Riley eut à peine le temps de se nettoyer le visage et les mains et de se donner un coup de peigne avant de prendre la route de Beaumont pour aller chercher les filles. A l’avenir, elle devrait faire plus attention pour ne pas être en retard. Le budget qu’elle s’était fixé pour le centre aéré serait vite dépassé si elle payait trop de suppléments.
Ouf ! Il restait d’autres enfants que les jumelles. Ils jaillissaient par la porte de Camp Buddies, tels d’adorables petits tourbillons bien décidés à aller embrasser leurs parents.
A peine fut-elle entrée dans la salle de jeux que Wendy et Roxanna se ruèrent vers elle.
— Maman ! crièrent-elles en chœur.
Elle se mit à genoux et ouvrit grand les bras pour serrer ses filles contre elle et les embrasser.
— Est-ce que je vous ai manqué ? fit-elle, toute heureuse. Vous feriez mieux de dire oui parce que vous, vous m’avez manqué.
Les odeurs de la pâte à modeler et du jus de pomme se mêlaient à leur propre odeur, ce parfum unique grâce auquel elle les aurait reconnues les yeux fermés. Leurs souffles chauds caressaient son cou. Sa gorge se serra et elle fut bien près de se mettre à pleurer. C’était si bon de les tenir contre elle.
Roxanna s’écarta la première.
— Tu sens le cheval, dit-elle en plissant le nez.
— Vraiment ? Eh bien vous, vous sentez… la chaussette sale. Mais je vous aime quand même.
— Ne l’écoute pas, dit Wendy en regardant sévèrement sa sœur. Moi, je trouve que tu sens bon. Et tu m’as manqué. Je voulais que Mlle Amelia t’appelle pour que tu viennes nous chercher, mais Rox a dit que je n’étais qu’un bébé et que je ferais mieux de te faire un cadeau. Alors, c’est ce que j’ai fait.
Elle lui colla une feuille de papier à dessin sous le nez.
— Il te plaît ?
Rilley examina l’œuvre d’art.
— Il est splendide, s’exclama-t-elle. C’est le plus joli cheval que j’aie jamais vu.
Wendy fronça les sourcils.
— C’est un chien, corrigea Roxanna.
— Oh ! fit Riley en se mordant la langue. Eh bien, il est quand même très joli. Qu’est-ce que vous avez fait d’autre aujourd’hui, toutes les deux ?
Toutes excitées, les jumelles se mirent à parler en même temps, lui narrant de façon décousue leurs aventures de la journée. Apparemment, elles s’étaient beaucoup amusées, et avaient pris un énorme plaisir à jouer avec d’autres enfants.
Elle se sentait un peu moins coupable de les avoir inscrites dans ce centre. Même si elle ne parvenait pas à garder ce poste, au moins les filles auraient-elles passé de bons moments.
— Maman, tes mains ! s’exclama soudain Roxanna, horrifiée. Elles sont affreuses !
Elle agita les doigts en direction de sa fille et voulut prendre les choses à la légère.
— Oui, pas vrai ? Et elles me font mal, alors ne me forcez pas à vous donner la fessée ce soir.
— Tu ne nous donnes jamais la fessée, fit la petite.
— Mais je le ferai si vous serrez mes mains.
Les deux jumelles éclatèrent de rire. Mais Wendy, son doux visage tordu par l’anxiété, demanda aussitôt :
— Est-ce que tes mains sont comme ça parce que cet homme t’a fait travailler trop dur ?
— J’ai travaillé dur, oui. Pendant toute la journée, sous le soleil. J’ai cru que mon cerveau allait fondre.
Elle baissa la tête et ajouta, théâtralement :
— Mais ensuite je me suis enfuie, et j’ai couru jusqu’ici pour venir vous chercher. Et vous savez pourquoi ?
— Parce que tu as juste payé pour qu’on soit ici pendant la journée ? s’écria Roxanna.
— Non ! répliqua aussitôt Riley. Parce que je savais qu’il me suffirait de vous voir pour me sentir mieux.
Elle se leva et les serra toutes deux contre elle.
— Et c’est le cas. C’est vraiment…
Elle s’interrompit pour plaquer un baiser sonore sur les cheveux blonds emmêlés de Roxanna.
— Vraiment…
Elle fit de même à Wendy et acheva :
— … le cas. Et maintenant, rentrons à la maison.
Pendant que ses filles allaient chercher leurs sacs à dos, elle parla pendant quelques instants avec Amelia Watkins, qui lui jura qu’elle avait trouvé les jumelles adorables. Ces paroles achevèrent de la soulager.
Elle n’était pas une mère indigne. Cette fois, au moins, elle n’avait pas pris la mauvaise décision.
* * *
Ses muscles — et ses mains — lui faisaient tellement mal que Riley se borna à préparer des macaronis au fromage pour le dîner. Pendant que les jumelles mangeaient, elle alla prendre un bain. Elle aurait aimé ne plus jamais quitter la baignoire, mais ce n’était hélas qu’un doux rêve. La naissance des jumelles avait sonné le glas des longs séjours dans l’eau chaude et mousseuse.
