Riley dut se rendre à l’évidence : Quinton n’avait pas exagéré quand il avait dit que le reste de la semaine serait un enfer. Il le fut.
Sous le torride soleil texan, huit hollandais furent livrés le lendemain, en provenance d’un ranch d’Amarillo. Il y avait maintenant vingt-sept chevaux sur la propriété, et Quinton voulait que chacun d’entre eux soit examiné des pieds à la tête. Jamais elle ne s’était occupée d’un troupeau aussi grand. Quinton avait instauré une routine de procédures bien réglées et les Ramsey étaient ici pour l’aider à maîtriser les chevaux, mais elle n’en était pas moins nerveuse.
Sur la plupart des ranches, les dossiers tenus sur les chevaux ne comportaient que les indications basiques, mais Quinton insista pour que tout soit aussi détaillé que possible.
— Ecoutez-moi bien, leur dit-il quand tous se retrouvèrent à l’écurie le lendemain matin. Il va y avoir beaucoup d’activité ici, les prochains jours. La police montée est souvent utilisée pour contrôler les foules. Je vous demanderai de repérer les chevaux trop nerveux, ceux qui essaient de mordre ou de donner des coups de pied, ceux qui cherchent à s’enfuir ou qui agitent la tête. Ce sont là des signes qui indiquent qu’un cheval ne se comportera pas bien au milieu d’une masse de gens.
— C’est beaucoup leur demander, non ? demanda Steve. Ils sont encore jeunes, et tout bon cheval pique une colère de temps en temps. Surtout quand il est entouré d’autant d’autres chevaux.
— Tout animal dont le comportement n’est pas parfait ira à Horse Sense pour une modification comportementale. Je vous demande donc de signaler tout problème à Riley. Elle prendra des notes. C’est bien compris ?
A mesure que les jours s’écoulaient, elle comprenait mieux pourquoi Quinton appréciait tant cette race. Les hollandais étaient intelligents, et dotés d’un tempérament calme qui leur rendait la tâche bien plus facile. Tout cheval est énervé par un changement dans la routine qu’il connaît, mais les hollandais étaient plus doux que la plupart des autres races, et personne ne reçut de coup de sabot. Seul Steve fut légèrement mordu au bras par un cheval qui n’avait pas apprécié qu’il lui examine les oreilles.
Le maréchal-ferrant vint poser ou changer des fers. Les chevaux furent vermifugés et on s’assura qu’ils n’étaient porteurs d’aucun parasite, interne ou externe.
Comme beaucoup de ranchers, Quinton faisait la plupart des traitements médicaux préventifs lui-même, mais ce fut une vétérinaire qui vint vacciner les bêtes contre toutes les maladies, de la grippe équine à l’encéphalomyélite en passant par la gourme. On préleva des échantillons de sang et de sécrétions nasales pour les analyser. Quelques chevaux eurent les dents limées pour améliorer leur digestion.
Le jeudi, la vétérinaire les informa qu’un cas de virus du Nil occidental avait été diagnostiqué chez une jument, à trois comtés de là. Quinton les rassembla et leur annonça, la mine sinistre :
— Je veux que chaque pouce de la propriété soit passé au peigne fin et débarrassé de tout déchet, leur dit-il. Même une vieille boîte de soda peut abriter des larves de moustiques.
— Assurez-vous aussi qu’il n’y a pas de geais ou de corbeaux morts, ajouta la vétérinaire. C’est un signe infaillible que la maladie se déplace.
Ils se mirent au travail de bonne heure le lendemain matin. Ils retournèrent chaque brin d’herbe, sans rien trouver. Le soulagement était palpable, même chez les Ramsey.
Enfin, le samedi matin arriva. Riley avait les épaules en compote à force d’immobiliser des chevaux ou de les forcer à lever les sabots, mais tant pis. Elle n’avait jamais participé à un projet aussi important sur un ranch.
Elle était heureuse que cette semaine se termine. Il lui suffit d’un regard au visage de Quinton pour savoir qu’il éprouvait la même chose.
