Il était 8 heures du matin. Quinton venait de se pencher sur les plans, en compagnie du contremaître de l’équipe de rénovation. Maintenant, debout dans son bureau, il essayait de se préparer à l’arrivée des ouvriers qui allaient envahir la maison.
Il avait vécu seul pendant trop longtemps pour que la perspective d’être ainsi entouré lui plaise mais, s’il voulait qu’Echo Springs soit présentable d’ici à octobre, il ne pouvait faire autrement. L’équipe rénoverait d’abord le rez-de-chaussée, puis l’extérieur, et terminerait par l’étage.
Il but les dernières gouttes de son café et prit le cadre posé sur l’étagère. Le sourire de son fils était si radieux, celui de Teresa, si tendre, que son cœur lui sembla s’arrêter de battre un instant.
Teresa aurait adoré rénover cette maison. Des années plus tôt, alors qu’ils venaient tout juste de se marier, ils avaient acheté un ranch en piteux état, à Colorado Springs. Ils avaient voulu en faire un endroit somptueux. Comme ils n’avaient pas assez d’argent pour engager des ouvriers, ils avaient fait les travaux eux-mêmes. Travailler ainsi côte à côte les avait encore rapprochés.
Il posa le cadre sur son bureau. Parfois, quand le fardeau du passé l’accablait, quand la culpabilité se faisait pesante au point de l’étouffer, il lui suffisait de regarder leurs visages pour n’avoir plus goût à rien. Cette photo avait toujours été l’une de ses préférées. Elle avait été prise en été, pendant le dernier après-midi qu’ils avaient passé au Cheyenne Frontier Days Rodeo. Ils s’étaient vraiment amusés, et l’argent qu’il avait gagné en participant aux épreuves leur avait même permis de réparer le toit du ranch.
Même sur ce cliché qu’il tenait en main, la joie qu’ils éprouvaient à être ensemble était évidente. Il regarda son propre visage, plus jeune, rosi par l’excitation et par l’amour. Le visage d’un homme qui n’a aucun souci. D’un homme tellement… inconscient.
Comment pouvait-il sembler aussi insouciant ? Cela lui paraissait presque anormal. Ses traits auraient dû révéler quelque chose, porter une trace du chagrin qui allait le frapper quelques mois plus tard seulement, une trace des événements tragiques qui allaient tuer dans l’œuf les rêves qu’il nourrissait pour son couple, et priver Tommy de l’avenir dont il rêvait pour lui.
D’un geste brusque, il ouvrit un tiroir de son bureau et y rangea la photo. Il devait se concentrer sur le présent. Il avait choisi de suivre une autre route, s’était fixé des objectifs ambitieux, avait trouvé un nouveau but à sa vie. Seul. Et il ne rebrousserait pas chemin. Après des années d’insensibilité, il ressentait enfin quelque chose. C’était une sensation nouvelle, qu’il ne voulait pas perdre.
Quelque part dans la maison, une scie circulaire démarra. Des hommes s’interpellaient. Ils avaient déjà commencé à arracher le vieux lambris des murs de la salle à manger, qui jouxtait son bureau.
Les trois ouvriers agricoles n’allaient pas tarder à arriver. Mais il avait encore le temps de parcourir les sites de recherche d’emploi. Ensuite, il passerait des annonces et ferait les démarches nécessaires pour trouver un vrai manager — ce qu’il aurait dû faire depuis longtemps.
Il alluma son ordinateur. Même s’il lui en coûtait, il devait bien reconnaître que Riley Palmer s’était bien comportée au cours de leur entretien de la veille.
Elle avait émis des suggestions intéressantes et quelques idées novatrices. Même quand il l’irritait — il l’avait bien vu —, elle avait su maîtriser son énervement. Elle avait dû mourir d’envie de lui rendre coup pour coup, mais elle était assez intelligente pour comprendre quand il était souhaitable de répliquer et quand il ne l’était pas. Il admirait sa détermination et ses manières directes. Qui aurait pu deviner qu’autant de cran se cachait sous une enveloppe aussi attrayante ?
