XIII

Schmidt surgit devant les pattes d’un chameau qui blatéra ou poussa le cri que ça pousse… un bruit affreux. Le cavalier cria, et Schmidt, qui se tortillait par terre, ajouta quelques hurlements bien à lui. Je restai figée pendant une ou deux secondes, puis, un gros bras vêtu de blanc me fit un signe impérieux.

Je compris enfin que c’était là l’idée que Schmidt se faisait d’une « diversion » et qu’il n’avait pas été renversé mais s’était laissé tomber volontairement.

Lorsque je sortis des toilettes, vêtue de noir de la tête aux pieds, Schmidt s’époumonait toujours. Je l’entendais sans le voir car sa forme recroquevillée était entourée par toute une foule : Feisal, Saida, le cavalier, le chameau, le cuisinier, le serveur et toute une collection de badauds.

À mon plus grand bonheur, une femme, sans voile mais vêtue de noir, qui portait un bébé, se trouvait parmi les passants.

Je me glissai près d’elle et observai avec les autres spectateurs. Personne ne quittait les lieux, la scène était bien trop intéressante.

Finalement Schmidt se releva et on le raccompagna à l’intérieur du restaurant. Faisant de son mieux pour couvrir ma retraite, il insistait pour dire que c’était sa faute, que le cavalier n’avait rien à se reprocher, qu’il voulait un verre d’eau, une bière et le bras de Saida pour l’aider à marcher.

Ma nouvelle amie transféra le bébé dans son autre bras. Je haussai les épaules d’un air d’excuse, et lui indiquai un endroit où son oreille dépassait sous le voile. Elle sourit et me tendit le bébé.

Je pris ce geste pour ce qu’il était, un signe de bonne volonté et d’amitié. Je pris également le bébé. Il n’apprécia pas du tout. Lorsque la maman et moi commençâmes à nous éloigner, il se mit à pleurer.

Pourtant, le déguisement était trop parfait pour y renoncer aussi vite. Feisal et Saida venaient de se rendre compte de mon absence.

Ils étaient sortis du restaurant et couraient dans la rue, dans un sens, puis dans l’autre, en posant des questions à tous ceux qu’ils croisaient.

Les deux femmes en noir, dont l’une portait un nourrisson, semblaient ne pas figurer sur leur écran radar.

Au grand soulagement de la mère et de l’enfant, je me séparai du bébé dès que nous fûmes hors de vue.

Des petits hoquets remplacèrent les sanglots dès que maman le reprit dans ses bras.

Je la remerciai de son geste en inclinant la tête et bifurquai à droite.

J’étais toujours à une certaine distance de ma destination, mais je n’étais pas pressée. Déambulant le long du sentier, je repassai mon plan en revue. Il était simple : m’introduire discrètement dans la maison, trouver une cachette et y rester jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose… ou bien rien.

J’ai une grande confiance en mes intuitions, souvent motivées par des indices que j’ai observés sans que mon esprit conscient les ait enregistrés. Dans ce cas, ils étaient minces.

Une maison qui correspondait parfaitement aux besoins que nous avions déterminés, une maison opportunément vide, mais où quelqu’un était entré ces derniers jours, une maison dans laquelle il me semblait avoir perçu un bruit suspect, une maison dont l’homme à tout faire négligeait l’entretien.

Une maison que la population locale évitait parce qu’elle était hantée par un chat diabolique.

Je pouvais me tromper sur toute la ligne.

Le seul moyen de m’en assurer, c’était de faire ce que j’allais faire.

La poussière s’insinuait dans mes chaussures et blanchissait le bas de ma robe.

Après tout, qu’avais-je à perdre ? Si je me trompais, quelques heures de mon temps. Si j’avais raison… Quelques années de vie ?

Ne sois pas si pessimiste, Vicky, me dis-je. Si tu as raison, tu as beaucoup à gagner.

Je commençais à comprendre pourquoi certaines femmes musulmanes considèrent le voile comme une protection et non un signe de soumission.

Les gens que je rencontrais ne m’accordaient pas la moindre attention.

Les hommes ne levaient même pas les yeux vers mois. Plus je m’approchais de la maison, moins je rencontrais de gens.

C’était soit bon signe, soit mauvais signe : bon, parce que cela prouvait que la population locale évitait effectivement cet endroit ; mauvais parce que tous ceux qui approchaient de la maison en étaient d’autant plus visibles. Je ralentis le pas.

La première partie du programme était aussi la plus délicate : entrer discrètement. Je ne voyais aucun signe de vie, mais il aurait été imprudent de se présenter à la grande porte et de frapper.

Quelqu’un s’était donné beaucoup de mal pour créer et entretenir un jardin. Il devait donc y avoir de l’eau quelque part, un fossé d’irrigation ou un bassin, même si une grande partie des végétaux était adaptée au climat chaud et sec.

Je n’ai pas la main verte et les seules plantes que je reconnaissais étaient les cactus et les palmiers, ainsi que des tamaris aux branches d’un vert poussiéreux qu’on trouve souvent dans la région.

Je n’avais pas exploré les lieux en détail lors de notre première visite, car je n’avais aucune raison de le faire, mais je me souvenais avoir vu des branchages devant la fenêtre du bureau directorial.

Je me dirigeai vers la droite, le long d’un chemin étroit qui semblait mener dans la direction où je voulais aller : sur le côté.

Le terrain était plus vaste que je ne l’imaginais. Les ailes du bâtiment s’étiraient selon des angles étranges, et j’apercevais d’autres sections de mur à travers les arbres.

Un bosquet de petits buissons touffus et épineux, aux branches entremêlées, courait le long des murs, de la véranda à l’arrière de la maison.

C’était le début de l’après-midi, moment où les habitants des climats chauds restent à l’intérieur pour faire la sieste ou se reposer.

Grâce aux arbustes, on ne me voyait pas de l’intérieur et un bref regard tout autour de moi m’assura qu’il n’y avait pas âme en vue.

Inutile d’espérer mieux. Je me débarrassai de mon linceul noir. Soudain, je me sentis nue et vulnérable, mais les plis du tissu entravaient mes mouvements et aucun déguisement ne me sauverait si on me trouvait à l’intérieur.

