10

Quinton dut attendre le milieu de la journée pour trouver l’occasion d’appliquer les résolutions qu’il avait prises pendant la nuit.

Son week-end de camping lui avait coûté un temps précieux. Pendant toute la matinée, il avait dû rappeler une douzaine de personnes, traiter des e-mails et répondre aux questions du chef de l’équipe de rénovation. Même Lilianna voulait son avis sur des sujets dont il se moquait éperdument, même si, par égards pour elle, il fit mine d’être un minimum intéressé.

L’heure du déjeuner arriva sans qu’il ait vu le temps passer. Lilianna réapparut à la porte de son bureau pour l’informer que ses enchiladas de poulet l’attendaient sur la table.

Il se leva, prêt à la suivre, mais sa femme de ménage restait sur le seuil, l’air penaud. Vaguement inquiet, il demanda :

— Qu’y a-t-il ?

— Je suis tellement désolée, Señor

Elle plongea la main dans la poche de son tablier et en sortit une feuille de papier pliée en quatre.

— J’ai trouvé ceci sur le seuil en arrivant ce matin. J’ai oublié de vous le donner.

Il prit la feuille et elle s’éloigna aussitôt d’un pas vif. On aurait presque dit qu’elle prenait la fuite. Etait-il à ce point terrifiant, pour qu’elle ait peur de sa réaction devant un incident aussi insignifiant ? Etait-ce ainsi que tout le monde le voyait ? Il était vraiment temps qu’il mette en pratique certaines des décisions qu’il avait prises pendant la nuit…

Son nom était gribouillé sur le devant de la feuille. Il la déplia, lut le mot et grimaça. Il n’était pas vraiment certain de savoir de quoi il s’agissait. Quand il comprit enfin, il ne put retenir un sourire. Il replia le papier et le fourra dans sa poche arrière.

Il regarda par la fenêtre. Derrière l’armée habituelle de véhicules garés dans la cour, il entrevit Riley. Elle était assise à la table de pique-nique que le précédent propriétaire avait installée sous les chênes et mangeait son déjeuner, son ordinateur portable posé devant elle. Elle était seule.

Pour avoir vu son camion dans l’allée, ce matin, elle savait forcément qu’il était de retour. Pourtant, elle n’était pas venue à la maison. Elle était sans doute décidée à lui montrer qu’elle se moquait pas mal qu’il soit là ou non. Elle contrôlait la situation. Madame l’Invincible pouvait se débrouiller seule.

Il passa dans la salle de séjour où l’attendait son déjeuner, sur la table bien trop élégamment dressée à son goût. Le miroir au-dessus du buffet bas lui renvoya l’image d’un homme négligé, à l’aspect presque menaçant, aux joues couvertes d’une barbe de deux jours et aux yeux soulignés de profonds cernes. Le moment semblait bien mal choisi pour mettre ses nouvelles résolutions en pratique, mais mieux valait qu’il le fasse avant de changer d’avis et de retourner à son ancienne façon de penser, qui était tellement confortable.

En hâte, il prit ce dont il avait besoin sur la table et sortit.

Riley leva la tête en l’entendant approcher. Son expression n’avait rien d’accueillant, mais au moins elle ne semblait pas non plus vouloir le repousser.

Il s’arrêta face à elle et posa sur la table les deux assiettes d’enchiladas qu’il portait en équilibre, puis un verre de thé glacé. De sa poche de chemise, il tira deux serviettes enroulées autour de couverts. Ensuite, il poussa une assiette vers elle, à côté du bol en plastique qui contenait… non, vraiment, on ne pouvait pas appeler ça de la « nourriture ». Aucune personne sensée n’aurait eu envie de manger un truc pareil.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en regardant l’assiette.

— Des enchiladas au poulet. Lilianna avait dressé la table, mais j’avais trop l’impression que j’étais invité à prendre le thé chez la reine. Alors, j’ai pensé que je pouvais venir ici et partager avec vous.

Il désigna son bol et ajouta :

— A moins que vous ne préfériez vraiment manger ça. Quoique ce soit…

Elle inspecta le contenu.

— C’est le reste de la salade du dîner d’hier soir.

— Est-ce qu’il ne faut pas jeter la laitue quand elle devient marron ?

