LETTRE 3

À JOAO GOMES TEIXEIRA

Barbacena, 23 décembre 1940.

(poste restante)

 

Bien cher et fidèle ami, que j’ai honte de vous écrire si rarement ! Mais vous ne pouvez me croire oublieux. Tous les souvenirs que j’ai de vous sont des souvenirs de gratitude. Il n’en est pas de plus doux à garder.

J’espère toujours aller vous voir, mais je suis accablé de travail. C’est d’ailleurs, grâce à Dieu, le seul accablement que je connaisse. L’espèce de tristesse où je vis maintenant m’est devenue chère, parce que c’est celle de mon pays, et plus je m’y enfonce, plus je me rapproche de lui. Je suis entré dans la nuit française, mais je sais bien qu’en allant courageusement jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore.

J’ignore si je vivrai assez longtemps pour voir tout réparé. Mais je crois, je crois de toute mon âme, qu’avant que je meure, tout sera vengé. Ce ne sont pas là des paroles en l’air, cher ami. Ce n’est pas de la littérature. Mon pays a bu la honte à pleins verres. Elle lui a été donnée si brusquement, et à une dose si forte, que le poison n’a pu produire son effet naturel d’excitant, il a momentanément paralysé le coeur. La syncope durera plus ou moins longtemps, mais l’inévitable crise de nerfs n’en sera que retardée. C’est la révolution qui liquidera la honte. Que sera cette révolution, je l’ignore. Il est possible que j’en sois moi-même victime, avec beaucoup d’autres innocents, car on ne fait pas plus sa part à une révolution qu’à un tremblement de terre. Ça m’est d’ailleurs parfaitement égal. Dieu sait que je ne suis nullement cruel, mais l’honneur des hommes comme des peuples a ses lois, et il n’y a jamais eu que le sang pour laver la honte. Le désastre d’hier a été un immense scandale pour le monde. La réparation de ce désastre sera un scandale plus grand encore. En tombant, la France a ébranlé l’histoire, elle l’ébranlera plus encore en se relevant.

Ma femme et mes enfants vous envoient leurs meilleurs souvenirs. Et croyez à mon affectueuse et très fidèle sympathie.

Votre vieil ami,

G. BERNANOS.

LETTRE 4

À RAUL FERNANDES

Barbacena, 20 février 1941.

 

Mon bien cher ami, maintenant que vous avez lu ma lettre au pauvre X…, vous comprenez très bien – vous comprenez même mieux que moi – pourquoi j’ai vaincu ma paresse épistolaire pour l’écrire. Mais ça ne vous empêchera pas de me taquiner, les disciples ont toujours plaisanté leurs maîtres, et sur ce point au moins je suis votre maître. Ce que vous savez d’économie politique et financière, c’est de moi que vous l’avez appris, avouez-le ! Je ne le dirai d’ailleurs à personne.

Pour en revenir à cette lettre, j’en suis presque honteux, vous avez dû la lire avec le fameux sourire diplomatique… Autant que je m’en souvienne, ça devait ressembler par « l’onction » aux petits sermons que j’administre à mes gosses depuis vingt ans. Mais les homélies aux gosses n’ont aucune importance parce qu’ils n’en écoutent pas un mot, c’est finalement à moi que je les fais, et elles n’émeuvent que moi, pauvre idiot ! (Au fond, il doit en être toujours ainsi, le bon Dieu nous laisse croire, pour nous faire plaisir, que nous convertissons les gens, alors qu’on n’a jamais réussi à convertir personne. On se convertit soi-même en s’efforçant de convertir les autres.)

 

Ne soyez pas fâché, Saint Raoul. Entre saints, il faut tout de même chercher à se comprendre ! C’est vrai que je pense sans cesse à vous deux, et je ne l’écris pas. Ça vaut tout de même mieux que de vous écrire quelques lettres, et de ne penser à vous que le temps de les écrire ! Enfin, le bon Dieu ne se décourage pas de m’aimer, faites comme lui ! Vous êtes si gentil de vous acharner à résoudre les problèmes de la Maison Bernanos ! (la Maison Bernanos est sans doute, hélas ! elle-même un problème insoluble…)

 

J’entre en tremblant, comme tout le monde, dans la troisième période critique de la guerre. Le ton général de la presse universelle est écoeurant de médiocrité. Je crois de moins en moins à cette lutte des démocraties contre les dictatures, c’est un slogan d’école primaire, un « à peu près », cela ressemble aux événements réels comme un film historique d’Hollywood ressemble à l’histoire. Les démocraties et les dictatures (pour moi c’est l’envers et l’endroit d’une même chose) vont s’écrouler ensemble parce qu’elles ne sont nullement accordées aux valeurs humaines de la vie. Ce n’est pas la liberté qui renaîtra d’abord – nous en sommes encore loin ! –, c’est l’esprit de liberté ! Et le monde le retrouvera au dernier fond de la misère, car l’esprit de liberté m’a toujours paru inséparable de l’esprit de pauvreté.

Guy m’annonce à la minute qu’une caisse est arrivée pour nous. Jeanne suppose que c’est la machine à coudre et pousse des cris de joie. La machine à coudre la distraira de son mari, qui est une machine à écrire.

On a ajouté aujourd’hui quatre pintades à la collection de volatiles qui se trouvent sous mon luxueux bureau. La conversation de ces animaux est tout ce qu’il y a de plus favorable au travail intellectuel. Vous devriez en avoir un couple à Rio.

Dites à Sainte Lucie que je vais lui écrire – non ! c’est vrai, c’est vraiment vrai, aussi vrai que je vous aime tendrement et fidèlement tous les deux, car sans la fidélité et la tendresse, qu’importe l’amitié ! Que ce monde a besoin de tendresse ! Le jour va venir où il donnera volontiers toute sa puissance et tout son or pour un peu de clairvoyante et douce pitié !

Votre vieil ami,

G. BERNANOS.