Ils nourrirent les chevaux et accomplirent quelques corvées qui avaient été laissées de côté pendant la semaine. Ensuite, elle n’eut plus qu’une envie : se détendre. Elle imagina l’après-midi de ses rêves : d’abord, elle se prélasserait dans un bain chaud. Ensuite, elle se ferait une pédicure et un masque, avant d’engloutir toute une boîte de crème glacée en regardant un film d’amour à la télé, en peignoir sur le canapé.
Mais ce n’était qu’un mirage. Elle ne pouvait se rappeler depuis quand elle n’avait pu s’offrir le luxe d’un tel moment de détente, malheureusement incompatible avec les devoirs d’une mère. De plus, aujourd’hui, elle était invitée à une réception de mariage.
Elle aurait peut-être choisi de s’excuser si les filles n’avaient pas été tellement impatientes d’y aller… et si Quinton n’avait pas dû les accompagner.
Voilà. Elle pouvait bien se l’avouer. Elle voulait seulement rester dans l’orbite de Quinton, se laisser stimuler, charmer, et l’intriguer. Il y avait une éternité qu’elle n’avait pas autant apprécié la compagnie de quelqu’un et, franchement, qu’ils aient conclu un accord ou pas, il lui suffisait de poser les yeux sur lui pour que tout son corps réagisse.
Le baiser qu’ils avaient échangé plus tôt dans la semaine avait bien failli échapper à leur contrôle. Tout avait pourtant commencé d’une façon très simple. Il l’avait embrassée, passionnément, mais sans franchir les limites. Mais soudain un désir tout à la fois doux et violent avait embrasé son corps, pour la première fois depuis très longtemps.
Elle ne pouvait qu’imaginer ce qui se serait produit si Wendy n’avait pas appelé depuis la chambre.
Après ce soir-là, leur relation était redevenue moins intense. Le travail l’avait conduite à être très proche de Quinton pendant de longues heures, mais il y avait bien eu trop à faire pour qu’ils aient le temps d’amener les choses sur un plan plus personnel.
Et alors que la perspective d’assister à la réception de ce soir avec ce dernier lui envoyait des frissons dans tout le corps, elle savait à l’avance que les tentations seraient rares. Il y aurait beaucoup de monde, au Flying M. Quinton ferait sans doute en sorte que personne ne puisse penser que leurs relations dépassaient le cadre professionnel.
Elle n’en tenait pas moins à paraître à son avantage. La veille, elle était allée chercher les filles et les avait emmenées faire du shopping. Elle avait trouvé une petite robe d’été qui n’avait pas trop entamé son budget. Le bas était agrémenté d’une pièce superposée de gaze aux grands motifs bleus et violets, qui lui affinait la taille et lui allongeait les jambes. Elle la passa, choisit de porter les sandales que lui avait données Jilly et remonta ses cheveux, ne laissant que quelques boucles retomber dans son dos.
Elle ne s’en était pas trop mal sortie, se dit-elle en se regardant dans le miroir, quelques minutes avant que Quinton n’arrive. Les jumelles, quant à elles, la couvrirent de compliments.
— Tu ressembles à une princesse ! commenta Wendy, d’une voix emplie d’admiration.
Roxanna, toujours aussi pratique, ajouta :
— Je trouve que c’est joli, mais il faudra que tu fasses attention de ne rien renverser dessus.
La réaction de Quinton, quant à elle, fut conforme à ce qu’elle avait espéré.
— Tu es… magnifique, dit-il en la caressant du regard.
Ces trois mots suffirent à la transporter de joie.
Comme ils étaient quatre, ils prirent son 4x4 au lieu du camion de Quinton. Le trajet se déroula dans la bonne humeur générale.
