II

Pour seule réaction, John leva le sourcil. Il avait senti le vent venir. J’avais comme l’impression qu’il regrettait de ne pas avoir pensé le premier à tenter l’aventure.

— Mais pourquoi ? Pourquoi diable s’embarrasser d’une vieille momie toute pourrie ?

— Nous y viendrons en temps et en heure, dit John. D’abord, Feisal, en dehors de vous, qui est au courant ?

— Tu veux dire qui sait qu’on l’a enlevé ? Seulement Ali et moi. On a réussi à tout remettre en place. En fait, je ne jurerais pas que les jambes ont disparu, on n’a pas pu vérifier si bas…

— Beurk !

— On peut supposer qu’ils ont tout pris, expliqua John. Ils avaient le temps nécessaire. Ali tiendra-t-il sa langue ?

Feisal eut un rire amer.

— Et comment ! Sinon, il perd sa place et il se retrouve en tôle. Dans une cellule juste à côté de la mienne.

— Enfin, protestai-je, ce n’est pas ta faute ! Tu n’étais même pas là !

— Le Conseil suprême cherchera un bouc émissaire et ça s’est produit sous ma juridiction. Mon Dieu Vicky ! Toutankhamon est un symbole, une légende, un trésor historique exceptionnel. Les médias vont se déchaîner. On en fera des gorges chaudes dans les soirées et on s’attirera la vindicte de tous les musées du monde. Je les entends déjà dire qu’on a du toupet de réclamer les antiquités du pays, alors qu’on laisse une petite bande de malfrats filer avec la momie du pharaon le plus célèbre de l’histoire.

— Humm. (John se frottait le menton.) J’ai bien peur que tu aies raison… C’est fort embarrassant pour le gouvernement égyptien.

— Embarrassant ! s’exclama Feisal en levant les bras au ciel. C’est une honte, une infamie, des têtes tomberont dans tous les sens. Sauf si je peux le retrouver.

Il se tourna vers John avec un geste implorant.

« Lui », pas « elle », pensai-je. Il parlait de cette momie comme si elle était toujours vivante. Elle avait été vivante, un jour, ce n’était pas un objet inanimé, comme un cercueil ou une statue. Elle avait été un être humain, un roi, magnifiquement préservé pendant des siècles et des siècles. Je commençais à comprendre pourquoi Feisal était tellement indigné. Imaginons que quelqu’un ait dérobé la dépouille de George Washington ! Et encore, il n’était mort que depuis deux cents ans !

— Si nous pouvons quelque chose pour toi… dis-je tout en me demandant ce que nous pourrions bien faire.

— Tu ne comprends pas vraiment, Vicky, dit John. (Il se pencha en arrière et croisa les jambes, dans une attitude très décontractée). Feisal, tu crois que je suis mouillé, n’est-ce pas ? C’est pour cela que tu t’es rué ici ? Pour me demander de te la rendre.

— De « le » rendre.

— Désolé, de te « le » rendre.

— Mais enfin, Feisal, cela ne tient pas debout ! m’écriai-je.

— Plus que tu ne le crois, dit John pensif. C’est le genre d’aventure que j’aurais volontiers tentée, dans ma jeunesse tumultueuse, rien que pour le plaisir de relever le défi. L’opération était merveilleusement planifiée. Ils ont choisi le moment où tu étais absent, ils ont attendu la fin de la journée, pour que les gardes soient fatigués et impatients de partir. Ils ont agi vite et fait preuve d’une autorité arrogante. Ton ami Ali n’était pas en situation de leur résister. Il a sans doute eu de la chance de ne pas essayer. Ces hommes en noir ne me disent rien qui vaille. (John réfléchit.) Ils ont rejoué une scène à laquelle Ali avait déjà assisté, utilisé un laissez-passer en bonne et due forme et la clé du tombeau. Cela n’a pas dû être trop difficile pour eux de se procurer un double. Ali ne pouvait pas demander de confirmation, tu n’étais pas joignable sur ton portable. Et de toute façon, il n’aurait jamais dépassé le standard du Conseil suprême. L’équipement, c’était du cinéma, bien entendu. Ali ne pouvait pas s’en rendre compte tant cela avait l’air impressionnant. Ils l’ont introduite… pardon, introduit, dans le camion, l’ont enlevé du lit de sable, l’ont transféré dans un autre réceptacle, ont attendu pendant une demi-heure en faisant toutes sortes de bruits technologiques, en hurlant de rire, j’en suis sûr… Ensuite, ils ont ramené le lit de sable vide… À moins que… À moins qu’ils n’aient disposé d’une réplique du lit de sable. Il leur était ainsi inutile de déplacer les os fragiles. Oui, c’est comme ça que je m’y serais pris. Sauf que… (Il se pencha, les poings serrés, les yeux fixés sur le visage de son ami). Sauf que ce n’est pas moi qui ai fait le coup. J’étais à Londres et je peux le prouver.

Mon estomac se dénoua soudain. Non que j’aie soupçonné John… Enfin, pas vraiment… Mais je n’avais pas posé les yeux sur lui depuis quinze jours, et le modus operandi me rappelait certaines autres affaires dans lesquelles il avait été impliqué.

— C’est ta bande alors, dit Feisal, à demi convaincu.

— Quelle bande ? Je n’ai pas de bande ! Les bandes sont constituées d’individus stupides et malhonnêtes qui se vendent au plus offrant. Je n’ai jamais fait confiance à personne, en dehors de moi, c’est pour cela que…

— John ! l’interrompis-je, sèchement.

— Très bien. Il faut que j’en sache un peu plus. Comme Vicky vient si justement de me le faire remarquer, nous n’avons plus beaucoup de temps. Est-ce que tu arriveras à jouer les invités débonnaires avec Schmidt et sa petite amie ? Il ne doit avoir aucun soupçon.

