14

Dix minutes plus tard, Quinton regardait Brad Palmer, qui entraînait une jolie blonde et les jumelles de Riley sur la piste de danse.

Ethan était venu lui dire quelques minutes plus tôt que l’ex-mari de celle-ci assistait à la soirée, en qualité d’invité de Marcus Freeman. Il ne savait pas où était passée Riley, mais il devait bien admettre qu’il était curieux de voir à quoi ressemblait l’homme qui avait partagé sa vie.

Et ce qu’il voyait ne l’impressionnait pas.

— Voilà donc le type qui a été assez stupide pour la laisser partir, marmonna-t-il.

Il était tellement occupé à observer l’homme qu’il en avait presque oublié qu’Ethan se tenait toujours à son côté.

— Tu ne vas pas lui casser la figure, j’espère, dit son ami. Je me suis donné trop de mal pour accrocher toutes ces lampes pour que tu les arraches comme un grizzly pris de folie.

— Rassure-toi, il ne lui arrivera rien, à moins qu’il ne fasse du mal à Riley ou à ses filles, précisa Quinton sans broncher. Et de toute façon, regarde-le bien. Ce type n’est pas un bagarreur — c’est un séducteur.

Du geste, Palmer exhortait les autres danseurs à former une chenille derrière Mitzy Freeman et les fillettes.

— Il a l’air heureux d’être avec ses filles, remarqua Ethan.

— Il est surtout ravi d’être le centre d’attraction, le contredit aussitôt Quinton, les dents serrées. Et tout le monde sur cette piste pense que ce fumier est un superpapa.

Ethan se tourna vers lui.

— C’est peut-être ce qu’il est vraiment, Quint. Tu as dit toi-même que Riley ne parlait pas beaucoup de son mariage. Peut-être que ce qu’elle t’en a dit était un peu… déformé. Tu ne connais pas tous les faits.

— Je sais reconnaître la tristesse, crois-moi. Et c’est ce que je vois dans les yeux de Riley chaque fois qu’elle parle de lui. C’est une coriace, mais il l’a fait souffrir. Il n’y a aucun doute.

Il souffla bruyamment et la chercha du regard dans la foule, une fois encore, mais en vain. Où diable était-elle ?

— Tu commences vraiment à t’attacher à cette femme, pas vrai ? demanda Ethan.

— Il faut que je la trouve, répondit-il comme s’il n’avait rien entendu.

Et il s’enfonça dans la foule.

Cinq minutes plus tard, il entrevit un éclair bleu et violet entre les arbres qui bordaient le petit ruisseau qui sinuait sur les terres du Flying M. L’endroit était un peu à l’écart, et il ne croisa aucun invité en descendant le chemin. Sans doute parce qu’il n’y avait rien à faire là-bas, sinon s’asseoir sur la balançoire rustique qui était accrochée à l’une des branches d’un énorme chêne.

Riley fixait un point, au loin, de l’autre côté du ruisseau. Sa fine silhouette se détachait sur le ciel que le crépuscule peignait de rose. A tout autre moment, il aurait profité de cette occasion pour se repaître de sa vue, le plus longtemps possible. Mais en cet instant, il pouvait deviner ses pensées. Il ressentait juste le besoin de l’aider — même s’il ne savait vraiment pas comment y parvenir.

Enfin, elle tourna imperceptiblement la tête vers lui. Son visage était d’une pâleur extrême, ses traits semblaient figés.

— Tu vas bien ? demanda-t-il.

Question idiote ! Il ne savait vraiment pas s’y prendre.

Elle hocha à peine la tête avant de reposer les yeux sur le ruisseau.

— L’eau n’est pas assez profonde pour que tu puisses te noyer, dit-il. J’en déduis que tu étudies la possibilité de ramasser des cailloux pour les jeter à la tête de cette ordure.

— Cela ne servirait à rien, répondit-elle d’une voix morne. La tête de Brad est aussi dure que du béton.

Elle se tourna vers lui.

— Cassie t’a dit ?

— Non, Ethan, expliqua-t-il.

— Donc, tu l’as vu ?

— C’est difficile de le rater quand il se prend pour Travolta.

Sa remarque fut accueillie par un petit sourire crispé.