Quand ils pénétrèrent sur les terres du Flying M, elle comprit tout de suite que l’ami et ancien associé de Quinton était loin d’être un petit rancher misérable. Le chemin traversait des prés dont l’herbe était aussi verte et douce qu’un tapis de billard. Dans l’un d’eux, il y avait un petit troupeau de pur-sang arabes. Enfin, la maison apparut dans le soleil de cette fin d’après-midi. Elle était immense et magnifique. Des douzaines de voitures étaient déjà garées le long de l’allée. Un voiturier, vêtu d’une tenue de cow-boy immaculée, lui ouvrit la portière avant de prendre les clés que lui tendait Quinton. Ensuite, on les guida jusqu’à une allée en paillis qui menait à l’arrière de la demeure.
— Est-ce que vos amis sont millionnaires ? demanda Roxanna. Cette maison est énorme !
Quinton éclata de rire.
— Ils le sont peut-être maintenant, mais j’essaie de ne pas leur en vouloir.
— Je préfère chez vous, dit Wendy. Quand votre maison sera réparée, elle ressemblera à une maison de poupée géante.
Il grimaça un bref instant avant de sourire à la petite.
— Je ne sais pas si j’ai vraiment envie qu’Echo Springs ressemble à une maison de poupée, mais merci quand même, Wendy.
La fête avait commencé à 5 heures afin que tout le monde puisse profiter des heures les plus fraîches de la journée. Maintenant, alors que le soleil couchant striait le ciel de rose, de violet et d’or, elle semblait battre son plein.
Cette soirée n’était peut-être qu’un barbecue texan sans prétention, mais on n’avait pas regardé à la dépense. Des tables de banquet tendues de nappes d’un blanc immaculé étaient dressées sous une grande tente. Des barmen servaient des verres pendant que des serveurs slalomaient entre les invités. Sur un énorme tournebroche, un quart de bœuf entier rôtissait lentement au-dessus d’un feu. Il y avait une petite piste de danse, sur laquelle quelques invités s’étaient élancés au son d’un orchestre. Des ampoules blanches miniatures pendaient du toit de la tente. Elles ne seraient pas allumées avant un bon moment encore, mais, quand elles le seraient, la piste de danse offrirait un spectacle vraiment romantique.
On avait aménagé un coin sous les arbres pour les enfants, qui étaient surveillés par deux aides. L’une des femmes aperçut Roxanna et Wendy, et se dirigea immédiatement vers elles. Moins d’une minute plus tard, les jumelles couraient rejoindre les autres petits, dont certains fréquentaient le même centre aéré qu’elles.
— Eh bien, lâcha Riley en regardant tout autour d’elle.
Soudain, elle était heureuse d’avoir choisi une tenue un peu habillée au lieu de se contenter de passer un jean.
— La moitié du Texas doit être ici.
Quinton hocha la tête.
— Le Flying M compte beaucoup d’amis dans l’Etat.
Il lui montra un couple qui se tenait par le bras, près de l’arrière de la maison.
— Viens. Je ne vois ni Cassie ni Ethan, mais je vais te présenter aux jeunes mariés.
Il posa la main au creux de ses reins et la guida à travers la foule, tout en faisant lentement glisser ladite main dans son dos. C’était un contact tellement chaud, tellement intime, que son cœur fit un petit bond dans sa poitrine.
Elle fit la connaissance des Wheeler, Josh et Meredith, qui s’étaient unis plus tôt dans la journée, au cours d’une petite cérémonie privée au palais de justice. Même si elle n’avait pas su qu’il s’agissait des jeunes mariés, elle l’aurait deviné sans peine. L’amour qui les liait était tellement visible.
« Je leur ressemblais, à une époque », pensa-t-elle avec une pointe d’amertume. Elle regarda Meredith se rapprocher de Josh afin de lui caresser la joue. Les tourtereaux n’étaient plus vraiment des adolescents ; ils devaient approcher de la quarantaine. Quinton lui avait appris qu’ils avaient tout deux divorcé, mais ils ne semblaient pas avoir renoncé à l’amour pour autant.
Il était agréable de penser qu’il était possible d’aimer de nouveau.