— Qu’Allah nous en préserve ! dit Feisal.

Il semblait un peu plus – je ne dirais pas joyeux – mais un peu moins hagard.

— Je ferais mieux d’y aller. Schmidt a un effet désastreux sur mes nerfs, qui sont déjà bien ébranlés. Appelle-moi après son départ.

— Où loges-tu ? demandai-je.

— Je ne sais pas, répondit Feisal, soudain livide. Je débarque tout juste de l’aéroport.

Dans la rue, un coup de frein intempestif se fit entendre.

Je connaissais parfaitement ce son.

— Oh, mon Dieu, c’est Schmidt ! Il est en avance. Qu’allons-nous faire ?

Totalement catastrophé, Feisal se dirigea vers la porte. César le suivit, en aboyant généreusement.

— En haut ! ordonna John. Deuxième porte à droite.

Sans s’arrêter, Feisal fit demi-tour et fila vers l’escalier. John ramassa l’attaché-case et le lui envoya.

— Ferme la porte. On te préviendra quand la voie sera libre. Et ne fais pas un bruit !

Feisal s’arrêta au milieu de l’escalier.

— Et si je dois…

— Improvise ! grommela John entre ses dents.

La sonnette retentit. César aboya alors que Feisal poussait un petit cri en disparaissant.

— Vicky, inspire profondément, dit John. Allez, à nouveau sur la brèche. « Dans la bouche de la mort, dans la mâchoire de l’enfer… » à moins que ce ne soit l’inverse ? Je vais ouvrir ?

Incapable de bouger ou de parler, je lui fis signe que oui. Tout ira bien, me dis-je. Il n’y a qu’à distraire Schmidt pendant quelques heures et j’en suis tout à fait capable.

John ouvrit la porte pour ce qu’il voulait être un accueil chaleureux. Sa bienveillance fut de courte durée. Soudain, je vis, moi aussi, la femme qui accompagnait Schmidt, sa nouvelle petite amie : Suzi Umphenour !

Ce n’était pas son véritable nom. C’était le pseudonyme sous lequel je l’avais connue lorsqu’elle était passagère sur la Reine du Nil, de sinistre destinée, pendant mon dernier voyage en Égypte.

Notre précédente enquête, comme dirait Schmidt. J’avais pour mission de démasquer un cambrioleur ayant l’intention de dévaliser le musée du Caire. Suzi jouait les stupides matrones du Tennessee avec un tel panache que j’aurais dû me douter que c’était un rôle de composition.

Cependant, j’avais d’autres choses en tête et je ne compris pas qui elle était avant la fin de cette triste affaire, lorsque je la croisai de nouveau, dans les bureaux de l’ambassade américaine du Caire. Son appartenance précise n’avait jamais été claire. Interpol ? D’autres organisations : CIA, NSA, BFAE ou je ne sais quoi ?

J’aurais dû me douter que c’était avec elle que Schmidt sortait. Il l’avait décrite comme un « beau brin de femme ».

C’est toute l’histoire de ma vie : si quelque chose peut mal tourner, ça tourne mal. De toutes les femmes de l’univers, la seule que je ne voulais pas voir était une femme qui travaillait pour une administration anticriminelle : FBI, BFE, DAR, AA, SPA…

D’autres sigles défilaient dans mon esprit, tandis que je restais figée.

— Surprise, surprise ! s’exclama Schmidt. Cela fait plaisir de vous voir John. Vous vous souvenez de Suzi ? C’est ma surprise.

— Et une surprise des plus agréables, répondit John en s’efforçant de paraître joyeux. Laissez-moi prendre vos manteaux.

Schmidt était encombré de paquets.

— Je vais emporter tout cela à la cuisine, dit-il.

Je le suivis. Comparé à Suzi, Schmidt était un moindre mal.

— Ça, dans le réfrigérateur, dit-il, joignant le geste à la parole. Ça, sur… (Il baissa les yeux vers César.) l’étagère du haut. Et voilà le vin.

Je pris la bouteille qu’il me tendait.

— Je ne savais pas que vous étiez en couple, avec Suzi.

— Ah, ah, mais je ne te dis pas tout, Vicky ! Oui, cela fait un moment maintenant que nous sommes amis Suzi et moi. Très amis même.

S’il ricane, pensai-je, je lui flanque un coup de bouteille sur le crâne. Schmidt prit la pause, mains sur les hanches, menton en l’air. Je ne l’avais pas bien regardé.

— Alors, tu ne m’as pas dit que j’avais la forme !

C’était toujours le même vieux Schmidt, un mètre soixante sur la pointe des pieds, rond comme une orange, rose comme une pomme, avec sa moustache blanche.

Non, pas blanche, brune… D’un brun riche et franc. Si je n’avais pas été sidérée par la présence de Suzi, je l’aurais remarqué immédiatement. D’autres détails commencèrent à me frapper. Les joues n’étaient plus si rondes, l’estomac avait reculé derrière une sorte de barrière.

— Tu t’es teint la moustache.

— Non, pas teinte, je lui ai redonné sa couleur naturelle, répondit Schmidt, indigné. C’est une formule spéciale pour les hommes qui blanchissent prématurément. Et c’est tout ? (Il tapota son estomac, me fit une grimace et poursuivit.) J’ai perdu dix kilos ! Je suis plus en forme que la plupart des hommes qui ont la moitié de mon âge. Tu veux voir mes pectoraux ?

— Ah, non ! Euh…

Tout cela me fit presque oublier Feisal, la momie, Suzi et son esprit perçant qui ne devait, sous aucun prétexte, entendre parler des deux premiers.

— Tu as l’air en pleine forme. Où es-tu allé ? Dans un centre d’amaigri… euh en thalasso ?