— Il a toujours été bon danseur. La plupart du temps, il lui suffit de montrer ce qu’il sait faire sans cavalière.

Son humeur semblait un peu moins sinistre, maintenant. Elle regarda vers la piste de danse, par-delà les arbres. L’orchestre venait d’attaquer un morceau de Jimmy Buffett.

— Je devrais aller jeter un œil sur les filles.

Il la retint en la prenant par le bras.

— Attends encore un peu. Tes filles s’amusaient vraiment quand je les ai vues. Si tu les arraches à leur père maintenant, tu ne réussiras qu’à les monter contre toi.

— Tu ne comprends pas, commença-t-elle.

Ses yeux bleus, qui étaient assombris par le chagrin quelques instants plus tôt encore, étincelaient maintenant de colère.

— Tu penses qu’il se soucie de ses filles ? Eh bien, ce n’est pas le cas. Il aurait préféré des garçons — si tant est qu’il ait voulu des enfants.

D’une voix tranchante, elle poursuivit :

— Quand j’ai demandé le divorce, il était prêt à se battre pour les garder, mais ce n’était que pour me faire du mal. Il a suffi que je lui dise que je lui laissais ma part du ranch pour qu’il abandonne. Voilà le genre de père qu’est Brad.

Que pouvait-il répondre à ça ? Rien ! Mais il savait qu’il détestait l’entendre parler avec autant d’amertume.

Elle grimaça et s’éloigna de quelques pas, pour aller s’asseoir sur la balançoire. Il la rejoignit et s’assit à côté d’elle. La balançoire oscilla légèrement, mais Riley ne bougea pas. Le regard perdu dans le vague par-delà le ruisseau, il soupira. Toute la tristesse du monde n’empêcherait jamais le soleil de se coucher, pas plus qu’elle ne pouvait changer le son du vent dans les arbres, ni faire disparaître le désir lancinant que l’on avait de choses que l’on ne pouvait même pas nommer.

Après un moment qui lui sembla très long, il demanda :

— Est-ce que tu veux en parler ?

Elle secoua la tête. Il avait envie de tendre la main pour toucher les boucles blondes qui caressaient sa joue, mais il n’en fit rien. Jamais il ne s’était senti aussi inutile.

— J’ai été stupide de l’épouser, marmonna-t-elle soudain. Mais j’ai toujours pensé que quand on rencontre un vide dans sa vie, il faut essayer de le combler. Et Brad Palmer m’a amenée à croire qu’il était exactement ce qu’il me fallait. Il a toujours eu assez de baratin pour obtenir tout ce qu’il veut.

— Et quel genre de baratin a-t-il utilisé pour t’avoir ? demanda-t-il doucement.

Elle haussa les épaules, avec bien moins de vivacité qu’elle le faisait d’habitude.

— Il n’a pas eu grand-chose à faire. Je l’ai rencontré pendant ma première année à l’université. Malgré les bourses, je m’en sortais à peine. Ma sœur aînée, Jillian, essayait de m’aider, mais elle devait payer ses propres études. Je travaillais à temps partiel pour pouvoir régler mes frais de scolarité. Mais à chaque semestre, c’était plus difficile.

— Et tes parents ? Ils ne pouvaient pas t’aider ?

— Ils étaient morts l’année d’avant, dans un accident de voiture. La ferme était hypothéquée au maximum et nous avions beaucoup de dettes. Une fois toutes nos créances payées, il restait tout juste assez d’argent pour financer une partie des études de Jillian. Nous nous sommes alors dit que nous nous occuperions de mes besoins en temps et en heure.

— Et un prêt étudiant ?

Elle secoua la tête.

— Papa et maman étaient lourdement endettés, comme je te l’ai dit. Je ne voulais pas prendre le même chemin à moins d’y être vraiment obligée. Donc, tu comprends, j’avais des soucis d’argent, je devais m’adapter à la vie à l’université, et accepter que la vie que j’avais connue avec mes parents était… finie pour toujours. Ce n’était pas une époque très heureuse pour moi.

— Jusqu’à ce que Palmer apparaisse.