Quinton l’arracha à ses pensées en lui touchant le coude.
— Est-ce que tu veux boire quelque chose ?
— Pas maintenant, merci, répondit-elle.
Il échangea un salut de la main avec un homme qui se tenait près de l’un des bars.
— Ce sont tes amis, ajouta-t-elle. Pourquoi ne vas-tu pas les saluer ? Tu n’as pas à me servir de nounou, tu sais.
— Je ne vois aucun inconvénient à tenir compagnie à la plus jolie femme de la soirée, riposta-t-il.
Un éclat fripon brillait dans ses yeux, et elle dut ordonner à son cœur de battre moins vite.
— Vas-y. Je m’en sortirai.
— Je déteste ce genre de mondanités, fit-il, ne bronchant pas d’un pouce.
Elle ne voulait vraiment pas l’éloigner d’elle, mais elle savait combien il était important pour lui d’entretenir son réseau de connaissances.
— Pourtant, ce serait utile, insista-t-elle. Ne néglige pas le relationnel.
Il fronça les sourcils et admit :
— Il y a ici deux ou trois personnes à qui je devrais sans doute parler, tu as raison.
En levant les yeux vers le ciel, il ajouta :
— Le soleil ne va pas tarder à se coucher. Je propose que nous nous retrouvions ici quand on allumera les lumières. Je te montrerai les pas de danse que j’ai appris.
— Appris où ? demanda-t-elle sans parvenir à masquer son scepticisme.
— Pourquoi as-tu l’air tellement surprise ? J’ai vu Danse avec les stars, figure-toi. Je crois que je peux me débrouiller.
— C’est que… je ne pensais pas…, hésita-t-elle, avant de reprendre : Je crois que je ne m’attendais pas à ce que nous dansions ensemble, voilà tout. Pas devant les gens, tu comprends ?
— Et pourquoi ?
— Tu sais bien pourquoi. Tu es mon employeur et je suis ton employée.
— Je pense qu’au siècle où nous sommes il est acceptable qu’un employeur se montre agréable avec ses employés. Si je suis trop nul, nous ne danserons qu’une fois. Je te le promets.
Il lui adressa un clin d’œil à damner une sainte et se glissa dans la foule. Elle le suivit des yeux, sans bouger.
Elle ne savait trop que ressentir. Une partie d’elle avait hâte que le soleil se couche et qu’on allume les lumières, pour se blottir contre Quinton tandis que l’orchestre jouerait un morceau doux et lent. Mais une autre partie était tétanisée parce que, chaque fois qu’elle était assez près de lui pour le toucher, elle se sentait bien près de complètement perdre la tête.
Mais elle refusait de penser à ce genre de choses. Elle jeta un regard vers les filles, qui jouaient avec d’autres enfants et semblaient très bien se passer d’elle. Alors, elle prit un verre de champagne sur le plateau d’un serveur et décida qu’elle ferait aussi bien d’aller faire connaissance avec quelques-uns des invités, de dire bonjour à Cassie Rafferty si elle parvenait à la trouver, et de s’amuser. Elle aussi avait bien besoin de se faire des relations.
Pendant le quart d’heure qui suivit, elle circula dans la foule, se présentant et essayant de s’intégrer. Elle perdit assez rapidement Quinton de vue, mais ce n’était pas grave. Même si elle n’avait pas assisté à beaucoup de soirées au cours des dernières années, elle était de taille à se défendre toute seule.
Elle bavardait avec un gentleman d’un certain âge, dont les sourcils semblaient chercher à jaillir de son visage — ils faisaient un bon centimètre de long, tout de même — quand quelqu’un la tira par le bras. Elle se retourna. C’était Cassie.
— Salut, fit Riley avec un sourire de bienvenue.
— Vous voilà ! dit Cassie, comme si elle venait de passer des heures à la chercher. Il faut que je vous parle.
Elle leva les yeux vers l’homme et ajouta :
— Vous nous excuserez, Fred ?