— Dans une clinique de remise en forme, corrigea Schmidt. En Suisse. (Il choisit un couteau sur le présentoir, coupa des morceaux de fromage et de pomme qu’il disposa sur une assiette. Voilà que maintenant Schmidt mangeait des pommes !) Viens, allons rejoindre nos amis.

À l’expression de soulagement de John, j’en déduisis que l’atmosphère était un peu pesante.

Il croisa mon regard et me tendit un verre.

Du tonic, essentiellement, découvris-je à regret. Mais il avait raison, nous avions besoin de garder l’esprit clair.

Pendant la demi-heure suivante, Schmidt alimenta la conversation à lui seul.

Mon Dieu, qu’il était rasoir !

Calories, graisses saturées et insaturées, hydrates de carbone, index glycémique, chaîne alimentaire, le rapport entre ci et ça…

Le vin rouge fut mentionné, tout comme le chocolat noir. Il ne nous épargna aucune donnée nutritionnelle, réelle ou imaginaire. John écoutait, visiblement fasciné. Son regard passait de l’assiette de pommes à la moustache brune et à la bouteille de vin (rouge, bien sûr). J’observai Suzi.

Beauté classique du sud des États-Unis, elle avait une épaisse chevelure blonde très travaillée, une bouche pleine de dents et une silhouette très tonique, qu’elle exhibait volontiers.

La dernière fois que je l’avais vue, à l’ambassade, elle portait un tailleur sur mesure, très professionnel. Seul son sourire l’avait trahie.

Le sourire n’avait pas changé, mais ses cheveux étaient plus courts et l’on apercevait quelques lueurs blanches dans les boucles cendrées. Quel âge pouvait-elle avoir ? Plus de quarante ans ? Moins de soixante ? Difficile à dire de nos jours. À en juger à sa silhouette, elle s’entretenait régulièrement.

Ce soir, elle était vêtue d’un jean et d’un T-shirt, assez large pour être discret, assez moulant pour que le regard de Schmidt ne puisse se détacher de sa poitrine. J’étais certaine que Schmidt s’intéressait à elle pour des raisons sentimentales et non professionnelles. Mais, elle, quels étaient ses sentiments ?

J’essayai de me souvenir de notre dernière conversation. C’était flou. J’étais un peu énervée… non, folle de rage, plutôt ! Lorsque j’avais accepté d’entreprendre cette maudite croisière, on m’avait assuré que les agents anonymes qui m’envoyaient sur le terrain dépêcheraient également un agent, tout aussi anonyme, qui viendrait à mon secours en cas de pépin. Les pépins n’avaient pas manqué, et Suzi avait été en dessous de tout.

Ce n’était pas entièrement sa faute, mais aussi celle de ses supérieurs que je ne connaissais pas. Je les déteste tous autant qu’ils sont, FBI, CIA…

Ils sont tellement obsédés par la sécurité, que c’est la seule chose qui compte, qu’importe le bien-être des personnes qu’ils sont censés protéger.

Qu’elle qu’ait été son affiliation exacte, elle devait être en rapport avec le trafic d’antiquités, sinon Suzi n’aurait pas été à bord. « Sir John Smythe » intéressait toujours plusieurs gouvernements à l’époque, sans parler d’Interpol.

Mes relations avec cet escroc notoire étaient parfaitement connues. Suzi ne savait peut-être pas que Smythe et Tregarth, le respectable antiquaire, ne faisaient qu’un mais à la fin de notre entretien, elle avait insinué quelque chose…

En fait, elle n’avait rien dit, elle avait simplement eu l’air de…

Attraper ce Sir John Smythe de sinistre réputation aurait été un très beau trophée pour n’importe quel détective. Suzi essayait-elle de mettre la main sur John en se servant de Schmidt ? Est-ce que j’élucubrais ? Après tout, pourquoi ne serait-elle pas amoureuse de Schmidt ? Si je n’arrivais pas à le considérer autrement que comme mon gros patapouf sympathique, cela ne signifiait pas qu’il était incapable de séduire une autre femme. Chacun ses goûts !

Il était drôle, charmant, brillant, et, Dieu ait pitié de lui, il s’affamait pour avoir, disons, une forme relative. Perdre un peu de poids ne lui ferait sûrement pas de mal, mais si Suzi lui brisait le cœur, elle aurait affaire à moi !

Finalement, à boire, à manger et à écouter les babillages de Schmidt, la soirée s’écoula. Je ne cessai d’inventer des astuces pour faire parler Suzi de son travail, tout en feignant de n’avoir aucun intérêt personnel. « Des cas qui sortaient de l’ordinaire, dernièrement ? »

À cette question, John se mordit les lèvres et leva les yeux au plafond, mais je n’obtins pour seule réponse qu’un autre sourire et un vague : « Rien dont je puisse parler. »

En général, je dois mettre Schmidt à la porte, en pleine conversation, ou lui préparer un lit sur le divan lorsqu’il a trop bu.

Ce soir-là, il fut le premier à mettre un terme à notre charmante soirée. Il adressa à Suzi un sourire plein de… sous-entendus.

Elle le lui rendit, se leva, et ils ne s’attardèrent pas en adieux prolongés.

J’attendis sur le palier que Schmidt démarre et rentrai en hâte. Je me tournai vers John.

— J’ai besoin de quelque chose. Je ne sais pas de quoi, mais j’en ai vraiment besoin.

— Tu as assez bu. Fumer, c’est mauvais pour la santé, et nous n’avons pas le temps pour des… c’est quoi le mot… distractions !

— Nom d’un chien, on dirait que cela te fait plaisir !

— Ce qui me fait plaisir, c’est que pour l’instant, personne n’a essayé de me frapper ni de me poignarder. Allons chercher Feisal. Ah, le voilà !

