VII
Je n’avais vu de momies ou de morceaux de ces horreurs qu’au cinéma. Nous avons quelques prétendues reliques au musée, exposées avant tout pour les mérites artistiques des reliquaires, en métal précieux, incrustés de pierres et magnifiquement gravés la plupart du temps. Je n’avais jamais inspecté leur contenu.
De près, ce fragment d’humanité provoquait un choc, un sacré choc. Desséchés, brunis, les doigts étaient recourbés. La peau avait presque disparu, exposant une partie des os. Cela aurait pu être un faux bien imité, un accessoire de cinéma. Feisal sauta sur ses pieds et se jeta sur la boîte.
— Doucement, doucement, dit Ashraf. Ne l’abîme pas !
— C’est « Lui »… murmura Feisal, les yeux écarquillés devant l’infâme objet.
Ashraf se pencha en arrière, un sourire de satisfaction sur les lèvres. C’était le pronom de trop.
— C’est dégoûtant, dis-je dans l’espoir d’éviter l’inévitable. Qui a pu envoyer une telle abomination, un malade, ou un publiciste qui veut faire la promotion d’un film d’horreur ?
— Inutile de gaspiller ta salive, dit John. Il prend plaisir à s’amuser avec nous. Feisal, tu en es sûr ?
— Oh, que oui ! Je le reconnaîtrais entre mille. De nouveau, il est démembré, dit-il, des accents de détresse dans la voix. Que va-t-on lui arracher encore ?
Ashraf reprit la boîte et remit l’emballage en place.
— Essayons de jouer à un petit jeu, dit-il, sèchement. Je vais poser mes cartes sur la table et j’attends que vous fassiez de même. Lorsque j’ai vu cet objet pour la première fois, j’ai eu la même réaction que vous, Vicky. On reçoit des choses étranges, de temps en temps. L’Égypte suscite parfois des fantasmes bizarres. Ensuite, j’ai vu le message qui y était inclus.
Il fouilla dans la poche de sa chemise et en sortit un papier plié qu’il tendit à John. Ce dernier le lut à voix haute : « Si vous voulez le reste, cela vous coûtera trois millions de dollars américains. Vous avez dix jours pour collecter l’argent. Nous reprendrons contact avec vous. »
— Il n’était pas très difficile, reprit Ashraf, de deviner à qui appartenait cette main. Une momie anonyme n’aurait jamais eu une telle valeur. Et il ne reste qu’un seul grand pharaon dans sa tombe originelle, qui ne bénéficie pas de la protection que le musée apporte à la salle des Momies royales. J’ai consulté mes livres de référence. Il existe de nombreuses photographies, souvent signées d’Harry Burton, un collègue de Carter. Ils avaient démembré la momie, pour prendre les bijoux. La tête, les mains, les bras, les pieds et les jambes ont été détachés, les cuisses séparées des mollets, les avant-bras des bras, le torse fendu en deux. Pour dissimuler leur sacrilège, les excavateurs avaient disposé le corps sur un lit de sable et remis les pieds et les mains en place en les fixant avec de la résine. On en voit encore des traces au niveau du poignet.
Un gros chat se promenait dans la pièce, en remuant la queue. Feisal se rendait compte du manège d’Ashraf, mais semblait s’accrocher au lointain espoir qu’on ne l’accuserait pas d’avoir sciemment évité de signaler le vol. Ce fut de courte durée.
— Pourquoi tu ne m’as rien dit, Feisal ? demanda doucement Ashraf…
— Euh… je…
— Tu croyais que j’allais te tenir pour responsable ? ajouta Ashraf sur le ton d’un père qui s’adresse à un enfant fautif.
Feisal ne se laissa pas manipuler si facilement.
— Évidemment ! Depuis, je le cherche partout. Les voleurs ont opéré le jour où j’étais à Assouan…
— Je sais, j’ai parlé à Ali.
— Pauvre diable, dit Feisal, compatissant. Ce n’est pas sa faute non plus. Ashraf, qu’est-ce que tu as fait de lui ?
Les grands yeux bruns d’Ashraf s’écarquillèrent.
— Je lui ai promis l’immunité et une promotion, bien sûr. Grand Dieu, parfois, ta naïveté me surprend. Nous n’avons pas la moindre envie qu’Ali craque et se mette à s’épancher un peu partout. Bon, ça suffit. Dans le bureau d’à côté, on doit se demander pourquoi je passe tant de temps avec vous !