Et puis, je pouvais enfin accéder aux objets que j’avais emmagasinés dans mes poches.

J’avais abandonné mon sac à dos, dans le pieux espoir qu’une bonne âme le ramènerait au propriétaire du restaurant ou que Saida le récupérerait.

Je sortis ma montre.

Trois heures moins le quart. Le trajet m’avait pris beaucoup trop de temps. La sieste serait bientôt terminée !

J’avançai prudemment en repoussant les branches, au lieu de forcer le passage. Les arbres étaient broussailleux et couverts de fleurettes roses. Les branches qui s’étaient entremêlées, dans leur quête de lumière, formaient un écran si épais que je ne vis pas la fenêtre avant d’y arriver.

Elle était ouverte.

Trouver le premier indice qui confirmait ma vague théorie me causa une sorte de vertige. Je suppose que je ne m’attendais pas à aller si loin. Il me fallut plusieurs secondes pour retrouver mes esprits, ou ce que je prenais pour mes esprits.

Dans mon souvenir, le divan était juste sous la fenêtre, dont le rebord se trouvait à environ un mètre vingt du sol. Bon, avant de poser le pied là où les anges n’osent pas s’aventurer, assure-toi qu’il n’y a personne, pensai-je. Ce n’est pas trop difficile. Regarde et écoute, et vas-y lentement !

La pièce était sombre et tranquille, à l’exception d’un bourdonnement de mouches. Les portes qui menaient vers la bibliothèque et le vestibule étaient fermées. Le divan était vide. L’un des fauteuils à haut dossier droit avait été écarté de la table.

À part cela, la pièce n’avait pas changé.

John aurait sauté par-dessus le rebord en un seul mouvement souple. John.

Je m’interdisais d’y penser. Il m’en fallut trois : un pied dans une craquelure, un genou sur le rebord, et l’autre sur le divan.

Le bruit fut assez limité : un simple grincement de ressort rouillé. Un autre son, mi-grognement, mi-ronflement, lui répondit.

Je me trouvai déjà sous le divan avant que le grognement ne s’arrête. Rien de tel que la terreur pour vous rendre agile ! Quelqu’un était installé dans le grand fauteuil. Je ne l’avais pas vu !

À cause du haut dossier ? Par chance, son occupant faisait encore la sieste.

Le divan était assez long pour me dissimuler, mais en dessous, l’espace était exigu, à cause de ses ressorts détendus. L’un d’eux s’enfonçait dans mon arrière-train et un autre dans mon épaule gauche. Je n’osais pas bouger pour trouver une position plus confortable. Le ronflement avait repris à un rythme irrégulier, comme celui d’un dormeur dérangé qui n’a pas encore retrouvé son sommeil profond.

J’eus l’impression de rester allongée ainsi pendant des heures. La poussière n’avait pas été faite sous le divan depuis des lustres et je devais sans cesse me retenir pour ne pas éternuer. Mon nez me picotait.

Des échardes s’enfonçaient dans mes joues. En tournant la tête sur le côté, millimètre par millimètre, je m’aperçus que je pouvais voir…

Mon horizon limité englobait le fauteuil du suspect et une des portes, celle du vestibule.

Finalement, il y avait quelque chose de nouveau : des cartons déposés à côté de la porte de la bibliothèque.

Aucun n’était assez long pour contenir Toutankhamon.

La respiration du dormeur s’était stabilisée. La mienne aussi. Il était temps de passer à l’étape suivante.

J’avais le bras gauche le long du corps, le bras droit légèrement plié. Mon téléphone se trouvait dans la poche droite de mon pantalon. Je ne pouvais bouger qu’horizontalement si je ne voulais pas faire grincer les ressorts.

Si je n’avais pas été prise de panique en entendant ce ronflement, j’aurais sorti ce maudit portable avant de me réfugier sous le divan.

D’un mouvement mesuré, m’arrêtant à chaque bruissement de tissu, j’allongeai le bras et mis la main dans ma poche.

Tant j’étais nerveuse, ma respiration s’accéléra lorsque je serrai les doigts autour de l’appareil, si bien que je fus tentée d’y aller à l’aveuglette. Pourtant, je ne pouvais pas courir ce risque. Je devais passer cet appel, vite et bien. Lorsque je ramenai ma main vers mon visage, je transpirai comme un âne, et pas seulement à cause de la chaleur.

L’engourdissement suivit l’inconfort, puis, croyez-le ou non, la somnolence. (Les spécialistes m’ont dit que cette réaction n’était pas si rare, en cas de stress.) La pièce était sombre et silencieuse, en dehors du bourdonnement apaisant des insectes. J’allais presque m’endormir lorsqu’un coup retentit à la porte.

Il me réveilla aussi efficacement que si l’on m’avait hurlé dans les oreilles.

L’occupant du fauteuil se réveilla également. J’entendis un bruissement de tissu tandis qu’il changeait de position, suivi d’un ordre autoritaire. La porte s’ouvrit et la lumière du bureau s’alluma. John entra.

Il semblait aussi pimpant qu’un chat bien nourri : pas un cheveu de déplacé, pas la moindre marque. Les mains dans les poches de son pantalon kaki, il portait une chemise rayée bleu ciel et blanc que je ne lui connaissais pas. Il s’arrêta après avoir avancé de quelques pas et pencha la tête, d’un air interrogateur. L’homme qui se tenait sur le fauteuil aboya un nouvel ordre. La porte se referma.

Ils jouèrent à « laisse l’adversaire s’exprimer le premier » pendant un moment. John résista le plus longtemps.

— Je suppose qu’on t’a donné tout ce dont tu avais besoin.

C’était la première fois qu’il prononçait plus d’un mot. Il parlait anglais, avec un accent britannique distingué. J’avais déjà entendu cette voix, mais j’avais oublié dans quelles circonstances.

Ma tête bourdonnait aussi fort que les mouches. John n’était pas blessé. Il était rasé et coiffé, propre comme un sou neuf.

Quelqu’un lui avait ouvert la porte. Quelqu’un gardait la porte, à l’extérieur. Non, pas tout de suite, me dis-je, attends encore !

— Arrête ton cirque, dit John, d’un ton aimable. Personne n’écoute. Devons-nous passer au prochain stade des négociations ?