— Aussi incroyable que cela puisse me sembler maintenant, oui. Je l’ai rencontré à une soirée. Il avait obtenu son diplôme un an avant mon arrivée, mais il avait toujours des amis à l’université. Nous avons passé presque toute la soirée à parler ensemble. Il était plein de charme et d’attentions. Et moi, je me sentais si seule, j’étais si flattée qu’il me remarque, que j’ai tout gobé.

— Maintenant que je l’ai vu en action, je peux imaginer combien il a dû te sembler attirant.

— Oh ! il sait comment user de son charme, c’est sûr. Il a commencé à venir me voir régulièrement. A la fin de ma deuxième année, il m’a demandé de l’épouser. Il avait un petit ranch près de Cooper ; il m’a dit qu’à nous deux nous en ferions quelque chose de grand. Que nous serions comme des pionniers.

— Donc, tu as abandonné tes études pour l’épouser.

Elle se redressa. Son profil pâle semblait avoir été sculpté dans le marbre.

— J’ai pensé que c’était la meilleure chose à faire. Je pourrais reprendre mes études plus tard et obtenir mon diplôme de comptabilité, et ma sœur pourrait enfin se concentrer sur sa propre vie. Mais surtout, je voulais être l’épouse de cet homme séduisant et charismatique qui semblait penser que j’étais une femme tellement spéciale.

Elle grimaça.

— C’était une décision incroyablement stupide, mais je préfère penser que j’étais trop jeune pour le voir.

— Tu l’étais sans doute, et il est toujours difficile de ne pas être attirée par quelqu’un qui t’accorde autant d’attention.

Elle rit, mais son rire tremblait un peu.

— J’ai compris plus tard que Brad se comportait de la même façon avec toutes les femmes. Chez lui, c’est comme un réflexe.

Elle s’interrompit pour prendre une profonde inspiration. Il se sentait complètement impuissant. En la poussant à parler, il ne savait pas s’il l’aidait ou s’il la faisait souffrir. Il avait tellement peu l’habitude de vivre ce genre de situations.

— Au début, j’ai vraiment eu l’impression que nous étions tous deux unis contre le reste du monde, poursuivit-elle. Ensuite, les filles sont arrivées. J’étais heureuse de les avoir, mais elles me prenaient chaque seconde de mon temps. Je sais que Brad s’est senti négligé.

— Il ne semble pas être le genre d’homme à accepter facilement de l’être, commenta-t-il.

— Nous nous sommes beaucoup disputés à cette époque, reconnut-elle. Ensuite, le ranch a connu deux mauvaises années, et Brad a trouvé du travail au bar Le Seven. Il était de moins en moins souvent à la maison et, sincèrement, cela ne me déplaisait pas vraiment. Quand il était de mauvaise humeur, il était trop… trop difficile à vivre.

— Est-ce qu’il était violent physiquement ?

Elle se mordit la lèvre.

— Il ne m’a jamais frappée. Mais un jour, Roxanna lui a répondu — tu sais comment elle peut être, maintenant — et Brad a été vraiment… dur avec elle. Je suis intervenue à temps, mais je pense que si je n’avais pas été là…

Elle secoua la tête avant d’achever :

— Je ne sais pas. Après cet incident, j’ai toujours été un peu mal à l’aise quand je le laissais seul avec elles.

— Quel fumier ! s’emporta Quinton. Les filles ont l’air de l’adorer, pourtant.

— Voilà bien toute l’ironie de la chose ! Il s’est passé des mois avant qu’elles arrêtent de me supplier de revenir avec lui. Je ne pouvais pas leur dire qu’il avait trouvé quelqu’un d’autre avant même que je demande le divorce.

— Quel homme merveilleux ! lâcha-t-il, railleur.

Riley hocha la tête.

— Je ne suis pas complètement idiote. Il trouvait trop de prétextes pour ne pas rentrer à la maison. Je l’ai surpris à mentir, deux fois, et quelqu’un m’a dit qu’il l’avait vu dans un restaurant, avec Mitzy.

— Et tu lui as demandé des comptes, acheva Quinton.

— Oui, fit-elle en fronçant les sourcils. Comment le sais-tu ?

Il sourit et, du bout du doigt, repoussa une boucle qui lui retombait dans le cou.