Il nous observa les uns après les autres, se réjouissant visiblement de voir Schmidt qui s’efforçait de garder l’apparence de la neutralité et Feisal qui avait du mal à respirer. Je me mordais les lèvres pour ne pas lui sauter à la gorge.
— Voilà, monsieur Tregarth, je voudrais vous engager pour que vous nous aidiez à retrouver Toutankhamon.
Je m’étais préparée à une accusation, pas à une proposition. Schmidt aussi. Il poussa un énorme soupir de soulagement. John croisa les jambes et sourit.
— Pourquoi moi ? demanda-t-il en regardant Ashraf de ses grands yeux bleus.
— Parce qu’avec vos amis, vous avez sauvé le trésor de Théti-Chéri pour nous.
— Ah.
— Les détails de cette formidable affaire ne sont connus que de rares privilégiés, dont je fais partie. Vous n’avez eu droit à aucune récompense, en dehors des remerciements d’une nation reconnaissante. Cette fois, la récompense en vaudra la peine.
— Combien ? demanda John.
Les sourcils levés d’Ashraf montrèrent à quel point il désapprouvait une telle grossièreté.
— Je suis prêt à négocier, mais pas ici et pas maintenant. Si nous parvenons à un accord, nous nous rendrons à Louxor pour commencer nos investigations.
Un coup timide à la porte étouffa dans l’œuf une autre impertinence de John et un assaut de ma part. Je n’avais qu’une envie : sortir d’ici !
— Qu’est-ce que vous voulez ? Je vous avais dit de ne pas me déranger, hurla Ashraf en anglais.
La porte s’entrouvrit, et la voix timide, qui avait compris l’allusion, s’exprima en anglais, elle aussi.
— Pardonnez-moi, monsieur, le ministre est à l’appareil et le directeur vient d’arriver…
— Nous n’allons pas vous retenir plus longtemps, dit John en se levant.
— Quand puis-je espérer avoir de vos nouvelles ? demanda Ashraf.
Son sourire disait clairement que, s’il avait perdu cette partie, il attendait la suivante avec impatience.
— Demain.
— Pourquoi pas ce soir ? Nous n’avons pas une minute à perdre.
C’était une bonne remarque et John n’avait pas vraiment de bonne réponse.
— J’ai besoin de temps pour joindre certaines de mes sources.
— Vos sources… répéta Ashraf, songeur.
Le mot ambigu resta suspendu dans l’air comme un poisson pris à l’hameçon.
John se montra assez malin pour ne pas développer, mais il commençait à transpirer.
— D’accord, ce soir, alors, je vous appelle.
Notre départ ressemblait à la fuite de prisonniers qui se font la belle. Lorsque nous sortîmes du bâtiment, la limousine nous attendait près d’une pancarte indiquant « Stationnement strictement interdit ».
Feisal jura et se retourna, prêt à s’enfuir. John le rattrapa par le bras.
— Tu as les nerfs à fleur de peau, lui dit-il. Tout va bien Feisal. Et même si cela ne va pas bien, nous n’y pouvons rien.
Un seul homme se trouvait dans la limousine : le chauffeur. En nous voyant, il sortit d’un bond et vint nous ouvrir la portière arrière.
— Où allons-nous ? demandai-je.
— À l’hôtel, j’imagine. (Malgré les conseils qu’il venait de prodiguer à Feisal, John semblait perturbé.) Vous croyez que nous pourrons récupérer nos chambres ?
— Oui, oui, dit Schmidt en sortant son portable. Vicky, monte !
Le véhicule força le passage pour se mêler à la circulation.
Après quelques instants de tension, j’annonçai :
— J’ai besoin d’un verre.
— J’ai de la vodka et du scotch dans ma valise dit Schmidt.
— Et de la bière.
— Aber natürlich ! Mais nous pouvons attendre d’être à l’hôtel, tout est arrangé.
— Aber natürlich ! répéta Feisal. Comment faites-vous, Schmidt ? Bon, je m’en moque… tant que vous réussissez. Alhamdullilah ! Tout en ayant du mal à l’admettre, John, je dois te dire que tu as mené l’affaire d’une main de maître.
— C’est lui qui tirait les ficelles. Nous faisons exactement ce qu’il a envie que nous fassions.
Feisal fit un signe au chauffeur.