— Tu n’as rien pour négocier.

De ma cachette, je vis que John levait un sourcil.

— Bon, exprimons-nous autrement ! Que comptes-tu faire à présent ?

— À toi ? demanda l’autre en riant. (Mon Dieu, je le connaissais, ce rire !) Rien du tout, poursuivit-il. Ne me dis pas que tu n’as pas encore deviné ce que j’allais faire de toi.

— Oh ! Ça. C’est une évidence.

— Une évidence ? répéta l’autre en élevant la voix. À ma place, la plupart des gens…

— Pas maintenant, dit John, comme s’il s’adressait à un enfant capricieux. Ne t’emballe pas. Tu t’en es très bien tiré, pour un amateur.

Il essayait de le piéger, sans que je comprenne bien pourquoi, à part qu’il ne pouvait s’empêcher de faire son malin.

Tout d’un coup, j’eus un éclair de lucidité. J’étais perturbée, sinon, je m’en serais rendu compte plus tôt !

L’homme se leva et fit face à John, miroir l’un de l’autre : cheveux blonds, vêtements presque identiques. J’aurais dû reconnaître la voix et le rire, mais sa présence était trop incongrue pour que j’aie pensé à lui. Même à cet instant, j’avais du mal à y croire !

Le petit jeu de John ne fonctionna pas. Alan n’était pas armé et il était trop avisé pour s’attaquer à John à mains nues.

À sa place, j’aurais été armée jusqu’aux dents, mais c’était bien ça le problème d’Alan : il voulait être meilleur que John, le battre avec ses propres armes. D’ailleurs, il ne risquait pas d’être blessé physiquement, il pouvait faire appel à ses sbires, de l’autre côté de la porte.

Alan réussit à maîtriser sa respiration et sa colère.

— C’est trop aimable, dit-il en imitant avec talent l’accent sophistiqué de John. Tu ne veux pas admettre que j’ai réussi là où tu as échoué ? Cette opération dépasse largement tous tes enfantillages. Elle marquera l’histoire de la criminalité.

— C’est pour cette raison que tu m’as fait venir ici ? demanda John. (Son regard passait du visage d’Alan à ses mains, et inversement. Il calculait les risques. Ils étaient trop élevés et il le savait.) Pour te faire admirer ? Dans ce cas, j’espère que tu ne comptes pas sur moi.

J’avais préprogrammé l’appel. Il me suffisait d’appuyer sur un bouton. J’espérais vraiment qu’Alan allait exploser et se mettre à crier, pourtant, je n’osai pas attendre plus longtemps. J’appuyai sur la touche.

— Assieds-toi, dit Alan.

— Et pour quoi faire ? À moins que tu aies besoin de mes conseils ?

— Je me fiche de tes conseils ! Je sais parfaitement ce que je fais. Dans quelques jours, je partirais avec quatre millions de dollars en liquide, toi, on te trouvera sain et sauf, parfaitement libre, en compagnie de la momie de Toutankhamon ! Même tes amis refuseront de te croire ! Tu n’as pas toujours été très franc avec eux, pas vrai ?

— Je dois avouer que de fâcheux incidents apporteront une certaine crédibilité à ma culpabilité, reconnut John.

Schmidt, Schmidt, où es-tu ? C’est le moment ! Il est là, il n’a rien à y faire et aucune raison d’y être. J’ai entendu les aveux ! Viens Schmidt, arrive avec les renforts !

J’espérais entendre des sirènes, des coups de feu, des cris, des explosions. Je n’entendis qu’un bruit de porte qui s’ouvrit brusquement et cogna contre le mur.

Ce n’était pas celle du vestibule.

Je sortis la tête du divan et vis ce que j’espérais ne jamais voir : Schmidt venait d’arriver par la bibliothèque. Schmidt, tout seul !

Il brandissait ce qui ressemblait à un pistolet automatique, mais n’en était sûrement pas un.

Alan se retourna vers lui. John lui fit un élégant petit bonjour et, n’en pouvant plus, je me mis à hurler : — Bon sang, Schmidt, qu’est-ce que fiches avec ça ? Tu ne vas tuer personne avec un jouet !

— Ce n’est pas un jouet, cria Schmidt, qui le prouva aussitôt.

Nous hurlions car le tintamarre tant attendu se déchaînait enfin : coup de fusil, cris et, pour Schmidt, tirs en rafale vers la bibliothèque à l’encontre de ceux qui tentaient de l’approcher.

Ils reculèrent et Schmidt ferma la porte.

Ach so ! fit-il pantelant, mettez les mains sur la tête, monsieur Je Ne Sais Qui. C’est la fête de la police ! Bonsoir, John. Où est Vicky ?

— Ici, répondis-je, faiblement.

John se précipita vers moi, se pencha et m’offrit sa main.

— Eh bien ! Quelle joie de te revoir.

Mon apparition troubla Schmidt et l’inquiéta.

— Elle est blessée ? Elle va bien.

Pendant quelques secondes vitales, plus personne ne s’intéressa à Alan.

Un tintement musical le rappela à notre attention.

Si j’avais eu un dentier, je l’aurais sûrement avalé en le voyant brandir une des épées qu’il avait décrochées, au-dessus du manteau de la cheminée. L’autre gisait sur le sol, près du foyer.

— Oh, je t’en prie ! dit John en m’aidant à me relever. Repose ça tout de suite, pauvre imbécile !

— Oui, tout de suite, ou je tire.

— Ça m’étonnerait, fanfaronna Alan. D’abord, vous êtes beaucoup trop bien élevé pour tirer sur un homme armé d’une simple épée et ensuite vous venez de vider votre chargeur.

Schmidt lâcha une bordée d’injures en Mittelhorchdeutsch et commença à chercher dans sa pléthore de poches. John se dirigea vers Alan et s’immobilisa soudain lorsque la lame siffla devant son visage.

— Prends l’autre ! ordonna Alan, en découvrant ses dents. On verra bien qui est le meilleur.

— C’est toi, rétorqua John, en hâte. Sans aucun conteste. Je ne sais pas manier l’épée.

— Tu mens. Certes, tu n’es pas aussi bon que moi. Ces reconstitutions que tu méprises tant ont affûté mes talents ! Ramasse-la ou je grave mes initiales sur le corps de Vicky !

