17

Quinton était toujours assis sur le hayon du camion. Il était exténué, et n’avait pas encore complètement retrouvé l’usage de ses membres.

Mais quand donc allaient-ils se décider à tous s’en aller ? Il voulait être seul. Il avait besoin de temps pour reprendre ses esprits. Mais la cour fourmillait de gens, qui semblaient tous avoir une mission à accomplir…

Un urgentiste avait fait rentrer Riley et sa fille dans l’appartement afin d’examiner Roxanna. Balayé par des flashes de lumières rouges et bleues, Ethan parlait aux ambulanciers de Beaumont et les aidait à établir leur rapport. Les employés du Flying M débarrassaient les décombres du hangar. Devant l’appartement, Cassie Rafferty réconfortait Wendy, qui semblait terrorisée. Un second urgentiste se tenait debout devant lui et tamponnait une petite coupure qu’il avait près de la tempe.

— Vous êtes sûr de ne pas vouloir aller à l’hôpital ? demanda l’homme.

Il secoua prudemment la tête. Il ne pouvait pas supporter les hôpitaux. A peine avait-il pu rester assis dans la salle d’attente quand Virgil avait été blessé. Renonçant à le convaincre, le médecin referma enfin sa trousse de soins et retourna à l’ambulance.

Il avait la sensation que la roue du temps s’était mise à tourner à l’envers. Il aurait tout aussi bien pu se trouver une décennie plus tôt, le jour où il avait perdu Teresa et Tommy. Mais cette fois-ci, il était toujours debout, et non sur un brancard, en route pour un hôpital où personne ne pourrait guérir la plus douloureuse de ses blessures.

Pourtant, il détestait l’impression de déjà-vu que lui donnait cette scène.

La nouvelle devait déjà avoir circulé dans le comté. Jim et Steve Ramsey arrivèrent pour aider les autres hommes. Ensuite, ce fut le tour de Lilianna, qui s’affaira autour de lui pendant quelques minutes avant d’aller préparer des litres de café noir. Même son médecin personnel, le Dr Kayne, était venu.

— Qui diable vous a appelé ? demanda Quinton.

Il commençait à avoir l’impression de ne plus rien contrôler sur sa propriété.

— Moi, répondit Ethan en les rejoignant. Je savais que tu refuserais d’aller à l’hôpital, alors le doc va t’examiner ici.

— Je vais bien, dit-il, pour la centième fois peut-être.

Il désigna l’amas de décombres et ajouta :

— Il faut juste que j’arrive à comprendre ce qui s’est passé.

— Pas pour le moment. Rentrons à la maison.

— Non, gronda-t-il.

Il regarda vers la porte de l’appartement, espérant que Riley allait sortir, ou quelqu’un qui pourrait lui dire comment allait Roxanna. Il serait bien allé aux nouvelles lui-même, mais ses jambes tremblaient encore trop violemment pour le soutenir, et il ne voulait pas paraître ridicule.

Ethan devait avoir deviné ce qui le préoccupait, ou simplement vu ce qu’il regardait.

— Cassie vient tout juste d’aller aux nouvelles, dit-il. Roxanna va bien, Quint, et Riley sortira bientôt. En attendant, tu vas venir avec nous.

— Nettoyer tout ça est ma responsabilité, martela Quinton. Je ne peux pas laisser quelqu’un d’autre s’en charger.

— C’est le travail de ta manager. Une fois qu’elle sera sûre que sa fille va bien, elle s’occupera de tout. Je l’aiderai. Maintenant, rentrons dans la maison.

Ethan et le docteur l’aidèrent à se lever. Ce fut comme si une langue de feu le dévorait de la taille jusqu’aux pieds, et il manqua tomber à genoux. Il parvint à traverser la cour d’un pas lent, soutenu par Ethan, sur des jambes tremblantes et assaillies par les crampes.

Ensuite, il perdit un peu le fil des événements. Il fut vaguement conscient qu’il montait l’escalier jusqu’à sa chambre, que Lilianna lui tendait une énorme tasse de café, et que le Dr Kayne recousait l’entaille sur sa tête et lui déposait des pilules contre la douleur dans la main. Il prit la douche la plus chaude qu’il put supporter, et gémit de plaisir à chacune des secondes qu’elle dura. Ensuite, il se mit au lit et le médecin lui injecta un produit pour combattre les spasmes musculaires.