— J’observais par la fenêtre, je les ai vus partir, dit Feisal en descendant l’escalier avec précaution. Qui était la femme ?

John et moi échangeâmes un regard.

— Peu importe pour l’instant, dit John. Feisal doit être affamé, il n’a pas dîné.

— Ni déjeuné, en fait, je n’ai même pas pris de petit-déjeuner.

Nous nous installâmes autour de la table de la cuisine et des restes du festin de Schmidt.

Bien qu’il s’en soit tenu à son régime strict, il n’avait pas privé les autres.

Feisal mordit dans un sandwich de foie gras au pain de mie.

— Alors, où en est-on ? demanda-t-il.

Ses grands yeux noirs étaient fixés sur John, avec une lueur d’espoir attendrissante.

— Euh…

John adore qu’on fasse appel à lui. Il se pencha en comptant sur ses doigts, comme Sherlock Holmes.

— La première étape, c’est de limiter les dégâts. Tu as fait ton possible pour que personne ne s’aperçoive de rien, mais tu ferais mieux de retourner à Louxor au plus vite, pour t’assurer qu’Ali ne va pas craquer sous la pression. Garde le tombeau fermé. Tu as autorité pour le faire, je suppose ?

— Oui, à moins qu’il n’y ait un contre-ordre du Conseil suprême.

— Raison de plus pour être sur place. Il est probable que les voleurs contactent quelqu’un, toi, le Conseil ou la presse.

Feisal s’étouffa. Je bondis, prête à pratiquer la méthode de Heimlich, mais il finit par déglutir.

— Et pourquoi donc ?

— Cela dépend de ce qui a motivé le vol. C’est ce qui rend l’affaire intéressante. À première vue, je vois quatre possibilités. La première : les voleurs sont financés par un collectionneur privé aux goûts pour le moins bizarres. Dans ce cas, leur client n’en parlera à personne. La deuxième : ils veulent échanger la momie contre une rançon. Certains seraient prêts à payer cher pour la récupérer sans que personne n’ait vent de l’affaire. Dans ce cas, ils contacteront directement le CSA, il n’y aura aucune publicité, mais, toi, mon ami, tu te retrouveras sur la sellette.

— Et la troisième ? demandai-je, sachant que John aimait qu’on le sollicite.

— La politique. Embarrasser le gouvernement sur le plan national ou international.

Feisal reposa le reste de son sandwich sur la table. Il avait l’air malade.

John n’avait pas besoin de le préciser, dans ce dernier cas, les voleurs feraient une publicité d’enfer.

— C’est un peu faible, dis-je, cela ridiculiserait peut-être Moubarak et son gouvernement, mais sans leur nuire vraiment. Les États-Unis ne vont pas couper leurs aides à cause d’une momie, cela ne donnerait pas non plus de vrais leviers à ceux qui ont envie de renverser le gouvernement, et ils doivent être nombreux.

— Oui, les opposants ne manquent pas, qu’il s’agisse d’islamistes radicaux qui réclament un état théocratique, ou de libéraux qui demandent des élections démocratiques, la liberté de parole et ce genre de choses. Vicky a raison, un scandale pour une antiquité perdue, il n’y a pas de quoi déclencher la révolution, même pour Toutankhamon !

Il tendit la main vers son sandwich, mais fut bloqué par la grosse tête de César qui emporta le sandwich et fila sous la table.

— Ce chien devient incontrôlable, dit John. Tu n’es pas assez sévère avec lui. Pour en revenir à notre sujet, vous avez raison, d’un point de vue logique, mais les révolutionnaires ne sont pas toujours logiques. Néanmoins, j’ai tendance à croire que la quatrième solution est la plus plausible.

Il attendait que quelqu’un lui demande en quoi elle consistait. J’avais déjà joué les comparses une fois.

Je me levai et préparai un autre sandwich à Feisal. À peine brisé par le bruit du gros chien qui se léchait les babines, le silence s’éternisait.

— Une animosité personnelle, dit John. Quelqu’un vous en veut, à toi ou à ton patron.

— Certainement pas à moi, protesta Feisal. Je ne suis pas assez important. C’était une très grosse opération, très onéreuse. Je n’ai pas d’ennemis, du moins pas aussi riches que ceux-là !

— Je pense à quelqu’un… (Je me mordis les lèvres. Feisal n’avait pas besoin de pensées négatives.)

— Nous sommes loin de pouvoir citer des noms, dit John. Il est tard et je veux que Feisal reparte au Caire demain matin.

— Vous ne venez pas avec moi ?

— Je ne pourrai rien faire, là-bas.

— Mais…

John leva un doigt, comme un maître d’école qui demande le silence.

— Nous ne savons pas ce que ces gens nous réservent, reprit-il. Notre seul espoir, pour l’instant, c’est de limiter les dégâts. Tu continues à dire que tu n’avais pas été informé à l’avance de la visite, qu’ensuite tu as cru qu’elle avait été autorisée et que tu n’avais aucune raison de nourrir le moindre soupçon. Tu n’as inspecté ni la tombe ni le sarcophage. Ali non plus, d’ailleurs. Préviens-moi tout de suite si tu as vent de quelque chose. Ne néglige pas les rumeurs idiotes et les remarques anodines de la part de témoins qui auraient pu voir quelle direction ce maudit camion a pris. Ce serait bien de savoir où il est allé et à quel moment on a perdu sa trace, mais ce serait dangereux de poser directement la question.

Feisal grommela quelque chose. Je ne compris pas les mots, cela ressemblait à des injures.

— Pendant ce temps, je vais voir ce que je peux faire de mon côté. Il n’y a pas beaucoup d’organisations dans mon ancien… euh… métier qui pourraient avoir les moyens et l’envie de monter une telle opération. Il faut que je lance des ballons d’essai, pour savoir si la rumeur commence à circuler.

