15

Le lendemain matin, Riley se leva de bonne heure pour préparer un pique-nique. Comme elle s’y attendait, elle dut houspiller les filles pour qu’elles se dépêchent de prendre leur petit déjeuner.

Wendy et Roxanna boudaient encore, mais elle refusait de prendre leur attitude trop à cœur. La rencontre avec Brad n’avait été qu’un malheureux accident. A l’avenir, elle serait mieux préparée à ses visites. Et, le connaissant comme elle le connaissait, elle savait qu’elles seraient rares.

Pour le moment, elle était décidée à ce que les jumelles passent un dimanche agréable. Comme elle était de repos toute la journée, c’était l’occasion parfaite.

L’humeur de Wendy et de Rox s’améliora quelque peu quand elles comprirent que quelque chose se tramait — et surtout quand elles virent que leur mère avait mis leurs maillots de bain dans un sac de plage —, mais Riley refusa de leur donner un quelconque indice sur l’endroit où elles se rendaient. La veille, en rentrant de la soirée, elles avaient été difficiles et n’avaient pas arrêté de se plaindre. Mais quand elles iraient au lit, ce soir, elle était sûre qu’elles seraient redevenues les petites filles qu’elles étaient avant que Brad arrive et les éblouisse de son charme.

Pendant que les jumelles se brossaient les dents, elle finit de charger leurs affaires dans le 4x4.

— Je reviens tout de suite, leur dit-elle. Je vais juste à la maison dire quelques mots à Quinton.

— Il pourrait venir avec nous, suggéra Wendy, la bouche pleine de dentifrice.

Elle avait pensé le lui proposer, en effet, mais avait finalement rejeté l’idée. Aujourd’hui, elle ne voulait se consacrer qu’aux filles, et Quinton l’aurait à coup sûr distraite de son objectif premier. Après la façon dont ils s’étaient quittés la veille au soir, elle n’était plus certaine d’avoir assez de volonté pour ignorer sa présence. Apparemment, elle ne s’était toujours pas défaite de ce côté impulsif qui pouvait lui attirer tellement d’ennuis.

Elle traversa la cour et frappa à la porte d’entrée. Croyant entendre une réponse, elle entra.

— Quinton ?

— Dans la cuisine ! lança-t-il.

Elle le trouva debout devant la cafetière. Lilianna était elle aussi de repos, aussi devait-il se débrouiller seul.

Il se tourna vers elle et lui adressa un sourire de bienvenue qui la fit sourire en retour. Il sortait à peine de la douche ; des perles d’eau s’accrochaient encore à ses cheveux noirs. Son jean taille basse soulignait ses hanches fines, et son T-shirt bleu moulait ses muscles à la perfection. Elle ne put ignorer la sensation de chaleur qui lui traversa soudain le ventre.

— Tu veux un café ? demanda-t-il. Il n’est pas aussi bon que celui de Lilianna, mais il est buvable.

— Non, merci, fit-elle.

Il fallait qu’elle aille droit au but si elle voulait sortir d’ici sans faire de bêtise. Il était bien trop tentant de prendre la tasse qu’il tenait à la main et de la poser sur le comptoir pour l’embrasser. Et à en juger par son expression, il n’aurait pas été contre.

— Je suis seulement passée te dire que je serai absente toute la journée. Je rentrerai même assez tard, sans doute.

— Tout va bien ?

— Oui. Aucun problème. J’emmène juste les filles à Galveston. Nous irons à la plage, et peut-être au parc de loisirs s’il me reste assez de forces.

Il eut un petit sourire de travers.

— Tu vas leur montrer que tu sais t’amuser ?

Décidément, il était difficile de cacher quelque chose à cet homme.

— C’est la seule journée que je peux passer tout entière avec elles, expliqua Riley d’un ton pas très assuré.

Il haussa un sourcil, et elle sentit le sang affluer dans son cou.

— Oui. Très bien. Je le reconnais. Je veux leur montrer que je suis tout aussi amusante que leur imbécile de père. Quel mal y a-t-il à cela ?