— Ce n’est pas grave. J’ai un revolver pointé contre sa nuque.
Le chauffeur ne broncha pas. John poursuivit :
— Il nous déstabilise à chaque pas, et il le sait. J’aimerais bien que tous les trois vous appreniez à contrôler vos soupirs et vos grimaces ; vous auriez aussi bien fait de tomber à genoux et de tout avouer !
— Je croyais qu’il allait t’accuser, dis-je.
— Il savait que je nierai et il ne pouvait rien prouver. À présent, il a couvert ses arrières. Si je suis coupable, je pourrais peut-être négocier, limiter mes ambitions, ce qui lui ferait économiser de l’argent. Si je suis innocent, je coopérerai pour conserver ma réputation intacte et sauver ma liberté. Il est très doué, avoua John à contrecœur. Très doué. Vous avez vu comme il a réagi quand j’ai évoqué mes sources ?
— Alors, nous allons accepter son offre ?
— Vraiment, vous me surprendrez toujours, dit John, exaspéré. Ce n’était pas une proposition, c’était une menace ! Nous sommes cuits, Feisal et moi ! Il nous a fait plonger dans la marmite jusqu’au cou. Tous ceux qui connaissent les détails de cette formidable affaire, comme le dit notre ami grandiloquent, savent que nous sommes mouillés jusqu’au cou. La seule raison pour laquelle nous avons pu nous en sortir, c’est parce que nous avons retourné nos vestes et failli nous faire tuer en sauvant le tableau… et parce que le gouvernement voulait éviter tout scandale. Si nous réussissons à retrouver Toutankhamon sans que le vol ne devienne public, il nous fera payer pour Théti-Chéri aussi ! Alors, inutile de commencer à dépenser votre part du gâteau. Je ne crois pas que nous verrons la moindre piastre. Le mieux que l’on puisse espérer, c’est que Feisal conserve son boulot et moi ma liberté.
— Tss tss, intervint Schmidt. Cela me surprend de votre part. John, je vous ai connu moins pessimiste. Le Herr Direktor est assis sur un baril de poudre, lui aussi. Il ne peut pas réunir cette somme sans informer ses supérieurs et le gouvernement de la situation. C’est la dernière chose qu’il a envie de faire. Il servirait de bouc émissaire, c’est certain. Il en entraînerait peut-être quelques-uns dans sa chute, mais il serait le premier à tomber.
— Vous marquez un point, admit John qui n’avait pas l’air beaucoup plus joyeux.
La voiture s’arrêta devant l’hôtel et un bagagiste se chargea de nos valises. Nos chambres étaient prêtes… natürlich. En trottinant, Schmidt nous conduisit dans sa suite.
— Moi aussi j’ai mon mot à dire, annonçai-je en m’écroulant dans un fauteuil. J’y pense depuis que nous avons rencontré Ashraf. J’en aurais parlé avant si quelqu’un m’avait laissé la parole.
— On t’écoute, dit Schmidt en explorant le minibar.
— Vous n’avez pas remarqué qu’il n’y avait pas de « ou » ni de « sinon » dans ce message ? Donnez-nous l’argent… sinon… vous recevrez un autre morceau de Toutankhamon ?
— Ne parle pas de malheur ! s’exclama Feisal.
— Et pourquoi pas ? (Tout d’un coup, j’étais furieuse.) Tout ce cirque pour une fichue momie ! C’est un homme mort, Feisal, bel et bien mort.
— Un roi mort, corrigea Feisal doucement.
— Un homme mort, un roi mort, quelle différence ? Si cette main avait été arrachée à un être vivant, roi ou manant, j’aurais été la première à vouloir n’épargner aucun effort pour le retrouver en vie, aussi entier que possible. J’aurais fait la même chose pour un chien ou un chat !
— Elle a le cœur sur la main, notre Vicky, dit Schmidt en m’offrant une bière.
Je repoussai sa main.
— Tais-toi, Schmidt, je n’ai pas fini. Franchement, je me fiche de Toutankhamon ou de toute autre momie. Je n’ai pas envie de risquer ma peau ni la peau de qui que ce soit pour lui… pour ça…
Les autres échangèrent des regards. Je n’avais aucun mal à les interpréter. Ah, les femmes, il faut bien qu’elles craquent de temps en temps…
— Ta position morale est inattaquable, dit Schmidt. Mais Vicky, considère l’affaire autrement. Personne n’a été tué ni agressé. Cette affaire n’a donné lieu à aucun bain de sang.