— Racontars de vieilles femmes ! fit Riley en levant les yeux au ciel. Et d’ailleurs, j’essaie de manger plus léger.

— Eh bien, alors… si vous préférez…

Il attrapa l’assiette qu’il avait poussée vers elle pour la tirer de son côté de la table. D’un geste vif, elle la retint du bout de sa fourchette. Quand il leva les yeux vers elle, elle souriait.

— Mais… je n’en suis pas à un kilo près.

Elle planta sa fourchette dans un morceau de poulet nappé de fromage et le glissa entre ses lèvres. Elle ferma aussitôt les yeux et poussa un petit gémissement de plaisir.

— Oh, mon Dieu ! Je ne sais pas quel est le salaire que vous versez à cette femme, mais elle mérite plus.

Le soleil qui jouait dans ses cheveux nimbait sa tête d’un halo où se mêlaient une centaine de nuances d’or. Quand elle se passa lentement la langue sur les lèvres, il eut la gorge soudain si sèche qu’il eut du mal à avaler la gorgée de thé qu’il venait de prendre.

— Merci de partager avec moi, dit-elle après deux autres bouchées. Et bienvenue chez vous. Comment s’est passé votre voyage ? Comme vous n’avez pris aucun des vans, je ne pense pas que vous soyez allé acheter d’autres chevaux.

— En effet.

Ils passèrent quelques longs instants à s’observer en silence. Enfin, il attrapa sa fourchette et en désigna le portable de Riley.

— Que faites-vous sur l’ordinateur pendant votre pause déjeuner ?

Mais cela ne le regardait pas. Il s’empressa alors d’ajouter :

— C’est peut-être personnel. Désolé.

— Pas du tout, répondit-elle. Et, malheureusement, je n’arrive pas à grand-chose. Vous savez, quand vous allumez un ordinateur, il affiche « Utilisateur ». Eh bien, le mien devrait dire « Imbécile ». J’ai laissé les filles s’amuser avec et, maintenant, il plante sans arrêt. Je cherche une roue neuve pour la brouette, et je n’en ai trouvé dans aucun magasin de la région. Alors, j’ai voulu en commander une, mais…

Des deux mains, elle attrapa l’écran de l’ordinateur, qu’elle secoua en poussant un petit grognement agacé.

— Venez à la maison, suggéra-t-il. Vous pouvez vous servir du mien.

Elle se recula. Elle semblait surprise par cette suggestion.

— Je ne veux pas vous déranger, fit-elle en le sondant du regard.

— Vous ne me dérangerez pas, au contraire. J’ai sur mon bureau une liste d’objets à commander chez Sheplers’, mais je n’ai tout simplement pas eu le temps de m’en occuper jusqu’ici. Vous pourriez vous en charger, si cela ne vous dérange pas.

— J’en serais ravie, dit-elle avec un petit sourire.

Une intense chaleur germa dans son ventre. Garder son sang-froid risquait d’être plus difficile que prévu — sans doute parce qu’il avait perdu l’habitude de fréquenter des femmes. Alors, il attendit que l’inspiration lui vienne…

Bon, comme elle ne venait pas, il prit une autre gorgée de thé glacé. Il sentait qu’elle le regardait. Il reposa le verre sur la table de pique-nique, s’éclaircit la voix et demanda :

— Bien. Comment se sont passées les choses pendant que j’étais absent ?

Elle éclata d’un rire qui titilla ses sens.

— Je m’attendais à ce que vous posiez cette question à peine assis.

— Je voulais vous amadouer d’abord, grâce aux enchiladas, répondit Quinton avec un demi-sourire.

— Rien n’a explosé, rien ne s’est effondré, et personne n’est tombé malade, répondit-elle. Aucun des Ramsey n’a démissionné. Vos deux chevaux de travail — des animaux magnifiques, soit dit en passant — sont arrivés et ont été installés dans les nouvelles stalles sans la moindre anicroche. Bref, la routine, ou presque.

— Parfait, se réjouit Quinton. Je vais de nouveau m’absenter cet après-midi. Il y a un hollandais que je veux voir, de l’autre côté de Houston, et je dois aussi aller chercher un distributeur d’eau fraîche pour le pré du fond.

— Un distributeur d’eau fraîche, répéta-t-elle. Pour les chevaux ?

Il hocha la tête.