Cette Mme Palmer — Riley — était une dure à cuire.
Mais elle ne conviendrait pas pour mener à bien les projets qu’il avait en tête. Pas sur le long terme. Alors, que cela lui plaise ou pas, il allait devoir garder un œil sur elle. S’assurer qu’elle ne se laissait pas dépasser par le travail, et qu’elle ne causait pas de problèmes supplémentaires. Après tout, elle ne resterait pas longtemps…
Il venait tout juste de finir de composer une petite annonce quand on frappa à la porte. Il leva les yeux. La tête de Cassie Rafferty se glissa dans l’entrebâillement.
— La porte d’entrée était ouverte, lança-t-elle pour se faire entendre par-dessus le vacarme.
Il lui fit signe d’approcher et se souvint, avec un petit frisson, qu’elle devait lui présenter une femme de ménage en vue d’un entretien. Là, il commençait à perdre le contrôle de cette journée.
Cassie était l’une des plus jolies femmes qu’il ait jamais rencontrées. Ethan et elle s’étaient mariés deux ans plus tôt, après s’être retrouvés au terme d’un long chemin parsemé d’embûches émotionnelles. Maintenant, Cassie était enceinte de cinq mois et ni elle ni son mari ne lui avaient jamais paru plus heureux.
— Comment vas-tu ? demanda-t-il.
Ethan et Cassie organisaient une grande réception de mariage le week-end suivant. Depuis quelques semaines, Cassie était tel un maréchal dirigeant ses troupes. Ethan s’inquiétait pour elle en permanence mais, ce matin, elle avait l’air reposée.
— J’ai hâte d’en avoir fini avec tout ça, répondit-elle dans un soupir. Autant la réception que le bébé. Honnêtement, je me demande lequel des deux nécessite le plus de travail.
— Alors, où est cette personne que tu veux que j’engage comme femme de ménage ? La sœur de Mercedes, c’est ça ?
— Lilianna ne devrait pas tarder, confirma Cassie. Je te promets qu’elle va te plaire. Mais, franchement, je ne sais pas si je lui rends service. Cette maison ressemble à un champ de bataille.
Elle se mit à déambuler dans la pièce. Elle redressa un cadre, réarrangea l’un des coussins du canapé, et ajouta :
— Ethan dit que si tu arrives à tout remettre en état d’ici octobre, tu pourrais retirer d’énormes bénéfices de ce ranch.
— Avec des « si »…, commença-t-il. En tout cas, je fais de mon mieux.
Elle désigna la pièce d’un geste circulaire.
— Et tout ça…, je pense que c’est exactement ce dont tu as besoin.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? demanda-t-il, les sourcils froncés.
— Avoir une vraie maison va t’aider à trouver ta place dans la communauté. Et cela ne te fera pas de mal de fréquenter un peu plus de monde.
— Je fréquente du monde tous les jours, objecta-t-il.
— Tu sais très bien que ce n’est pas ce que je veux dire. Il est temps que tu sortes de ta caverne, Quinton. Que tu commences à jouer ton rôle dans la vraie vie.
— Cassie…
Il s’interrompit. Que pouvait-il bien ajouter ? Les Rafferty savaient tous deux qu’il avait perdu sa famille, mais seul Ethan connaissait l’histoire dans ses détails, et c’était bien suffisant. Il ne voulait ni aide ni pitié. Pourtant, Cassie ne pouvait s’empêcher de jouer les entremetteuses. Il soupira. Les amoureux étaient ainsi, prêts à tout pour rendre les autres aussi heureux qu’ils l’étaient eux-mêmes.
Cassie fit volte-face pour le regarder.
— Qu’y a-t-il de mal à faire de nouvelles rencontres ? A construire de nouvelles relations ?
— Je n’ai pas besoin de…
Il se leva d’un bond.
— Attends une minute. Quel âge a Lilianna ?
Cassie éclata de rire.