Je n’aurais jamais imaginé qu’une simple épée puisse tenir trois personnes en joue.

Eh bien, c’est possible si les autres n’ont même pas un couteau à leur disposition et si la lame s’agite aussi vite que celle d’Alan.

— Ramasse-la, répéta-t-il.

— Bon, puisque je n’ai pas le choix, dit John, avec son flegme habituel qui contrastait avec l’expression crispée de son visage et ses yeux plissés. Il a perdu la tête. Tous ces jeux de rôle… Oups…

Il esquiva l’attaque juste à temps et ramassa l’épée sur le sol. Je fis un bond en arrière tandis qu’Alan brandissait sa lame vers moi. Schmidt s’agitait, fébrile et fouillait toujours dans ses poches.

— Schmidt, appelle de l’aide ! criai-je. Où sont les renforts ?

Aux bruits de bataille qui persistaient, il était évident que les « renforts » étaient très occupés.

La bande d’Alan rendait tir pour tir, des quatre côtés de la maison.

— Contente-toi de le repousser, dis-je à John.

Ses lèvres esquissèrent un mouvement silencieux mais éloquent. Je ne pouvais guère lui reprocher d’avoir envie de me traiter de tous les noms : ce n’était pas une de mes meilleures idées.

Il savait un peu manier l’épée. Je l’avais vu tirer avec un gros type ivre, plutôt incompétent.

Alan n’avait aucun des défauts cités et il était dans un état de transe maniaque. Il ne pensait plus ni à l’argent ni à l’affaire. Il voulait simplement infliger le plus de souffrances possible, de ses propres mains, à l’homme qu’il admirait, qu’il enviait et détestait le plus au monde.

John parvint à parer le premier assaut. Les trois attaques suivantes résultèrent en des coupures sur la joue, l’avant-bras et le torse.

Il en esquiva certaines de manière peu orthodoxe, même pour des yeux aussi profanes que les miens. Il s’accroupissait, se retournait, se tortillait, mais il était déjà essoufflé et ne cessait de reculer.

Schmidt avait trouvé un autre chargeur qu’il essayait de mettre en place. Il jurait. Alan riait.

Ce rire était un des sons les plus abominables que j’aie jamais entendu. Je m’emparais d’un tisonnier et essayai de me placer derrière Alan.

Il se retourna et fit tomber le tisonnier de mes mains avant de se retourner à nouveau vers John et de parer son attaque empruntée avec une aisance insultante.

— Touché ! cria-t-il en transperçant le bras droit de John.

John lâcha son épée. Dos contre le mur, il s’affaissa et s’assit. Il saignait par une dizaine d’entailles, superficielles à l’exception de la dernière. Hors d’haleine, il était incapable de parler.

Je courus vers lui et m’agenouillai, soutenant son corps affaibli.

— Schmidt, tire ! criai-je.

Allmächtigen Gott im Himmel, hurla Schmidt, à tue-tête, maudit soit ce fusil…

Il jeta son arme, je poussai un hurlement aussi aigu que celui d’une sirène en voyant Schmidt ramasser l’épée de John.

Le vacarme retentissait toujours à l’extérieur, mais le bruit ne semblait pas atteindre mon esprit horrifié. Schmidt, qui s’autoproclamait la meilleure lame de toute l’Europe, avait finalement perdu l’esprit. Et il n’était même pas ivre !

S’efforçant de se relever, John tenta de le dissuader.

— Non, Schmidt, pour l’amour de Dieu, non !

Schmidt se mit en position, enfin, je suppose, et lança des défis dans diverses langues avant de crier : « En garde ! ». Alan riait si fort que je croyais qu’il allait se rouler par terre. Vexé, Schmidt fit un pas en avant…

Je ne peux pas décrire la scène qui suivit. Je ne vis que des tourbillons d’acier étincelant et entendis des bruits de métal frappant contre le métal. Lorsque le silence revint, Alan était à terre, hors de portée de la lame de Schmidt. Il ne riait plus. Il avait des yeux comme des soucoupes et la bouche grande ouverte. Découvrant les dents, la moustache espiègle, Schmidt n’avait pas bougé d’un iota.

— Prêt ?

L’assaut fut plus lent cette fois. Alan attaquait Schmidt, Schmidt parait les coups avec une aisance déconcertante avant de riposter.

John commençait à se tortiller et essayait de se dégager de ma tendre étreinte.

— Vicky, voyons, pousse-toi, je ne vois rien ! Allez, Schmidt, allez-y, cria-t-il, avec ravissement, donnez-lui une bonne leçon !

Cette fois, lorsque les deux hommes se séparèrent, le bras gauche d’Alan saignait. Avec une lenteur digne, Schmidt fit une fente en avant et attaqua de nouveau, forçant Alan à reculer.

J’avais vaguement conscience d’entendre une voix qui babillait dans mon oreille. Toutes les phrases se terminaient par un point d’exclamation.

— La meilleure lame d’Europe, c’est bien vrai ! L’alpha et l’oméga de l’escrime ! Schmidt, champion olympique ! Champion du monde ! Un vrai spectacle, rien que pour nous ! J’aurais dû m’en douter ! C’était il y a vingt ans, mais ça reste toujours ce bon vieux Schmidt !

Le bon vieux bras de Schmidt s’agitait avec la précision d’un métronome.

Alan saignait par de multiples blessures. La revanche de Schmidt, pensais-je. Il inflige à Alan ce qu’Alan a infligé à John.

Cette fois, ce fut à Schmidt de reculer. Il haletait. Alan avait également le souffle coupé, plus par la stupeur que par la fatigue, pensai-je.

— Alors, tu te rends ? entonna Schmidt.

Mélodramatique jusqu’au bout, Alan répondit : « Jamais ! » avant de lancer une autre attaque. Deux passes rapides ; Schmidt s’agenouilla et tendit le bras en avant, formant une ligne droite parfaite. La pointe de l’épée plongea dans la poitrine d’Alan.

Pendant plusieurs secondes interminables, on n’entendit plus un bruit, pas même celui d’un souffle.

Je n’oublierai jamais l’expression d’Alan : il n’exprimait ni souffrance ni colère, non, plutôt une incrédulité totale.

