IV
— Nom d’une pipe ! dit John, qu’est-ce qui te prend ?
— J’allais juste… Aïe… Et à toi, qu’est-ce qui te prend ? Tu me fais mal !
Il desserra son étreinte.
— Je te sauve d’un destin pire que la mort. Une fois de plus. Tu n’as donc aucun instinct de survie ?
Le véhicule suspect avait disparu.
— Je suppose que tu n’as pas relevé le numéro, dis-je en essayant de reprendre mon souffle.
Je commençais à comprendre que je l’avais échappé belle.
— J’étais occupé par ailleurs ! De toute façon, cela n’aurait pas servi à grand-chose. C’était sans doute un véhicule de location et ce n’est pas facile à retrouver quand on n’est pas de la police. Tu as pu le voir ?
— Non, dis-je en tirant de toutes mes forces pour qu’il ne me ramène pas à la boutique. Le type se cachait derrière une carte. J’ai cru… Lâche-moi un peu, John. Je n’avais aucune raison d’imaginer qu’on m’en voulait. Qu’est-ce qui t’y a fait penser ?
— Mes règles de conduites habituelles : attends-toi toujours au pire. Il ne t’était pas encore venu à l’esprit que tu étais mon point faible ?
Il me fit l’honneur de ne pas me mettre les points sur les « i ». La manœuvre était si soudaine que cela aurait pu marcher, rien qu’avec l’effet de surprise. Quelques secondes de confusion parmi les témoins, et j’étais à l’intérieur du véhicule.
Ensuite, les ravisseurs auraient disposé d’un otage et auraient pu obtenir ce qu’ils voulaient de John. Je me souvenais avoir aperçu une personne sur la banquette arrière. Plusieurs, peut-être.
Quelques badauds s’étaient arrêtés. John tirait toujours dans un sens et moi dans l’autre.
Un bon Samaritain, un petit homme à la moustache broussailleuse qui portait des lunettes en écaille, s’éclaircit la gorge.
— Mademoiselle, ce monsieur vous importune-t-il ?
John se tourna vers lui et lui adressa un regard mauvais. J’avais presque envie de répondre « oui », mais cette noble attitude méritait une réponse plus courtoise.
— Non, c’est juste une petite querelle d’amoureux. Il veut aller d’un côté, moi de l’autre. C’est très gentil de vous en inquiéter. C’est grâce à des citoyens comme vous qu’il fait bon vivre dans ce pays.
Le petit homme s’éloigna, fier comme Artaban.
— Allez, rentre, me dit John.
— J’allais au marché, expliquai-je. D’ailleurs, j’y vais. Avec toi à mes côtés, mon héros, qui oserait s’en prendre à moi ? Cesse de rougir avant qu’une autre âme chevaleresque ne vienne à mon secours.
Les coins de sa bouche se soulevèrent.
— Tu as gagné, comme d’habitude. Je ne crois pas qu’ils recommenceront tout de suite. Promets-moi malgré tout de ne plus t’aventurer toute seule dehors.
J’adore les marchés. J’ai toujours l’impression que les produits arrivent tout droit de la ferme, même s’ils sont importés de pays lointains aux noms étranges.
Certains des étals présentaient de beaux fruits et légumes, laitues, tomates, bananes, artichauts. D’autres vendaient des viennoiseries, des jus de fruit, du chocolat…
J’avais l’impression que je n’aurais plus l’occasion de mettre les pieds dehors avant un bout de temps, si bien que j’étais prête à soutenir un siège.
— Nous avons besoin de beurre pour les artichauts.
— Je ne peux rien porter de plus, me répondit John.
Il avait encore une main libre, mais je comprenais son point de vue.
En arrivant à la boutique, nous trouvâmes Alan sur le pas de la porte.
— Tout va bien ? demanda-t-il.
— Qu’est-ce qui te fait croire le contraire ?
— Rien. (Alan regarda John d’un air étrange.) Tu veux que je reste ? J’ai un rendez-vous… je peux l’annuler.
— Non, prends ta journée. Et n’oublie pas ton chapeau !
Après le départ d’Alan, nous retournâmes dans le bureau où nous sortîmes quelques victuailles. John condescendit à avaler une pomme.
— Inutile de me sermonner, lui dis-je. J’ai compris que je devais modifier mon comportement. J’aimerais simplement savoir de quoi il retourne. Pourquoi tout le monde nous en veut ?
— Pas tout le monde, mais trois personnes, pour l’instant : Bernardo et compagnie, le type de la voiture et la vieille fille du Kent.
Il me fallut un instant pour m’en souvenir.
— Ah, la collection d’art précolombien ? Tu l’as appelée ?
— Elle a une voix de baryton. Elle a prétendu être enrhumée.
— Et ?
— Elle m’a proposé de lui rendre visite dès que possible. Aujourd’hui, c’était possible. Elle m’a donné les explications pour se rendre dans son manoir isolé, au fin fond de la campagne.
— Oh, et c’est ce qui t’a mis la puce à l’oreille à propos des dangers que je courrais ?
— Oui, sans doute, répondit John en se grattant le front. À moins que cela ne soit de la télépathie, la communion entre les esprits, etc.