— Elle a au moins cinquante ans, deux grands enfants et un mari qu’elle adore. Ne sois pas aussi soupçonneux ! Jamais je n’essaierais de te piéger. Pas sans t’en parler avant, du moins, ajouta-t-elle avec un sourire.
— Vraiment ? fit Quinton en haussant un sourcil. Pourtant, je me souviens parfaitement avoir été pris en traître par toi et deux célibataires, à Noël.
— Ce n’est pas ma faute si je connais plein de femmes seules qui aimeraient avoir quelque chose à faire le samedi soir, se défendit Cassie.
— Tu n’as qu’à monter un club de couture, répliqua-t-il, légèrement agacé. Ne t’occupe pas de ma vie sentimentale, s’il te plaît.
— Mais quelle vie sentimentale ? demanda-t-elle avec un regard entendu. Et qu’y a-t-il de mal à vouloir aider un ami ?
Elle baissa les yeux et passa les doigts sur son ventre arrondi avant d’ajouter :
— Tu as accepté d’être le parrain de ce bébé, mais nous cherchons encore une marraine, je te le rappelle.
— Alors regarde sur internet, rétorqua Quinton. Il paraît qu’on peut tout y trouver, de nos jours.
Cassie rit de nouveau, et marcha jusqu’à la fenêtre. Il savait que ses intentions étaient bonnes, mais il n’avait pas besoin d’aide pour trouver lui-même des femmes pour… assouvir ses besoins. Elle y allait fort tout de même. Il n’était pas un moine !
Mais comment la conversation avait pu dériver à ce point… Il regarda sa montre, histoire de faire diversion.
— Bon, mes employés ne vont pas tarder. Où est cette femme ?
— Elle arrive, promis.
Elle écarta les rideaux. Une intense activité régnait à l’extérieur. Des hommes allaient et venaient entre la maison et les camions garés dans la cour.
— Tu as engagé les cousins Ramsey ? demanda-t-elle.
— Oui. C’était plus pratique pour moi.
— Et le gérant dont Ethan m’a parlé ? Est-ce qu’il est arrivé ?
— Elle.
Il ne put s’empêcher de froncer les sourcils en se rappelant le choc qu’il avait éprouvé.
— Oui, elle est arrivée.
Cassie le regarda par-dessus son épaule.
— Elle ? Ethan ne m’avait pas dit que tu avais engagé une femme.
— Parce qu’il ne le savait pas, et moi non plus d’ailleurs. Mais elle ne reste que jusqu’à la fin du mois. Jusqu’à ce que je lui ai trouvé un remplaçant.
Il désigna l’ordinateur et ajouta :
— D’ailleurs, je viens juste de passer une annonce.
— La fin du mois, répéta-t-elle en le scrutant. C’est ta décision, ou la sienne ?
— La mienne, fit-il, vaguement mal à l’aise. Elle ne correspond pas au profil que je recherche.
Cassie fit la grimace.
— Et pourquoi ça ? Parce que c’est une femme ?
— Non. Bien sûr que non, tenta-t-il de se défendre.
— Alors, qu’est-ce qui ne te convient pas ?
— Elle est sympa, c’est vrai. Mais avant de quitter son mari, elle n’était rien de plus qu’une femme au foyer obligée de se charger des corvées sur leur ranch. Elle en a sans doute retiré une certaine expérience, mais je veux quelqu’un de plus… aguerri, tu comprends ? Quelqu’un qui s’est donné corps et âme à la gestion de la propriété.
Il pensait s’en tenir là mais, devant le regard perçant de Cassie, il se sentit obligé d’ajouter :
— Quelqu’un de libre. En fait, elle est venue avec ses enfants. Deux petites filles. Donc, il est hors de question qu’elle reste.
— Je ne savais pas que tu n’aimais pas les enfants, lâcha Cassie avec une incrédulité polie.
Il pensa à la photo, dans le tiroir de son bureau, à Tommy qui souriait comme seul un petit peut sourire. Il pensa au voile impénétrable qui séparait la vie de la mort. La présence d’enfants — et surtout de jeunes enfants — éveillait toujours en lui des souvenirs douloureux. Il n’avait pas besoin de se rappeler à chaque instant la perte qu’il avait subie, pas en ce moment.