Il s’effondra lentement, à genoux d’abord, puis sur le côté, arrachant l’épée de la main de Schmidt.

John se dégagea de mes bras et se redressa sur ses pieds, chancelant.

— Schmidt, dit-il, Schmidt, vous…

Puis, presque sur le ton de la prière, il ajouta :

— Seigneur…

Il s’agenouilla près d’Alan et le retourna sur le dos. La garde de l’épée se balançait doucement, telle une fleur au bout de sa tige. Schmidt n’avait pas bougé. Toujours sur un genou, il demanda, entre deux halètements : — Vicky, tu peux m’aider ?

— Schmidt, tu es blessé ?

— Non, c’est… euh, mon genou. Aide-moi à me relever.

Je lui pris la main et tirai. En poussant des petits cris, Schmidt se redressa lourdement, telle une baleine blessée.

Ach Gott ! siffla-t-il en se penchant sur moi. Je l’ai tué ! Je ne voulais pas ! Que Dieu me pardonne.

Il n’est pas mort, dit John, mais il va mal. Appelez une ambulance !

— Elle arrive, dit une voix que je n’avais pas encore entendue.

Sans sa perruque auburn, arme à la main, Suzi apparut dans l’encadrement de la porte de la bibliothèque. J’aperçus plusieurs visages familiers derrière elle.

Je ne savais pas depuis combien de temps ils étaient là. Je n’aurais pas remarqué l’arrivée d’un troupeau de bisons.

— Ah bravo ! dis-je, amère. Où étiez-vous quand on avait besoin de vous. Voilà votre voleur, Suzi. Et là, blessé, mais imperturbable, voici l’homme que vous avez injustement soupçonné ! (Je tendis les bras. John, qui ne manque jamais de saisir la balle au bond, avança lentement.) Si jamais vous avez l’intention de nous importuner encore, dis-je, de plus en plus passionnée, je m’arrangerai pour que votre patron sache à quel point vous vous êtes fourvoyée. Vous ne cherchiez pas les coupables, vous vous êtes laissé aveugler par votre désir d’arrêter John. Il aurait pu se faire tuer sans…

— Schmidt, dit John, en chancelant de manière théâtrale. Anton Z. Schmidt, la meilleure lame de toute l’Europe !

— Les feintes deviennent difficiles, vous voyez, avec la maturité, expliqua Schmidt. Les articulations ne coopèrent plus aussi facilement. Le tireur doit alors s’appuyer sur la force de son bras et sur sa technique. Il le savait, et il pensait que je ne tenterais pas cette attaque.

Le mot « maturité » n’avait fait sourciller personne. Il aurait tout aussi bien pu employer « post-adolescence », sans qu’aucun de ses admirateurs ait trouvé à redire.

— Oh, Schmidt, je t’adore !

— Je sais, tu l’as déjà dit, répondit-il, les yeux pétillants. Je t’autorise à le répéter aussi souvent que tu veux.

Il examina son verre vide.

— Je crois que je vais reprendre une bière.

John atteignit le minibar avant moi. Mais j’avais malgré tout téléphoné à l’hôtel pour qu’on apporte la bière dès que nous avions quitté le champ de bataille.

Ce mot n’est pas exagéré. Les complices d’Alan s’étaient bien battus, ils avaient barricadé toutes les fenêtres et avaient défendu toutes les portes. Ce n’était sans doute pas par loyauté, tous ceux qui auraient tenté de quitter la maison, avec ou sans drapeau blanc, auraient été abattus illico.

Les gens armées aiment généralement faire usage de leur arme. Par chance, ils ne tirent pas toujours très bien lorsqu’ils sont agités, et, par miracle, personne n’avait été tué.

Nos alliés, convoqués par Schmidt, avaient attendu mon signal avant de lancer l’assaut. (Schmidt était aux commandes car lui seul savait où j’étais allée.) Ils formaient un groupe hétérogène, et il est stupéfiant qu’ils ne se soient pas battus entre eux : Suzi, Ashraf et leurs « assistants ».

Feisal s’était fait seconder par des hommes, et, bien sûr, Saida était de la partie. Schmidt avait constitué le ciment qui les avait liés.

Feisal raconta qu’on aurait dit un révolutionnaire français haranguant ses troupes. « Vengez le meurtre d’Ali ! Reprenez les trésors volés d’Égypte ! Sauvez la belle Américaine et son amoureux ! » Je ne sais pas comment ils s’étaient procuré toutes ces armes et j’eus le bon sens de ne pas le demander. Feisal ne voulait pas que Saida soit armée, si bien qu’elle s’était contentée de jeter des pierres. Elle prétendait avoir touché au moins deux ennemis.

Avec Feisal, elle était revenue dans notre petit chez nous, désormais familier, au Winter Palace, laissant Ashraf et Suzi diriger les opérations de nettoyage.

John refusa fermement l’assistance du personnel médical.

— C’est une blessure bénigne, avait-il dit d’un ton appréciateur. Il me faut simplement une chemise propre. Alan a trop mauvais goût.

— Elle est à lui ?

— Parce que tu t’imaginais que j’avais une garde-robe de secours quelque part à Louxor ?

Sa voix n’était pas vraiment accusatrice, mais je ne voyais pas ses yeux.

— Qu’aurais-je dû croire ?

— Peu importe, ma chérie, je te pardonne. Je t’expliquerai tout en temps voulu. En attendant, je crois que j’aurais besoin de la trousse de premiers soins.

— Et d’une bière, ajouta Schmidt.

Il but sa bière et John prit quelque chose de plus fort. Lorsque j’eus terminé le pansement, tâche dans laquelle je devenais un peu trop experte à mon goût, il enfila une chemise d’un bleu plus avenant, et nous nous racontâmes nos expériences respectives. Je dois avouer que le récit de John était de loin le plus intéressant.

— Je dois commencer par le commencement, dit-il en cajolant son verre de scotch, et aller jusqu’au bout. Ayez la gentillesse de ne pas m’interrompre pour me poser des questions, un regard me suffira pour comprendre que vous avez besoin d’éclaircissements sur un point de détail.

Saida se mit à rire. John la regarda en levant le sourcil, s’éclaircit la gorge et commença par le commencement.