Une fois qu’elles eurent fini de manger, Roxanna et Wendy prirent leur bain et se mirent en pyjama avant de s’installer devant la télévision. Riley en profita pour s’affaler sur le canapé. Comment avait-elle pu à ce point perdre la forme ?
Elle était tellement occupée à recenser tous les points douloureux de son corps qu’elle faillit ne pas entendre le coup frappé à la porte de l’appartement. Elle se leva, resserra la ceinture de son peignoir et alla ouvrir. Quinton Avenaco se tenait sur le seuil.
— Bonsoir, fit-il.
Surprise, elle cligna des yeux. Bien sûr, cet endroit lui appartenait et il pouvait y venir quand bon lui semblait. Mais elle n’aurait pas pensé qu’il puisse avoir envie de l’approcher à moins de trois mètres — sauf à y être obligé.
Comme elle le fixait sans rien dire, il poursuivit :
— J’espère que je ne dérange pas.
— Non, pas du tout, lui assura-t-elle.
Enfin, elle se rappela les bonnes manières et ajouta :
— Vous voulez rentrer ?
— Non, merci.
Il lui tendit ce qui ressemblait à un vieux bocal de mayonnaise, rempli d’un liquide sombre et visqueux.
— J’ai pensé que ceci pourrait vous être utile.
Avec un geste vers les profondes poches de son peignoir, où elle avait enfoui ses mains, il ajouta :
— Pour vos mains.
— Oh.
— Je sais que ce liquide est assez répugnant, mais c’est un vieux remède maison qui marche vraiment.
— Merci, fit-elle après une courte hésitation.
Elle prit le bocal, dévissa le couvercle et renifla le contenu. Elle grimaça. Le liquide sentait le bain de bouche… et autre chose d’assez dégoûtant.
— Combien est-ce que je dois en boire ?
Il éclata de rire. C’était la première fois qu’elle entendait son rire. Il était agréable, profond et sexy. Le sang se rua dans les veines de Riley.
— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? demanda-t-elle, un peu vexée.
— Si vous buvez ce truc, vos ampoules seront le cadet de vos soucis. Il faudra que je vous emmène à l’hôpital pour un lavage d’estomac. Mettez le bocal au frais pendant un moment avant d’y tremper vos mains. Je ne pense pas que vous ayez une paire de gants de soie ?
Elle aurait claqué des doigts si ses ampoules ne l’avaient pas autant fait souffrir.
— Zut ! Je les ai laissés à la maison, avec mes robes de bal.
— C’est ce que je craignais, fit-il, imperturbable. Et de la vaseline ?
— Je dois en avoir.
— Bien. Après avoir laissé tremper vos mains, ne les rincez pas. Couvrez-les de vaseline et bandez-les avec de la gaze. Je vous garantis qu’elles seront redevenues presque normales en un rien de temps.
— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?
— Il vaut mieux que vous ne le sachiez pas, fit-il, l’air entendu. Disons seulement qu’aucun de mes chevaux n’a jamais été irrité par sa selle.
— Génial, s’exclama Riley en levant les yeux au plafond. Moi qui cherchais justement un nouveau parfum, je l’ai trouvé. Eau de Monsieur Quinton.
Il esquissa un sourire, ce qui fit naître en elle un petit sursaut d’adrénaline. Le silence s’installa entre eux. Il était temps qu’elle le remercie une dernière fois, qu’elle lui souhaite bonne nuit et qu’elle referme la porte.
Mais… il ne semblait pas pressé de partir.
— Est-ce que je peux sentir ? demanda Roxanna.
Elle n’avait pas entendu approcher la fillette. Elle ôta de nouveau le couvercle du bocal. Sa fille approcha prudemment le nez et, comme elle s’y attendait, fit la grimace. Wendy aussi les avait rejoints, mais secoua vivement la tête quand elle lui offrit de renifler elle aussi la décoction.
Roxanna leva les yeux vers Quinton.
— Pourquoi est-ce que vous voulez que notre maman sente mauvais ?
Riley, un peu nerveuse, éclata de rire.
— Ce n’est pas du tout ça, ma chérie.
Wendy s’agrippa à son peignoir et lança à sa sœur :
— Il veut faire cuire le cerveau de maman !
— Pardon ?
Quinton doutait visiblement d’avoir bien entendu.
— Maman a dit que vous avez essayé de faire fondre son cerveau, aujourd’hui.
— Wendy ! lança-t-elle.
Elle posa la main sur l’épaule de sa fille et secoua la tête tout en levant vivement les yeux vers Quinton.
— Je n’ai jamais dit ça.
— Si, tu l’as dit, renchérit Roxanna.
Elle baissa les yeux vers les jumelles et leur adressa un regard sévère qui, espérait-elle, suffirait à les réduire au silence.
— En tout cas, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.
Mais, parfois, Roxanna pouvait être aussi obstinée qu’un jeune chien qui a trouvé un os.
— Pourquoi est-ce que vous ne l’aimez pas ? demanda-t-elle à Quinton, le menton pointé en avant.
— J’aime beaucoup votre mère, dit-il d’un ton neutre.
Dans sa voix, la surprise le disputait à l’amusement.