Il ne voulait pas dormir. Il voulait parler à Riley. Et après la nuit qu’il venait de passer, il avait peur que ses cauchemars reviennent, deux fois plus puissants. Il n’était pas certain de pouvoir le supporter. Mais il semblait tout bonnement incapable de garder les yeux ouverts…

Quand il s’éveilla, plus tard, la chambre était presque plongée dans l’obscurité. Quelqu’un avait laissé la lumière allumée dans la salle de bains, en guise de veilleuse. Les rideaux étaient tirés. A côté du lit, il distingua vaguement la silhouette d’une chaise, mais elle était vide.

Pendant combien de temps avait-il dormi. Une heure ? Deux ?

Il n’avait pas fait de mauvais rêves, et le solo de batterie qui martelait sa tête quand il s’était endormi avait disparu. Il ne restait plus que cette douleur sourde… Il se sentait un peu désorienté, mais pas en trop mauvaise forme — pas vraiment, du moins.

Avec précaution, il s’assit et alluma la lampe de chevet. Son corps protesta d’une centaine de façons différentes mais, pour l’essentiel, il réagissait aux ordres qu’il lui donnait. Un bon point. Par contre, rester allongé n’aurait fait qu’aggraver ses crampes, aussi décida-t-il de se lever. Il allait s’habiller et descendre voir comment les choses se passaient.

Les dents serrées, il essaya tant bien que mal de rentrer ses jambes dans un jean propre. Il jura. Même passer une simple chemise allait être toute une aventure. La porte de la chambre s’ouvrit sans prévenir et un petit cri étouffé derrière lui le força à se tourner — comme il put. Riley se tenait debout à la porte.

— Tu es réveillé, dit-elle.

Il hocha la tête, ce qui déclencha une nouvelle vague de douleur, et répondit :

— J’avais juste besoin de faire une sieste.

— Tu as presque fait le tour du cadran, dit-elle. On est samedi.

Il cligna des yeux, boutonna son jean aussi vite que possible et alla chercher sa montre, qui était posée sur la commode. Presque 20 heures. Il y avait un peu plus de vingt-quatre heures que l’enfer s’était déchaîné. Une journée entière. Il ne pouvait pas se permettre de perdre tant de temps ! Sauf que, pour le coup, il ne pouvait rien y faire.

— Comment va Roxanna ? demanda-t-il, reprenant pied dans la réalité.

— Elle a hâte de s’excuser. Elle est terriblement humiliée d’avoir provoqué tous ces ennuis, mais elle n’a rien.

— C’est un soulagement, dit-il.

La tension qui l’habitait se relâcha en partie, mais il remarqua alors combien le visage de Riley était pâle et tendu. Il fronça les sourcils.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Toi. Les ecchymoses sur ton dos et tes épaules…

Elle s’interrompit et pressa les doigts contre sa bouche, avant de traverser la pièce pour venir jusqu’à lui.

— Elles sont tellement affreuses.

— Riley…

Il aurait bien aimé la réconforter, mais comment ? Son dos devait offrir un spectacle impressionnant, d’autant que les cicatrices de ses anciennes brûlures ne disparaîtraient jamais tout à fait. Mais il ne voulait pas en parler.

Elle vint simplement se mettre contre lui, passa les bras autour de sa taille avec mille précautions, et plaqua son visage contre son torse.

— Là, dit-il en posant la main sur l’arrière de sa tête. Tout va bien.

C’était des mots stupides, mais il ne savait que dire d’autre.

— Je vais bien. Je n’aurai pas de séquelles.

Elle leva les yeux vers lui.

— Je suis désolée. Je m’étais promis de ne pas pleurnicher. Mais le Dr Kayne a dit qu’il fallait te surveiller, au cas où tu aurais eu un traumatisme crânien. Tu as dormi pendant si longtemps que je commençais à m’inquiéter.