— Pour l’instant.
— Est-ce que cela signifie que tu renonces ?
— En rêve ! dis-je en prenant la bière des mains de Schmidt.
Je fus surprise de constater que peu de temps s’était écoulé.
L’entretien avec Khifaya m’avait pourtant semblé avoir duré des heures.
Après s’être rafraîchis avec diverses boissons, nous nous occupâmes de la correspondance en retard, écrite et orale.
Il ne me fallut pas longtemps pour écouter mes messages, puisque Schmidt, mon correspondant le plus fidèle, était avec moi. Feisal donna quelques ordres en arabe, à divers subordonnés sans doute, et se tourna vers John qui maugréait sur son mobile.
— Des éléments intéressants ? demanda Feisal, nerveux.
— Pas pour notre histoire. Mais si je me sors d’ici, j’aurais peut-être de bonnes affaires en vue. Perlmutter aimerait voir la tête Armana.
— Tu lui as donné ton numéro !
— Non, Alan a laissé un message. Perlmutter a pris contact avec lui… à la boutique. Il dit qu’il a déjà envoyé une photographie.
— Tu vois, tu ne lui rends pas justice ! Il fait son boulot finalement. Tu devrais l’appeler pour le caresser un peu dans le sens du poil.
— Il parle trop, je vais envoyer un texto.
— Quelle tête Armana ? demanda Feisal.
— Cela ne vous concerne pas, ni toi, ni Ashraf. Je ne l’ai pas volée et j’ai des documents qui le prouvent.
— Je posais juste la question, dit Feisal, blessé.
— Hum, fit John.
— Des nouvelles de Jen ? demandai-je.
— Elle veut savoir où je suis et pourquoi je ne l’appelle pas. Je ferais mieux de lui téléphoner, sinon elle risque de débarquer à Londres. (Il croisa mon regard et grimaça.) Bon, d’accord, je le ferai plus tard. Et vous, Schmidt ?
— Comme votre estimée maman, Suzi voudrait savoir où je suis. J’ai attendu de vous consulter avant de lui répondre.
— Dites-lui que vous êtes à New York ou à Buenos Aires, suggéra Feisal.
— Non, non, dit John. Elle découvrira la vérité tôt ou tard, et nous ne voudrions pas compromettre votre crédibilité. Concoctons plutôt une jolie version de vos investigations.
Chacun apporta sa contribution. Comme j’aurais pu m’y attendre, Schmidt avait surmonté sa crise de remords et s’amusait beaucoup. Nous réfutâmes quelques-unes de ses idées les plus folles, y compris une version dans laquelle John et moi avions plongé dans le Nil pour le sauver de la noyade, car je ne sais plus quel méchant l’avait poussé dans le fleuve !
— Cela prouverait notre innocence, avait protesté Schmidt, boudeur.
— Cela prouvera surtout que vous êtes un fieffé menteur !
Finalement, Schmidt raconta à peu près cela :
« Ils me font toujours confiance. Jusque-là, aucune rencontre suspecte. Seulement des contacts ordinaires. Je te préviendrai au cas où cela changerait et te donnerai ma prochaine destination. »
Il refusa d’ajouter : « Je t’aime. »
Nous décidâmes de laisser Ashraf mariner un peu plus longtemps.
— On ne sait jamais ce qui peut se passer, dit Schmidt, judicieusement.
John lui adressa un regard haineux.
— S’il arrive quoi que ce soit, cela risque d’être fort désagréable. Mais je ne voudrais pas qu’Ashraf s’imagine qu’il n’a qu’à claquer des doigts pour que je lui obéisse.
— Oui, c’est une saine réaction, approuva Schmidt. Comme nous avons quelques heures à perdre, allons faire un petit tour au musée. Je dois aller saluer mon vieil ami, le directeur.
Nous sortîmes par l’arrière et traversâmes la rue pour aller au musée. Feisal avait dissuadé Schmidt de prendre son AK-47 en plastique, jouet qui ressemblait fâcheusement à un vrai. La sécurité ne plaisantait pas et nous devions franchir un portique pour entrer dans l’enceinte du musée et un autre avant de pénétrer dans le bâtiment.
Le directeur était absent pour la journée. Après avoir échangé quelques amabilités avec le garde, Schmidt nous fit retourner vers le musée proprement dit.