— À la lecture du message de LeBlanc, je compris qu’Ashraf avait organisé cette visite nocturne pour faciliter son entrevue avec son contact. C’était bien pensé, d’ailleurs ; le temple est si vaste qu’il pouvait choisir un coin tranquille, et les visiteurs seraient assez nombreux pour perturber tous ceux qui auraient voulu le suivre. Au bout d’un moment, je ne savais plus qui suivait qui, mais je commençais à me rendre compte que beaucoup trop de gens étaient à mes trousses. Au moment du grand rendez-vous, je n’étais pas bien loin. Je voyais que le contact était une femme, sans pouvoir entendre ce qui se disait. Lorsqu’elle s’enfuit, je la suivis. Je dois avouer néanmoins que mes motivations n’étaient pas totalement altruistes. Vicky, aurais-tu l’obligeance de ne plus m’adresser ce que tu crois être des regards interrogateurs ?

— J’aimerais que tu renonces à tes fioritures syntaxiques et que tu ailles droit au but. Tu l’as suivie parce que tu pensais qu’elle te mènerait au repaire des voleurs.

— Je ne pensais pas aller si loin. J’étais relativement certain de pouvoir obtenir des aveux de cette pauvre créature et je n’avais certes pas l’intention de le faire à portée de main des vilains. Elle fut trop rapide pour moi cependant, reconnut John, visiblement peiné. Elle savait où elle allait, et moi non. Je ne réussis pas à la rattraper avant qu’elle ne parvienne devant la maison, et, lorsque je l’interceptai, elle se mit à hurler comme une banshee. Visiblement, elle était fort attendue. La porte s’ouvrit et plusieurs hommes aussi robustes que peu sympathiques nous entraînèrent à l’intérieur de la maison. Non, Vicky, je n’ai pas essayé de résister. Je ne me bats pas contre des hommes armés de couteaux à un contre six. Ils me ficelèrent comme un poulet, me mirent un bandeau sur les yeux avant que je puisse les raisonner, ils me jetèrent dans un chariot, et me recouvrirent d’un sac d’une matière granuleuse, et s’en allèrent. L’opération ne leur avait pas pris plus de deux minutes.

Il marqua une pause pour boire une gorgée de son rafraîchissement.

— Donc, au moment où cette grosse maligne de Suzi est arrivée, on t’avait emmené depuis longtemps, dis-je. Sans doute par la porte arrière. Elle est morte, tu sais.

Il savait que je ne parlais pas de Suzi.

— Oh que oui ! Alan a pris un malin plaisir à tout me raconter, avec force détails. Elle avait essayé de passer un accord. Je suis désolée pour elle. C’était une nouvelle recrue dont le seul crime était une tentative d’extorsion de fonds.

« Bien, après avoir été ballotté dans une carriole et écrasé par des objets lourds, je n’étais guère au mieux de ma forme lorsque nous arrivâmes à destination. M’attendant au pire, selon mon habitude, je fus agréablement surpris lorsqu’on défit mes liens gentiment et qu’on m’offrit un fauteuil confortable et un verre de brandy. Je reconnus aussitôt mon environnement, et je compris que les voleurs utilisaient le siège de la FEPEA comme d’un repaire de secours. La maison de la rive droite leur servait de quartier général, mais en cas de problèmes, comme mon intervention, ils avaient besoin d’un second refuge. Je regardai tout autour de moi, cherchant une issue, quand Alan fit son apparition. Je ne fus aucunement surpris de le voir. J’avais déjà compris qu’il était impliqué. Ah, je vois à vos regards inquisiteurs, que je dois vous éclairer sur ce point !

« Vicky, tu avais dit m’avoir vu au temple de Louxor. Comme je n’y étais pas allé, j’ai pensé que ton impression était peut-être due à ma ressemblance avec Alan. Cela m’a incité à réfléchir. Je l’avais engagé en partie pour ses talents d’informaticien. Il devenait de plus en plus évident que quelqu’un avait fouillé dans mes fichiers protégés, ceux qui recèlent les coordonnées de mes anciens rivaux et associés.

— Nom d’une pipe, explosai-je ! Tu m’avais promis d’avoir coupé tous les ponts avec ces gens-là.

— C’est bien ce que j’ai fait. Je n’avais repris contact avec aucun d’entre eux avant…

— Berlin. Rome. Tu n’as pas rencontré ton cardinal à propos de vieilles reliques… Tu l’as payé pour qu’il te donne des informations sur le milieu… Et la manière dont tu nous as parlé de ta prétendue conversation avec Helga n’était qu’un tissu de mensonges.

— Je pensais m’être montré plutôt convaincant, dit John, avec un sourire complaisant.

Puis, son regard croisa le mien et ce fut lui qui baissa les yeux.

— Je t’avais promis de ne plus avoir aucun contact avec mes anciens associés. J’ai menti. J’y ai été obligé. Tu aurais protesté, argumenté, mais ces fichiers sont trop précieux pour qu’on les détruise. Je m’attends toujours au pire. Le pire s’est produit.

— C’est bien vrai, s’exclama Schmidt. La situation actuelle justifie votre décision.

Ils échangèrent de graves hochements de tête.

— Donc, reprit John, lorsque j’aperçus Alan à Karnak, sous le clair de lune, je ne fus pas surpris. Il n’avait pas pris la peine de se déguiser, puisqu’il voulait qu’on le prenne pour moi. Ce fut bien le cas, d’ailleurs. La lumière était faible et les gens voient ce qu’ils s’attendent à voir.

— Épargne-nous les leçons de criminologie, dit Feisal, impatient.

— Oh, je trouve ça fascinant, s’exclama Saida. Continuez…

— Eh bien, le garçon était assez imbu de lui-même, reprit John. Une des grandes caractéristiques des amateurs, c’est qu’ils parlent trop, ce dont Alan ne s’est pas privé. Sur le plan psychologique, son cas est intéressant. Il me déteste, mais il voudrait être moi, en mieux, ou, si l’on se place d’un autre point de vue, en pire. Son attrait pour les jeux de rôle n’était qu’un moyen de compenser une existence morose. Ensuite, je suis entré dans sa vie, et il a compris qu’il n’avait pas besoin de jouer les héros. Le preux chevalier est devenu le Cavalier noir, le maître du crime. On dit souvent que le mal est plus intéressant que le bien.