Malgré la fatigue, malgré la douleur, il était pleinement conscient de la douceur du corps de Riley plaqué contre le sien, de ses cheveux qui chatouillaient son torse nu. Il aurait tant voulu l’attirer plus près de lui encore, mais il n’osait pas. Au prix d’un immense effort de volonté, il recula d’un pas et la lâcha. C’était ça, ou lui faire l’amour, sans plus penser ni à leur accord ni au lendemain.

— Tu peux arrêter de t’inquiéter, assura-t-il. Dis-moi plutôt ce qui s’est passé pendant que je dormais. Est-ce qu’Ethan est encore là ?

Elle secoua la tête.

— Il est resté toute la nuit, mais il est reparti ce matin.

Voilà qui expliquait la chaise auprès de son lit.

— Est-ce que c’est lui qui a passé son temps à me réveiller pour me demander mon nom ? Je peux te dire que ça m’a énervé.

— C’était pour s’assurer que tu n’avais rien au cerveau. Oui, il est resté à ton chevet pendant toute la nuit. Lilianna a pris le relais au matin. Et maintenant, c’est mon tour de garde.

— Mon Dieu. J’ai l’impression d’être un invalide.

— Je ne fais que suivre les ordres du Dr Kayne.

Elle alla prendre un petit flacon de comprimés sur la table de chevet.

— Il voulait que tu prennes un de ces cachets en te réveillant. Des relaxants musculaires, je pense.

— Je n’en ai pas besoin.

— Ethan m’a prévenue que tu risquais de refuser, et qu’il faudrait alors que je l’appelle.

— Pourquoi ? grommela Quinton. Je n’ai pas d’ordres à recevoir de lui.

— Non, convint-elle avec un petit sourire. Mais il a dit qu’il viendrait m’aider à te le faire avaler de force.

Il fronça les sourcils, mais prit quand même le cachet qu’elle lui tendait. Sincèrement, il avait l’impression que tout son corps était passé sous un rouleau compresseur. Elle lui donna un verre d’eau.

— Tu ferais une infirmière exécrable, lui dit-il.

Il avala le médicament avec une gorgée d’eau. Sa bouche lui sembla moins pâteuse.

— Je perds un temps précieux. Il y a des choses à faire.

— Non, répliqua-t-elle. A quoi penses-tu que j’ai passé ma journée ?

— Le centre aéré est fermé, le samedi. J’aurais cru que tu serais avec tes filles.

— Cassie a proposé de les prendre au Flying M pour la nuit. Je pense que Roxanna en a été soulagée. Elle doit s’attendre à ce que je l’enferme quelque part et que je jette la clé.

— Ne sois pas trop dure avec elle, suggéra Quinton. Je pense qu’elle se reproche déjà bien assez ce qu’elle a fait.

— Hum. Nous verrons.

— Bien. Dis-moi où nous en sommes, alors.

— Voyons…

Elle leva la main pour énumérer sur ses doigts les tâches qui avaient été accomplies au cours de la journée.

— Jim, Steve et moi avons bien travaillé. Nous avons posé le nouveau moteur de l’éolienne. Et tu sais, les abris que tu voulais, dans les prés ? Nous avons presque terminé de monter le premier. Nous avons fini d’emporter les gravats du hangar à la décharge. Les chevaux ont été nourris.

Elle fit une petite grimace, mais son visage s’éclaira de nouveau presque aussitôt.

— Oh. La compagnie d’irrigation aurait voulu cesser les travaux pour les reprendre quand tu reviendrais…

— Quoi ? Est-ce qu’ils ont cru que j’allais crever et ne pas les payer ? marmonna-t-il.

— Ils sont juste paresseux. J’ai piqué ma crise, et ils ont cédé.

Elle grimaça de nouveau et ajouta :

— Je crois que je leur ai fait peur, mais, au moins, ils m’ont écoutée.

Elle mit les mains dans les poches arrière de son jean et se redressa. Dans ses yeux brillait une lueur de défi.

— Alors, qu’y a-t-il d’autre qui ne peut attendre demain ?