Les projecteurs du plafond étaient couverts de poussière, les vitrines sentaient la moisissure et la saleté, les statues géantes et les immenses sarcophages étaient confinés dans un espace exigu. Malgré tous ses défauts, le musée du Caire, ou pour être plus précis, le Musée égyptien du Caire, avait un charme fin de siècle qui manque à la plupart des musées modernes, froids et stériles.
Dans la rotonde, nous discutions de ce que nous allions admirer ensuite.
— Les trésors de Toutankhamon ? proposa Schmidt. Cette salle est toujours très fréquentée, mais cela stimulerait peut-être notre projet, nicht whar ?
Feisal émit un son vulgaire.
— Je m’en moque, tant qu’il n’y a pas de momie. Oh, mon Dieu, quand j’y repense, c’était vraiment écœurant ! C’était vraiment Toutankhamon ?
— Le petit sarcophage du chat du prince Thoutmose, proposa Schmidt. Ça te plairait, Vicky ?
John affirma que peu de chose l’intéressait moins qu’un cercueil de chat.
De mauvaise humeur, il se crispait chaque fois que quelqu’un nous approchait et j’allais proposer une visite guidée avant de rentrer à l’hôtel lorsqu’une voix de femme claire résonna dans le brouhaha de langues étrangères.
— Feisal, Feisal, je suis là !
Feisal sursauta. Elle trottina vers lui en se frayant un chemin parmi les touristes. Des dents d’une blancheur parfaite scintillaient dans l’ovale délicat de son visage. Ses cheveux d’un proverbial noir de corbeau caressaient ses joues. Feisal sembla aussi inanimé que la statue de Ramsès II toute proche, jusqu’à ce qu’elle lui mette la main sur l’épaule et lui dépose deux baisers sonores sur les joues.
— Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu venais au musée aujourd’hui ? demanda-t-elle.
— Euh… je croyais que tu ne serais pas là, répondit Feisal, faiblement.
— Je pensais que tu devais aller à Louxor, ajouta-t-elle en lui caressant la joue. Menteur ! Mais je te pardonne. Tu me présentes à tes amis?
— Je vous connais ! s’exclama Schmidt. Nous nous sommes rencontrés à New York, lors d’un congrès international. Vous aviez publié un excellent article sur les techniques de momification de la 19e dynastie.
— Ah, comment pourrait-on oublier Herr Doktor Professor Schmidt ? (Elle repoussa la main qu’il lui tendait et l’embrassa sur les deux joues.) Veirzeihen Sie, Herr Doktor. Je ne vous avais pas immédiatement reconnu.
Schmidt nous présenta. John était le seul béotien à ne pas posséder de titre de docteur. Notre nouvelle amie était le docteur Saida Quandil. Pour m’embrasser sur les deux joues, moi aussi, elle dut se tenir sur la pointe des pieds.
J’avais l’impression d’être un taureau, comme chaque fois que je rencontre une jolie fille. Je supportai ses embrassades dans un état d’incrédulité muette.
De toutes les femmes égyptiennes, il fallait que Feisal tombe amoureux d’une spécialiste des…
— Vous venez d’arriver ? Qu’aimeriez-vous voir ? Je vais vous faire visiter.
— Tu n’as pas de travail ? demanda Feisal.
— Non, non, pas quand mes amis sont ici. (Elle lui adressa un regard qui aurait fait fondre un iceberg.) Les momies royales, peut-être ? La nouvelle salle vient juste d’être terminée. Vous serez impressionnés par la réalisation des travaux. Des vitrines à température constante, un éclairage parfait…
L’image de mon rêve où Toutankhamon était allongé sur un lit dans un hôtel climatisé me revint à l’esprit. Je tirai un rideau mental pour l’occulter.
— Je ne suis pas fana… des momies, dis-je, manquant de m’étrangler sur ce dernier mot.
— Ne fais pas ta mauvaise tête, fit John. (Lui aussi avait eu droit à un baiser sur les deux joues, et visiblement, cela ne lui avait pas déplu.) J’aimerais beaucoup voir les avancées techniques qui ont été accomplies pour conserver ces objets remarquables.
Saida prit Feisal et Schmidt par le bras ; ce dernier ne cessait de la complimenter, ce qui lui faisait pousser des petits rires de gorge.
John me prit fermement par le bras.
— Tiens-toi bien, siffla-t-il.