Cassie le regardait toujours, attendant qu’il poursuive.
— Ce ranch n’est pas un endroit pour des enfants, expliqua-t-il. Nous sommes dans un chaos total, et nous le serons pendant encore des mois.
Elle semblait peu convaincue par son explication mais, avant qu’elle ait pu dire quoi que ce soit, tous deux remarquèrent un mouvement à la porte du bureau.
— ¿ Señora ?
Une Hispanique aux cheveux noirs se tenait à la porte, attendant qu’on l’invite à entrer. Ce devait être Lilianna. Elle avait effectivement la cinquantaine, et semblait aussi maternelle que sa sœur Mercedes, qui était depuis longtemps la femme de ménage du Flying M.
— Vous voilà ! lança Cassie en tendant les bras vers elle. Je vous présente Quinton Avenaco.
Elle fit asseoir Lilianna sur la chaise, face au bureau.
— Installez-vous. Je vais vous laisser faire connaissance.
Elle lui adressa un regard d’avertissement et ajouta :
— Et ne lui fais pas peur.
Que voulait-elle dire par là ? Il n’avait pas pour habitude de chercher à effrayer les gens. Et encore, même s’il avait essayé, peut-être n’y serait-il pas parvenu… En tout cas, il n’avait pas franchement réussi avec Riley Palmer.
Il adressa un sourire radieux à Lilianna et lui tendit la main. Si elle était aussi bonne cuisinière que le prétendait Cassie, et si en prime elle savait ne se mêler que de ce qui la regardait, il l’engagerait. C’était encore une décision rapide, mais cette fois, au moins, il n’avait pas à craindre le retour de bâton.
* * *
Riley s’engagea dans l’allée d’Echo Springs. De toute évidence, la journée de travail avait commencé.
La maison et la grange étaient entourées de voitures et de camions, dont certains arboraient le logo d’une entreprise de rénovation locale et étaient chargés de toutes sortes d’outils et de matériaux. La cour fourmillait d’ouvriers qui se hélaient bruyamment.
Elle gara son 4x4 entre une Jeep et un vieux camion rouillé. Il était temps qu’elle se reprenne. Elle avait un travail à faire. Elle espérait seulement que personne ne verrait qu’elle venait de pleurer…
Elle avait emmené les jumelles à Beaumont, au centre aéré où elles passeraient leurs journées en semaine. A son grand soulagement, le centre semblait bien tenu et proposait beaucoup d’activités amusantes. La responsable l’avait accueillie chaleureusement. Il lui avait suffi de l’écouter pour que le nœud qui lui enserrait l’estomac commence à se relâcher ; quant aux jumelles, elles avaient paru ravies à l’idée de pouvoir jouer avec d’autres enfants.
Pourtant, sur le chemin qui la ramenait à Echo Springs, son humeur s’était assombrie. Les filles et elle étaient restées ensemble pendant tellement longtemps. Ses petites étaient tout son univers. La nuit dernière, alors qu’elle les regardait dormir, sa vie lui avait semblé parfaitement remplie. Maintenant, cependant, elle avait l’impression qu’il y manquait une pièce essentielle. L’heure où elle les retrouverait lui semblait bien loin.
Dès qu’elle ouvrit la portière du 4x4, trois hommes descendirent du vieux camion et s’approchèrent d’elle. Les cousins Ramsey, probablement. Tous trois étaient grands et bronzés, avec l’allure typique des cow-boys que l’on emploie sur des centaines de ranches au Texas. Au fil des années, elle avait engagé beaucoup d’hommes de ce genre.
— Bonjour, fit-elle. Vous devez être les Ramsey.
Ce fut celui qui avait un visage buriné par les années, sans doute le plus vieux, qui répondit.
— En effet. Vous êtes la femme du patron ? demanda-t-il en fourrant les mains dans ses poches arrière.
— Non. Loin de là, fit-elle, amusée.