— Il pourrait s’agir d’une toute nouvelle bande, dis-je.

— Sois donc un peu positive, grommela Feisal.

— L’aspect positif, c’est qu’un truc aussi énorme aura des répercussions, fit John. Il existe des passerelles, officielles ou non, entre le marché légal des antiquités et les trafiquants d’art. Je ne te donnerai pas d’exemple.

— Bonne idée. Je comprends où tu veux en venir : un tel vol finira par se savoir, les gens parleront. Le réseau réagira, comme tous les réseaux.

— J’aurais pu mieux l’expliquer, fit remarquer John, mais grosso modo, c’est exact. Je vais activer mes réseaux et c’est à partir de Londres que je pourrai le faire le plus facilement.

— Je t’accompagne.

John craignait que Feisal ne suive pas nos conseils, si bien que nous l’escortâmes personnellement à l’aéroport pour qu’il embarque effectivement pour Le Caire.

J’avais passé la matinée au musée, pour préparer mon congé. J’étais décidé à dire à Schmidt qu’il me devait un service après la semaine frivole passée dans son centre de remise en forme, mais à ma grande surprise, il ne m’a pas demandé où j’allais. C’était inutile.

Grâce aux miracles de la technologie moderne, il pouvait me suivre à la trace, où que je sois, par une bonne dizaine de moyens différents.

Parfois, je regrettai le bon vieux temps de la diligence : lorsque vous appreniez le décès imminent d’une personne, elle était déjà morte et enterrée !

Et quand vos condoléances arrivaient, les survivants avaient terminé leur période de deuil et poursuivaient leur vie.

— Amuse-toi bien, avait dit Schmidt, sur la pointe des pieds, afin de pouvoir me donner une petite tape sur la tête. Tu n’as pas l’air très en forme, Vicky, tu as besoin de repos.

Comment ça, je n’avais pas l’air en forme ? Comparée à qui ? J’étais sortie en maugréant et avais prévenu Karl, le gardien, qui adorait César et était toujours ravi de pouvoir le garder pendant mon absence.

Schmidt n’était jamais très enthousiaste à l’idée de passer tous les jours chez moi pour nourrir Clara, mais je savais que je pouvais malgré tout compter sur lui, lorsqu’il m’avait répondu : « Suzi sera heureuse de te rendre ce service. Elle adore les chats. »

Donc, Suzi allait traîner dans les parages pendant un moment. Je n’avais pas remarqué d’affinités particulières entre Clara et Suzi.

En fait, Clara avait insisté pour s’installer sur les genoux de Suzi, ce qui, comme tous les amoureux des chats le savent, est plus destiné à vous importuner qu’à vous prouver une quelconque affection.

Un vilain soupçon s’était infiltré dans mon esprit tortueux. Je n’en avais rien dit à Schmidt (à quoi bon, de toute façon ?), je m’étais simplement précipitée à la maison et avais fouillé frénétiquement tous les dossiers et tous les tiroirs pour m’assurer que je n’y avais rien laissé de compromettant. Mais je ne savais vraiment pas ce qui pouvait l’être. J’avais confié mes inquiétudes à John qui avait haussé les épaules.

— Il n’y a aucun moyen de se prémunir contre une difficulté non déterminée qui n’existe peut-être pas. Et ne parle pas de Suzi à Feisal. Mieux vaut qu’il ne sache pas qui est la petite amie de Schmidt.

— J’aimerais ne rien savoir, moi aussi. À ton avis, qu’est-ce qu’elle cherche ?

— Schmidt, peut-être. (Il s’était tourné vers l’ordinateur.)

J’avais violemment refermé le tiroir.

— Tu ne laisses pas de messages compromettants là-dessus, quand même ?

— Tu me prends pour un idiot ? Prépare les bagages. Nous n’avons plus beaucoup de temps.

Faire les bagages était une autre variable non déterminée, car je ne savais pas combien de temps nous partirions, ni où nous irions. John et moi devions prendre le premier avion pour Londres après avoir mis Feisal dans le sien, mais ensuite, Dieu seul savait où cette histoire nous entraînerait. Sûrement là où je n’avais pas envie d’aller.

Je passai un dernier coup de fil au musée, pour laisser mes instructions à mon nouveau secrétaire.

— Ne m’appelez pas, c’est moi qui vous appellerai et si vous donnez mon numéro à quelqu’un qui ne l’a pas déjà, je prendrai les mesures qui s’imposent.

Gerda, mon ancien Cerbère, avait démissionné pour se marier. Je me demandais si elle espionnait les courriels de son chéri comme elle avait espionné les miens.

Son remplaçant n’ouvrait pas mon courrier, mais son inefficacité incommensurable était presque aussi exaspérante.

J’avais l’impression qu’il estimait pouvoir faire mon travail mieux que moi et qu’il avait bien l’intention de le prouver. (Cela dit, je n’avais aucune inquiétude, j’étais la chouchoute de Schmidt.)

Sans une minute à perdre, nous arrivâmes à l’aéroport de Munich et accompagnâmes Feisal jusqu’à la porte C pour qu’il embarque sur le vol d’Egypt Air.

Au lieu de franchir le portique de sécurité, il ne cessait de passer d’une jambe sur l’autre et de changer son attaché-case de main.

— J’ai quelque chose à vous dire.

John grogna.

— Pourquoi ? Il y a pire que ce que tu nous as déjà dit ?

— Non. Enfin, j’espère. (Ses longs cils se baissèrent et ses pommettes prirent une teinte plus sombre.) Je suis amoureux.

— Oh ! m’exclamai-je et qui est…

— Nom d’un chien ! éclata John. Qu’est-ce…

— Il n’y a pas que mon travail que je risque de perdre, dit Feisal en me serrant le bras. Je la perdrai, elle aussi, si je suis disgracié et discrédité. Tu comprends, Vicky ? Ne me laissez pas tomber.