Pour la première fois depuis que ce fichu hangar s’était écroulé, un sourire monta aux lèvres de Quinton. Jamais il n’avait rencontré de femme qui ressemble à Riley Palmer. Elle avait peut-être quelques points faibles et un sacré caractère mais, bon sang, elle était incroyable. Bien sûr, elle n’était pas une vraie manager avec une liste de références interminables, mais… était-ce vraiment si important ?

— Est-ce que tu voudrais manger quelque chose ? demanda-t-elle. Je suis prête à faire entrer la confection d’un repas dans mes attributions — juste pour cette fois.

Il n’avait rien avalé depuis le déjeuner de la veille, mais il n’avait pas faim. Il se sentait même un peu nauséeux.

— Pas pour le moment, merci.

— Bien.

Elle désigna sa tête et ajouta :

— Mais il faut que je change ton pansement. Le docteur a laissé ce qu’il fallait sur la table de la cuisine. Je reviens.

Quand elle fut partie, il passa dans la salle de bains et se brossa les dents pour se débarrasser de l’impression désagréable que sa bouche était tapissée de coton. Autour du pansement, sa tempe était assez enflée, mais la blessure ne semblait pas trop grave. Par contre, Riley avait raison : les ecchymoses qui couvraient son dos et ses épaules étaient assez affreuses à voir.

Quand il revint dans la chambre, il tremblait et titubait un peu. Peut-être à cause du cachet, la réalité lui semblait légèrement déformée. C’était une sensation extrêmement désagréable, mais il n’y avait sans doute rien d’autre à faire qu’attendre qu’elle se dissipe.

Riley revint avec des ciseaux, du sparadrap, de la gaze et un tube de pommade. Elle passa dans la salle de bains et réapparut une minute plus tard avec une bassine d’eau froide, qu’elle posa sur la chaise près du lit.

Elle s’assit à côté de lui, si près qu’il pouvait sentir, sous le parfum du savon, l’odeur de la femme sensuelle qui, depuis quelque temps, avait passé ses journées à ses côtés. Son corps réagit aussitôt, d’une façon très inconfortable, mais pas vraiment surprenante. Quand il était auprès de Riley, il semblait être dans un état de semi-excitation permanente.

Quand elle leva les bras pour ôter le pansement, il tira les couvertures pour masquer son bas-ventre.

Les sourcils froncés, elle examina la plaie.

— Dis-moi que mon cerveau ne passe pas à travers, fit Quinton en levant les yeux.

— Non. Mais ce n’est pas joli. Est-ce que ça te fait mal ?

Il voulut répondre : « Seulement quand je respire », mais un seul regard au visage de Riley le dissuada de plaisanter. Elle était pâle à faire peur. Il était sidéré de la voir aussi épouvantée. Pourtant, tout au long du combat qu’ils avaient livré pour essayer de sauver la jument noire, elle s’était comportée comme un vrai petit soldat. N’était-ce que son imagination, ou ses doigts frais tremblaient-ils vraiment contre son front ?

— Qu’est-ce qu’il y a ? lança-t-il. Qu’est-ce qu’il se passe ?

Elle se mordit la lèvre.

— Rien.

— Dis-moi. Quand je t’ai demandé si tu voyais mon cerveau, je plaisantais. Mais…

— Je ne peux penser à rien d’autre qu’à la chance que j’ai. J’aurais pu perdre ma fille, mon bébé, Quinton. Mais elle a été sauvée. Parce que tu as mis ta propre vie en danger. Comment pourrai-je jamais te remercier assez d’avoir accompli ce miracle ?

— Ce n’était pas…

Elle l’interrompit en posant une main sur son bras.

— Je suis sincère. Tu n’as pas seulement sauvé la vie de Roxanna. Tu as aussi sauvé la mienne, parce que si je l’avais perdue…

Elle le regarda droit dans les yeux.

— Je n’ai jamais rencontré personne d’aussi courageux que toi.

La surprise et l’embarras le réduisirent au silence pendant un moment. Il aurait aimé que sa langue soit moins paresseuse, il aurait aimé trouver les mots qui empêcheraient la conversation d’aller plus loin. Il bougea légèrement et dit :

— Tu fais trop grand cas de tout ça. J’étais là-dessous moi aussi, tu sais ? Et je n’avais pas la moindre intention d’abandonner.