— Parce que tu ne choisis jamais la solution de facilité. Tu aurais été incapable de faire comme si de rien n’était en espérant que tout finirait par s’arranger.

— Pourtant, j’ai fermé les yeux pendant bien trop longtemps, crois-moi. Ensuite, à peu près un mois après qu’il m’a juré qu’il avait rompu avec Mitzy, Wendy a attrapé une pneumonie et a été hospitalisée. J’ai cru que j’allais devenir folle d’inquiétude. Elle est restée entre la vie et la mort pendant quelques jours. Le docteur nous a dit…

Les lèvres tremblantes, elle dut lutter pendant quelques instants pour retrouver son calme.

— Il nous a dit que… nous devions nous préparer au pire.

Quinton savait comment ce genre de peur peut dévorer un parent de l’intérieur.

— Cela a dû être insupportable pour toi.

Il passa un bras autour de ses épaules et l’attira doucement contre lui. Elle ne se raidit pas, elle ne s’écarta pas. Il posa la joue sur sa tête et pressa les lèvres contre ses cheveux. Ils étaient aussi doux, aussi chauds que de la soie.

— Ces moments ont été les plus terrifiants de ma vie. Un soir, Brad devait garder Roxanna pendant que j’étais à l’hôpital. Wendy avait passé une mauvaise journée, et j’ai eu peur. Très peur. Je l’ai appelé. Je voulais juste qu’il soit là, avec moi, tu comprends ? Au cas où… j’avais besoin de lui.

Elle secoua la tête.

— Mais je n’ai pas pu le joindre, et personne n’a pu me dire où il était. Vers minuit, il est entré dans la chambre en me disant qu’il avait laissé Roxanna chez nos voisins pour pouvoir être avec Wendy et moi, parce qu’il ne pouvait supporter d’être ailleurs.

— Mais tu savais qu’il mentait.

Elle secoua la tête et pressa la joue contre son torse.

— Il avait l’air tellement coupable que c’en était presque comique. Il puait un parfum hors de prix que je ne pouvais pas me permettre d’acheter. Mais de toute façon, je connaissais déjà la vérité. J’avais appelé la voisine plus tôt dans la soirée pour lui demander si elle pouvait passer au ranch, et elle m’avait appris qu’elle gardait Roxanna depuis que Brad la lui avait amenée, à 4 heures de l’après-midi.

Quinton ne put s’empêcher de jurer à voix basse.

— Il est encore plus fumier que je ne l’imaginais.

Elle se redressa afin de pouvoir le regarder. Et dans les yeux de Riley il lut une terrible souffrance.

— Quel genre de père peut s’offrir un cinq à sept avec sa maîtresse alors que l’un de ses enfants est à l’hôpital et qu’il peut…

Elle se mordit la lèvre.

— Après cela, je n’ai plus pu rester avec lui. Le jour même où Wendy est sortie de l’hôpital, j’ai demandé le divorce.

Elle semblait tellement perdue. Il posa ses mains en coupe sur ses joues humides de larmes, et aussi brûlantes que si elle avait eu de la fièvre.

— Je suis tellement désolé que tu aies dû endurer tout ça.

Les coins de la bouche de Riley remontèrent imperceptiblement.

— Jamais je n’ai raconté à personne ce qui s’est passé cette nuit-là, sauf à ma sœur. Tu sais écouter, Quinton.

— Riley…

Il inclina la tête pour poser son front contre le sien. Sa bouche était si près de la sienne que leurs souffles se mêlaient, et ses cils humides caressaient sa joue. Il voulait qu’elle sente le lien qui les unissait, qu’elle comprenne qu’il était là pour elle. Il avait envie de l’embrasser mais, pour le moment, c’était d’un ami qu’elle avait besoin, pas d’un amant.

— Je donnerais tout pour pouvoir remonter le temps et empêcher tout ceci de se produire, chuchota-t-il. Je voudrais que tu ne l’aies jamais rencontré.

— Si je ne l’avais pas rencontré, répondit-elle sur le même ton, les filles ne seraient pas là. Et jamais je ne regretterai de les avoir.