Sans attendre de réponse, elle l’entraîna à l’écart.
— C’est une soirée magnifique, commenta Riley.
Cassie semblait troublée.
— Vous allez peut-être changer d’avis dans une minute.
— Que voulez-vous dire ? fit Riley, prise par un soudain accès de stress.
Elle jeta un rapide regard vers le coin des enfants. Ses filles jouaient toujours.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Au même moment, une femme d’un certain âge, au visage trop fardé, les rejoignit.
— Cassie ! Ethan et vous, vous vous êtes surpassés. C’est splendide.
Une expression irritée apparut brièvement sur les traits de Cassie tandis que la femme la serrait dans ses bras, sans prêter la moindre attention à la présence de Riley. Cette dernière écouta distraitement leur conversation, tout en cherchant un moyen de s’excuser.
Où pouvait bien être Quinton ? Il lui manquait déjà.
Soudain, juste au moment où le monologue de l’autre femme commençait à s’essouffler, un homme partit derrière elle d’un rire tonitruant qui lui coupa le souffle. Elle tourna la tête pour essayer de localiser l’origine de ce rire, et n’eut aucun mal à y parvenir.
Dans la vie de toute personne, il y a des moments où, sous l’effet du choc, tout semble s’immobiliser en vous et devenir extrêmement fragile. Soudain, la musique s’estompa. La voix de la femme qui parlait à Cassie s’affaiblit jusqu’à disparaître dans le néant.
Plusieurs invitées étaient agglutinées autour d’une grande table sur laquelle était posé le gâteau de noces. Toutes avaient les yeux rivés sur le seul homme du groupe. Elles semblaient littéralement fascinées par lui, surtout l’une d’elles, une blonde, qui se pendait à son bras comme pour attirer son attention.
Cette femme n’était autre que Mitzy, la nouvelle fiancée de son ex-mari.
Quant à l’homme, cet homme qui semblait aussi alléchant qu’un bocal de confiseries… c’était Brad. Là, devant elle.
Elle était vaguement consciente que Cassie lui parlait, même si sa voix semblait venir de très loin.
— Je suis désolée, ma chérie. Je ne savais pas qu’il venait. Je vous le promets. Bien sûr, nous avions invité Marcus Freeman. Il fait affaire avec Josh et, franchement, il est bien trop important pour qu’on l’ignore.
Cassie parlait à toute vitesse.
— En répondant à l’invitation, il a demandé s’il pouvait venir accompagné de sa fille, Mitzy. Bien sûr, j’ai accepté. Jamais je n’aurais pensé qu’elle amènerait un invité, elle aussi.
— C’est son… fiancé, s’entendit-elle dire.
— C’est ainsi qu’elle l’a présenté quand ils sont arrivés. Et Ethan m’a entraînée à l’écart pour me dire que c’était de là qu’il connaissait votre nom de famille. Quand leurs fiançailles ont été annoncées dans le journal. J’ai fait le rapprochement, et j’ai pensé que je ferais mieux de vous prévenir qu’il était ici. Donc, c’est votre ex-mari, c’est ça ?
Elle avait l’impression que tous les muscles de son corps étaient tendus à l’extrême, comme pour lui composer une armure, mais elle parvint néanmoins à adresser un rapide sourire à Cassie.
— Oui, c’est mon ex, et heureusement.
— Cela ne vous gêne pas trop qu’il soit ici ? Si, bien sûr que si, fit-elle sans attendre la réponse.
Son amie semblait si sincèrement désolée que Riley posa une main sur son bras et voulut la réconforter.
— Ce n’est pas grave, Cassie.
— Mais je me sens tellement nulle !
— Il ne faut pas. Oui, cela me gêne, c’est vrai. Mais il y a des mois que je ne l’ai pas vu, et je pense rarement à lui, prétendit-elle. Il n’a sans doute pas plus envie de me parler que moi de parler avec lui. Tout ira bien, je vous assure.
— Je vous croirais plus facilement si vous n’étiez pas blanche comme un linge.
