IV. LA FRANCE DANS LE MONDE DE DEMAIN
(Novembre 1944)
Je ne prétends naturellement pas parler au nom de la France. J’ai la conviction de parler au nom d’un grand nombre de Français. Nous pouvons espérer dans le monde d’après-demain. Nous n’espérons pas grand’chose du monde de demain. Nous méprisons profondément ceux qui, n’en espérant guère plus que nous, font cependant profession publique d’optimisme sous prétexte qu’il ne faut décourager personne. Hélas ! on peut entretenir l’espérance par des mensonges, comme on maintient l’apparence d’une prospérité économique par l’inflation. Mais toute inflation aboutit tôt ou tard à la faillite.
Le monde de demain ressemblera vraisemblablement à celui d’hier. Pour se renouveler il devrait faire un effort immense, et d’abord rompre avec un système d’habitudes et de préjugés qui lui ont, jusqu’à la veille de la catastrophe, permis de justifier ses fautes, s’épargnant ainsi le sacrifice et l’humiliation de les réparer avant qu’il ne fût trop tard. Un monde épuisé par une guerre de 5 ans est-il capable de cet effort ? L’Histoire nous répond que non. L’épuisement de la guerre peut agir à la manière de ces copieuses saignées grâce auxquelles les aliénistes du XVIIIe siècle prétendaient calmer les fous furieux. Mais le monde se trouve en face de problèmes à résoudre si urgents qu’il ne saurait se permettre une cure de détente, d’apaisement, de réadaptation aux paisibles travaux de la paix. Il lui faut se renouveler, c’est-à-dire créer. Détruire et créer. Le simple bon sens interdit de penser qu’on puisse exiger rien de tel d’un monde qui non seulement vient de vivre une aventure monstrueuse, hagarde, mais encore s’y est engagé jadis dans l’inconscience – ou plutôt avec la plus mauvaise conscience, ayant jusqu’à la dernière minute expérimenté tous les subterfuges, tous les mensonges. Nous ne croyons pas qu’il aura le courage de se renouveler. Nous croyons qu’il fera pis que de retourner aux anciens mensonges, il en inventera de nouveaux, il déguisera les anciens. Il jouera la comédie de la révolution, d’une révolution sans risques, d’une révolution égalitaire dont l’individu fera les frais, mais qui renforcera encore la puissance de l’État, car la cause de l’égalité n’est pas celle de la liberté. Il jouera la comédie de la révolution, il y entraînera des jeunesses qui ne demandent d’ailleurs qu’à se laisser convaincre, qui parlent et s’agitent beaucoup sans changer de place, qui se définissent au lieu d’agir. La France se méfie du monde de demain. Elle ne saurait attendre que les événements justifient cette méfiance. Le monde de demain nous donne de sérieuses raisons de prévoir qu’il ne sera qu’un compromis. Une fois engagée dans ce compromis, la France ne pourrait s’en dégager, elle s’y perdrait sans retour. La France entend bien cette fois laisser aux Démocraties le risque et la responsabilité des solutions provisoires. La France doit réserver l’avenir. Devant le monde de demain, je souhaite que l’attitude de la France ne prête à aucune équivoque trop facile à exploiter par les imposteurs. Je souhaite que cette attitude soit une attitude de refus.
Ce souhait n’exprime aucun pessimisme. Réserver l’avenir n’est pas désespérer de l’avenir. Il n’y a pas de spectacle plus digne de pitié que celui de ces jeunesses qui se vantent d’être optimistes parce qu’ayant absolument perdu le sens de l’action, elles croient avoir déjà beaucoup fait en ayant dit ce qu’elles voulaient, et surtout ce qu’elles ne voulaient pas. Les générations qui ont marqué leur place dans l’Histoire – ou plutôt orienté l’Histoire – n’ont nullement exécuté des programmes. Il en est ainsi de toutes les formes supérieures de l’action – c’est-à-dire de la création – à commencer par la création artistique. Un véritable romancier qui commence un livre part à la conquête de l’inconnu, il ne domine son oeuvre qu’à la dernière page, elle lui résiste jusqu’au bout comme le taureau estoqué qui se couche aux pieds du matador, tout ruisselant de sang et d’écume. Les générations qui ont fait de grandes choses ont toujours fini par faire des choses auxquelles elles n’avaient pas pensé d’abord. Je me méfie des naïfs qui prennent le monde pour un tableau noir sur lequel on écrit des formules, qu’en cas d’erreur on est toujours libre d’effacer avec l’éponge.