— Je pense que le reste de l’été va être torride. A la fin de la journée, l’eau bout presque dans l’abreuvoir. Ce n’est pas bon pour les bêtes, elles ont un système digestif fragile. Je veux qu’elles aient de l’eau fraîche.

— C’est logique.

Elle repoussa son assiette de côté et se pencha légèrement vers lui.

— Puisque nous parlons du pré du fond, je dois vous dire quelque chose.

Soudain, elle semblait peu sûre d’elle. Elle joignit étroitement les mains et mordilla sa lèvre inférieure, d’une façon tellement adorable, qui reflétait une telle vulnérabilité, qu’il ne put s’empêcher de fixer sa bouche. Il eut un mal fou à détourner les yeux. Quelque chose en lui était revenu à la vie, une sensation qu’il avait crue profondément endormie jusqu’au jour où cette femme était apparue dans son existence.

Elle prit une profonde inspiration et se lança.

— Pendant que vous étiez absent, j’ai pris ce que l’on peut sans doute appeler une… initiative importante. Ce n’est pas grand-chose, mais…

Maintenant, elle avait toute son attention. Prudemment, il demanda :

— Quel genre d’initiative ?

Surtout, ne pas avoir l’air trop inquiet. Même si elle ne devait être sa manager que pendant peu de temps, elle pouvait tout de même se permettre de prendre des décisions et d’agir comme l’impliquait son poste, non ? Sauf que d’un autre côté, il ne savait pas encore quel genre d’initiative elle avait prise…

— Eh bien… laissez-moi vous expliquer depuis le début. Vous voyez le grand abreuvoir, dans le quart le plus éloigné du pré du fond ?

Il avait au moins appris une chose à son sujet : elle n’avait aucun sens de l’orientation.

— Le coin ouest. Oui, je vois.

— Il y a à peu près trois mètres d’espace libre derrière. Vous avez parlé de réagencer le système d’irrigation, dans ce pré. Personnellement, je pense que vous devriez déplacer l’abreuvoir.

— Pourquoi ? fit-il, perplexe.

— Ce n’est qu’une suggestion, dit-elle. Mais vous savez que les chevaux aiment se rassembler autour de l’eau.

— Oui. Poursuivez, dit-il, plus intéressé.

Elle s’éclaircit la voix.

— Quand j’étais petite, l’un de nos hongres avait l’habitude d’acculer les autres chevaux dans un coin du champ et de les tyranniser. J’ai passé beaucoup de temps à soigner des morsures et des blessures provoquées par des coups de sabots — jusqu’au jour où nous avons déplacé l’abreuvoir. D’ailleurs, c’est peut-être ainsi que la jument noire que vous avez soignée a été blessée. Donc, je vous suggère de faire la même chose ici.

— De combien ? fit-il.

— Il devrait suffire de l’avancer de cinq mètres pour mettre fin au problème de dominant-dominé. En attendant, j’ai demandé aux hommes de faire ce qui convenait le mieux. Quand nous avons arraché les barbelés à cet endroit, je leur ai demandé de reculer un peu la barrière. Nous avons aussi posé une clôture arrondie dans le coin du pré, de sorte que les chevaux puissent s’enfuir plus facilement. En plus, ce petit carré d’herbe sera bien plus facile à faucher.

Elle se recula sur le banc, attendant sa réaction.

D’abord, il garda le silence. Il n’avait rien à redire à l’initiative qu’elle avait prise, et qu’aurait prise tout bon manager. S’il se taisait, ce n’était pas parce qu’il était en colère, bien au contraire. C’était parce qu’il se rendait compte que Riley Palmer se donnait vraiment à fond dans ce travail. Il ne pouvait pas continuer à être injuste avec elle : ça aurait été vraiment mesquin de sa part. Il n’avait pas changé d’avis : il voulait toujours un homme plein d’expérience à ce poste, et il avait bien l’intention de finir par en engager un. Mais ce n’était pas pour autant qu’il pouvait lui refuser son approbation quand elle la méritait.

Il la regarda droit dans les yeux.

— Je n’avais pas pensé à ça, mais votre idée est excellente. J’apprécie votre ingéniosité.

Elle rougit. Il y avait des années qu’il n’avait pas vu de femme rougir devant un compliment. C’était une réaction incroyablement adorable, qui fit naître en lui un violent désir pour des choses sur lesquelles il n’aurait su mettre un nom.