— Oui, oui ! s’exclama Schmidt, enthousiaste. Lors des festivals de science-fiction, la plupart des gens viennent parce qu’ils sont fascinés par Dark Vador ou Saruman, ou les Stormtroopers !

— Qui ça ? demanda Feisal, éberlué.

— Les méchants, traduisit Saida. Je t’expliquerai un jour, mon chéri.

— Comme je le disais, poursuivis John, en parlant très fort, il m’a tout raconté. Il avait commencé à réaliser quelques petites transactions en douce, à falsifier les registres comptables avec un talent dont je suis loin d’être capable. Il avait fait faire des copies de mes clés, pour ouvrir tous mes tiroirs et tous mes placards fermés.

— Alors, c’est lui, qui a fouillé ton appartement ?

John plissa le front.

— Certainement, bien que je ne comprenne pas pourquoi.

Le téléphone sonna. Je décrochai car personne ne semblait avoir envie de bouger. La voix du concierge m’annonça qu’une personne nous demandait à la réception.

— Faites-la monter, dis-je, avant de raccrocher. Ça doit être Ashraf.

— Ils ont fait vite.

— On l’a retrouvé ! s’exclama Feisal. Alhamdullilah!

— À moins que ce ne soit Suzi, dit Schmidt, d’un air sévère.

J’étais impatiente de connaître les accusations ou excuses ou je ne sais quoi de Suzi, néanmoins, la parole de Schmidt était parole d’évangile, et Suzi pouvait attendre.

J’avais bien l’intention d’avoir une longue conversation avec elle un jour. En privé.

— Je me débarrasserai d’elle, annonçai-je en allant vers la porte.

On avait frappé plutôt timidement. Nous aurions peut-être droit à des excuses. Lorsque je vis qui était là, je passai à l’offensive.

— C’est Suzi qui vous a envoyée ? Elle n’a pas eu le courage de venir elle-même ?

— Qui est Suzi ? demanda la petite dame au grand chapeau.

— Oh, voyons, vous êtes de mèche ! Je vous ai déjà vue à l’œuvre.

La petite dame se redressa de toute la hauteur de son mètre soixante.

— Je suis venue voir monsieur Tregarth. Ne me dites pas qu’il n’est pas là, j’ai donné un gros billet au concierge pour qu’il me prévienne dès son retour. Cette fois, je ne me laisserai pas mettre à la porte.

John avait entendu. Il arriva derrière moi.

— Je suis Tregarth. Que puis-je…

— Je vous connais. Cela fait des jours que j’essaie de vous rencontrer. Si vous ne me laissez pas entrer, je monte le siège devant la porte et je fais un esclandre…

Elle essayait de paraître furieuse, mais, je n’avais jamais vu d’attitude ou de silhouette si peu agressive, ni entendu de menaces aussi absurdes.

John mit la main devant sa bouche pour dissimuler son sourire, et me fit signe de reculer.

— Entrez, je vous en prie … Madame ?

— Voici ma carte, dit-elle en s’introduisant dans la pièce.

Galamment, Schmidt se leva. Saida donna un coup de coude à Feisal qui était perdu dans ses rêves de retrouvailles avec Toutankhamon, et il l’imita.

— Ah, oui, dit John, je me souviens… Je ne crois pas que nous nous soyons déjà rencontrés ? Vous ne connaissez que ma mère…

Sa voix retomba. Une série d’émotions fortes s’imprimèrent sur son visage avant qu’il n’explose de colère.

— C’est vous qui êtes entrée dans la maison et avez fouillé le grenier !

— Je vous en prie, supplia-t-elle en levant les yeux, sous son chapeau. S’il vous plaît, ne vous fâchez pas, cela me rend nerveuse, et quand je suis nerveuse, je crie, moi aussi. Laissez-moi vous expliquer. J’ai mal agi et je suis là pour tout confesser et pour vous rendre justice. Je ne sais pas ce qui m’a pris.

— Voyons, voyons, dit Schmidt à John. Madame, n’ayez donc pas peur. Personne ne se mettra en colère tant que je serai là.

— Comme c’est gentil à vous, fit-elle en souriant.

Elle avait une fossette.

À peine visible sous son chemisier empesé, un gros anneau d’or pendait au bout d’une chaîne. L’Anneau.

La réplique exacte de celui de Schmidt. J’eus un affreux pressentiment.

— Je vous en prie, asseyez-vous, proposa Schmidt, chevaleresque. Puis-je vous offrir une bière, madame… mada…

Il arracha la carte des mains de John et la regarda.

— Ah, ça me revient, à présent, je connais votre nom. Je les connais tous !

— Combien elle en a ? demandai-je, distraite, à mon corps défendant.

— Trois, n’est-ce pas ? fit Schmidt, avec un sourire modeste de connaisseur. Deux sont des noms de plume, vous voyez.

— Alors, le nom que vous avez donné…

— Est mon véritable nom, avoua-t-elle avec un sourire d’excuse. Je suis obligée de m’en servir en voyage, à cause de ma carte de crédit, de mon passeport… Je sais que c’est troublant, je m’y perds moi-même parfois.

— Les pseudonymes sont nécessaires, appuya Schmidt, à cause de vos nombreux admirateurs. Je vous ai écrit une lettre un jour, et vous m’avez envoyé un autographe.

— Je m’en souviens. Vous m’aviez demandé une photographie et j’étais désolée d’avoir à refuser, mais je me suis fixé comme règle de ne…

— Jamais envoyer de photographies comme une vulgaire coqueluche des médias, s’écria Schmidt. Attitude admirable, que je comprends parfaitement.

— Désirez-vous qu’on vous laisse seuls ? demanda John, avec un ton d’une politesse dévastatrice.

— Hum, grogna Schmidt.

La femme dont je n’avais toujours pas retenu le nom rougit.

— Laissez-moi faire mes aveux, je vous en supplie. C’est moi qui suis entrée dans la demeure familiale, moi qui ai fouillé votre appartement, moi qui vous ai suivi à travers toute l’Europe, sous divers déguisements. J’avais momentanément perdu la raison.