— De toutes les femmes du monde, il a…
— Pure coïncidence. Des momies, l’Égypte, l’Égypte, des momies… C’est normal. Si tu n’arrives pas à t’y intéresser, conduis-toi au moins en adulte.
Ainsi admonestée, je m’efforçais de tenir le choc. Les momies ne m’avaient jamais dérangée jusque-là.
C’était une prise de conscience morbide et bien trop de rêves à propos de ce pauvre Toutankhamon qui m’avaient fait changer d’attitude.
Ce n’était pas aussi dramatique que je l’avais craint. L’éclairage était tamisé, les cadavres étaient disposés dans des attitudes très dignes, et l’on ne voyait que les visages.
Le processus d’assèchement a pour effet de faire remonter les lèvres et de découvrir les dents ; de nombreuses momies semblaient rire de bon cœur, d’autres semblaient hurler. J’observai les visages sans nez et le joyeux sourire de Thoutmose III, lorsque Saida s’approcha de moi.
— Si cela vous effraie, ne vous sentez pas obligée de rester, proposa-t-elle gentiment.
— Cela ne m’effraie pas du tout, dis-je avec une fausse insouciance que je ne parvenais pas vraiment à feindre. Je ne comprends tout simplement pas pourquoi les gens sont tellement fascinés par les momies.
— Ah bon ? Imaginez pouvoir admirer les véritables traits d’Alexandre le Grand, de Jules César ou du roi Arthur ? Vous vous sentiriez capable de résister à un tel privilège ? Ce sont nos rois, de grands rois, des personnages d’un temps si lointain qu’il est devenu légendaire. (Elle montra la salle d’un élégant geste du bras.) Des guerriers comme Thoutmose et Ramsès le Grand, des fondateurs de dynastie. Ils sont tous là, à part Toutankhamon, bien sûr.
Je m’attendais à entendre ce nom, si bien que je ne réagis pas.
— Vous semblez manquer de reines, dis-je.
Pas vraiment, mais c’est vrai qu’il y a un trou dans la collection des grandes figures royales féminines : Néfertiti, Hatchepsout et l’épouse de Toutankhamon, par exemple. (Son visage devint songeur.) Je crois qu’elles sont dans les falaises de la rive ouest, cachées quelque part, en attendant qu’on les découvre.
— Je suppose que vous aimeriez être celle qui les découvrira.
— Qui ne le voudrait pas ? Hélas, je ne suis pas spécialiste des fouilles. On m’appellerait peut-être si on tombait sur des vestiges humains, mais cela ne risque pas d’arriver rapidement, il reste trop à faire pour la conservation de ce que nous possédont déjà. Nous avons initié un projet consistant à examiner toutes les momies qui se trouvent dans les musées… et il y en a beaucoup, certaines sont encore dans les réserves, d’autres ailleurs… J’aimerais qu’on les rapatrie toutes au musée.
— Toutes ? demandai-je.
Schmidt et John observaient un spécimen particulièrement macabre… un roi qui était mort sur le champ de bataille, dont on avait trop bien préservé les blessures. Son nom, je n’ai pas honte de l’avouer, m’a totalement échappé.
— Oui, surtout Toutankhamon. (Elle tendit un doigt délicat et toucha Feisal, qui se trouvait à côté d’elle.) C’est un scandale qu’on laisse le plus célèbre de tous les pharaons, dont le nom est synonyme d’Égypte, moisir au fond d’un trou contaminé à Louxor. Feisal, j’aimerais que tu puisses en toucher deux mots à Ashraf.
— Euh… je l’ai vu aujourd’hui.
— Ah bon ? (Elle tapa dans ses mains.) Je suis si contente ! Il est temps de vous réconcilier tous les deux. Tu pourras peut-être l’influencer, il se moque de moi. Mais à présent… (Elle jeta un coup d’œil sur sa montre.) On a assez vu de momies, pas vrai. Allons donc laver la poussière du temps avec un apéritif avant d’aller dîner.
J’étais tout à fait partisane de la première partie de ce programme. Une heure avec Saida m’aurait épuisée même si je n’étais pas ultrasensible à la mention de certains mots. Elle débordait d’énergie.