Elle détourna les yeux et fit mine pendant quelques instants de s’intéresser aux allées et venues de l’équipe de rénovation qui reprenait le travail. Après un court silence, elle se tourna de nouveau vers lui.

— Merci, dit-elle doucement. Je pense que c’est la chose la plus gentille que vous m’ayez dite depuis mon arrivée.

Le temps sembla s’arrêter. C’était comme si elle lui avait jeté un sort, auquel il ne comprenait rien. Pendant quelques instants, plus une seule des cellules de son corps n’appliqua les mécanismes d’autoprotection qu’il avait adoptés depuis la mort de Tommy et de Teresa. Et c’était aussi pour cela que les paroles qu’il s’apprêtait à prononcer allaient être aussi difficiles à dire.

Mais il était décidé à reprendre le contrôle de sa vie. Sans plus attendre.

— Riley, dit-il doucement.

Elle devait avoir décelé quelque chose dans sa voix ou sur son visage. Son front se plissa légèrement, une lueur méfiante apparut dans ses yeux et elle rejeta les épaules en arrière.

— Vous vous êtes bien débrouillée pendant mon absence. Mais je ne veux pas que vous accordiez trop d’importance à ce que je viens de vous dire. Je suis désolé, mais je n’ai toujours pas l’intention de vous engager de façon permanente.

Elle prit une profonde inspiration, et il retrouva en elle la femme qui lui avait tenu tête, le premier jour.

— Je ne comprends pas. Que dois-je faire de plus pour vous convaincre que je peux être la manager idéale pour Echo Springs ? Pour vous ?

Il secoua la tête.

— Je pense que le problème est ailleurs. Je sais que vous vous donnez à cent pour cent, même quand vous n’êtes pas entièrement sûre de comprendre ce que vous faites. Vous n’avez pas le moindre problème pour diriger les Ramsey. Je sais que vous faites vraiment de votre mieux.

Il tendit le bras et posa la main sur son poignet. Il n’aurait pas dû. Une lueur belliqueuse s’alluma dans les yeux de Riley et sa mâchoire se crispa.

— J’attends le mais, riposta-t-elle.

— Mais, si vous restez, nous pourrions nous trouver face à un problème bien plus important que votre capacité à tenir ce poste.

— Quel problème ?

— C’est l’une des raisons pour lesquelles je suis venu vous retrouver ici. Pour discuter du problème qui existe entre nous.

Il attendit qu’elle ait assimilé ses paroles. Tout d’abord, elle sembla perplexe ; ensuite, elle écarquilla les yeux. Elle était incapable de dissimuler ses sentiments. Elle le regarda fixement, comme il le souhaitait, et dit :

— Vous parlez de ce qui s’est produit l’autre jour…

— Exactement.

— J’y ai repensé, dit-elle après un court moment d’hésitation. Je vous dois des excuses. Par le passé, il m’est souvent arrivé d’être un peu… impulsive. D’agir sans vraiment réfléchir.

— Comme quand vous avez postulé pour ce travail ?

Il espérait avoir mis assez d’humour dans sa voix pour que ses traits se détendent, au moins en partie.

— Vous ne devriez vraiment pas interrompre quelqu’un quand il essaie de vous faire des excuses, remarqua-t-elle.

Elle repoussa une boucle de cheveux blonds que le vent avait plaquée contre sa joue et ajouta :

— Quoi qu’il en soit, il m’arrive peut-être d’agir de façon insensée, mais je vous jure que je ne me conduis jamais comme je l’ai fait l’autre jour dans l’écurie. Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai seulement…

Elle s’interrompit, fronça les sourcils et demanda :

— Qu’est-ce que j’ai dit de drôle ?

Ce ne fut qu’alors qu’il se rendit compte qu’il souriait.

— C’est vous qui êtes drôle, s’empressa-t-il de répondre. Vous me présentez vos excuses alors que j’ai passé le week-end à me demander comment faire exactement la même chose.

— Vous voulez donc vous excuser ? demanda-t-elle, bouche bée.

— Je n’aurais pas dû faire ce que j’ai fait. Désolé.

Elle se trémoussa nerveusement sur son siège, et son visage se fit plus grave.