— Ce n’est que la surprise, tenta de la rassurer Riley. Je ne m’attendais pas à le voir, c’est tout.
Elle avait en partie retrouvé son sang-froid, maintenant. Elle survivrait à cette soirée. Elle n’était pas la première femme divorcée à devoir affronter ce genre de situation. Et elle n’était plus une enfant…
Elle jeta un regard vers l’aire de jeux. Les filles. Il fallait qu’elle s’assure qu’elles étaient prêtes à voir leur père. Mais bien trop de gens se tenaient entre elle et le coin des petits pour qu’elle puisse voir les jumelles. Alors, prise de court, elle essaya de retrouver Brad, mais en vain. Monsieur n’était plus au centre de son petit groupe d’admiratrices.
Elle se tourna de nouveau vers Cassie.
— Je ferais mieux de prévenir les filles qu’il est ici, juste au cas où elles le verraient.
Elle se fraya un chemin à travers la foule. Elle avait presque atteint le coin des enfants — mais elle arrivait trop tard.
Wendy et Roxanna étaient collées à Brad comme s’il était le Joueur de flûte d’Hamelin en personne. Elles dansaient sur place en le regardant avec adoration. Mitzy Freeman se tenait près du petit groupe. Elle, par contre, ne semblait pas particulièrement heureuse.
Tous quatre se tournèrent vers elle quand elle approcha. Brad lui décocha un petit sourire en coin, mais elle se moquait pas mal du genre de message qu’il voulait lui transmettre. Pour l’instant, elle ne se souciait que de ses filles.
Elle n’avait pas vu Roxanna aussi heureuse depuis une éternité.
— Maman ! Regarde qui est là ! lança-t-elle, toute excitée.
Quant à Wendy, elle était toujours agrippée à Brad comme si elle craignait qu’il disparaisse. Dire qu’elle avait espéré que la situation ne serait pas trop difficile à gérer…
— Je vois, fit-elle avec autant d’enthousiasme que possible.
Elle leva les yeux vers son ex-mari.
— Bonsoir, Brad.
— Riley. Quelle bonne surprise !
— N’est-ce pas ?
Elle devait reconnaître qu’il était toujours aussi beau. Son physique d’Américain blond se bonifiait avec l’âge. Bien sûr, sa voix ne contenait pas une once de sincérité. Mais s’il pouvait se montrer poli et amical pour le bien des filles, elle en était capable, elle aussi — même si le sourire qu’elle s’était plaqué sur le visage était tellement artificiel que c’en était presque gênant.
Il se dégagea des filles et passa un bras autour des épaules de sa nouvelle fiancée.
— Je te présente ma… tu te souviens de Mitzy, pas vrai ?
— Bien sûr.
Elle n’avait rencontré la jeune femme qu’en de rares occasions. Mitzy, bien que beaucoup plus jeune que Brad, avait eu l’intelligence de faire profil bas après qu’elle avait demandé le divorce. L’enfant gâtée de Marcus Freeman était une blonde magnifique, habituée depuis l’enfance à obtenir tout ce qu’elle désirait. Et ce qu’elle désirait clairement en cet instant, c’était d’échapper à cette réunion de famille ridicule.
Elle esquissa un vague sourire à l’adresse de Riley et dit en minaudant :
— Brad, je veux danser.
— Dans une minute, bébé, répondit-il.
Il n’avait jamais été du genre à se laisser mener par le bout du nez par une femme. Il inclina la tête et regarda pensivement Riley, les yeux plissés.
— Alors, que fais-tu ici ?
— J’ai été invitée. Je travaille dans la région.
— Maman est manager d’un ranch, maintenant, intervint Roxanna. Tout comme toi, papa.
— Vraiment ? Sur quelle propriété ?
— Echo Springs.
La bouche de Brad se retroussa en une parodie de sourire.
— Jamais entendu parler. Tu ne joues pas vraiment dans la cour des grands, pas vrai ?