— Bien sûr, mais j’entendais dans ta voix combien tu étais épuisé. Je sais combien c’était difficile. Même Ethan avait peur que tu ne tiennes pas jusqu’à ce qu’ils t’atteignent.

Elle lui serra le bras. Le simple contact de ses doigts sur sa peau lui apporta plus de réconfort qu’il ne l’aurait cru possible.

— Mais tu as tenu, ajouta-t-elle doucement.

— Si je n’avais pas tenu, tu serais revenue me hanter jusqu’à la fin de mes jours, répliqua-t-il d’une voix qu’il voulait gaie, pour essayer de dissiper sa gêne.

Mais il n’y parvint pas vraiment.

Les yeux de Riley s’assombrirent.

— Comme tu es hanté par ta famille ?

Voilà pourquoi il ne faut jamais laisser quiconque vous approcher de trop près, pensa-t-il. Les gens demandaient toujours plus que ce que l’on était prêt à donner.

— Riley…

— Ce n’est pas grave, dit-elle avec un léger sourire.

Elle retira sa main et poursuivit :

— Je ne te demande pas de parler de cette période de ta vie. Je veux juste que tu saches que si tu me dis ce qui est arrivé à ta femme et à ton fils, et qui t’a rendu tellement déterminé à sauver Roxanna… je ne m’en servirai pas contre toi, Quinton. Jamais je ne te ferai du mal, jamais je ne te jugerai. Je te suis trop reconnaissante d’avoir été là quand ma fille a eu besoin de toi.

Il ne voulait surtout pas de la gratitude de Riley. Ce qu’il voulait, c’était qu’elle pose de nouveau les mains sur lui, qu’elle touche plus que sa tête ou son bras, qu’elle lui apporte la satisfaction qui, si souvent, lui semblait tout juste hors de sa portée.

Un silence gêné s’installa. Jamais il ne parlait du passé, à moins d’y être obligé. Il était retenu par une réticence quasi physique. Mais soudain, il ressentit le réel besoin d’essayer d’expliquer les choses à Riley, peut-être parce qu’elle n’était pas le genre de femme à avoir des préjugés. A moins que ce ne soient les médicaments qui lui délient la langue, d’une façon qu’il regretterait à coup sûr le lendemain. Mais ce soir, alors qu’il la regardait fixement, il se surprit à souhaiter qu’un lien plus fort s’établisse entre eux.

— Teresa était institutrice sur la réserve Arapaho où vivait mon grand-père, commença-t-il. Tout le monde l’aimait. Elle avait énormément de charme. Elle savait donner à chacun l’impression qu’il était quelqu’un de spécial, surtout aux enfants. Dès que je l’ai rencontrée, j’ai su qu’elle était faite pour moi, elle et elle seule. J’avais un peu été un voyou quand j’étais ado, mais elle était tellement sereine, tellement patiente… Elle m’a amené à croire que je pouvais être… meilleur que je ne l’étais.

— Ce devait être une femme merveilleuse.

— Elle l’était, reprit Quinton. Nous étions parfaitement heureux ensemble, surtout après la naissance de Tommy. Je ne sais pas si tu as jamais séjourné dans une réserve indienne, mais la vie peut y être dure, surtout quand on élève un enfant. Jamais je n’ai été plus heureux que le jour où nous avons pu acheter un petit ranch, loin de tout ça. Il était en ruines, mais nous nous en moquions.

— Tu as toujours aimé relever des défis, commenta-t-elle.

Il grimaça en se rappelant le défi qu’avait représenté ce ranch.

— Je suppose, fit-il. Tout ce que je sais, c’est que je voulais offrir une autre vie à ma femme et à mon fils. Et pendant un moment, nous avons semblé pouvoir réussir. Teresa et moi avions l’habitude de parler longuement de tout ce que nous allions faire, avant de nous endormir.

Il souffla bruyamment par le nez.

— C’est amusant. Quand on est allongés, côte à côte dans le noir, on peut presque avoir la vie que l’on désire.