— N’ayez pas l’air aussi contrariée, ajouta-t-il. Je ne dis pas que je n’ai pas aimé ce qui s’est passé. Bien au contraire — et c’est bien là qu’est le problème.

— Cette conversation devient un peu embarrassante, marmonna-t-elle d’une voix sèche. Je vais bientôt regretter de ne pas avoir refusé vos enchiladas.

Au moins, elle l’écoutait encore. C’était sans doute bon signe. Il décida de se jeter à l’eau.

— Ecoutez, Riley. Soyons honnêtes. Malgré la façon dont notre relation a débuté, je pense que nous pouvons nous accorder à dire que nous sommes attirés l’un par l’autre. Je ne sais pas trop pourquoi, ni comment tout a pu aller aussi vite. Même si vous étiez mon genre…

Elle arqua un sourcil.

— Votre « genre » ?

Non. Ce n’était vraiment pas comme cela qu’il allait s’en sortir. Il grimaça.

— Pardon. Je ne suis pas doué pour ce genre de choses. Ce que j’essaie de vous dire, c’est que je n’ai pas eu de relation depuis très longtemps — et que je n’ai pas cherché à en avoir.

— Eh bien, moi non plus, fit-elle en détournant le regard.

Il lui adressa un sourire timide.

— Toute cette… cette histoire entre nous… J’ai été pris par surprise, et les surprises, ce n’est pas franchement mon truc.

— Je sais. Je l’ai compris dès que nous nous sommes rencontrés, répondit Riley, ironique.

— J’ai pensé que nous pouvions faire comme si rien ne s’était passé. Avoir une relation polie et professionnelle. Mais cela ne marche pas très bien, vous ne trouvez pas ?

— Je… Vous…

Elle soupira et laissa sa phrase en suspens. Elle inclina la tête et se massa la nuque, comme si elle lui faisait mal. Son visage était maintenant d’une pâleur extrême. Enfin, elle répondit :

— Non, effectivement. Cela ne marche pas très bien.

Une goutte de sueur glissa dans le dos de Quinton. Inutile d’accuser la chaleur… Mais au moins, il savait maintenant qu’il n’avait rien imaginé : Riley était bien attirée par lui.

Il secoua la tête.

— En un autre lieu, à un autre moment, ou si les circonstances étaient différentes, le problème aurait été facile à résoudre. Mais pour le moment, il nous met dans une situation plutôt inconfortable.

— Parce que vous êtes mon employeur, compléta-t-elle.

— Oui, exactement. Ma conduite était vraiment déplacée. Mais ce n’est pas tout : j’ai atteint un point critique dans l’accomplissement de mes projets pour ce ranch. Il faut que je reste concentré sur mon but. Votre présence, et celle de vos enfants…

— Est-ce que la présence de mes filles vous pose un problème ? lança-t-elle avec une soudaine agressivité toute maternelle.

— Non, ce n’est pas ça. Je suis sûr qu’elles sont merveilleuses. Mais je dois reconnaître que les savoir ici me met… mal à l’aise.

Il hésita avant de reprendre :

— Telle que je connais Cassie, je suis prêt à parier qu’elle vous a dit que j’avais perdu ma femme et mon fils, il y a plusieurs années.

— Elle me l’a dit, oui. Uniquement pour me conseiller de tenir les filles loin de vous, d’ailleurs.

Il doutait que la conversation en soit restée là, mais il n’insista pas. La façon dont Cassie se mêlait de sa vie amoureuse le rendait fou, mais il savait qu’elle n’avait que de bonnes intentions…

Il prit une profonde inspiration. Il ne voulait pas penser au passé, à cette époque où il travaillait si dur pour changer son avenir. Le souvenir de tout ce qu’il avait perdu était toujours là. Toujours aussi puissant, et toujours aussi dangereux pour sa tranquillité d’esprit.

— Tommy n’avait que quatre ans quand il est mort, expliqua-t-il tandis qu’un poids lui oppressait la poitrine. Quand je vous vois avec vos filles, beaucoup de souvenirs remontent à la surface. Des souvenirs que je préférerais oublier.

Il se passa une main dans les cheveux et ajouta :

— Ce que j’essaie de vous dire, c’est que je ne peux pas me permettre de me laisser distraire. Je ne veux pas risquer de faire capoter mes projets.