Le problème qui se pose aujourd’hui n’est pas le problème de l’ordre, ou du moins ce problème est mal posé. Le problème qui se pose est le problème de la liberté. La liberté survivra-t-elle à la crise que vient de traverser le monde ? Disparaîtra-t-elle peu à peu des lois, des moeurs ? La notion s’en effacera-t-elle peu à peu dans la mémoire des hommes ? Qui pose le problème de la liberté pose en effet le problème de l’homme. Quelle est la valeur exacte de la matière humaine sur laquelle nous tenterons demain nos expériences ? Avons-nous le droit de raisonner comme si nous étions sûrs qu’elle n’a subi aucune altération profonde ? Des millions et des millions d’hommes en Italie, en Allemagne, en Espagne, en Russie, ont fait avec une espèce d’enthousiasme religieux, de délire sacré, l’abandon de leur liberté – je ne dis pas de cette liberté inférieure qui est, par exemple, le droit de disposer librement de son temps – mais de la liberté de juger, de penser, se sont enorgueillis de juger et de penser aveuglément comme le maître adoré qui jugeait et pensait pour eux. Oui ou non, des millions d’hommes sont-ils morts héroïquement, joyeusement, pour garder jusqu’au bout le droit de déléguer leur libre arbitre à un Chef, de le lui déléguer sans réserves et sans retour, de n’être rien qu’une volonté qui se tend, un bras qui frappe, au service d’un Parti ? Les imbéciles ont l’air de croire que ce phénomène a eu un caractère superficiel, que la propagande et la pédagogie auront facilement raison de ses conséquences. Mais les millions d’hommes dont je viens de parler n’agissaient pas ainsi par ignorance, ils n’avaient nullement besoin qu’on leur apprît ce que c’était que la liberté. Ils appartenaient tous à de vieilles chrétientés historiques, ils savaient parfaitement – beaucoup mieux peut-être qu’un ouvrier de M. Ford – la signification exacte de ce mot. Ils n’en méprisaient pas moins, ils n’en raillaient pas moins le nom et la chose, ils se répétaient entre eux le mot atroce de Lénine : « La Liberté ? Pour quoi faire ?» Et d’autres millions d’hommes à travers le monde les approuvaient et les enviaient – ouvertement ou en secret. Jusqu’à quel point l’idée de liberté a-t-elle été ainsi faussée dans les consciences ? Car le phénomène que nous venons d’analyser a certainement des causes lointaines. Reportons-nous aux environs de 1900, pas un homme sur cent mille n’eût osé prévoir ce phénomène, ou seulement l’imaginer. Il se préparait pourtant. Alors que tous les intellectuels du monde célébraient le triomphe final, irrévocable de la Démocratie, le prestige de la liberté se dégradait lentement, à notre insu.
L’idée de Démocratie se répandait de plus en plus dans le monde, au point d’y régner presque sans conteste sur les esprits, mais l’idée de liberté est-elle nécessairement solidaire de l’idée de Démocratie ? La Vérité, c’est que l’idée de démocratie n’évoquait plus depuis longtemps qu’un idéal égalitaire de réformes sociales destinées à assurer le confort des masses, sous la tutelle croissante de l’état. Ces masses avaient beau parler encore par habitude de la liberté de penser, leur liberté de penser n’était plus, depuis longtemps, directement menacée, elles n’y attachaient pas beaucoup de prix, le prix qu’elles y eussent attaché, par exemple, au temps de l’inquisition. Bien plus ! Elles avaient le culte de la Science, du Progrès. Elles avaient pu penser contre l’Église, comment eussent-elles osé penser contre la Science, opposer leur volonté au Progrès, expression populaire du Déterminisme universel ? Nous avons vu naître et se propager dans les masses populaires cette religion de la Science. Elle a paru d’abord n’avoir d’autre ennemi que la superstition. Mais nous ne prévoyions pas qu’en minant indistinctement non seulement les superstitions mais les croyances, elle aboutirait à détruire une croyance essentielle, indispensable sur laquelle se fonde l’idée de liberté – la foi de l’homme en lui-même. Tout en exaltant l’Humanité, elle humiliait, elle écrasait un peu plus chaque fois l’homme devant la nature, elle élevait l’Humanité de toute la hauteur d’où elle précipitait l’homme, le singe supérieur en cours d’évolution, elle sacrifiait l’homme à l’Humanité, comme le Totalitarisme le sacrifie à l’État, à la Nation. Le culte de l’Humanité, substitué à cette Religion de l’Homme dont la plus haute expression est