Ses grands yeux sombres auraient fait fondre le cœur d’une vieille momie toute desséchée.

— Bien sûr que non ! m’exclamai-je, en lui serrant la main. Qui est…

— Tais-toi ! murmura John entre ses dents. Allez, Feisal, vas-y, l’avion va décoller sans toi.

— Si elle l’aime, elle restera avec lui, quoi qu’il arrive, dis-je tandis que nous regardions Feisal s’éloigner.

— C’est une promesse ? demanda John.

Je décidai de ne pas tenir compte de ce sarcasme.

— Je me demande bien…

— Quelle importance ? répondit John en me prenant par le bras. Nous n’avons pas besoin de nous présenter à l’embarquement avant une heure, juste le temps de t’offrir un café.

Les vols British Airways partaient du même terminal mais d’un hall différent.

John et moi n’avions pas pu obtenir de sièges contigus et, comme je n’avais rien à lire, je fis un passage par un kiosque, malgré ses moqueries sur la littérature de gare.

— Je suppose que tu as toujours un exemplaire de Platon en grec dans ta poche, rétorquai-je, en regardant les piles de journaux et de magazines. (Les titres du Stern attirèrent mon attention.) Regarde, ce n’est pas le Dr Khifaya en couverture ?

— Si, tu as raison. Je me demande bien ce qu’il a fait pour mériter un tel honneur.

Il avait été photographié à Gizeh, appuyé contre une colonne, avec quelques pyramides en arrière-plan.

Il ressemblait un peu à Feisal : mêmes traits bien dessinés, même chevelure noire épaisse, même corps athlétique, mis en valeur par un pantalon kaki impeccable et une veste assortie, couverte de poches, un peu comme celles des photographes, des archéologues ou des touristes qui essayaient de ressembler aux uns ou aux autres.

Le Dr Ashraf Khifaya, secrétaire général du Conseil suprême des antiquités, avait dirigé les fouilles de presque tous les grands sites égyptiens, malgré sa jeunesse pour un poste aussi élevé, qu’il occupait depuis moins d’un an.

— Comme d’habitude. Il exige le retour de Néfertiti. Il a assiégé le musée Altes de Berlin pendant des semaines, mais cette fois, il dit qu’il va aller chercher quelques amis en renfort. Je me demande…

Je payai le magazine et continuai à lire, tout en me laissant guider dans l’aéroport par John.

L’essentiel m’était déjà familier. Les érudits allemands et égyptiens se disputaient la propriété du magnifique buste de Néfertiti depuis l’exposition de Berlin, dans les années 1920.

Les Égyptiens avaient un argument en leur faveur.

D’autres antiquités, comme la pierre de Rosette, avaient été découvertes avant la fondation du Département des antiquités, comme on appelait autrefois le Conseil suprême.

En 1912, lorsque des fouilles allemandes avaient mis au jour le célèbre buste, le partage des découvertes était réglementé : les Égyptiens conservaient ce qui leur plaisait, en particulier les pièces uniques, et répartissaient le reste entre les découvreurs et le musée du Caire.

D’une manière ou d’une autre, Néfertiti s’était retrouvée dans la part attribuée aux excavateurs.

Il était difficile de comprendre comment quelqu’un, même un inspecteur néophyte, avait pu commettre une telle bévue.

Comme Toutankhamon, le buste peint grandeur nature est absolument unique et, contrairement à Toutankhamon, il est magnifique.

John m’installa sur une chaise et lorsqu’il revint avec deux cafés, j’avais terminé ma lecture.

— Je me demande s’il va vraiment le faire.

— Convoque une fanfare et quelques majorettes pour l’aider à prendre le musée d’assaut, dit John en riant.

— Tu ne crois pas que la police l’en empêcherait ?

— Il n’attend que ça : une bonne pub !

— Cela m’étonne que tu n’aies jamais essayé de le voler.

— Le buste de Néfertiti ? demanda John pensif. J’aurais peut-être tenté le coup, si quelqu’un m’avait payé assez cher. Je ne vole jamais pour mon propre compte, tu sais, ajouta-t-il, moralisateur.

— Le mot important, ce n’est pas « mon compte », c’est « voler », fis-je remarquer en fermant le magazine. Il est beau, non ? Est-ce une simple coïncidence si cette… euh… affaire s’est produite peu après son arrivée au poste ? Et en parlant de gens qui se sont fait des ennemis…

— Il ne fait pas partie des miens.

— Bon, alors, faisons des suppositions. J’imagine que tu n’as pas dit à Feisal qu’un certain milliardaire lui en voulait personnellement. C’est Feisal qui a plus ou moins empêché Blenkiron de voler les peintures de la tombe de Théti-Chéri. Et en parlant de collectionneurs aux goûts bizarres…

— Oui, le nom de Blenkiron vient tout de suite à l’esprit, mais « exotique » serait plus approprié que « bizarre ». Les peintures étaient splendides, mais pas la momie de Toutankhamon. Schmidt et toi, vous aviez déjà joué un grand rôle dans l’affaire.

— Et c’est censé nous réconforter ?

— Je ne crois pas que Blenkiron soit dans le coup. Il collectionne les objets d’art, pas les curiosités. Et puis, s’il était du genre rancunier, il ne s’en prendrait pas spécialement à Feisal. Néanmoins, tu soulèves un point auquel je n’avais pas pensé : les coïncidences. Que sais-tu du passé de Khifaya ?

— Pas grand-chose, reconnus-je. Quand je parlais de se faire des ennemis, je pensais plus à son poste qu’à son passé. Son prédécesseur mettait un point d’honneur à demander à tous les musées étrangers et à tous les collectionneurs de rendre les antiquités volées, et Khifaya semble suivre la même politique.