Il s’adossa au comptoir et prit une gorgée de café.

— Rien. Je suis sûre que tes filles vont adorer cette sortie.

Elle se tenait toujours à la porte de la cuisine, dont le chambranle avait été poncé récemment. Pour fuir le regard de Quinton, elle fit mine de l’inspecter et arracha une petite écharde qui avait échappé à la ponceuse. Comme il gardait le silence, elle se tourna de nouveau vers lui.

— Ce que Brad a dit hier n’est pas vrai…

Elle se mordilla l’intérieur des joues et ajouta :

— Je ne suis vraiment pas une briseuse de rêves.

— Non, fit Quinton avec un rire doux. Vraiment pas.

— Quinton…

Elle se rapprocha de la table.

— Au sujet de ce baiser, hier soir…

— Quoi ?

— Je me suis un peu laissé emporter, commença-t-elle.

— J’ai pensé au contraire qu’il n’y aurait pas eu de meilleure façon de terminer la soirée. Tu n’es pas d’accord ?

— Non. Je…

Elle ne voulait pas s’excuser pour un geste qu’elle ne regrettait pas, mais elle ne voulait pas non plus qu’il se fasse des idées.

— Mais nous avions un accord. Et j’ai sans doute…

— Notre accord stipule que nous pouvons pleinement profiter de la compagnie de l’autre, aussi longtemps que nous n’avons pas de relations sexuelles, coupa-t-il, comme s’il n’avait nul besoin qu’elle le lui rappelle.

Et, d’un ton plus doux, il demanda :

— Est-ce que tu voudrais y apporter des changements ?

Elle détourna les yeux, consciente tant du regard attentif qu’il posait sur elle que de l’envie puissante qui l’habitait de dire : « Oublions tout de cet accord stupide. Il se passe quelque chose entre nous, voyons jusqu’où cela peut nous mener. » Qu’aurait-il répondu à cela ?

Elle crispa les doigts sur le rebord de la table, comme si c’était tout ce qui l’empêchait de tomber. Le plateau était couvert de papiers. Connaissant Quinton comme elle le connaissait, elle devina qu’il s’était levé tôt pour travailler.

Parmi ces papiers, il y avait la pile de feuilles qu’elle avait remarquées, le soir où elle était dans son bureau. Mais, maintenant, elle voyait que les pages portaient des annotations dans les marges.

Elle aurait préféré ne pas savoir de quoi il s’agissait, mais c’était trop tard. C’était des CV.

Elle se figea et tenta de combattre la déception qui la gagnait. Le temps qu’elle devait passer ici allait bientôt toucher à sa fin et, quoi qu’il se passe entre Quinton et elle, il engagerait un autre manager. C’était là une réalité qu’elle ne devait pas oublier.

Elle se tourna de nouveau vers lui.

— Non, dit-elle avec fermeté. Je ne pense pas que nous devrions changer notre contrat. Au contraire, je peux t’assurer que ce qui…

Elle s’interrompit et s’humecta les lèvres avant de reprendre :

— Ce qui s’est passé hier ne se reproduira pas. Nous ferions mieux de reprendre les choses là où elles en étaient avant.

Il plissa imperceptiblement les yeux et la fixa pendant un long moment. Enfin, il haussa les épaules.

— Très bien, dit-il du ton le plus léger qu’il ait jamais employé avec elle. Passez une bonne journée.

Elle aurait aimé retirer ces paroles, qui étaient à l’exact opposé de ce qu’elle ressentait vraiment. Mais c’était impossible.

— Merci, dit-elle simplement. A demain.

— De bon matin, répliqua-t-il sèchement en se tournant de nouveau vers la cafetière.

Elle quitta la maison avec une telle hâte qu’on eût dit qu’elle fuyait. Heureusement, les jumelles étaient déjà dans la voiture, et elles purent partir immédiatement. Le trajet jusqu’à Galveston prit plus longtemps qu’elle ne l’aurait cru, mais elle trompa l’impatience de Wendy et de Roxanna en les faisant chanter et jouer à toutes sortes de jeux idiots, ce qui l’aida un peu à oublier combien elle se sentait malheureuse, et combien cette dernière semaine de travail sur Echo Springs serait difficile à vivre.