le Christianisme qui nous divinise – je veux dire qui divinise chacun de nous, fait participer chacun de nous à la Divinité, donne à chacun de nous, au plus humble d’entre nous, un prix infini, digne du sang divin – le sacrifice de l’Homme à l’Humanité, de l’Humanité au Progrès, pour aboutir ridiculement au sacrifice du progrès lui-même à la dictature de l’économique, tel fut le crime auquel restera toujours attaché le mot de la Démocratie, forme bourgeoise de la Révolution. Le Contrat Social de Rousseau exprime très bien le sentiment, ou du moins le complexe des sentiments exaltés qui a jeté l’ancien Régime dans la Révolution, non pas comme dans le gouffre où il devait s’engloutir, mais comme à la cime vers laquelle il n’avait cessé de tendre. L’indépendance de l’individu vis-à-vis de l’État y est poussée jusqu’au paradoxe, et la méfiance envers la Société y prend le caractère d’une condamnation – l’homme naît bon, la société le déprave – mais déjà pour Robespierre, il n’est plus question que d’État, de Nation et d’un être suprême servant de caution métaphysique à la Nation, à l’État. De populaire, la Révolution était devenue bourgeoise. Car la bourgeoisie a toujours lié son sort à celui de l’État, un peu dans ce même esprit que la Société de Jésus a lié le sien au pouvoir, chaque jour plus étendu, de l’Autorité Pontificale. Quelques années après 1789, n’a-t-on pas vu cette bourgeoisie collaborer, avec Napoléon, à la plus furieuse tentative de centralisation qu’on ait vue depuis le temps lointain des Antonin et des Sévère ?
On me reproche parfois de n’être pas démocrate. Je ne suis ni démocrate ni antidémocrate. J’estime seulement que ce mot de démocrate n’offre plus rien de clair ni de satisfaisant pour l’esprit. Tout le monde a pu, et peut se dire démocrate, y compris le Führer et Mussolini. Les démocrates anti-totalitaires sont évidemment des gens très sympathiques. Par malheur, ils refusent de voir la démocratie dans les faits, c’est-à-dire dans son développement réel. Ils refusent de la voir dans l’Histoire. Pour reprendre une comparaison déjà faite, supposons qu’un habitant de Sirius ait pu observer l’évolution générale de l’Europe et de l’Amérique jusqu’à la guerre de 1914. À l’imaginer plus objectif que nous, plus étranger à nos passions, ou pour mieux dire, doué d’une clairvoyance surhumaine, angélique, le vocabulaire pacifiste et humanitaire des hommes de 1900 ne l’aurait pas trompé. Le vocabulaire démocratique continuait à être le vocabulaire individualiste de la Déclaration des Droits, mais la Démocratie n’était plus depuis longtemps d’accord avec son vocabulaire. En 1910, les imposteurs intellectuels parlaient le langage de Rousseau alors que la Législation renforçait partout la puissance de l’État. Si nous avions posé à l’habitant de Sirius la question suivante : « L’Europe et l’Amérique évoluent-elles vers la Démocratie ?» l’homme de Sirius aurait pu répondre : « Je ne sais pas encore bien exactement ce que vous entendez par démocratie, mais pour m’en tenir à ce que je vois, à ce que vous verrez bientôt, je dirai que le monde évolue rapidement vers les guerres économiques et militaires, aussi inexpiables l’une que l’autre, vers un Nationalisme atroce au nom duquel les gouvernements favoriseront ouvertement la trahison de la Science envers l’homme, l’insurrection de la Machinerie contre l’Humanité. »
Je répète que ce qui fausse ou stérilise toute discussion entre hommes de bonne volonté, c’est l’équivoque entre le mot de démocratie et le mot de liberté. Nous croyons indispensable de mettre les jeunes générations en garde contre un malentendu qui dans peu d’années leur coûtera encore des flots de sang. Je respecte profondément l’image qui se forme en eux-mêmes lorsqu’ils prononcent ce mot magique. Cette image, absolument différente de la réalité, est à mes yeux un héritage sacré, car c’est à cette image de justice, de fraternité, que des millions d’hommes ont sacrifié leurs nobles vies. Je me permets pourtant de demander aux jeunes gens de bonne foi : « Les expériences de ces trente dernières années vous permettent-elles de garder, sur un tel sujet, les illusions de l’ouvrier parisien des barricades de 1830 ou de 1848 ? Malgré les progrès de l’industrie, la France de 1830 était encore un grand pays agricole. Contrairement à l’Angleterre, la fortune et la propriété s’y trouvaient extrêmement