Ils restèrent ainsi pendant un long moment, l’un contre l’autre, presque sans bouger. Soudain, la bouche de Riley effleura la sienne, en un contact tellement subtil qu’il se demanda si cela avait existé. Tout son être lui semblait tendu à l’extrême, susceptible de se briser à tout instant.

Elle s’écarta de lui, se redressa et regarda vers la partie du jardin où se déroulait la fête. Il tourna la tête. On avait allumé les lumières au-dessus de la piste de danse. A travers le fin réseau d’arbres, on eût dit autant de diamants.

— Il faut que j’y retourne, soupira-t-elle. Il en a sans doute marre de jouer au papa.

Elle se leva mais, avant qu’elle ait pu s’éloigner, il la prit par la main.

— Pas encore. Pas avec cette expression sur ton visage. Ne lui fais pas le plaisir de lui montrer qu’il t’a bouleversée.

— Je me moque de ce qu’il pense, répliqua-t-elle en passant sa main libre sur sa joue humide de larmes. Il ne peut plus m’atteindre. Mais il peut encore faire mal aux filles. Je ne veux pas qu’elles découvrent quel homme il est vraiment.

— Pourtant, elles le découvriront bien un jour. Et tu le sais, pas vrai ?

Elle pinça les lèvres avec détermination.

— Pas si je peux l’en empêcher.

Sans lâcher sa main, il se leva, lui aussi.

— Allons les chercher. Et après, si tu veux rentrer, nous rentrerons.

Elle ne put complètement masquer son soulagement à cette proposition, mais dit courageusement :

— Je t’avais promis une danse.

Il leva sa main jusqu’à ses lèvres et lui embrassa la paume.

— Ne t’inquiète pas, je ne l’oublierai pas.

Ils remontèrent le chemin pour rejoindre la fête. Maintenant que toutes les lumières étaient allumées, l’endroit semblait magique. Il faisait plus frais, à présent. La soirée allait sans doute se prolonger jusque tard dans la nuit, mais peu importait : il faisait confiance à Ethan et Cassie pour maintenir l’ambiance.

Riley et lui se frayèrent un chemin à travers la foule. Des tables et des chaises avaient été disposées devant la piste de danse. Roxanna et Wendy, assises à l’une d’elles, regardaient leur père qui dansait un slow avec Mitzy Freeman. Riley posa les mains sur leurs épaules et elles se retournèrent toutes les deux. Elles avaient les joues rouges, elles étaient décoiffées, mais elles irradiaient le bonheur.

Un seul coup d’œil à l’expression de leur mère leur fit pressentir la catastrophe qui était sur le point de se produire. Wendy poussa un petit gémissement, mais Roxanna s’empressa d’expliquer :

— On se repose juste un peu. Papa va nous demander de danser dans une minute.

— Nous devons y aller, dit Riley d’un ton calme et ferme.

— On veut pas, se plaignit Wendy. On s’amuse.

— Et on n’a même pas encore mangé, renchérit Roxanna.

La fillette arborait déjà une expression butée. Comme Riley secouait la tête, Quinton décida d’intervenir pour essayer d’éviter une scène.

— Je suis désolé, les filles, mais j’ai oublié de m’occuper de deux ou trois trucs à la maison. Nous devons partir un peu plus tôt, mais nous pourrions emporter de quoi manger.

Riley lui adressa un regard empli de gratitude, mais les jumelles ne prêtèrent aucune attention à ses paroles. Elles levaient toujours des yeux implorants vers leur mère. Il aurait pu leur dire à l’avance que c’était inutile. Riley n’était plus la femme vulnérable de tout à l’heure. Elle avait de nouveau revêtu son armure.

Brad et Mitzy descendirent de la piste de danse, et les jumelles s’élancèrent vers leur père.

— Maman dit qu’on doit partir, lui annonça Roxanna.

Brad leva les yeux vers Riley. Pendant quelques longues secondes, aucun d’eux ne dit rien, mais un observateur attentif n’aurait pas manqué de remarquer la bataille silencieuse qui se déroulait entre eux.

Enfin, Palmer haussa les épaules et se tourna vers les filles.

— Désolé. C’est votre maman qui commande.

Il les embrassa rapidement sur la joue et ajouta :

— N’oubliez pas que papa vous aime.

