II. INTERVIEW
DONNÉE AU Diario DE BELO HORIZONTE
(Juin 1944)
J’ai suivi avec beaucoup d’intérêt les récentes campagnes du Diario. Je voudrais être sûr que dans cette province de Minas – et même dans le pays tout entier – on se rend compte de l’exceptionnelle importance d’un journal dont tous les collaborateurs ne sont pas des jeunes gens, mais dont pourtant chaque ligne est un témoignage admirable de la vitalité, de « l’allant », du « mordant » de la jeunesse brésilienne, et aussi, avec elle, de la jeunesse du monde.
— Vous croyez à un prochain grand mouvement de la jeunesse du monde ?
J’y crois. Je crois que cette restauration de l’esprit de jeunesse se fera sur tous les plans de la pensée, de l’action – de la Morale et de l’Art. Je souhaite de toutes mes forces un renouvellement, par l’esprit de jeunesse, non seulement des vérités, mais, j’ose le dire, des erreurs mêmes. Tout vaut mieux que de vivre dans un monde où les erreurs et les vérités se trouvent également si défigurées par la corruption qu’il est difficile de les distinguer entre elles, ce qui entretient chez les lâches et les imbéciles l’effroyable illusion d’un accord possible non pas entre les adversaires de bonne foi, mais entre des doctrines exsangues, grâce à de honteux subterfuges qui déshonorent les antagonistes sous prétexte de les réconcilier.
— Vous croyez que c’est là, précisément, une illusion de l’esprit de vieillesse ?
L’esprit de vieillesse n’a pas d’illusions. Ce qu’il appelle illusion n’est qu’un calcul égoïste, si naturel et si spontané qu’il peut très bien n’être qu’à demi conscient. L’esprit de vieillesse est un esprit de compromission. L’esprit de vieillesse essaie de faire honte à l’esprit de jeunesse de ses partis-pris absolus. Mais ce que l’esprit de vieillesse oppose à ces partis-pris, sous le nom de sagesse, c’est le calcul d’une prévoyance abjecte qui pourrait se résumer ainsi : « Tâchons de faire durer le provisoire aussi longtemps que nous, et après nous, qu’importe !» Telle fut la politique de Munich. Il serait stupide de prétendre justifier cette politique en alléguant que, déplorablement privée de générosité et de grandeur, elle est du moins conservatrice. L’esprit de vieillesse n’est conservateur que de lui-même. L’esprit de vieillesse est essentiellement destructeur. La lâcheté des démocraties capitalistes et conservatrices en Chine, en Éthiopie, en Espagne, en Tchéco-Slovaquie, a eu, d’abord et avant tout, pour conséquence un gaspillage colossal des forces morales du monde. Si l’on pouvait faire le compte des consciences que ce scandale a tuées ou gravement blessées, on comprendrait que le réalisme a épuisé spirituellement les peuples, avant de les livrer au désastre inévitable. Et d’ailleurs ces quelques mois de sursis n’ont pas seulement coûté moralement très cher. Ils ont momentanément sauvé un certain nombre de vies françaises ou anglaises, mais au prix d’autres vies humaines, non moins précieuses, en Chine, en Éthiopie, en Espagne. Aujourd’hui encore les imbéciles s’émerveillent du total extraordinairement peu élevé des pertes anglo-américaines. Cinq ans de guerre ont moins coûté que notre seule offensive sur la Somme en 1917. Mais au cours de ces cinq années, combien de Polonais, combien de Juifs, combien de martyrs ont été fusillés, asphyxiés, pendus, torturés dans les camps de concentration ? En France seulement, ce chiffre dépasse cent cinquante mille. D’une manière ou d’une autre, aux dépens de l’un ou de l’autre, la victoire doit toujours être payée son prix – non seulement en livres ou en dollars – mais en douleurs, en sacrifices. Et, par exemple, il paraît vrai que l’abondance, la surabondance du matériel permet d’épargner les hommes. Le matériel a la charge de brûler, d’écraser, de niveler. Après quoi les troupes passent. Malheureusement la lâcheté, l’aveuglement, l’incurie des anciennes démocraties isolationnistes et munichoises ayant livré jadis l’Europe aux dictateurs, c’est sur nos propres terres, sur les terres de la liberté, que doit passer maintenant le rouleau compresseur. La relative sécurité des combattants est ainsi payée par l’holocauste des non-combattants et l’anéantissement de villes illustres, dont la perte est irréparable.