La femme du patron. Devant l’absurdité de cette proposition, elle dut masquer un sourire.
— Je suis Riley Palmer.
Les présentations furent rapides. Quand elle leur annonça qu’elle était la manager du ranch, ils semblèrent légèrement surpris, mais pas révoltés. Pourtant, elle se sentait toujours aussi nerveuse. Malgré sa promesse, il suffirait sans doute que ces hommes rechignent à travailler sous ses ordres pour qu’Avenaco lui fasse quitter son ranch plus tôt que prévu.
Elle passa quelques minutes à leur expliquer le planning de la journée tout en les jaugeant autant qu’ils la jaugeaient. Elle utilisa son ton le plus autoritaire, celui qui marchait le mieux sur les jumelles, et que sa sœur appelait « sa voix de général Patton ». Après quelques instants, les têtes des cousins s’inclinaient à l’unisson, doux comme des agneaux.
Soulagée, elle se dirigea vers la grange. Les cousins lui emboîtèrent le pas. Cinq minutes plus tard, ils avaient rassemblé les outils nécessaires et se dirigeaient déjà vers l’enclos.
L’arrachage de clôtures était un travail simple mais fastidieux, qui lui permettrait de voir ce que ces hommes étaient capables faire. Elle chargea des matériaux à l’arrière du quad et alla chercher ses gants de travail à l’appartement. Mais avant de rejoindre l’équipe, elle remplit une bonbonne d’eau au robinet de la grange. Un seul regard au ciel d’un bleu sans aucun nuage lui avait suffi pour savoir que cette journée serait aussi chaude que la précédente et qu’ils devraient tous veiller à se réhydrater.
Jusqu’ici, tout allait bien. Le travail allait être dur et salissant, mais elle avait accompli des corvées plus pénibles sur son propre ranch.
Penchée en avant, elle essayait de hisser la bonbonne sur son genou quand elle redressa soudain la tête. Une femme venait vers elle. Une jolie rousse, enceinte de plusieurs mois.
— Salut, fit l’inconnue en souriant. Vous avez besoin d’aide ?
— Non merci, c’est bon.
Elle parvint à saisir fermement la bonbonne et à la hisser à l’arrière du quad. Elle se tourna ensuite vers la nouvelle venue, qui lui tendit la main.
— Vous devez être la nouvelle manager. Je suis Cassie Rafferty. Mon mari, Ethan, est le meilleur ami de Quinton.
— Heureuse de faire votre connaissance. Je suis Riley Palmer.
— Riley, répéta la femme, comme pour tester le nom.
Une étincelle d’humour pétilla dans ses yeux.
— Voilà pourquoi Quinton pensait que vous étiez un homme…
Cassie scrutait son visage avec une telle intensité que Riley finit par froncer les sourcils.
— Désolée, dit la jeune femme avec un petit rire. Je n’avais pas l’intention d’être impolie. C’est seulement que… je sais que Quinton voulait un vieux canasson pour manager, et vous êtes tellement… tellement différente. Il a dû avoir une attaque en vous voyant.
— Il n’a pas été précisément ravi, admit Riley.
— Est-ce qu’il a été odieux ? demanda son interlocutrice en fronçant les sourcils.
— Assez brusque, admit Riley. Mais je suis bien décidée à le conquérir.
— Hum, fit Cassie Rafferty, à la fois sceptique et amusée. Eh bien, bonne chance.
Elle se tourna vers l’enclos et ajouta :
— Je vois que vous avez mis les cousins au travail.
Les Ramsey étaient à l’autre bout de l’enclos, hors de portée de voix. Ils arrachaient des planches qu’ils jetaient par terre.
Riley profita de l’occasion pour examiner la jeune femme. Ainsi, son mari était le meilleur ami d’Avenaco. Mais elle, qu’était-elle ? La meilleure amie de la femme d’Avenaco ? Elle pouvait très bien les imaginer tous les quatre : ils allaient au restaurant, jouaient aux cartes, passaient peut-être leurs vacances ensemble, dans une maison de location. Bref, ils s’amusaient comme peuvent le faire deux couples amis. Comme elle aurait aimé s’amuser avec Brad, et leurs connaissances. Hélas, cela n’avait jamais été le cas.