Les petites semblaient désespérées mais, avant qu’elles aient pu dire un mot, Riley lança, sur un ton sans réplique :

— Allez chercher vos affaires.

Une expression coléreuse se peignit sur les traits de Roxanna, qui partit en courant vers le coin des enfants. Wendy émit un petit bruit dégoûté et lui emboîta le pas, plus lentement.

Quand elles furent hors de portée de voix, Palmer se tourna de nouveau vers Riley.

— Tu es une vraie rabat-joie, tu sais ?

— Tu as eu ton heure d’amusement, fit-elle sèchement.

— Qu’est-ce qu’il y a, Riley ? Tu as peur que je laisse échapper devant elles que leur mère est une vraie garce ?

Le sang de Quinton se mit à bouillir dans ses veines. Il fit un pas en avant.

— Oh. Une minute…

Riley posa une main sur son bras.

— Ce n’est rien, dit-elle d’une voix aussi cassante que du verre. Quand il ne peut pas faire ce qui lui chante, il devient toujours odieux.

— Je leur montrais juste comment on s’amuse, claironna Palmer. Toi, tu en es incapable.

Elle se tourna vers Quinton.

— Allons-y, si tu es d’accord.

Son ex-mari sembla enfin remarquer sa présence.

— Qui est-ce ? demanda-t-il avec un sourire narquois. Tu te paies déjà du bon temps avec quelqu’un d’autre ?

— Je pense que vous feriez mieux d’aller profiter de la soirée, répondit Quinton d’un ton calme.

— Laissez-moi vous dire une chose, mon pote, lança Palmer. Faites bien attention. Vous savez comment je la surnommais ? La Tueuse de rêves. Cette femme ne sait pas s’amuser. A la voir, on pourrait croire que c’est elle en personne qui a écrit les Dix Commandements.

*  *  *

Le trajet qui les ramena à la maison fut l’un des plus longs et des plus pénibles que Quinton ait jamais connus. Leur état d’esprit était tellement différent de celui du début de soirée que c’en était presque risible.

Il essaya bien de remonter le moral de tout le monde, mais la tâche était bien trop ardue. Riley semblait plongée dans ses pensées. A l’arrière, Roxanna soufflait bruyamment de temps en temps et Wendy reniflait comme si elle essayait de retenir ses larmes.

Personne ne semblait intéressé par les hamburgers et les milk-shakes qu’ils avaient emportés. Quant à lui, il n’avait plus aucun appétit. Tout ce qu’il voulait, c’était rentrer chez lui et s’asseoir sous son porche avec une bière. Ensuite, il pourrait se plonger dans des histoires de chevaux, de nappes phréatiques qui commençaient à s’épuiser et de comptabilité qui menaçait de tomber dans le rouge. C’était là des problèmes qu’il se savait capable de surmonter. Rien à voir avec cette famille explosée qui progressait à travers des sables mouvants émotionnels, et qui semblait devoir continuer à le faire pendant des années encore.

Le couple qu’il avait formé avec Teresa était solide comme un roc, mais ce n’était pas le cas de tous, bien sûr. Il savait que l’infidélité pouvait provoquer autant de ravages qu’un tremblement de terre chez le conjoint trompé. En écoutant Riley parler de la conduite de son mari, de son ultime trahison… il avait eu l’impression qu’une main géante lui tordait l’estomac. Et quand il s’était retrouvé face à cet homme, son mépris avait bien failli se muer en rage.

Il avait mal, vraiment, pour ces petites filles et pour leur mère. Mais s’il cédait à l’envie brute de s’impliquer dans leurs vies, il sentait qu’il ne pourrait plus jamais faire machine arrière.

Il n’aimait vraiment pas cette idée. Il y avait des années qu’il ne se souciait plus que de lui-même et, à dire vrai, il n’était pas certain de savoir encore comment faire vivre une relation.

D’ailleurs, il ne voulait même pas essayer de le faire. D’abord, il devait rester concentré sur son but : Echo Springs. Mais ce n’était pas tout. S’il regardait les choses en face, il était forcé d’admettre qu’il risquait d’aggraver encore la situation.