Tandis qu’elle m’entraînait en passant son bras sous le mien, je me demandais ce que Feisal lui avait confié de son passé. Connaissait-elle le rôle qu’il avait joué dans le vol et la restitution des objets de la tombe de Théti-Chéri ? La confiance totale entre les amants est magnifique, cependant, il aurait été fou de lui avoir tout avoué. L’aimerait-elle toujours si elle savait qu’il avait eu l’intention d’aider une bande d’escrocs à dérober des trésors inestimables ? Serait-elle toujours en adoration si elle savait qu’il avait laissé échapper Toutankhamon ?
Le musée fermait ses portes. Il fallut tirer Schmidt hors de la librairie, où une reproduction d’un mètre de haut de la tête de chacal d’Anubis avait attiré son attention, pour nous mêler à la foule qu’on dirigeait vers la sortie. Une rangée de bus de touristes exhalait une épaisse fumée de gaz d’échappement et les colporteurs chargés de babioles insignifiantes s’agglutinaient autour de nous. Tandis que Saida leur intimait de plier bagages avec quelques mots bien sentis, je songeai à quel point il serait facile pour un tueur à gages de tirer sur sa victime à bout portant. Tous les vendeurs et tous les promeneurs pouvaient dissimuler une arme. C’était la même chose à Berlin, Rome ou Londres, alors, quelle différence ?
Eh bien, auparavant, personne n’avait voulu nous tuer ! Auparavant.
Nous nous réfugiâmes dans le confort du bar de l’hôtel, un salon aux lumières tamisées et aux fauteuils moelleux. Saida usait indifféremment de ses charmes auprès de Schmidt et de Feisal, néanmoins, John, qui semblait plus préoccupé que jamais, y restait insensible.
— C’est votre petit ami ? me demanda-t-elle. C’est bien. Feisal et moi, nous n’avons encore jamais fait l’amour. Il est très respectueux. Et il a peur de mon père. J’ai beau lui dire qu’il n’y a aucune raison de s’en faire, car mon père ne vit pas en Égypte, mais à Paris. Il est chirurgien, spécialiste en neurologie. Ma sœur aussi est médecin.
Elle me raconta sa vie, m’exposa ses vues sur le mariage, la religion, la vie en général.
— Maintenant, parlez-moi un peu de vous, dit-elle. Je suis si contente de vous rencontrer enfin, Feisal m’a si souvent parlé de vous que j’en étais presque jalouse.
— À présent, vous savez que vous n’aviez rien à craindre. Que vous a-t-il dit ?
— Que vous étiez une spécialiste renommée d’histoire de l’art, que vous aviez un poste important au Musée national de Munich et que vous étiez une amie intime du Dr Schmidt.
Elle marqua une pause pour m’inviter à parler. Elle s’était montrée plus que sincère avec moi, et il était difficile de résister à ces grands yeux bruns et à ce sourire chaleureux,
Cependant, je me souvenais d’une des règles fondamentales de John : « Découvre tout ce que l’autre sait sur toi avant de t’abandonner aux confidences. Limite-toi aux banalités. »
Je lui parlais donc de Clara et de César, de ma famille aux États-Unis et du pitoyable petit bonnet que j’avais essayé de crocheter pour mon futur neveu ou ma future nièce.
Elle n’essayait pas de m’extorquer d’autres informations, je l’aurais parié. Néanmoins, elle avait un charme particulier, et c’était un rare plaisir de pouvoir bavarder avec une personne avec laquelle je partageais tant de choses.
On commença à échanger des anecdotes cocasses à propos de notre travail.
Elle me raconta l’histoire d’un homme qui était entré dans son bureau avec une gigantesque couronne de fleurs qu’il voulait déposer sur le cercueil d’une momie anonyme.
C’était sa mère dans une vie antérieure, avait-il expliqué, et elle ne cessait de le hanter pour qu’il vienne lui rendre hommage. Je répliquai avec l’histoire d’un visiteur qui avait tenté de se glisser à l’intérieur de la vierge de fer, dans la salle de torture, en hurlant : « J’ai péché, j’ai péché ! » devant les gardes horrifiés qui tentaient de le retenir.
— Et un jour…
— Excusez-moi, mesdames, nous songions à aller dîner. Feisal me dit que vous pourriez nous indiquer un bon restaurant, Saida.
— J’en connais un tout près d’ici. Je vais réserver.
Nous dûmes traverser la place Tahrir, expérience que j’espère ne pas avoir à réitérer ! Des douze voies de circulation, aucune ne semble obéir à la moindre règle. Saida guida Schmidt, qui avait sans doute déjà bu trop de bière, avec le talent d’un matador qui esquive les cornes du taureau.