Sa voix mourut dans sa gorge quand il se rendit compte de ce qu’il venait de dire. Jamais il ne parlait ainsi. Il ne voulait pas parler ainsi. Ces médicaments le rendaient idiot. Il fallait qu’il arrête de parler. Tout de suite.

Les doigts de Riley enserrèrent les siens, lui apportant un réconfort inattendu. Pour lui, à ce moment, elle était comme une ancre qui l’empêchait de partir à la dérive.

— Parle-moi de ton ranch, dit-elle doucement. Est-ce que vous aviez du bétail ?

Il se surprit à lui répondre. Ses pensées étaient trop embrouillées pour qu’il se souvienne de tous les détails, mais l’essentiel était gravé de façon indélébile dans son esprit et, même après toutes ces années, les mots venaient tout seuls. Il ne savait pas si son histoire l’intéressait vraiment ou si elle ne faisait que se montrer gentille, mais il trouvait étonnamment agréable de revisiter cette période de sa vie, qui s’était pourtant terminée de façon si tragique.

— Nous devions nous battre, dit-il enfin, mais c’était vivable. Ensuite, l’hiver où Tommy a eu quatre ans, la chaudière a commencé à faire des siennes. Elle marchait un jour sur deux, mais je ne voulais pas la changer. Le prix du bétail était au plus bas cette année-là ; j’avais déjà prévu de ne dépenser que le strict nécessaire. Teresa en avait assez de se réveiller dans une maison glaciale, mais je me suis contenté de continuer à bricoler la chaudière pour la faire marcher.

Il se passa une main sur le visage, et tressaillit quand ses doigts effleurèrent sa tempe endolorie.

— Beaucoup de gens essaient d’éviter de faire de grosses dépenses, à moins d’y être obligés, commença Riley. Tu ne pouvais pas savoir…

— Je le sais dans ma tête, reconnut-il avec rudesse. Mais quelque part…

Il fronça les sourcils et la regarda.

— Est-ce que tu arrives à me suivre ? Tout m’a l’air tellement… embrouillé.

— Tu t’en sors bien. Continue.

— Une nuit, nous avons eu une grosse tempête de neige. Au matin, il gelait dans la maison, et Tommy a fini dans notre lit, blotti sous les couvertures avec nous.

Elle sourit.

— J’imagine combien ce devait être agréable.

— Oui, ça l’était, convint-il. Mais il fallait que je me lève pour m’assurer que je n’avais perdu aucune tête de bétail. C’était tout ce qui m’importait. Alors, j’ai laissé Teresa et Tommy dans le lit pour qu’ils se rendorment.

Il bougea, mal à l’aise. Il en était arrivé au moment qui le bouleversait toujours autant, aux derniers instants qu’il avait passés auprès de sa famille, à la dernière fois où il les avait serrés contre lui — sa femme, le visage chiffonné de sommeil, exhalait un parfum d’épices ; Tommy riait, pelotonné contre sa mère, tellement innocent, tellement confiant…

— La dernière chose que Teresa m’a dite, c’était qu’elle ne passerait pas une nuit de plus dans cette maison si je ne faisais pas quelque chose. J’ai ri et je les ai embrassés tous les deux. Et je ne les ai jamais revus.

Les doigts de Riley se crispèrent dans les siens. Il la regarda, mais elle baissait les yeux, comme fascinée par sa main, posée sur ses genoux.

— C’est la chaudière qui a déclenché l’incendie, poursuivit-il. Quand je suis revenu à la maison… j’ai essayé d’atteindre la chambre, et le toit s’est effondré. Je me suis retrouvé coincé sous un amas de bois. Les pompiers sont arrivés et m’ont sorti de là. J’ai été emmené à l’hôpital. Mais ils n’ont pas pu sauver Teresa et Tommy à temps. Quand ils les ont trouvés, ils étaient toujours dans le lit.

— Oh ! mon Dieu, lâcha Riley d’une voix blanche.

— Le chef des pompiers a dit que la fumée les avait atteints avant le feu, aussi peut-être que ça n’a pas été… trop douloureux. C’est ce que je préfère penser, en tout cas.