Il gara le 4x4 dans la cour, sur le côté de la maison, coupa le moteur et tendit les clés à Riley. Les filles détachèrent leur ceinture, sautèrent de la voiture sans attendre leur mère et coururent vers la porte de l’appartement. Riley soupira et lui adressa un regard résigné. Elle savait que la nuit allait être longue. Il n’aurait pas aimé être à sa place.

— Je vais vérifier que tout va bien à l’écurie, lui dit-il. Est-ce que je peux faire quelque chose pour t’aider ? Je ne vois pas trop quoi, mais je peux toujours essayer.

Elle grimaça.

— Elles sont plutôt en colère. Il vaudrait sans doute mieux que je te dise bonne nuit tout de suite.

— Riley…

— Avant que Brad arrive, nous passions un bon moment… dit-elle en laissant sa phrase en suspens.

Ses mains se crispaient sur ses genoux. Même si elle était encore en colère contre son ex-mari, ce n’était pas à lui qu’elle pensait. Il la soupçonnait de se dire, tout comme lui, qu’il serait bon d’être simplement dans les bras l’un de l’autre. Mais, ce soir, c’était hors de question. Et cela le serait peut-être toujours.

Elle descendit vivement de voiture, comme pour ne pas se laisser le temps de changer d’avis. Peut-être n’était-ce que parce que les filles l’attendaient. Mais il aimait à croire qu’il y avait plus.

Avant de claquer sa portière, elle se pencha et dit :

— Merci de m’avoir aidée à traverser tout cela, Quinton. Grâce à toi, la situation a été plus… gérable. Bonne nuit.

Il la suivit des yeux. La lune était presque pleine, ce soir, et sa lumière nimbait la jeune femme d’argent. Il ne pouvait détacher son regard d’elle. Pendant un moment, il choisit de s’accrocher à la promesse qu’elle représentait et d’ignorer tout ce qui, au fond de lui, lui disait qu’elle prenait trop d’importance dans sa vie.

Ce ne fut que quand elle eut disparu à l’intérieur de l’appartement qu’il descendit du 4x4. Il était trop tôt pour qu’il aille se coucher. Il décida donc d’aller vérifier que tous les animaux étaient bien installés pour la nuit avant de boire sa bière.

Il était presque arrivé à l’écurie quand la porte de l’appartement s’ouvrit brusquement. La silhouette de Riley se détachait sur le flot de lumière qui venait de l’intérieur. Elle se dirigeait droit vers lui, à grands pas décidés. Inquiet, il plissa le front.

— Riley ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Elle continua d’avancer sans répondre. Enfin, elle fut face à lui. Alors, elle leva les mains et s’agrippa au col de sa chemise, de sorte qu’il baissa instinctivement la tête.

Et elle l’embrassa.

Elle le prenait réellement par surprise. Bien sûr, il avait souvent rêvé de ce moment, rêvé de voir cette femme l’accueillir, le désirer, faire bondir son cœur dans sa poitrine. Mais ce n’avait été que des rêves. Alors que cet instant était réel. Riley était réelle.

Sa bouche était chaude, ses lèvres étaient douces et audacieuses. De sa langue, elle caressait, taquinait la sienne avec une sensualité inouïe. Son baiser, avide de passion, était celui d’une femme qui s’est retenue trop longtemps, et il ne put s’empêcher d’y répondre. Il ne pouvait résister au désir qui l’embrasait.

Maintenant, il la serrait contre lui, les mains posées au creux de ses reins. Son corps s’arquait contre le sien, ses doigts se crispaient sur ses épaules.

Il essayait encore de comprendre ce qui se passerait ensuite quand elle s’écarta. Tous deux tremblaient, hors d’haleine.

A contrecœur, il recula d’un pas. Il était bien trop près du bord du gouffre, et ne voulait pas risquer d’y basculer.

— Est-ce que c’était une sorte de vengeance contre ton mari ?

— Cela n’avait rien à voir avec lui, répondit-elle.

Elle semblait bien plus calme qu’il ne l’était lui-même.

— J’en ai seulement eu marre d’essayer de me convaincre de ne pas le faire.

Et, comme si elle craignait d’oublier ses résolutions si elle ne mettait pas quelque distance entre eux, elle tourna brusquement les talons et s’élança vers l’appartement.