Cassie se tourna de nouveau vers elle.
— Les Ramsey ont construit une arène au Flying M, l’automne dernier. Ils ont fait un travail merveilleux.
— Ils ont l’air de connaître leur métier, convint Riley.
— Par contre, faites attention à Virgil. Il a tendance à tomber en hypoglycémie quand il est trop concentré sur son travail. Il est diabétique, mais il fait comme si de rien n’était. Il est persuadé qu’il peut tenir bon.
— Virgil. Le plus jeune, avec la grosse pomme d’Adam ?
— Oui. Jim est le plus vieux. Ensuite vient Steve.
— Avec la moustache qu’on dirait taillée dans un morceau de moquette ?
— C’est lui, fit Cassie avec un petit rire. Il voudrait ressembler à Tom Selleck.
La jeune femme se caressait le ventre d’un geste machinal. Riley ne put s’empêcher de la fixer. Ce qu’elle pouvait se sentir gauche et peu attirante quand elle attendait les jumelles ! En comparaison, Cassie était resplendissante.
— Pour quand est le terme ? fit-elle, sortant de sa rêverie.
— Dans quatre mois, répondit la jeune femme en souriant. J’ai hâte d’y être, et de ne plus avoir l’air de cacher un ballon de basket sous mes vêtements.
— C’est votre premier ?
— Non, mais c’est tout comme, soupira Cassie. J’ai déjà un fils, mais comme il vient d’avoir seize ans, je suis un peu rouillée niveau pratique. Ethan me traite comme si j’étais en sucre et, pour dire vrai, cela commence à m’énerver.
Comme gênée par cet aveu, elle grimaça et ramena ses cheveux en arrière avant de rajuster sa barrette.
— Quinton m’a dit que vous aviez des jumelles ?
— Wendy et Roxanna. Elles ont huit ans.
Cette fois, ce fut son tour de grimacer.
— Deux fois plus d’ennuis, c’est sûr. Mais deux fois plus d’amour aussi.
— Je suppose que vous êtes mère célibataire. Cela ne doit pas être facile, fit gentiment Cassie. Qu’allez-vous faire d’elles pendant que vous travaillerez ?
— Elles sont rentrées dans un centre aéré ce matin, répondit Riley, avant d’avouer : Elles me manquent déjà.
A quoi pouvaient bien s’occuper ses filles en cet instant précis ? Est-ce qu’elles détestaient le centre ? Elles auraient peut-être aimé que leur mère vienne les chercher pour les ramener à la maison… Pour la centième fois depuis qu’elle était rentrée, elle dut lutter pour ne pas prendre son portable dans sa poche arrière afin de vérifier qu’elle n’avait pas raté un message.
— Dans quel centre ? demanda Cassie. Camp Buddies ?
— Oui. Près du parc, au bord de la rivière.
— Elles vont s’éclater ! s’exclama la jeune femme. Amelia Watkins, la directrice, adore les enfants et a beaucoup d’expérience. J’envoyais mon fils à Camp Buddies quand il était petit, et il en parle encore aujourd’hui. Faites-moi confiance : c’est un endroit très bien surveillé, vos filles seront en de bonnes mains.
Tout en écoutant Cassie, Riley chargeait des caisses d’outils à l’arrière du quad. Elle leva la tête et sourit.
— C’est bon à entendre. J’ai moins l’impression de les avoir abandonnées.
— Entre mères, il faut se serrer les coudes, fit Cassie avec un nouveau sourire.
Riley continua à charger le quad, en essayant d’y mettre tout ce dont les hommes pourraient avoir besoin. Autant ne pas perdre de temps en revenant chercher quelque chose.