— En somme, vous pensez que l’esprit de Munich domine toujours ?
Il domine plus que jamais, parce qu’il se dissimule dans la guerre beaucoup plus aisément que dans la paix, où son abjection éclate à tous les yeux. Les militaires conduisent la guerre, mais c’est l’esprit de Munich qui inspire la politique de la guerre, d’où sortira nécessairement la politique de la paix. En 1938, il exaltait une paix sans honneur, il exaltera demain une paix sans justice. Oh ! sans doute, certains lecteurs me trouveront pessimiste. Je ne le suis pas plus qu’en 1938. Je ne me trompe pas davantage. L’esprit de Munich subsiste, parce que les hommes de Munich se sont maintenus dans toutes les places, parce qu’ils dominent toujours les administrations, la presse, la radio, les banques. Si ces gens-là avaient dû être pendus, ils l’eussent été en 1940, dès le premier désastre. Ayant échappé à cette juste rétribution de leurs crimes, j’affirme qu’ils ne peuvent plus maintenant que bénéficier de la lassitude et de la déception des peuples, et qu’ils vont remonter la pente. C’est ce qu’on voit déjà aux États-Unis, où l’isolationnisme prépare ouvertement la chute de Roosevelt.
— Que peut-on contre l’esprit de Munich ?
On ne pourra rien contre l’esprit de Munich aussi longtemps que durera le système politique, économique et social dont cet esprit est l’expression. Le règne de l’Argent, c’est le règne des Vieux. Dans un monde livré à la dictature du Profit, tout homme capable de préférer l’honneur à l’argent est nécessairement réduit à l’impuissance. C’est la condamnation de l’esprit de jeunesse. La jeunesse du monde n’a le choix qu’entre deux solutions extrêmes ; l’abdication ou la révolution.
— Quelle révolution ?
À mes yeux, il n’y en a qu’une : celle qui commença, il y a bientôt deux mille ans, le jour de la Pentecôte.
— Ne craignez-vous pas que ce mot de révolution, appliqué au christianisme, ne fasse scandale ?
Ce n’est pas notre faute si le mot de révolution a pris un sens matérialiste. Mais il ne peut plus effrayer les Bien-Pensants aussi gravement qu’au temps du Syllabus. Les fidèles et le clergé, depuis quelques années, se sont familiarisés avec lui. Tout en tenant compte, je l’espère, des avertissements du grand Pape Pie XI, des millions et des millions de chrétiens ont cru à la révolution fasciste, à la révolution franquiste, et quelques-uns d’entre eux croient encore, sans doute, à la Révolution des Académiciens et des Sacristains de Vichy. Faut-il rappeler l’attitude de la majorité du clergé italien au moment de la guerre d’Éthiopie – guerre d’un type pourtant nettement impérialiste, déclarée en dépit d’engagements solennels et menée jusqu’au bout contre des populations sans défense, avec une cruauté abominable, qui n’a pas reculé devant l’emploi massif de l’ypérite, dont Hitler lui-même n’a pas osé se servir jusqu’ici ? Pour être d’inspiration capitaliste, les révolutions fascistes n’en étaient pas moins des révolutions, et des révolutions sanglantes.
— Elles se disaient pourtant anticapitalistes.
Elles se disaient anticapitalistes comme elles se disaient chrétiennes, et avec la même imposture. Tout le monde sait aujourd’hui que la haute finance et la haute industrie ont fait le fascisme, avec la complicité de la Monarchie italienne. Hitler n’a persécuté que le capitalisme juif, au bénéfice du capitalisme national. Quant à la révolution franquiste, mieux vaut ne pas en parler. Franco a tout sacrifié aux puissances d’argent, y compris la Phalange elle-même.
