres, toutes ruisselantes d’histoire, mais d’un accueil simple et discret, à nos vieux palais construits si près du sol, en un si parfait accord avec l’horizon qu’un Américain, habitué aux gratte-ciel de son pays, risquerait de passer auprès d’eux sans les voir. Et lorsque vous pensez à notre littérature, pensez-y aussi comme à une espèce de paysage presque semblable à celui que je viens de décrire, aussi familier, aussi accessible à tous, car nos plus grandes oeuvres sont aussi les plus proches de l’expérience et du coeur des hommes, de leurs joies et de leurs peines. C’est précisément parce que les siècles nous ont si profondément enracinés à notre sol, à notre terre, que nous pouvons opposer à la tyrannie un front invincible. La liberté n’est pas pour nous une abstraction, une image gréco-romaine, un souvenir de collège. Notre liberté est une réalité vivante et permanente que nos pères ont vue de leurs yeux, touchée de leurs mains, aimée de leurs coeurs, arrosée de leur sueur et de leur sang. Nos champs, nos villes, nos palais, nos cathédrales ne sont pas le symbole de notre liberté, mais notre liberté même, la liberté dont nous n’avons à rendre compte qu’à Dieu, que nous ne rendrons qu’à Dieu.
Mesdames et Messieurs, j’ai dit tout à l’heure que la culture française était une manière de vivre, je pourrais dire plus exactement encore que c’est une manière d’aimer. Et d’abord d’aimer la vie. Qui s’approche de nous, de notre civilisation, de notre histoire, doit d’abord rendre avec nous hommage à la vie, aimer la vie. C’est sur l’amour de la vie que nous fondons notre christianisme même, alors que la triste et violente Espagne tout imprégnée de sémitisme aime à fonder le sien sur la mort. À cause de cela, nous sommes le peuple le plus chrétien de la terre, je veux dire le plus spontanément, le plus naturellement chrétien. Même ceux d’entre nous qui ne croient pas que Dieu s’est fait homme, que la Vérité éternelle peut être aimée dans une âme et dans un corps, que la Vie et la Vérité ne font qu’un, dans une des Personnes divines – via, veritas et vita – pensent et sentent comme s’ils le croyaient. Nous aimons la vie. Nous croyons en elle. Nous savons qu’elle ne nous a pas menti, qu’elle ne faillira pas à ses promesses. Ah ! Messieurs, si des millions d’hommes se sont précipités dans la servitude, dans l’abjecte sécurité de la servitude, c’est qu’ils n’aimaient pas la vie, qu’ils désespéraient de la vie.
Mais prenez garde. Nous ne donnons pas à ce mot de vie le même sens vague et tragique que les Allemands, dont les rêveries panthéistiques ont toujours, tôt ou tard, un dénouement sanglant. Les Allemands adorent la Vie en lui sacrifiant les hommes, ainsi qu’à leurs anciennes idoles. Nous aimons la vie, parce que c’est Dieu qui l’a faite, qui l’a faite pour les hommes, et non les hommes pour elle. En attendant de la posséder un jour dans sa plénitude, nous honorons la part qui nous en a été donnée en ce monde. Nous l’honorons et l’aimons non pas en figures et en symboles, mais dans ses manifestations temporelles, la patrie, la province, le village où nous sommes nés, la terre étrangère où le destin nous a portés – que dis-je ? la maison inconnue où nous avons dormi une nuit, et que nous n’oublierons peut-être jamais. Le célèbre journaliste américain Waldo Frank – mais tous les journalistes américains sont célèbres – me demandait un jour comment je pouvais aimer le Brésil où j’avais si peu voyagé, alors que lui-même, l’ayant parcouru dans tous les sens, n’osait se flatter de le connaître : – « Que voulez-vous ? lui dis-je, il me semble que vous vous y êtes précisément trop agité. Pour aimer, il faut prendre le temps d’aimer. Pour devenir un peu Brésilien, je me suis fait d’abord Mineiro, j’ai essayé de prendre racine quelque part. Vous ne pouviez pas prendre racine en chemin de fer. »