— Vous me demandez de faire mes bagages et de partir aujourd’hui, c’est ça ?

— Non, reprit-il. Je vous ai donné jusqu’à la fin du mois, et je ne reviens jamais sur une promesse.

— Génial. Un homme doté d’une conscience ! Voilà qui me change agréablement de mon ex-mari.

Sa voix tremblait légèrement. Elle devait l’avoir remarqué elle aussi, car elle fronça aussitôt les sourcils en relevant le menton.

— Qu’attendez-vous de moi au juste, Quinton ?

Il commençait à se sentir vraiment idiot. En lui parlant comme il venait de le faire, en lui avouant ce qu’il ressentait, il avait pris un gros risque. Heureusement, jusqu’ici, tout allait bien. Enfin, non. Pas précisément bien. Mais il avait au moins évité le désastre.

Il s’autorisa un petit sourire.

— Franchement, je n’en sais rien, et je ne pense pas avoir le droit de vous dire ce que vous devriez faire.

Il s’éclaircit la voix avant de poursuivre.

— Mais je sais ce que je veux faire : je veux arrêter de faire semblant. Je n’ai jamais su jouer à ces petits jeux-là. Je n’y vois qu’une perte de temps et d’énergie. Je pense que vous êtes une femme séduisante et très capable. C’est tout ce qui m’importe, et je veux partir de là.

— Ce qui veut dire… quoi, au juste ?

— Ce qui veut dire que je reste ouvert à tout ce qui peut se passer entre nous… s’il doit se passer quelque chose. Peut-être que ce n’était qu’un feu de paille, et que nous allons tous deux tourner la page et continuer à travailler ensemble comme si rien ne s’était passé.

Elle s’agita sur le banc.

— Je pense que c’est possible, dit-elle enfin.

Mais elle ne semblait pas convaincue pour autant.

— Quoi qu’il en soit, si nous continuons à tout faire pour nous éviter ou à marcher sur des œufs dès que nous sommes ensemble, nous n’arriverons à rien, sinon à nous rendre mutuellement fous, acheva Quinton.

— Je suis d’accord, soupira Riley. Je ne veux pas que le temps qu’il me reste à passer ici se déroule de cette façon.

— Donc, jusqu’ici, vous me suivez ?

— Non. Je ne vois pas encore très bien ce que vous voulez dire, fit-elle en le scrutant du regard.

Il souffla bruyamment. Il ne savait comment rendre cette conversation moins difficile, mais il était bien forcé d’essayer.

— Laissez-moi voir si je peux clarifier ma position.

Elle eut un petit rire.

— Clarifier votre position ? Vous parlez comme un avocat.

— Désolé. Pendant ces dix dernières années, je n’ai pas vécu en ermite, mais j’ai un peu oublié quand même comment communiquer avec une femme. J’essaie juste de m’assurer que nous abordons le sujet en toute franchise. Que nous nous faisons bien comprendre l’un de l’autre.

Elle se pencha en avant et le regarda de nouveau droit dans les yeux.

— Que voulez-vous me dire, Quinton ?

Il laissa son regard s’attarder un moment sur son visage. Une semaine plus tôt encore, il aurait été surpris par la proposition qu’il s’apprêtait à lui faire. Maintenant, elle lui semblait presque relever du bon sens.

— Je ne cherche pas une relation sérieuse, dit-il carrément. Mais vous me plaisez, et je pense que je vous plais. Je ne dirais pas non à un petit flirt. Quel mal y a-t-il à se sentir bien, à se donner mutuellement une raison de sourire ? Je pense qu’il serait bien plus raisonnable de passer du bon temps ensemble plutôt que de réfléchir comme nous le faisons avant de faire le moindre geste ou de prononcer la moindre parole.

Elle le regardait fixement, maintenant. Il n’aurait su dire si elle était en rage, ou simplement abasourdie.

— J’essaie de ne pas me montrer grossier, mais…

Il souffla de nouveau, dégoûté par sa propre incapacité à parler sans détours.

— Mais si ce… cette chose qui se passe entre nous échappe à notre contrôle, verriez-vous un inconvénient à vivre une aventure… à court terme ?

Elle resta silencieuse pendant un long moment. Un très long moment.