divisées – Balzac a dénoncé dans un de ses plus célèbres romans, le péril de cette excessive division. Les partis politiques étaient organisés d’une manière rudimentaire, la presse encore dans l’enfance, le journal une entreprise le plus souvent désintéressée disposant d’un capital minime, à la portée du premier venu. Dans un tel milieu, la démocratie eût pu s’exercer patriarcalement, en famille – non pas dans les bureaux des Compagnies anonymes, des Trusts, mais sur la place du village, au café, à l’atelier, par un peuple que la civilisation capitaliste n’avait pas emporté dans sa course éperdue, hallucinante et qui avait encore des loisirs. Hélas ! même aujourd’hui, le mot de démocratie signifie toujours pour les naïfs le gouvernement idéal des « petites gens ». Ces naïfs n’ont pas l’air de se rendre compte que l’existence de la démocratie de leurs rêves dans un monde tel que celui-ci n’est pas moins inconcevable que l’existence d’une armée du XVIe siècle dans la guerre moderne, qu’il est aussi ridicule pour eux d’espérer instaurer la vraie démocratie que pour moi d’attendre la restauration de la Monarchie de saint Louis. Tout homme doué d’un minimum de sens historique devrait comprendre que la mystique démocratique survit bien qu’absolument isolée du fait démocratique qui devrait lui correspondre ainsi que l’âme séparée du corps. Lorsque nous parlons ainsi, nous nous entendons opposer des définitions rassurantes : « La Démocratie sera ceci, la Démocratie sera cela, Churchill a dit, Roosevelt affirme. » – Que nous importent les définitions ! Un idiot devrait comprendre que le suffrage universel doit devenir rapidement, sous un Régime Capitaliste, un trust comme les autres, et dans un Régime socialiste à tendances totalitaires, un instrument de puissance au service de l’État – ce qu’il était d’ailleurs en Allemagne. Car c’est le plébiscite qui a fait Hitler, Hitler est sorti des entrailles du peuple, les peuples aussi font des monstres, il n’y a même qu’eux, sans doute, qui soient capables d’en faire. Me permettra-t-on une remarque à ce sujet, même si elle risque de n’être comprise par personne ? L’égalité prolétarise les peuples, les peuples deviennent des masses, et les masses se donneront toujours des tyrans, car le tyran est précisément l’expression de la masse, sa sublimation. On ne fait pas une société avec des masses, et sans société véritable, pas de liberté organisée. Si vous voulez être libres, commencez donc par refaire une société, imbéciles !
Des amis très chers m’avaient demandé quelques pages pour ces cahiers. Je les leur donne. Je n’ai jamais pensé leur fournir un programme, je me contente de leur dénoncer un certain nombre d’impostures. Sous quelque nom qu’elle se présente, aucune expérience de salut n’est possible aussi longtemps qu’on prétendra passer, grâce à un système quelconque, de lois ou de règlements, de l’état présent du monde à un état de sécurité ou même de confort. Une telle espérance est absurde. Nous pouvons évidemment trouver la formule de quelque solution provisoire, mais ceux qui nous suivront, paieront en ce cas très cher notre égoïsme et notre lâcheté, maudiront justement notre mémoire. Si nous ne nous sentons pas capables de ce crime contre l’avenir, il nous faut comprendre dès maintenant que notre génération, et plusieurs autres encore sans doute, devront être sacrifiées au travail de restauration nécessaire, que ce sacrifice leur sera demandé, total, c’est-â-dire qu’il devra être fait dans le doute, l’angoisse, parce que les nouveaux chemins que nous allons avoir à ouvrir coûte que coûte ne nous offriront aucun repère certain. Lorsque j’écris le mot de restauration, je pense évidemment d’abord à la restauration des valeurs spirituelles. Mais le même raisonnement serait parfaitement valable en ce qui regarde la restauration des valeurs matérielles. Un Américain éminent déplorait l’autre jour devant moi l’attitude de l’immense majorité de ses concitoyens qui ne se posent en ce moment qu’une seule question : lequel des deux candidats, Dewey ou Roosevelt, est le plus capable de maintenir les hauts salaires. Aucune politique ne saurait maintenir définitivement les hauts salaires mais les électeurs ne veulent pas se l’avouer. Ils se révoltent contre la perspective d’une crise douloureuse qui sauverait l’avenir aux dépens du présent, c’est-à-dire à leurs dépens.