— Quinton…, murmura-t-elle.

Après un long silence, elle poursuivit, d’une voix basse et mal assurée :

— Cassie m’avait dit que tu avais perdu ta famille. J’ai essayé d’imaginer ta souffrance, mais je pense que c’est impossible. Quand je passais mes journées à l’hôpital, auprès de Wendy… j’ai cru que j’allais perdre la tête. Mais ça… je pense que l’on ne peut pas comprendre certaines choses à moins de les avoir vécues soi-même. Je suis tellement désolée que tu aies dû vivre un tel drame.

— Non. Tu as raison. Tu ne peux pas comprendre.

Il secoua la tête.

— La culpabilité t’accompagne en permanence. Les gens essaient de te dire que ce n’est pas vraiment ta faute. Bien sûr, tu sais que c’est un accident comme il s’en produit des centaines, mais… tu en sors brisé. Parfois, je revois leurs visages, ce matin-là. J’y lis tout leur amour et toute leur confiance. J’essaie d’imaginer ce que j’aurais fait à l’ordure qui aurait mis ma famille en danger comme je l’ai fait moi-même, et je n’arrive pas à… à me pardonner.

Elle releva le menton pour le regarder dans les yeux.

— Tu ne peux rien changer au passé, dit-elle dans un murmure rauque, mais empli de détermination. Si tu ne veux pas devenir fou, il faudra que tu finisses par surmonter ta culpabilité. C’est sans doute ce que tu cherches à accomplir, en travaillant comme tu le fais. Tu essaies de reconstruire quelque chose, de trouver un nouveau sens à ta vie.

— Je ne sais pas. Parfois, je me demande pourquoi…

— Je sais que c’est difficile, mais je pense assez bien te connaître maintenant pour pouvoir dire que tu ne craqueras jamais. Ce n’est pas ton genre. Donc, je ne peux que croire qu’un jour tu tourneras la page. Et ta famille t’aimait. Ils voudraient que tu soies heureux, eux aussi. Je le sens dans mon cœur.

Dans son visage blême, ses yeux étaient immenses. Sa main tremblait légèrement dans la sienne. Rien n’aurait pu autant l’émouvoir que de partager son histoire tragique avec elle. Il se retint à grand-peine de se pencher pour poser ses lèvres sur les siennes.

— Je veux le croire, moi aussi, dit-il. Mais je ne veux plus parler de ça. Je ne peux pas.

— Alors, nous n’en parlerons plus, lui dit-elle doucement. Laisse-moi finir de changer ton pansement. D’accord ?

Sans répondre, il se tourna vers elle, les paupières mi-closes, les yeux rivés au rouleau de gaze qui était posé sur ses genoux. Il voyait sa poitrine se soulever à chacune de ses inspirations. Il aurait aimé glisser les doigts sous le doux coton de son chemisier, poser la main en coupe sur son sein et, du pouce, sentir les battements de son cœur. Les médicaments l’abrutissaient peut-être, mais pas assez pour qu’il ne sache pas combien il serait agréable de simplement sentir sa peau sous sa main.

Elle mit tellement longtemps à refaire son pansement qu’il crut qu’il allait exploser. Il fallait qu’elle arrête de le toucher, sinon…

Enfin, elle sembla satisfaite.

— Fini, dit-elle en lui souriant comme s’il était le pensionnaire d’une maison de retraite. Est-ce que tu veux te reposer un peu ?

Elle tapota doucement le bandage avant de ramener en arrière les cheveux qui lui retombaient sur le front. Avant d’avoir pu réfléchir à ce qu’il allait faire, il attrapa ses doigts et les serra avec juste assez de force pour retenir son attention.

— Je ne veux plus que tu joues les nounous, dit-il doucement. Je veux que tu me laisses te faire l’amour.

Elle écarquilla les yeux, mais ne chercha ni à se libérer ni à s’éloigner de lui. Elle resta rigoureusement immobile, et soutint son regard.

— Je ne suis pas drogué au point de ne plus savoir ce que je dis, ajouta-t-il. Reste avec moi, Riley. S’il te plaît.