— Vous parlez de… d’une aventure d’une nuit ? demanda-t-elle enfin. Vous me demandez si je verrais un réel inconvénient à coucher avec vous ?

— Oui, si c’est là que cela doit nous mener.

Elle battit vivement des paupières.

— Toutes ces années de mariage ont dû me rouiller, moi aussi, parce que je ne me souviens pas d’avoir jamais eu ce genre de conversation avec un homme. Et surtout pas avec mon ex, qui était pourtant très doué pour les subterfuges et les petits jeux.

Soudain, elle semblait nerveuse. Elle se demandait sans doute si elle avait affaire à un détraqué. Mais il était trop tard pour faire marche arrière.

— Je suis désolé d’apprendre que vous avez passé tant d’années avec un homme qui ne vous traitait pas en adulte, lui dit-il. Vous êtes une femme intelligente, qui mérite le respect.

Elle demeura silencieuse et totalement immobile pendant si longtemps qu’il se sentit de nouveau complètement idiot. Enfin, elle plissa légèrement les yeux, inclina la tête et demanda :

— Et là, est-ce que vous êtes en train de flirter avec moi ?

— Non. Je ne fais que vous dire la vérité.

En retour, il obtint un sourire, qui lui donna le courage de poursuivre.

— Je n’essaie pas de vous mettre mal à l’aise. Mais vous ne me faites pas l’impression d’être le genre de femme à accepter facilement la proposition que je viens de vous faire.

— Et vous avez raison.

La déception s’insinua en lui.

— Mais je suis une femme, poursuivit-elle. Et je ne peux m’empêcher d’être flattée quand un homme comme vous dit que je l’intéresse.

— Alors, vous allez envisager d’accepter ?

— Non. J’ai bien peur que non, fit-elle en relevant la tête.

Là, pour le coup, cette situation devenait vraiment embarrassante. Il ne s’y était pas aussi mal pris avec une femme depuis le jour où il avait invité Darla Harris au bal de la promo — et qu’il s’était entendu poliment répondre qu’il devait avoir perdu la tête. Il hocha distraitement la tête et sentit que Riley prenait sa main dans la sienne.

Il leva les yeux vers elle. Avec un petit sourire, elle dit :

— Ce n’est pas ce que vous pensez, Quinton. Je dois admettre que vous m’attirez vraiment. Mais je ne peux pas. Une petite aventure sans conditions pourrait être délicieuse et amusante pour nous deux…

Il parvint à rire.

— Nous sommes au moins d’accord sur ce point.

Elle secoua la tête et ajouta :

— … mais si nous n’y prenons pas garde, cette histoire peut échapper à notre contrôle, et je ne peux pas courir ce risque en ce moment. Mes filles sont ma priorité. Elles ont été sérieusement perturbées par le divorce et, maintenant que tout ceci est derrière nous, je veux tout faire pour qu’elles s’en remettent. En d’autres termes, je ne veux rien faire qui puisse les perturber un peu plus, ou les mettre mal à l’aise.

— Jamais je ne voudrais leur faire de mal, moi non plus, fit Quinton.

— Elles ne sont plus des bébés. Elles sont assez grandes pour remarquer tout ce que je fais, et je suis censée leur servir de modèle, continua à argumenter Riley. Donc, il est hors de question que je passe vous voir pour m’amuser un peu dès que j’en ai envie, même si… Je ne peux pas, c’est tout.

Il passa une main sur sa joue rugueuse de barbe et admit :

— Je comprends votre point de vue.

Elle se réinstalla sur le banc. Elle semblait soulagée.

— Bien. Donc, nous devons poser des limites. Et j’ai bien peur que le sexe soit au-delà de ces limites.

Sa bouche se tordit en un léger sourire et elle ajouta :

— Mais nous pouvons être amis, pas vrai ? Nous ne sommes plus des enfants, et je serai bientôt partie. Nous pouvons avoir des relations détendues et agréables.

— Je suppose que ce serait mieux pour tout le monde, fit-il en réprimant un soupir.

— En effet.

— Donc…

Maintenant qu’elle avait écarté toute possibilité d’une aventure avec lui, il avait hâte d’abandonner ce sujet terriblement embarrassant. Il sortit la feuille de papier qu’il avait dans la poche, la déplia et la posa devant elle.

— Qu’allons-nous faire de ceci ?