— Volées, ce n’est pas vraiment le mot, dans certains cas. La pierre de Rosette…

— J’en sais plus que je ne voudrais, sur la pierre de Rosette, mais tu ne peux pas nier que certains musées et collectionneurs privés possèdent des objets d’origine douteuse.

— Je m’accorde la liberté de ne pas prendre cela pour moi, dit John, offusqué. Pourquoi t’écartes-tu toujours du sujet ? Tout ce que j’ai dit, c’est que le passé de Khifaya valait peut-être qu’on s’y intéresse.

— Un mauvais divorce ? Au fait, il est marié ?

— Ne sois pas si frivole, lui dis-je. (John jeta un coup d’œil sur sa montre.) Allons-y ! La photo est belle. Si nous allons en Égypte, je lui demanderai peut-être un autographe. « À ma chère Vicky, ma plus grande admiratrice. »

John fit sa jolie petite moue méprisante.

— Il est encore plus beau que Feisal…

Heureuse d’être guidée par une main ferme (ce qui me permettait d’admirer mon nouveau béguin), je ne pris pas garde à la direction que nous prenions avant d’arriver devant la porte.

— Hé, dis-je, tu te trompes d’avion. Il ne va pas à Londres.

— Nous non plus, me répondit John.

Il avait réglé l’emploi du temps à la minute près. Les derniers passagers faisaient la queue. Il tendit nos cartes d’embarquement et me poussa en avant.

— Qu’allons-nous faire à Rome ? Quand as-tu changé d’avis ? Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

— Je n’ai pas changé d’avis.

— Mais tu as dit à Feisal…

— Pas du tout…

— Bien sûr que si…

À présent que je repensais à son allusion à Londres, il n’avait pas vraiment dit que nous y allions.

— Je n’ai aucune envie d’aller à Rome ! Ne me dis pas que tu veux voir Pietro ou je ne sais qui et les autres escrocs avec lesquels tu t’acoquinais quand on s’est rencontrés pour la première fois !

— Tout ça, c’est du passé, ma belle, un lointain passé, même. Si tu veux savoir, je dois voir quelqu’un au Vatican. Tiens, ton siège est là.

Il se rendit à sa place, me laissant avec mes spéculations les plus folles. Le Vatican ? Il n’allait pas voir le pape, quand même ! Non, sûrement pas le pape ! Pas John !

J’eus tout le loisir de réfléchir pendant le vol. Malheureusement, je ne cessai de tourner en rond comme un chat qui poursuit sa queue, ou plus exactement comme plusieurs chats, dans un interminable ballet félin. Suzi. Rome. Toutankhamon. Pourquoi diable voler une momie ? Que pouvait-on en faire ? Impossible de la remiser dans le grenier ou un placard, elle demandait… De quoi une momie a-t-elle besoin ? Une température constante, une atmosphère stérile… un service d’étage ?

Je me réveillai en sursaut d’un rêve dans lequel je me trouvais dans une chambre climatisée du plus bel hôtel du Caire.

Toutankhamon était allongé sur un matelas ergonomique, entouré d’un harem de belles infirmières en uniforme blanc.

J’avais l’intention d’intercepter John lorsqu’il passerait devant mon siège, mais dans la bousculade, je ne réussis pas à le retrouver avant la zone de réception des bagages.

— Ce n’est pas le pape ?

— Pardon ? dit-il en levant les sourcils, à sa manière exaspérante.

— Bon, ce n’est pas le pape. Alors, qui ? Et si tu me demandes à quoi je fais allusion, je me roule par terre en hurlant !

— Pas ici, tu risquerais de te faire piétiner.

Il se retourna et jeta un coup d’œil faussement indifférent aux passagers qui jouaient des coudes et se bousculaient en attendant de voir leurs bagages sur le tapis.

Je ne remarquai rien d’anormal : une jeune mère de famille veillait sur ses deux adorables bambins qui se battaient à coups de lapin en peluche ; un homme d’affaires prétentieux hurlait dans son téléphone portable ; deux prêtres en soutane noire ; un couple de jeunes de nationalité indéterminée, entrelacés comme des bretzels ; une petite dame aux cheveux gris portant des lunettes de soleil transportait un énorme sac à main…

Personne ne brandissait d’Uzi ni de poison dissimulé dans une bouteille de shampoing…

— Personne n’a pu nous suivre sur ce vol, déclarai-je. Je ne savais même pas que nous le prendrions.

— Et pour cause…

Une fois la douane passée, il était déjà tard et je mourrais de faim.

J’en fis part à John. Sans même lever le sourcil, il me prit par le bras et me conduisit vers la file des taxis.

Il s’arrêta devant une berline noire anonyme, ouvrit la porte arrière, me poussa à l’intérieur et monta.

— Qu’est-ce…

— Chut, ma chérie…

Il se pencha en avant, pressa un doigt contre le siège du chauffeur et dit :

— L’Albatros, s’il vous plaît.

— Ah, il a été tué par le vieux marin ! répondit le chauffeur en ricanant.

La voiture s’écarta en douceur du trottoir.

— Oh, mon Dieu ! Qu’est-ce que tu peux être parano !

— Ce n’est pas parce qu’on est parano qu’il n’y a pas de…

— Oui, oui, je sais…

— Je te présente Enrico.

— Comment tu sais que…

L’homme semblait aussi anonyme que son véhicule. Il portait une casquette de chauffeur, si bien qu’il aurait été difficile à reconnaître, même s’il n’avait pas fait si noir et qu’il ne m’avait pas tourné le dos.

Je reconnaîtrais ce rire entre mille ! dit John.

Enrico produisit obligeamment un autre petit rire.

— Buona sera, signorina.

John se retourna pour regarder par la vitre arrière.