Une fois à Galveston, elles passèrent quelques heures dans les eaux calmes et fraîches du Golfe avant de se promener sur le front de mer. Elle les laissa essayer à peu près toutes les attractions qu’on pouvait y trouver. Quand elles reprirent enfin la route du ranch, elles étaient toutes trois épuisées, tant par le soleil que par les activités de la journée. Les fillettes s’endormirent sur la banquette arrière, ce qui lui laissa tout le temps de penser à sa relation avec Quinton.

Brad s’était montré odieux, à la réception. A l’inverse, Quinton avait fait preuve de beaucoup de gentillesse. Il avait vraiment pris ses sentiments en compte. Sans sa compassion, sans l’impression de force sereine qui se dégageait de lui, elle était certaine qu’elle se serait conduite de façon stupide et embarrassante.

Mais cet épisode lui avait surtout fait comprendre qu’il était un homme merveilleux, le genre d’homme que n’importe quelle femme voudrait embrasser… y compris elle. Aussi, la nuit dernière, elle n’avait pu se retenir, et elle ne parvenait pas à regretter son geste.

Mais, aujourd’hui, tout était différent. Aujourd’hui, son raisonnement, ses erreurs de jugement n’avaient plus aucune importance. Seul restait un fait indiscutable : il était impossible qu’ils aient une relation plus approfondie. Le bien-être des jumelles restait sa priorité. Et si elle en jugeait par les CV annotés qu’elle avait vus sur son bureau, Quinton avait toujours l’intention de la remplacer. Peut-être même qu’il avait passé la journée à choisir le meilleur candidat pour le poste.

Elle ne pouvait pas lui en vouloir. Il avait toujours été franc avec elle. C’était elle qui avait été assez bête pour croire qu’elle parviendrait à le faire revenir sur sa décision.

Quand la voiture s’engagea sur les terres d’Echo Springs, elle essaya de se convaincre que c’était sans doute aussi bien. Mieux valait oublier l’alchimie qui les attirait irrésistiblement l’un vers l’autre, et toutes les nuits qu’elle avait passées à désirer plus. Elle n’avait pas besoin d’un homme, pour le moment. Elle devait se concentrer sur une nouvelle carrière, et tout faire pour que les jumelles se sentent en sécurité dans la vie qu’elle essayait de bâtir pour elles.

Au moins, cette journée avait été une réussite. Quand elle borda les filles, elles voulurent passer une dernière fois en revue toutes les choses merveilleuses qu’elles avaient faites. Elle les laissa parler pendant un moment, heureuse de constater qu’elles avaient retrouvé toute leur joie de vivre.

Quand elles se calmèrent enfin, elle s’assit sur le lit et leur sourit tout en réajustant les couvertures.

— Je vous aime beaucoup, toutes les deux, dit-elle doucement. Vous le savez, pas vrai ?

Elles hochèrent la tête.

— Et on s’est bien amusées aujourd’hui. Peut-être qu’on recommencera bientôt.

Ces mots furent accueillis par des sourires radieux et des hochements de tête enthousiastes. Mais Roxanna demanda :

— La prochaine fois, tu crois qu’on pourrait inviter papa ?

A côté d’elle, Wendy émit un petit son ravi.

— On pourrait, maman ? Je parie qu’il peut construire le plus grand château de sable du monde !

Elle en resta sans voix. Eh bien ! Dire qu’elle avait voulu leur prouver qu’elle pouvait être amusante, elle aussi.

*  *  *

Le lundi marqua le début d’une semaine où tout semblait devoir aller de travers. A tel point que, quand le mercredi arriva, Riley commençait à penser que le sort prenait un malin plaisir à s’acharner sur elle.

Sur un plan personnel, sa relation avec Quinton avait nettement régressé.