Le monde réaliste moderne dans sa hideuse cupidité, dans son cruel orgueil, a non seulement corrompu les traditions, les institutions, les lois, mais il a aussi corrompu les hommes. Pour refaire une société digne de ce nom, il faut refaire des hommes. Chers amis catholiques, qui me lisez, vous vous dites peut-être que ce soin nous regarde, et moi je vous dis que nous sommes devenus très incapables de cette tâche. Nous nous sentons vivants parmi tant de malheureux qui déjà ont la ressemblance des morts, et c’est vrai que nous sommes vivants, si c’est vivre que respirer encore. Mais il faudrait que nous soyons deux fois, dix fois vivants, que nous ayons d’immenses disponibilités de vie – or nous vivons sur un petit capital de vie, nous ne saurions pas en distraire grand-chose pour nos frères sans risque de perdre le souffle. Mon Dieu, en parlant ainsi, je n’espère convaincre aucun de ceux que cette vérité humilie, et qui la refusent ! Rien n’est plus facile que de se persuader soi-même qu’on est vivant, très vivant, il suffit de gesticuler beaucoup, de parler beaucoup, d’échanger des idées comme on échange des sous, une idée appelant l’autre, comme les images, dans le déroulement des songes. Hélas ! dès qu’on s’examine un peu on découvre très aisément en soi ces sources d’énergie corrompue, stérile. Un artiste les connaît mieux qu’un autre car tout le travail de création est précisément de les refouler, de les dominer, de faire taire coûte que coûte ce ronron monotone. Lorsqu’on songe à l’énorme, au colossal matériel que la presse, la radio, le livre met à la portée du premier venu, on commence à se rendre compte que le cerveau de l’homme moderne, aussitôt que son activité ne s’exerce plus dans le cercle étroit de la spécialité, de la profession, travaille extrêmement peu, et sur un petit nombre de slogans.
Catholiques, il ne suffit pas d’exalter la vérité, il conviendrait plutôt de savoir la valeur de ce que nous allons mettre à son service. Je sais parfaitement que tout ce que j’écris sur la diminution – ou si on peut dire – sur la dévalorisation de l’homme moderne, exaspère quelques-uns de nos lecteurs. Qu’importe ? J’aurais seulement tort si proclamant cette dévalorisation pour les autres, je refusais de me croire moi-même dévalorisé. Il n’en est rien. Je sais que je n’échappe pas à la dévalorisation générale, j’ai trop connu, dans ma jeunesse, l’homme de l’ancienne France, de l’ancienne Europe, pour me faire illusion sur ce point. Que la supériorité de ces hommes sur nous, non pas en intelligence certes, mais en caractère, ou du moins en « tonus » vital, vînt seulement des moeurs, des usages, des habitudes – c’est-à-dire du climat moral et mental dans lequel ils avaient été formés – qu’importe ? En 1914, j’avais déjà vingt-six ans. J’ai donc vécu plus d’un demi-siècle dans un monde où, pour ne parler que de ce détail, l’usage de passeport n’existait plus que dans deux pays arriérés, la Russie et la Turquie. Partout ailleurs, en Europe, comme d’un côté ou l’autre de l’Atlantique, aucun policier, sans une raison des plus graves, et sans être muni des autorisations nécessaires, n’eût osé demander ses papiers à un voyageur correct – riche ou pauvre – qui aurait considéré d’ailleurs cette curiosité comme un insupportable outrage à sa dignité. Il est évident qu’un garçon dressé dès son enfance à prouver docilement, plusieurs fois par jour, à des fonctionnaires souvent peu courtois qu’il n’est ni un assassin, ni un voleur, ni un espion – bref qui trouve parfaitement naturel qu’on ne le croie jamais sur parole – ne peut avoir finalement qu’une mentalité peu différente de celle d’un des pensionnaires de ces prisons ultra-modernes – telles que le cinéma américain nous les montre – et qui me paraissent être la parfaite image de la société future.