Il avait lâché ces quelques mots sur un ton dédaigneux, qui l’irrita presque autant que sa présence. Quand elle pensait à combien Quinton travaillait dur pour réaliser ses rêves, pour faire d’Echo Springs un ranch prospère… A combien ils avaient tous travaillé dur ces derniers jours… ! Ce fut d’une voix neutre, pourtant, qu’elle parvint à répondre :
— Le propriétaire fait des chevaux, pas du bétail. Et il se concentre sur la qualité, pas sur la quantité.
Brad haussa les sourcils.
— Et c’est toi qui diriges le ranch ? Tu es sortie de ton domaine de compétences, non ?
Comment avait-elle pu rester mariée aussi longtemps avec un crétin pareil ?
— Pas vraiment, rétorqua-t-elle. Souviens-toi : c’était moi qui dirigeais Hollow Creek pendant que tu étais, comment dire, « occupé »…
Elle ne put s’empêcher de jeter un regard lourd de sens vers Mitzy avant de conclure :
— … à travailler au Seven.
Mitzy s’agitait nerveusement.
— Brad…
Son ex-mari souriait toujours, mais il émanait de lui à peu près autant de chaleur que d’un glacier. Délibérément, il se détourna tout en prenant la main de sa fiancée.
— Tu sais quoi, Mitz ? Allons danser avec les filles.
Elle voulut crier « Non ! ». Mais, au même instant, Roxanna s’écria :
— Oui ! Allons danser !
Quant à Wendy, elle poussa un petit cri de joie. Elle était surexcitée.
Brad se tourna de nouveau vers elle. Une flamme de joie cruelle dansait dans ses yeux. Il savait qu’il avait gagné, qu’elle céderait aux supplications des jumelles.
— Est-ce que cela te dérange si je montre à Wendy et Roxanna comment s’amuser, pendant un petit moment ? Je peux leur apprendre à danser le two-step.
— Ne dis pas non, maman, supplia Roxanna.
— Dis oui, s’il te plaît, renchérit Wendy.
Que pouvait-elle bien trouver à répondre ? Elle se plaqua de nouveau sur le visage un sourire aussi large que celui de Brad, et tellement artificiel qu’il lui fit mal aux lèvres.
— Bien sûr. Allez vous amuser.
Leur père poussa un cri de joie, imité par les filles. Seule Mitzy ne semblait pas ravie.
— Venez, mesdames ! Papa va vous montrer comment on s’amuse.
Roxanna et Wendy s’étaient déjà élancées vers la piste de danse. Brad et Mitzy leur emboîtèrent le pas, main dans la main. Avant qu’ils aient pu s’éloigner, Riley les rattrapa et saisit son ex-mari par le bras.
— Brad…
Maintenant que les filles étaient hors de vue, il ne cherchait plus à masquer son irritation.
— Ne commence pas à me faire la leçon, Riley. Ce sont encore mes filles, bon sang. Tu les récupéreras dans une heure, saines et sauves. Je sais comment m’occuper d’elles.
Elle aurait voulu lui dire qu’il n’était qu’un menteur, lui rappeler combien, parfois, il se souciait peu des sentiments de ses propres enfants. Mais la situation était déjà bien assez désagréable ; nul besoin de l’aggraver encore.
Alors, elle les regarda monter tous quatre sur la piste de danse. Ils se prirent par la main pour former un cercle. L’orchestre jouait une chanson country au rythme entraînant. Ce fut Brad qui donna le ton. Il les faisait tourner, aller d’avant en arrière, passer sous les bras l’un de l’autre, un peu comme des danseurs de quadrille. Les jumelles, ravies, riaient à perdre haleine. Cette heure avec leur père leur semblerait n’avoir duré qu’une minute.
Mais à elle, chaque seconde ferait l’effet de durer une éternité. Debout, elle ne pouvait détacher les yeux du petit groupe, traversée par une douleur si vive qu’elle avait l’impression d’avoir un trou béant dans la poitrine.