Il se montrait toujours agréable avec elle, mais il semblait décidé à garder ses distances. Plus de conversations à cœur ouvert, plus de regards appuyés ni d’invitations à dîner, et encore moins de baisers au clair de lune. Leurs rapports restaient polis et strictement professionnels, ce qui ne faisait qu’ajouter à sa tristesse. Le Quinton qu’elle avait appris à connaître lui manquait, et elle craignait de l’avoir perdu pour toujours.

Des problèmes inattendus se déclarèrent sur le ranch, qui mirent tout le monde sur les nerfs.

Quinton avait fait un nouveau voyage, pensant acheter d’autres chevaux. Mais quand il était revenu, le van était vide et il arborait une expression sinistre. Ce déplacement n’avait servi qu’à lui faire perdre un temps précieux. De plus, en son absence, l’éolienne s’était remise à grincer avant de s’arrêter complètement. Cette fois, elle était irréparable. Il faudrait changer le moteur.

La compagnie d’irrigation avait commencé les travaux le mardi, mais avait sectionné un câble électrique, ce qui avait privé le ranch d’électricité pour le restant de la journée. Sans courant pour faire fonctionner les pompes qui amenaient l’eau dans les champs les plus éloignés, ils avaient dû remplir l’abreuvoir à la main, ce qui avait retardé d’un jour la construction d’un abri à chevaux dans le champ.

Le mercredi, un camion apporta du foin. Riley et les hommes passèrent l’essentiel de la journée à empiler les bottes dans le fenil avant de découvrir que certaines d’entre elles contenaient des traces de moisissure, qui devraient être éliminées.

Le jeudi matin vira carrément à la catastrophe. Elle avait chargé les Ramsey de nettoyer le foin contaminé. Juste avant la pause-déjeuner, Virgil eut une crise d’hypoglycémie, s’évanouit et tomba du fenil. Tout le monde finit dans la salle d’attente de l’hôpital, même Quinton, tandis que Virgil était emmené au bloc opératoire.

Comme les Ramsey étaient très proches les uns des autres, elle s’efforça de convaincre Jim et Steve que leur jeune cousin allait se remettre, bien qu’elle n’en soit pas du tout sûre elle-même. Pendant ce temps, Quinton s’occupa de l’aspect plus matériel de la crise — il prévint la famille, s’assura que tout le monde mangeait, et fit le siège des admissions de l’hôpital pour être certain que Virgil aurait un lit et serait pris en charge par son assurance.

A la fin de l’après-midi, la tension qui régnait dans la salle d’attente était à son comble. L’opération prenait plus de temps que prévu. Est-ce que les médecins avaient trouvé une blessure qui pouvait mettre la vie de Virgil en danger ?

Elle baissa les yeux vers sa montre. C’était presque l’heure d’aller chercher les filles. Mais comment pouvait-elle partir maintenant, sans avoir aucune nouvelle ? En tant que manager, elle se sentait obligée de rester. Virgil était tellement gentil. S’il lui arrivait malheur…

Quinton s’approcha d’elle.

— Va chercher tes filles, lui dit-il à mi-voix. Je vais rester.

— Je ne peux pas.

Elle jeta un rapide regard vers Jim et Steve.

— Si les nouvelles sont mauvaises…

— Je serai là pour les aider à les surmonter. Vas-y. On se verra au ranch.

Il se baissa et lui serra la main. Elle avait l’impression que c’était le premier contact qu’ils avaient depuis une éternité. L’espace de quelques secondes, l’étranger poli de ces derniers jours disparut. S’il pouvait ne jamais réapparaître…

— Tu m’appelleras quand tu auras des nouvelles ? demanda-t-elle.

— Bien sûr.

Sur ces mots, il la quitta pour retourner auprès des cousins Ramsey.

Elle avait quitté l’hôpital depuis cinq minutes quand Jim Ramsey l’appela pour l’informer que Virgil était en salle de réveil. Le chirurgien avait réduit la double fracture de sa jambe et procédé à l’ablation de sa rate, qui avait éclaté dans sa chute. Il avait aussi une clavicule et deux côtes cassées, mais sa colonne vertébrale était intacte. Le docteur s’attendait à ce qu’il se remette complètement.