John se pencha et ôta délicatement le chapeau. Il la regarda, yeux dans les yeux. Les coins de ses lèvres se soulevèrent.

— Et pourtant, je soupçonne que cela vous a amusé. Les déguisements, surtout.

Un faible sourire répondit au sien.

— Là n’est pas la question, répondit-elle, un peu guindée. Vous voyez, les journaux que votre mère m’a vendus ont constitué la source d’une série de romans à succès. Ensuite… J’ai manqué de journaux… J’étais sûre qu’il en existait d’autres, car j’avais remarqué des trous dans la chronologie, néanmoins, votre mère affirmait ne pas les avoir et refusait de me laisser chercher par moi-même. J’étais désespérée.

— Pourquoi ne pas inventer une histoire ? demanda Saida, intéressée. Ce n’est pas comme ça que travaillent les romanciers ?

— Non, non, c’était impossible, s’exclama Schmidt. Pas une romancière intègre comme elle, dont le travail s’appuie toujours sur une histoire vraie.

— Merci de votre compréhension, dit la romancière intègre qui venait juste d’avouer s’être introduite clandestinement dans deux propriétés privées. Néanmoins, cela n’excuse pas mon attitude. J’ai trouvé trois des journaux manquants dans le grenier de votre demeure, monsieur Tregarth… Vous devriez vraiment faire appel à quelqu’un, pour tout nettoyer… Je les ai pris, je vous les rendrai, si vous insistez, mais je vous prie d’accepter mon chèque ainsi que mes excuses les plus sincères.

— Combien ? demanda John d’un ton solennel, toujours adossé à son fauteuil.

— Arrête de l’embêter ! dis-je.

Ses remords semblaient sincères, et elle était très petite.

J’éprouvais toujours beaucoup d’indulgence pour les femmes dans son genre.

— Je crois plutôt que ça l’amuse, continua John qui obtint le fantôme du sourire précédent. Bon, très bien, même prix que les précédents. C’est d’accord ?

— Oh, oui, merci mille fois ! (Elle hésita une seconde.) Et si vous en possédez d’autres ?

— Avez-vous fouillé la bibliothèque de la FEPEA ? demanda Saida.

Elle avait reconnu une âme sœur, même si celle-ci feignait d’être un mouton.

— J’ai essayé, sans succès, hélas. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles je voulais vous contacter, monsieur Tregarth. Cette maison, qui est sacrée pour la mémoire de vos distingués aïeux, est à présent occupée par un groupe d’individus louches. Lorsque je m’en suis approchée, il y a cinq jours…

— Dans l’intention d’aller la cambrioler ? interrompit John.

— Peu importe ! m’exclamai-je. Parlez-nous de ces individus !

— J’avais l’intention d’y mettre toutes les formes, cette fois, répondit-elle, indignée. J’avais remarqué que la maison semblait occupée, j’ai donc frappé à la porte. Une personne a fini par venir ouvrir, et m’a parlé en arabe, avec de grands gestes. Je ne comprends pas la langue, mais son attitude était assez claire. Lorsque j’ai présenté ma carte, on m’a fermé la porte au nez.

— Mon Dieu ! Vous devez avoir un ange gardien. Vous auriez pu vous faire tuer, ou enlever.

— Non, ils n’auraient pas pris le risque de se montrer violents, dis-je. Ils voulaient éviter d’attirer l’attention. Il y a cinq jours, vous dites ?

— Oui, voilà pourquoi j’ai eu l’audace d’approcher monsieur Tregarth, car il me semblait que je devais le prévenir de leur présence. J’espère le plus sincèrement du monde que le fait que j’en aie été incapable ne vous a pas causé d’ennuis. Je vois que vous êtes blessé.

Il était difficile de ne pas le voir, car John avait insisté pour que je mette une épaisse couche de bandages sur sa joue et son bras qu’il portait en écharpe. Il bredouilla des propos vagues et dépréciateurs.

— Non, ce n’est pas votre faute, vous avez fait de votre mieux.

— Je vous remercie. Je me sentais également obligée de l’informer que son assistant est un jeune homme vénal qui ne mérite pas sa confiance. Il m’a fait payer cent livres pour me prêter la clé de votre appartement.

— Ah…

John s’éclaircit la gorge.

— J’apprécie votre franchise.

— C’était mon devoir.

Elle prit son chapeau et se leva.

— Je vous remercie de bien vouloir me pardonner mes petites incartades. Je vous enverrai un chèque dès demain.

Schmidt se leva.

— Je vais vous raccompagner à votre hôtel.

— Non, non, je n’ai que trop abusé de votre temps. Cela a été un plaisir de vous rencontrer, Doktor Schmidt.

— Tout le plaisir était pour moi. Laissez-moi au moins vous raccompagner au taxi.

Ils sortirent. Un rebondissement ! Un retournement à cent quatre-vingts degrés.

La rencontre de deux esprits, et non l’appel de la chair.

Des intérêts communs, un respect mutuel…

Le silence qui suivit leur départ ne pouvait être décrit que comme acrimonieux. Si John avait répondu à son premier message, nous aurions disposé de nombreux éléments intéressants.

Cela aurait peut-être changé les choses. Peut-être pas. Comme dit ma maman, cela ne fait jamais de mal d’être poli.

Le retour de Schmidt donna à John un prétexte pour changer de sujet.

— Déjà de retour ? demanda-t-il.

— Je lui ai proposé de boire un verre au bar, mais elle n’a pas voulu rester, dit Schmidt. Quelle femme délicieuse, n’est-ce pas ? Une admiratrice de Tolkien, elle aussi ! Elle quitte l’Égypte demain, mais elle a eu la bonté de me communiquer son numéro de téléphone. John, si vous aviez eu la courtoisie de lui répondre dès…

— De l’eau est passée sous le pont, le coupa John. Donc, comme je le disais… Bon, alors, qui est-ce, cette fois ?

— Ashraf, j’espère, dis-je en allant ouvrir.

— Si c’est Suzi, commença Schmidt.

— Je sais, je sais…

C’était Ashraf, bien que je ne le reconnusse pas au premier abord. Il avait les cheveux hirsutes, le visage poussiéreux, les yeux exorbités, et la voix brisée.

— Il n’était pas là ! On ne l’a pas retrouvé !