On peut trouver cet exemple frivole. Ceux qui pensent ainsi démontrent simplement leur incompréhension du problème. L’amour humain – l’amour d’un être pour un autre être – se mesure aussi à certains détails, à certaines nuances d’attitudes que le langage des amants appelle des « attentions ». Lorsque dans un pays le plus modeste citoyen se révolte d’instinct contre toute intrusion dans sa vie privée, c’est là un signe mille fois plus satisfaisant que cent mille discours, conférences ou rapports sur la protection des libertés indispensables. Quand, aux environs de 1905, on parla en France, pour la première fois, de l’impôt sur le revenu, beaucoup d’observateurs jugèrent absolument impossible de faire accepter aux Français l’intervention de l’Administration chargée de contrôler leur compte en Banque ou leurs bénéfices commerciaux. Mais, depuis lors, nous avons fait beaucoup de chemin… Nous trouverons bientôt tout naturel de voir relever les médecins du secret professionnel, afin de permettre à l’État, comme en Allemagne ou en Russie, de stériliser les transmetteurs d’infirmités ou d’affections héréditaires. La Guerre a prouvé, prouve chaque jour, l’effroyable docilité du public, vis-à-vis de n’importe quel règlement ou restriction. Lorsque cette docilité sera devenue la règle – en paix comme en guerre – à quoi bon discuter sur les fondements juridiques de la liberté ?
À quoi bon se mettre l’esprit à la torture pour trouver la formule de nouvelles institutions libérales ? Il ne s’agit pas d’édifier à grand’peine des institutions libérales, il s’agit d’avoir encore des hommes libres à mettre dedans.
Le monde ne s’organise pas pour la paix. Il s’organise pour de nouvelles guerres. J’ai déjà écrit ceci textuellement dans un livre publié en 1930, La Grande Peur des Bien-Pensants. Ce monde s’organise pour de nouvelles guerres, parce qu’il se sent incapable de s’organiser pour la paix, d’organiser la paix. Au point de détresse universelle où nous en sommes, une vraie paix exigerait des nations victorieuses une clairvoyance, une audace, une générosité dont elles ne se sentent pas capables. Qui de nous oserait encore parler sans rire de la Charte de l’Atlantique ? Le cynisme des gouvernements s’étale maintenant au grand jour, ceux qui menacent font claquer le fouet, ceux qui tremblent n’ont nul souci de cacher leur tremblement. Ils s’en font une excuse vis-à-vis des amis qu’ils trahissent, ils s’en feraient presque un mérite.
Le monde ne s’organise pas pour la paix, parce qu’il ne s’organise pas pour la liberté. Chaque pas fait contre la liberté est un pas fait pour la guerre.
La France regarde ce monde non pas comme un ennemi à combattre, mais comme un associé peu loyal avec lequel il est dangereux de collaborer, sinon dans la mesure absolument indispensable au bien commun. Mon pays n’a plus ni armée, ni vaisseaux. À l’exception d’un seul, ses ports magnifiques sont recouverts par les vagues, beaucoup de ses villes sont en cendres, ses routes effondrées, ses chemins de fer détruits. Il ne saurait donc s’agir pour lui d’imposer à qui que ce soit sa conception traditionnelle de la vie, mais il ne doit pas se laisser engager dans l’énorme imposture qui se prépare. Nous devons nous résigner courageusement à ce que ce refus soit mal compris et nos intentions calomniées, peut-être même par des amis sincères. On saura tôt ou tard quel service nous aurons pourtant ainsi rendu au monde. La France n’a aucun moyen, je le répète, de repousser une paix à laquelle ne s’accorderaient ni sa raison ni sa conscience, mais du moins elle peut toujours lui refuser son témoignage et sa caution. Parmi ceux qui me lisent, plus d’un se dira sans doute : « Si médiocre qu’elle soit, pourquoi ne nous entendrions-nous pas tous pour laisser cette paix, comme on dit en termes de sport, tenter sa chance ?… » mais ce n’est pas à la paix que vous laissez une chance, c’est aux idées fausses, à une certaine conception absolument fausse de l’ordre dans la Paix, qui vient précisément de jeter la civilisation dans le chaos. Ces idées fausses disposent de la puissance matérielle. Raison de plus pour que nous leur opposions ce qui nous reste, un petit nombre d’idées justes, humaines, par lesquelles nous espérons encore nous sauver, mais auxquelles nous refuserions de survivre.