Elle aurait aimé pouvoir passer plus de temps avec Cassie. Elle n’avait que rarement l’occasion de parler avec d’autres femmes. Bien sûr, il y avait sa sœur, mais c’était différent. Elle aurait vraiment adoré avoir une amie, et Cassie semblait sympa. Oui, sauf qu’elle n’allait peut-être pas rester ici très longtemps… Autant oublier tout de suite cette idée stupide.
Elle sortit les clés du quad de la poche de son jean.
— Je ferais mieux de vous laisser aller travailler, dit Cassie.
Elle inclina la tête et lui adressa un sourire empli de gentillesse avant d’ajouter :
— Si je peux faire quoi que ce soit pour vous, dites-le-moi. Je suis peut-être à côté de la plaque, mais je pense…
Elle s’interrompit. Quelqu’un approchait, depuis l’autre bout de la grange. C’était Quinton Avenaco, qui se dirigeait droit vers elles, de sa longue foulée pleine d’aisance.
Quand il les eut rejointes, Cassie croisa les bras sur la poitrine et lui adressa un regard inquisiteur.
— Alors, tu as engagé Lilianna ?
— Oui. Tu savais que je l’engagerais en apprenant qu’elle fait le tres leches encore mieux que Mercedes.
Cassie éclata de rire.
— Je me doutais que tu ne pourrais pas résister.
Elle ajouta à l’intention de Riley :
— Je vais vous dire un secret sur Quinton. Il ne sait pas refuser un bon dessert.
Les lèvres d’Avenaco s’arquèrent en un demi-sourire.
— Je ne peux te confier aucun secret, pas vrai ?
— Tu n’avais pas besoin de me le dire. Je le vois chaque fois que tu viens dîner à la maison.
Il était clair qu’Avenaco appréciait cette femme. Lui parlerait-il seulement un jour comme il parlait à Cassie ? Mais la relation qu’elle avait avec Quinton était tout autre, et n’avait pas précisément démarré comme dans un rêve. Bon sang, on ne pouvait même pas parler de relation. Il n’était pas un ami : il était son patron.
Nerveuse, elle changea de position. Avenaco sembla enfin se rappeler de sa présence et son expression changea du tout au tout. Il lui adressa un regard qui n’avait rien de méchant ni même de désagréable, mais qui n’exprimait qu’un manque d’intérêt glacial.
— Bonjour, fit-il.
— Bonjour.
Il regarda derrière elle. Les ouvriers qu’il avait engagés s’activaient le long de la clôture de l’enclos. Quand il la fixa de nouveau droit dans les yeux, il semblait tellement surpris qu’elle faillit éclater de rire.
— Vous avez déjà mis les Ramsey au travail ?
— Comme ils sont arrivés en avance, j’ai pensé que c’était aussi bien, dit-elle, certaine d’avoir le contrôle de la situation.
Mais à peine avait-elle parlé qu’un doute la saisit. Avait-elle outrepassé ses droits ? Peut-être son patron avait-il pensé rencontrer les Ramsey avant qu’ils ne s’attaquent à leurs tâches, pour leur expliquer ce qu’il attendait d’eux.
— Est-ce que vous préférez qu’ils fassent autre chose ? rebondit-elle après cet instant d’hésitation. Je peux les rappeler…
— Non, coupa-t-il. Non, c’est parfait. Je pensais juste avoir à les briefer pour qu’ils se mettent au travail, mais on dirait que vous vous en êtes déjà chargée.
Avait-il vraiment une aussi piètre opinion de ses capacités ?
— Ils ont l’air de bien s’en sortir, dit-elle sobrement.
A quoi s’était-il attendu ? Que tout le monde reste assis en attendant que le grand patron apparaisse ?
— Pas de… problèmes ? demanda-t-il. Pas de récriminations ?
Cassie leva discrètement les yeux au ciel. Riley aurait aimé faire de même, mais une petite voix intérieure lui souffla d’ignorer autant que possible ce genre de remarques. Avenaco mettrait un moment à comprendre quelles capacités étaient les siennes.
— Vous vous demandez si j’ai eu du mal à leur faire accepter de travailler sous mes ordres, c’est ça ?
Elle haussa les épaules avant de poursuivre.