Mesdames et Messieurs, comme je vous le disais en commençant, le jour approche où pour un temps plus ou moins long, peut-être pour toujours, je regarderai le Corcovado s’enfoncer peu à peu au-dessous de l’horizon. Je quitterai Rio sans avoir vu le Hourco, l’Atlantico, ni mis le pied dans ce Quitandinha fameux qui – je le dis entre nous – a l’air, dans le majestueux paysage de Petropolis, d’une gigantesque construction de carton, sans doute parce qu’elle est à l’usage des millionnaires de papier. Je n’aurai vu ni le Hourco, ni l’Atlantico, ni Quitandinha, mais je serai content d’adresser alors mon adieu, non pas à un Brésil un peu abstrait, le Brésil des indicateurs de chemin de fer et des statistiques, trop vaste pour qu’on puisse le rassembler tout entier dans une seule pensée fervente, mais à cette province de Minas où j’ai vécu avec ma femme et mes enfants, à ce peuple de Minas, et plus tendrement et plus fidèlement encore, permettez-moi de le dire, à la part la plus humble, la plus souffrante de ce peuple. Le christianisme ne nous apprend-il pas à chercher Dieu dans ses pauvres ? Hé bien, si le peuple de Minas m’a fait comprendre le Brésil, ce sont les pauvres de Minas qui m’ont fait comprendre le peuple mineiro, pourquoi ne leur rendrais-je pas aujourd’hui un modeste hommage, qui d’ailleurs ne parviendra jamais jusqu’à eux ? Car j’ai une certaine expérience des pauvres de Minas. La maison que j’habite est à l’extrémité du plus misérable faubourg de Barbacène, hors des routes carrossables, et tout grouillant d’enfance et de misère. À mesure que j’avance en âge, c’est-à-dire que j’entends depuis plus longtemps les imbéciles parler à tort et à travers de ce qu’ils n’ont jamais appris, je crois de plus en plus qu’on connaît un pays par ses enfants et par ses pauvres. Hélas, à la Croix des Âmes, il n’y a pas d’enfants riches, les mots de « pauvre » et d’« enfant » sont synonymes. Hé bien, ce qui m’a d’abord stupéfié, puis ému d’admiration, c’est la résistance de ces petits êtres à la misère, au froid, à la faim. Et le principe de cette résistance humble, inflexible à toutes les forces de mort, il ne paraît pas dans leurs membres grêles, dans leurs muscles fragiles, mais dans ce regard magnifique, plein d’une volonté de vivre à la fois humble et farouche, ce regard étrange que je n’ai jamais vu à aucun enfant de chez nous. Et ce regard des enfants de Minas, j’ai appris peu à peu à le retrouver chez les pères. Certes, la vie l’y a sans doute un peu flétri et comme usé. Mais il exprime la même patience indomptable que la mort elle-même ne désarme pas, car ce regard ne se détournera pas plus d’elle, le moment venu, qu’il ne s’est détourné de la vie. Mesdames et Messieurs, j’ai dit tout à l’heure que je n’avais vu ce regard à aucun enfant de chez nous. C’est probablement parce que je suis né trop tard. Lorsque le peuple de France luttait encore pour conquérir son sol contre la nature ennemie, construisait sa grandeur et son histoire, les enfants de mon pays avaient sûrement aussi ces yeux-là. C’est le regard d’un peuple qui ne devra jamais sa liberté qu’à lui-même, d’un peuple formé pour la liberté, parce qu’il ne l’a reçue de personne, il l’a conquise jour après jour, payée de son labeur obscur, de ses sacrifices sans nombre, de sa patience, de sa foi, parce qu’il l’a comme arrachée des entrailles de son sol natal, des entrailles de la Patrie.