Elle était tellement soulagée que, quand elle revint avec les filles, elle avait presque le vertige. Le camion de Quinton était garé dans la cour. Ce dernier était donc rentré de l’hôpital.

Une fois les jumelles installées devant la télévision, elle se dirigea vers l’écurie. Le camion du ranch était garé près de l’entrée, et déjà à demi chargé de la ration de nourriture de l’après-midi. Alors qu’elle approchait, Quinton apparut, un crochet à foin dans chaque main, et en chargea une botte sur le plateau du véhicule.

Généralement, c’était elle qui s’occupait des chevaux l’après-midi, avec l’aide de l’un des Ramsey. Ce soir, les bêtes seraient nourries un peu plus tard que d’habitude, mais vu l’urgence à laquelle ils avaient dû faire face, elle ne pensait pas que Quinton s’en formaliserait. Elle ne voulait pas qu’il la croie incapable de surmonter un obstacle ou deux.

— Je vais m’en charger, lui dit-elle. Les chevaux doivent se demander où est passé leur dîner.

— Je peux le faire, lui répondit-il. Maintenant que tes filles sont à la maison…

— J’ai le babyphone. Tout ira bien.

Il ne discuta pas.

— Aucune trace de moisissure dans ce lot ? demanda-t-elle.

— Il vaudrait mieux pas.

Une nouvelle cargaison de fourrage avait été rentrée dans la matinée. C’était de la luzerne à l’odeur agréable et riche en protéines, qui ne provenait pas du même fournisseur. Pour obtenir une telle quantité de fourrage dans des délais aussi courts, Quinton avait dû débourser une belle somme.

Debout à l’arrière du camion, elle attendit que ce dernier ait arrangé le foin de sorte qu’il ne glisse pas du véhicule quand elle roulerait dans le champ semé d’ornières.

— Comment étaient les Ramsey quand tu es parti ?

— Soulagés. Ils sont très proches les uns des autres.

— Je pense que la crise économique les a encore rapprochés, lui confia-t-elle. A eux trois, ils essaient de faire vivre la famille. Jim m’a dit que Virgil n’avait pas pu faire renouveler son ordonnance de médicaments anti-diabétiques depuis quinze jours. Il venait tout juste de le convaincre de te demander une avance de salaire quand l’accident s’est produit.

Après avoir retiré ses gants de travail, Quinton sortit les clés du camion de la poche de son jean et les laissa tomber dans la main qu’elle tendait.

— Je la lui aurais donnée. C’est un bon garçon.

— Il se plaignait d’avoir très mal à la tête hier, mais l’idée ne m’est pas venue de l’interroger. De lui demander s’il surveillait sa glycémie.

— Il a dû vouloir faire durer les médicaments pour ne pas dépenser trop d’argent, supposa Quinton.

— Sans doute, convint-elle.

Beaucoup de gens essayaient de trouver un moyen de dépenser moins, ces temps-ci. Y compris elle.

— Mais j’aurais dû mieux le surveiller, reconnut-elle.

Avait-elle jamais accordé beaucoup d’attention au gentil, au timide Virgil ?

— D’autant que Cassie m’avait prévenue qu’il ne suivait pas toujours son traitement à la lettre, conclut Riley.

Quinton ne répondit pas mais, quand elle leva les yeux vers lui, elle lut dans son regard quelque chose qui l’agaça. Ce n’était pas exactement de la réprobation. De la déception, peut-être ?

Il grimaça.

— Si tu t’attends à ce que je te laisse t’en tirer en te disant que ce n’était pas de ta responsabilité, tu te trompes. En tant que manager, il est de ton devoir de t’assurer qu’aucun des employés ne court jamais le moindre danger. Même s’ils sont trop têtes brûlées pour s’occuper d’eux-mêmes. Tu as commis une faute grave.