— Et la Russie ?
La Russie léniniste était anticapitaliste et antimilitariste. Mais la Russie réorganise son capitalisme comme elle a déjà magnifiquement réorganisé son armée. Si les événements suivent leur cours, la Russie sera bientôt la plus grande puissance capitaliste du monde. À quoi bon distinguer entre le capitalisme d’État et le capitalisme privé ? Ils procèdent tous les deux d’une même conception de la vie, de l’ordre, du bonheur, et ils finissent toujours par s’entendre. Les démocraties anglo-saxonnes ne s’orientent-elles pas aussi vers une sorte de capitalisme d’État ? Ces étiquettes différentes recouvrent la même marchandise – l’absolutisme de la Production, la dictature du Profit, une civilisation utilitaire et naturaliste. Ce monde qualifié bêtement de moderne, comme si le fait d’exister aujourd’hui était pour lui une justification suffisante, dispose de moyens énormes, et notamment d’une propagande dont la puissance, l’efficacité, l’universalité ne peut se comparer à rien de ce qu’a vu jusqu’ici – ou même imaginé – l’homme. Rêver de s’opposer à lui par les mêmes moyens serait aussi vain que de prétendre arrêter une charge de tanks avec des pelles et des pioches. D’ailleurs, on le verra demain contrôler par la radio, par la presse, par le cinéma, par l’instruction officielle, tous les moyens d’expression de la pensée. Il ne s’agit pas plus de s’opposer à lui que de transiger avec ses principes et ses méthodes. Il s’agit de le conquérir. Nos pères ne se sont pas opposés à l’Empire romain, ils l’ont conquis.
— Parlez-vous d’une conquête spirituelle ?
Je ne pense évidemment pas à une conquête par les divisions blindées. Mais je ne crois pas non plus que la vocation de tous les chrétiens soit de se consacrer uniquement à la prière, comme au seul moyen efficace de hâter l’avènement du Royaume de Dieu. Et d’ailleurs, dans l’ancienne chrétienté, les vrais contemplatifs eux-mêmes avaient des charges sociales considérables. Je répète qu’il ne s’agit pas d’améliorer, mais de transformer. L’erreur des chrétiens, depuis deux siècles, fut de croire que la partie était définitivement gagnée par le christianisme, que l’existence de l’Église rendait impossible une renaissance du paganisme, sous une forme ou sous une autre. Que l’Église ne trouvait jamais devant elle que ses fils révoltés ou pervertis, mais restés chrétiens dans les moelles. Pendant des siècles, la simple morale s’était si profondément imprégnée d’esprit chrétien qu’il eût semblé impossible qu’elle connût jamais d’autres adversaires que les libertins. Qui aurait pensé alors qu’une nouvelle morale lui serait un jour opposée, que cette morale formerait des consciences, imposerait des disciplines plus strictes que la nôtre et – par une sacrilège et démoniaque inversion de l’ordre divin – qu’elle aurait ses mystiques, ses ascètes et ses martyrs ?
— La victoire des démocraties ne lui portera-t-elle pas un coup décisif ?
Je ne le crois pas. On eût pu en avoir facilement raison lorsqu’elle n’était encore qu’une construction de l’esprit, un divertissement de philosophes. Mais, dit saint Bonaventure, le diable est le Singe de Dieu, il sait le prix du sang de l’homme. Les idées fausses pour lesquelles on souffre et on meurt acquièrent une vitalité redoutable. On ne saurait leur opposer seulement des arguments et des contraintes, mais d’autres confesseurs et d’autres martyrs. Parmi ces hommes et ces femmes que nous voyons se presser chaque dimanche dans les églises, ou suivre en rangs serrés les processions traditionnelles, au son d’une musique militaire et dans l’éclatement des pétards, combien seraient capables de souffrir pour la Vérité comme tant de malheureux ont souffert sous Hitler, Mussolini ou Franco ? C’est le secret de Dieu. Mais si nous savions ce secret, nous pourrions prédire exactement si les épreuves de l’Église iront s’aggravant, ou si elles vont prendre fin.