— Pas vraiment. Je suis sûre qu’ils préféreraient travailler avec un homme pour chef, mais je leur ai laissé le choix entre rester assis à attendre que vous en ayez fini à la maison… et prendre un marteau et commencer à gagner leur paye.
— Je suis sûre qu’ils ont été ravis de commencer leur journée, remarqua Cassie.
Elle hocha la tête.
— Il n’y a rien qu’un cow-boy déteste plus que de rester assis sans rien à faire. Surtout si on ne le paye pas pour ça.
— Parfait, dit Quinton.
Son expression n’avait pas changé, mais il n’insista pas. Il inclina la tête vers le quad et ajouta :
— Je vais leur apporter tout ça et leur dire bonjour.
Elle lui tendit la clé du bout des doigts et la laissa tomber dans sa paume.
— C’est vous le patron.
Debout à côté de Cassie, elle le regarda monter sur le véhicule. Il recula prudemment et se dirigea vers l’enclos. Quand ils le virent, les cousins interrompirent leur travail et allèrent à sa rencontre. On eût dit qu’ils retrouvaient un frère perdu depuis des années.
— Les hommes, marmonna Cassie. On ne peut pas vivre avec eux…
— Et on ne peut pas les envoyer sur la Lune ? compléta Riley.
Toutes deux éclatèrent de rire. Mais Cassie reprit rapidement son sérieux. Elle semblait pensive.
— D’habitude, Quinton ne cherche pas à tout contrôler. Mais ce qu’il veut accomplir ici est très important pour lui.
— Je comprends. Je comprends vraiment, lui assura Riley. J’aimerais juste…
En ravalant un soupir de frustration, elle alla jusqu’au robinet pour s’assurer qu’il était bien fermé. Il ne servait à rien de se plaindre.
— Ne vous découragez pas, répondit la jeune femme. Vous allez apporter beaucoup à cet endroit.
Elle lui sourit. Ces paroles étaient agréables à entendre, même si elle aurait préféré qu’elles soient prononcées par son patron.
— Merci. J’espère que vous n’êtes pas la seule à le penser.
— Oh ! je pense que vous êtes exactement ce dont Quinton a besoin, qu’il en soit conscient ou non, lui assura Cassie.
— Pardon ?
Avec un demi-sourire, celle-ci expliqua :
— C’est juste une impression. Sans doute une lubie de femme enceinte et à moitié folle.
Riley n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle voulait dire par là mais, comme la jeune femme semblait bien connaître Quinton, peut-être pouvait-elle essayer de lui soutirer plus de renseignements. Elle se redressa et essuya ses mains humides sur l’arrière de son jean.
— Depuis combien de temps le connaissez-vous ?
— Assez longtemps pour savoir qu’il peut être difficile à vivre, soupira Cassie. Ethan et lui étaient associés dans le Colorado. Ils travaillaient avec des chevaux à problèmes. Ils ont transféré leur société ici il y a trois ans, et c’est là que je l’ai rencontré.
Elle jeta un regard vers l’enclos, où les quatre hommes parlaient toujours ensemble.
— Mais… je ne pense pas que quelqu’un connaisse vraiment Quinton. Sauf peut-être Ethan. C’est un homme plutôt secret. Je n’hésiterais pas à lui confier ma vie mais, en général, il tient tout le monde à distance en arborant cet air stoïque propre aux Amérindiens. Il est très réservé.
Elle se tourna de nouveau vers Riley et conclut :
— Trop, si vous voulez mon avis.
— Et sa famille ? Il doit bien être proche d’elle. J’ai vu une photo de sa femme et de son fils dans son bureau. Ils semblent tellement heureux.
Cassie fronça les sourcils.
— Il ne vous a pas dit ?
Avant qu’elle ait pu répondre, Cassie dit dans un souffle :
— Non, bien sûr. Il ne vous a pas dit.
Elle secoua la tête et répondit, d’une voix qui n’était que tristesse :
— La femme et le fils de Quinton sont morts il y a dix ans.