Ce commentaire lui arracha un petit cri, non parce qu’il était injuste, mais parce qu’il la blessait réellement. L’équipe attendait d’elle bien plus que des ordres. Les hommes avaient besoin de ses conseils. Comment pouvait-elle se considérer comme une manager valable si elle était à ce point incapable de s’assurer de la sécurité de ses propres hommes ?

Embarrassée, elle ne put que hocher la tête.

— Je vais chercher le babyphone, dit-elle.

Elle se dirigea vivement vers l’appartement.

Quand elle revint, Quinton était dans l’écurie et brossait son propre cheval, Azza. Elle devrait peut-être lui demander comment il voulait qu’ils travaillent le lendemain. Il allait leur manquer un homme, et il était possible que Jim et Steve passent la journée à l’hôpital au lieu de venir travailler. Ensuite, elle se ravisa. C’était elle, le manager — du moins jusqu’à dimanche matin. Elle appellerait Jim plus tard.

Elle sauta dans le camion. Dès qu’elle s’engagea dans le pré, les chevaux trottèrent vers elle. Pendant qu’ils se chamaillaient pour avoir la meilleure place, elle ouvrit les bottes et écarta les gerbes pour répandre le foin.

Le soleil ne se coucherait que dans une heure. Tout en regardant distraitement les chevaux, elle pensa à comment s’organiser. Le dîner de ce soir serait simple, si les filles ne faisaient pas encore des histoires… La journée n’avait pas été trop pénible physiquement, mais elle n’avait vraiment pas envie de cuisiner. Et demain, il faudrait rattraper tout le temps qu’ils avaient perdu aujourd’hui.

Elle inspectait le pré en se demandant où en était la compagnie d’irrigation quand elle remarqua que l’un des chevaux était resté à l’écart. Il était allongé sur le flanc et semblait se désintéresser complètement de la nourriture.

Elle fronça les sourcils. Il n’était pas inhabituel pour un cheval de s’allonger par terre, surtout s’il cherchait à se soulager des piqûres d’insectes ou de la chaleur. Par contre, il était anormal qu’un cheval ne se lève pas quand on apportait le fourrage.

Gagnée par un mauvais pressentiment, elle courut vers l’animal.

C’était la jument noire que Quinton avait soignée pour une morsure. Le cou tendu au maximum, la lèvre supérieure retroussée, elle était baignée de sueur et respirait superficiellement. Elle semblait à peine consciente. Soudain, elle tourna la tête pour essayer de se mordre l’abdomen, avant de s’effondrer de nouveau.

Il ne pouvait s’agir que de coliques. De toute sa vie, elle n’avait vu que deux chevaux victimes de ce mal, mais elle connaissait les symptômes. La question était de savoir depuis combien de temps l’animal souffrait.

La jument gémit et lui adressa un regard implorant. Il ne fallait surtout pas qu’elle reste allongée ainsi. Riley empoigna son licol et le tira pour essayer de l’amener à se relever, tout en l’encourageant.

— Allez, ma fille. Lève-toi. Tu peux le faire.

La pauvre bête fit un vague effort pour se redresser avant de se laisser retomber sur le flanc. Là, elle se tordit de douleur si violemment que Riley faillit recevoir un coup de sabot.

Cet animal avait besoin d’aide, et tout de suite. Elle savait qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Elle s’élança vers le camion — il fallait qu’elle trouve Quinton.

*  *  *

Les freins du camion crissèrent devant l’écurie, et Quinton comprit qu’il y avait un problème avant même que Riley entre en trombe. Toute couleur avait quitté son visage, et elle haletait comme si elle venait de courir un marathon.

— La jument noire, haleta-t-elle. Elle est couchée dans le pré. Des coliques, je pense.

Son sang se glaça, mais il lutta pour conserver son calme. Au cours des années, il avait soigné beaucoup de chevaux atteints du même mal, mais il ne pouvait se permettre de courir le moindre risque de perdre l’un de ses hollandais.

Il décrocha son portable de sa ceinture et le jeta à Riley avant de s’élancer vers la sellerie.