Nous suivîmes avec beaucoup moins de talent, mais comme Feisal le fit remarquer, personne n’avait envie de nous écraser, de peur d’être retardé.
— On ne devrait pas appeler Ashraf ? demanda Feisal.
— Pas avant de se débarrasser de ta petite amie, répondit John.
Feisal lui adressa un regard chagriné.
— Tu ne l’aimes pas ?
— Je l’adore. Reste poli, mais fais-la partir.
Saida et Schmidt auraient discuté toute la nuit si John n’avait pas précisé que nous devions nous lever à l’aurore pour prendre notre avion. Je faillis demander de quel avion il s’agissait.
— De quel avion s’agit-il ? demanda Schmidt.
— Celui à destination de Louxor, répondit John. Mon cher Schmidt, vous perdez la mémoire, il est temps d’aller vous coucher. Allez, ne protestez pas.
Feisal insista pour raccompagner Saida chez elle.
— Je ne serai pas long, promit-il.
— Ah, dit Schmidt, à votre place, je ne reviendrai pas du tout.
Nous finîmes par dompter Schmidt. Le trajet de retour et quelques accidents auxquels nous avions échappé de justesse avaient suffi à le dégriser, mais il ne pouvait s’empêcher de chanter les louanges de Saida.
— Quelle jeune femme merveilleuse ! Feisal a de la chance d’avoir gagné son cœur. Nous devons aller à la noce. Vous pensez que c’est pour bientôt ?
— Il n’y aura pas de noces si on n’arrive pas à se sortir de ce guêpier.
Feisal respecta sa parole. Il rentra à l’hôtel moins d’une demi-heure après nous.
— J’ai eu du mal à me libérer.
— Ach so ! s’exclama Schmidt avec de gentils regards entendus.
— Elle voulait venir avec nous, dit Feisal, sans tenir compte des regards de Schmidt.
— Il ne manquerait plus que ça ! Une spécialiste des momies qui s’intéresse tout particulièrement à Toutankhamon. Feisal, que sait-elle à propos de l’affaire Théti-Chéri ?
— Euh… disons qu’elle dispose d’une version expurgée, expliqua Feisal, sarcastique. Beaucoup de gens sont au courant du vol des peintures et du rôle que j’y ai joué. J’ai obtenu ce poste grâce à mon héroïsme, et je suis passé devant des personnes qui pensaient le mériter plus que moi.
— J’imagine que tu lui as raconté notre fuite éperdue vers Le Caire, avec toute une bande de truands à nos trousses ? suggérai-je.
Feisal eut un sourire gêné.
— C’est elle qui m’y a incité. Vous savez comment c’est ?
— Tu t’es conduit en héros, dis-je en lui posant la main sur le bras. Alors, elle ignore tout de votre implication initiale, à John et à toi ?
— Oui. Mon dieu, si elle l’apprenait…
— Elle n’en saura rien. Il suffit de tenir sa langue. J’imagine que tu as réussi à la dissuader de venir ?
— Oui. Tu as déjà contacté Ashraf ?
— Je suppose qu’on l’a laissé mijoter assez longtemps.
Au téléphone, nous n’entendions que la voix de John, mais il n’était pas difficile de combler les blancs.
— Nous acceptons votre proposition… Je sais. Je vous promets que nous ne perdrons pas une minute de plus… Demain. Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir vous charger des formalités… euh étant donné que notre précédent vol a été… annulé.
Il garda le silence un instant. Son expression ne se modifia guère… rien d’aussi flagrant qu’un haussement de sourcils, mais je connaissais assez bien ses traits pour savoir qu’il venait d’apprendre une mauvaise nouvelle.
— Très bien.
Il ferma le clapet de son téléphone.
— Alors ? Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Schmidt.
— Il s’arrangera pour qu’on prenne le vol de dix heures et demie. Il enverra sa voiture et il nous a réservé des chambres au Winter Palace.
— L’Old Winter Palace, je suppose, dit Schmidt. J’aurais mieux fait de réserver moi…
— Tais-toi ! Euh, excuse-moi, tais-toi, quelque chose ne tourne pas rond. John, que s’est-il passé ?
— Le garde. Ali. Le seul à avoir vu le tombeau vide, en dehors de Feisal. Il a disparu.