Gênée et mal à l’aise, Riley se tourna vers ses filles.
— Allez vous brosser les dents. Tout de suite. Et avec la brosse à dents, pas avec votre doigt.
Elle se tourna de nouveau vers Quinton. S’il était irrité, en tout cas il n’en laissait rien paraître.
— Désolée, fit-elle avec un regard dépité. Il arrive qu’elles embrouillent tout. Jamais je n’ai dit que vous essayiez de faire fondre mon cerveau.
Le sourire radieux qui naquit soudain sur les lèvres de Quinton provoqua en elle une mini-explosion.
— Tant mieux. Je sais qu’on me prend généralement pour une peau de vache, mais jamais je n’ai touché à la cervelle de quelqu’un — je ne suis pas Hannibal Lecter.
— J’ai seulement voulu leur expliquer combien il avait fait chaud aujourd’hui.
— Oui. C’est bien ce que j’avais compris.
La tension qui régnait entre eux depuis deux jours semblait avoir disparu. Ou alors elle était simplement trop fatiguée pour rester sur ses gardes. Quant à lui, peut-être qu’il commençait à voir en elle une personne, et pas seulement une déception.
Bref, si son corps était épuisé, ses sens semblaient en tout cas parfaitement en éveil. Elle passa nerveusement le bout de sa langue sur sa lèvre inférieure. Le regard de Quinton suivit ce mouvement, et le pouls de Riley réagit comme il ne l’avait pas fait depuis bien longtemps. Il s’emballa littéralement. Non : il prit feu.
C’était là une réaction plutôt malvenue…
Le silence s’installa de nouveau entre eux. Elle fit mine d’être profondément intéressée par le bocal qu’elle tenait à la main. La chaleur remontait petit à petit le long de son cou. La situation commençait à devenir embarrassante.
— Aujourd’hui, dans l’enclos…, dit enfin Quinton.
Il s’interrompit et se racla la gorge avant d’ajouter :
— Vous avez fait du bon boulot, avec les Ramsey.
Elle releva la tête. Ce compliment lui faisait plaisir, mais elle ne voulait pas en faire trop grand cas.
— Merci. Ils ont l’air de gars bien. Vous n’aviez pas besoin de…
— De jouer la bonne d’enfants ?
C’était exactement le mot qu’elle avait failli utiliser. Elle secoua la tête.
— Non. De vous inquiéter.
— Hum, répondit-il.
Il ne semblait pas la croire. Mais les paroles qu’il prononça ensuite la prirent par surprise.
— Si je vous ai donné l’impression que je vous surveillais, j’en suis désolé.
Que penser de ces derniers mots ? Il ne semblait pas vraiment être le genre d’homme à s’excuser facilement. Elle haussa les épaules.
— Vous avez travaillé aussi dur que nous tous et, comme vous l’avez dit, vous avez beaucoup en jeu, ici.
— Mais quand même…
Son attitude commençait à la perturber — à l’inquiéter, même. Elle le connaissait depuis peu, mais avait appris à s’attendre à une certaine conduite de sa part. Pour faire court : il se montrait bourru et lui reprochait son manque d’expérience en tant que manager. Il la perturbait en la scrutant, comme il savait si bien le faire, et elle n’imaginait que trop bien les remarques sarcastiques qui trottaient dans sa tête avant qu’il les rejette, parce qu’elles étaient vraiment trop cruelles.
Mais ce soir, soudain, il était… presque gentil avec elle. Humain. Pour une fois, son regard ne contenait pas la moindre trace de moquerie ni de scepticisme. Et il venait de lui faire des excuses, par-dessus le marché ! Qu’est-ce que tout ceci pouvait bien cacher ? Elle aurait été bien incapable de le dire.
Alors, elle lui adressa un regard empli d’une gratitude sincère et dit, simplement :
— Merci.
Il hocha la tête à plusieurs reprises, rapidement, comme pour lui signifier qu’il en avait enfin fini avec ce qu’il était venu faire. Quelques instants plus tard, il lui souhaitait bonne nuit et disparaissait dans l’obscurité.
Elle s’adossa contre la porte qu’elle venait de refermer.
— Eh bien ! dit-elle à haute voix. Que diable vient-il de se passer ?
Elle était abasourdie que Quinton lui ait présenté des excuses. Mais ce n’était pas tout. Il y avait aussi… cette réaction que sa présence avait fait naître en elle. Mais qu’est-ce qui lui passait par la tête ?
« Le désir, inutile de chercher plus loin », se dit-elle fermement. Il ne pouvait s’agir de rien d’autre. Il y avait trop longtemps qu’elle n’avait pas d’homme, et plus longtemps encore qu’un homme ne lui avait pas fait de compliment. Elle devait avoir un besoin désespéré de se rassurer, c’était tout.
Oui, la voilà l’explication. Rien de plus qu’un désir sans la moindre signification, qui disparaîtrait comme il était né.
Mais pourquoi maintenant ? Et pourquoi lui ? De tous les hommes qui existaient sur cette planète, pourquoi fallait-il qu’elle soit attirée par celui qui allait sans doute détruire tous ses espoirs dans trois semaines ?