— Le numéro du Dr Hightower est le troisième de mon répertoire, lui lança-t-il. Demande-lui de venir. Tout de suite. Si j’arrive à faire marcher la jument, je la ramènerai ici. Pendant ce temps, commence à préparer la première stalle. Pas d’eau. Pas de paille au sol. Juste quelques couvertures.

Dans la sellerie, il ouvrit l’un des placards et en sortit sa trousse de premiers soins, agréée par sa vétérinaire. Tout rancher en gardait une à portée de main pour de telles urgences. A l’intérieur se trouvaient des médicaments pour traiter toutes les maladies habituelles. Il attrapa une longe et les clés du quad et, trente secondes plus tard, il fonçait vers le pré.

Quand il l’atteignit, la jument était toujours couchée sur le flanc. Son cœur se glaça à la vue des profondes traînées qu’avaient faites ses sabots dans le sol tandis qu’elle se débattait. C’était le signe qu’elle était allongée depuis longtemps.

Les coliques n’étaient que le symptôme de l’un des problèmes intestinaux auxquels les chevaux sont prédisposés, en raison de la fragilité de leur système digestif. L’abdomen de la jument était tellement gonflé qu’il sut immédiatement à quoi s’attendre s’il y plaquait un stéthoscope.

Et en effet, il n’entendit rien. Pas le moindre signe de mouvement.

Le pouls et la température de l’animal ne firent que lui confirmer que le cas était grave. Il attrapa une seringue et une ampoule de Banamine, un antidouleur qui mettrait une vingtaine de minutes à agir. Il fit l’injection dans le cou de l’animal, attendit dix minutes, et essaya de l’amener à se relever. Plus tôt il parviendrait à la faire marcher, plus grandes seraient ses chances de survie.

Il la mena lentement jusqu’à l’écurie, sans cesser de l’encourager à mi-voix. A deux reprises, la jument essaya de se recoucher, mais il la força à se relever et à continuer d’avancer.

Quand ils atteignirent enfin l’écurie, Riley attendait, le visage blême, les yeux agrandis par l’angoisse.

— Le Dr Hightower est de l’autre côté du comté, lui dit-elle. Mais elle viendra dès que possible. Elle a dit que tu saurais quoi faire en l’attendant.

Il hocha la tête et mit la jument dans la stalle.

— Est-ce que tu sais où trouver le mash ?

Elle prit le seau qui se trouvait juste à l’entrée de la stalle.

— Je suis déjà allée le chercher. J’ai aussi la poire de lavement et un bidon d’huile minérale.

Dieu merci, elle connaissait la marche à suivre.

— Voyons si nous pouvons lui en faire prendre un peu, fit Quinton, la mâchoire serrée.

Pendant l’heure qui suivit, ils travaillèrent ensemble à décoincer ce qui avait bloqué le système digestif de la jument. Ce n’était pas un travail agréable — ce n’était rien de le dire —, et il n’était pas facile de maîtriser un animal malade de sept cents kilos. Quand le Dr Hightower arriva, tous deux étaient en nage.

Pendant que la vétérinaire examinait l’animal, Riley courut à l’appartement pour jeter un œil sur ses filles. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle revienne mais, moins d’un quart d’heure plus tard, elle était de retour, le babyphone à la main.

Le Dr Hightower mit la jument sous perfusion de solution physiologique pour combattre la déshydratation. Toutes les demi-heures, chacun leur tour, ils la firent marcher pendant une quinzaine de minutes. Entre-temps, ils la laissaient s’allonger. Riley posait la tête de l’animal sur ses genoux et lui caressait le cou en lui parlant doucement, tandis que Quinton essayait de retenir ses pattes quand elle se débattait. Ils continuèrent ainsi pendant toute la soirée, puis toute la nuit. Ils ne s’arrêtèrent que le temps qu’il aille préparer des litres de café, et que Riley aille jeter un œil sur ses filles.