Apparemment, il était content de ce qu’il avait vu, ou plutôt de ce qu’il n’avait pas vu. Il dirigea alors son attention vers moi.

— Bon, c’est avec grand plaisir que je répondrai à la suite de ta question.

Je refusai de lui donner la satisfaction de m’expliquer l’évidence. Bien entendu, il avait tout manigancé avant de quitter Munich.

Bien entendu, le chauffeur était une de ses vieilles connaissances.

Bien entendu, il avait une peur bleue d’être suivi, ce qui signifiait, bien entendu, qu’il avait de bonnes raisons de penser qu’on risquait de le suivre.

— Peu importe, grommelai-je.

Un silence glacial s’ensuivit. Sur la banquette arrière, du moins. Enrico, lui, commença à chantonner d’une voix de fausset. Il me fallut un moment avant de reconnaître l’air de Chérubin dans le Mariage de Figaro. Je me joignis au concert, en espérant exaspérer John. Excellent musicien, il possède une voix au timbre parfait, on ne pouvait pas en dire autant de moi. S’il se recroquevillait quand nous poussions des notes aiguës, il ne réagit pas outre mesure. Enrico me dit que j’avais une belle voix. On entonna d’autres airs de Mozart jusqu’à ce que l’on arrive dans le centre-ville de Rome. Ensuite, j’essayais de me repérer et de savoir où nous allions, car que je préférais être damnée plutôt que de le demander à John.

Les rues étroites de Trastevere me donnèrent la solution.

— Tiens, tiens, nous y revoilà, dis-je devant le petit hôtel. Cela m’étonne que la police n’ait pas encore bouclé l’endroit, si tu es le représentant typique de leur clientèle !

— Tais-toi et descends, aboya John.

Rien n’avait changé. Le même hall calme et élégant, le même ascenseur grinçant et, bien entendu, la même chambre.

Les mêmes draps lourds écrus, le même petit salon confortable, avec son divan rouge et sa table basse, la même salle de bains, le même lit.

— Tu ne m’as même pas laissé le temps de dire au revoir à Enrico, dis-je en m’installant sur le divan, jambes croisées.

John jeta sa valise sur le lit et commença à défaire les bagages.

— J’ai faim, ajoutai-je.

John se raidit, me lança un regard mauvais et se détendit.

— Tu as toujours faim ! Appelle le service d’étage. Tu te souviens de la procédure ?

De cela et de pas mal d’autres choses, pensai-je en posant la main sur le téléphone.

C’est là que John m’avait emmenée à la fin de notre escapade romaine, si je peux user d’un mot aussi léger pour décrire un scénario qui comprenait un meurtre, une tentative de meurtre (sur ma personne), un vol à grande échelle, une escroquerie, un autre meurtre, une tentative de séduction (sur ma personne, encore) et une dépression nerveuse spectaculaire[2] (pas moi, cette fois !).

L’hôtel n’avait pas de restaurant, mais si un client désirait quelque chose (cela pouvait aller du sandwich au piano), il appelait la réception et obtenait tout ce qu’il voulait.

Lors de mon premier séjour, j’avais demandé du matériel médical et une quantité d’alcool faramineuse, en plus des repas.

L’alcool, c’était pour moi, parce que j’avais les nerfs en piteux état. Le matériel médical, c’était pour John, qui avait reçu une quantité de blessures bien méritées.

Il faisait partie de la bande au début et ne s’était rangé de mon côté que parce que… Bon, pour faire court, lorsque nous avons quitté l’hôtel le lendemain, j’étais prête à croire qu’il s’était repenti de ses mauvaises actions et qu’il tenait à moi… Du moins, jusqu’à notre rencontre suivante.

En soupirant, je décrochai.

— Qu’est-ce que tu veux manger ?

— Donne-moi ça, dit John en prenant l’appareil. Tu n’y connais rien en vin.

— Je sais que j’en veux beaucoup !

Le vin arriva presque aussitôt. Du vin rouge. Le garçon d’étage se glissa silencieusement hors de la pièce. John leva son verre.

— Cheers !

— C’est le pape ?

— J’étais sûr que tu allais le croire, dit John, très content de lui. C’est pour cela que je t’aime. Parce que tu fonces, tête baissée. Non, ce n’est pas lui. Sa Sainteté ne fréquente pas des milieux aussi tumultueux.

— Tu ne veux pas vérifié si Feisal a appelé ? demandai-je en tendant mon verre vide.

— J’aime bien te voir sauter du coq à l’âne. Il a à peine eu le temps d’arriver au Caire. Et toi, tu as eu des nouvelles de Schmidt ?

Je ne m’étais pas encore donné le mal d’allumer mon portable, car je n’avais pas envie d’avoir des nouvelles de qui que ce soit et surtout pas de Schmidt. Finalement, je trouvais non pas un mais trois messages.

Schmidt adore envoyer des textos.

— Clara a mordu Suzi.

— Bien fait pour elle !

— Cette fichue bonne femme a la main sur ma maison. Qu’est ce que tu crois qu’elle…

— Suzi est une variable inconnue, et le dernier de nos soucis pour l’instant. Elle ne peut pas être au courant de… de ce que nous appellerons désormais la perte de Feisal.

— Elle était déjà avec Schmidt avant que cela ne se produise, concédai-je. Ah, on frappe à la porte. Tant mieux, je…

— … meurs de faim ! Je sais.

John alla ouvrir. L’éclairage du couloir était tamisé, mais j’entrevoyais une vue réjouissante : un chariot couvert de plats.

Le garçon d’étage était un jeune homme rachitique, caché derrière une gigantesque moustache, qui grognait sous l’effort en poussant son lourd chariot.

John le laissa entrer dans la pièce avant de réagir. Le garçon hurla quand John lui leva le bras et le tira en arrière.

L’arme que le jeune homme tenait à la main tomba sur le sol.