A 6 heures le lendemain matin, quand les premiers rayons dorés apparurent au-dessus des arbres, ils avaient utilisé trois sachets de solution physiologique. La jument s’écroula alors qu’ils la faisaient marcher dans l’enclos. Ils eurent beau tout tenter, elle refusa de se relever.

Le Dr Hightower l’entraîna à l’écart.

— Si c’est une occlusion, elle aurait dû rejeter quelque chose, à l’heure qu’il est. Je pense plutôt que c’est une torsion de l’intestin.

Il hocha la tête. Il y avait une demi-heure qu’il le suspectait, lui aussi.

— Elle est épuisée, dit-il.

— Je ne pense pas qu’elle puisse en supporter beaucoup plus, admit la vétérinaire.

C’était une femme intelligente, qui pratiquait depuis trente ans. Il ne doutait pas qu’elle savait de quoi elle parlait.

— Et une opération chirurgicale d’urgence ? demanda Riley.

Elle était assise par terre, caressant la tête de la jument et lui tamponnant le nez avec un chiffon. Privés de toute autre issue, les fluides commençaient à s’échapper par les naseaux de l’animal.

— Il y a une clinique équine à côté de Houston, ajouta-t-elle.

Le Dr Hightower secoua la tête.

— Son cœur ne bat plus qu’à vingt pulsations par minute. Je ne pense pas qu’elle résisterait au stress.

Elle se tourna vers lui et ajouta :

— C’est à vous de décider, bien sûr.

Il s’agenouilla auprès de l’animal, passa sa main le long de son cou baigné de sueur, et essaya de réfléchir à ce qu’il fallait faire. Ou plus exactement, il essaya d’accepter ce qu’il savait qu’il allait devoir faire.

Ces chevaux n’étaient pas des animaux de compagnie. Ils étaient un investissement, et il suffisait d’en perdre un seul pour rompre l’équilibre financier du ranch. Mais si sa gorge se nouait, c’était aussi de tristesse et de regrets. Ils avaient tous trois lutté pour la sauver, mais ils avaient échoué.

Il grinça des dents. La jument n’avait pas mérité de souffrir ainsi. Il était censé prendre soin de ses animaux. Bien sûr, personne ne pouvait prédire le moment où un cheval se mettrait à souffrir d’un grave problème intestinal. Il n’en restait pas moins qu’il ressentait cette perte comme un échec.

Quelle ironie ! Quelques heures plus tôt, il avait dit sans détour à Riley ce qu’il pensait : elle avait commis une faute grave avec les hommes. Mais était-il tellement meilleur qu’elle ? Il avait su que tous allaient être à l’hôpital pendant des heures. Il aurait dû s’arranger pour que quelqu’un vienne garder un œil sur le ranch. Maintenant, la jument allait payer pour sa négligence.

Il se releva et regarda le Dr Hightower.

— Abattez-la.

— Non ! cria Riley. Il doit y avoir une autre solution.

Il se tourna et la força gentiment à se relever.

— Non, dit-il fermement. Il n’y en a pas. Tes filles vont bientôt se réveiller. Va les préparer pour le centre aéré. Quand tu seras revenue de la ville, tout sera fini.

— Mais…

— Ecoute-moi, coupa-t-il. Je suis heureux que tu aies été là pour m’aider, mais nous ne pouvons plus rien faire. S’il y a un ordre auquel je veux que tu obéisses, c’est celui-là : emmène tes filles au centre aéré et, ensuite, repose-toi. Je ne veux pas te voir à l’extérieur de l’appartement avant que tu aies dormi au moins six heures.

— Je n’ai pas besoin de dormir, protesta-t-elle. Je suis…

Il la secoua légèrement pour attirer son attention.

— Tu ne me seras d’aucun secours si tu dors debout. Repose-toi. Nous parlerons cet après-midi. S’il te plaît. Fais ce que je te demande.

Elle semblait prête à continuer à discuter. Mais soudain, vaincue, elle hocha la tête et s’éloigna.

Il se tourna de nouveau vers la vétérinaire.

— Finissons-en, s’il vous plaît.