— D’accord.
— Et il y a aussi le fait que le baryton m’ait précisé qu’un groupe était déjà à nos trousses, ici en Angleterre. Que nous devions faire très attention, à chaque seconde.
— Tu voudrais que je m’éloigne de tout ce cirque ? demandai-je, répondant plus à ses intonations qu’à ses paroles.
— C’est déjà trop tard, Vicky. (Il plongea la tête dans ses mains.)
— On pourrait avoir une dispute mémorable en public. Déclarer au monde entier que nous sommes séparés et que nous nous détestons…
John baissa ses mains et esquissa un faible sourire.
— Tu as vraiment une façon peu ordinaire de me remonter le moral. Crois-moi, j’y ai déjà songé, mais cela pose deux problèmes : ou personne n’y croira ou bien les types qui sont à mes trousses penseront que tu seras ravie de coopérer avec eux pour te venger.
— OK, répondis-je sèchement. Alors, qu’est-ce qu’on peut faire ?
— Quitter la ville. Le plus vite possible.
— Et Schmidt ?
— C’est lui, le problème numéro deux.
— Non, je pourrais le rappeler.
— Nous n’avons pas la moindre chance de trouver un avion avant ce soir. Et puis, je crois qu’il faut qu’on ait une petite conversation avec lui. Ce n’est pas par pure coïncidence que Suzi a décidé de rompre à ce moment précis. On s’enfermera dans l’appartement, on attendra qu’il appelle et on ira le rejoindre au Savoy… s’il arrive jusque-là.
Me laissant avec cette pensée peu encourageante, John se tourna vers son écran.
— Rien d’intéressant, dit-il après avoir consulté ses e-mails. Tu ferais mieux de vérifier si Schmidt t’a rappelé.
Une fois de plus, je regrettai le bon vieux temps où les lettres et les appels téléphoniques (sans répondeurs ni boîtes vocales) étaient les seuls moyens de télécommunication, en dehors du rare télégramme.
Il n’y avait pas d’autres nouvelles de Schmidt. Lorsque je terminai de lire quelques bavardages d’amis, John consultait la messagerie de son portable.
— Feisal commence à être un peu nerveux : « Impatient de vous voir. Beaucoup de choses à vous raconter. Dites-moi quand vous arrivez. »
— Tu ferais peut-être mieux de le rassurer.
— Pour l’instant, je n’ai guère de nouvelles rassurantes à lui transmettre.
Il commença à appuyer sur les boutons en prononçant les mots à voix haute.
— Espère avoir des précisions demain. Garde-nous la surprise pour plus tard.
— Vous avez un style télégraphique, tous les deux. Vous ne vous êtes pas mis à la messagerie instantanée ?
— Nous devons considérer que tous nos échanges sont surveillés. Je hais la technologie moderne ! dit-il, vindicatif. Tous ces nouveaux moyens de communication, ce ne sont que de nouveaux moyens de nous espionner !
Avant que je puisse dire à quel point j’approuvais, la clochette de la porte retentit.
— Reste-là, dit-il.
Naturellement, je m’approchai de la porte et regardai ce qui se passait. Les deux clientes potentielles semblaient inoffensives : deux femmes d’âge mûr, en cardigan et collier de perles. John s’approcha d’elles.
— Puis-je vous aider ? proposa-t-il, charmeur.
— On regarde.
— Je vous en prie, dit John qui alla s’asseoir derrière le bureau au fond de la pièce.
Les deux femmes, Mabel et Allie, comme elles s’appelaient mutuellement, examinaient toutes les peintures et tous les objets en posant des questions et en s’enquérant des prix, sans manifester la moindre retenue dans leurs commentaires.
— Deux cents livres pour une horreur pareille ?
Elles restèrent près d’une heure, à tuer ainsi le temps, sans aucune intention d’acheter. John répondait à leurs questions de manière exhaustive et charmante, mais sans bouger de sa chaise. Après leur départ, je m’aventurai hors du bureau.
— Je suppose que tu en vois souvent des comme ça ?
— Oh oui, la plupart des clients veulent juste « jeter un coup d’œil ». Néanmoins, on ne sait jamais à quel moment un véritable client risque d’arriver. Viens t’asseoir ici. On ferme dans trois quarts d’heure.
Comme il ne semblait pas avoir envie de bavarder, j’ouvris le tiroir pour prendre le magazine que lisait Alan. Il n’était plus là, mais j’y trouvai autre chose.
— Je croyais que tu ne portais jamais…
— C’est un jouet. Ça suffit la plupart du temps, tu ne crois pas.
— La technologie moderne ! dis-je en regardant la sinistre forme noire.
— La vie dans la métropole est de plus en plus dangereuse, dit John, surtout pour les marchands d’art innocents. Je l’ai depuis qu’un de mes confrères, au bout de la rue, a subi une attaque à main armée, il y a quelques mois. Les cambrioleurs l’ont tabassé et sont partis avec deux bagues en diamant.
Il prit une pile de papiers dans une boîte et commença à les parcourir.
Quelques grimaces laissaient penser que certains devaient être des factures.
Un autre client arriva juste avant la fermeture. Le tiroir était ouvert et John avait la main sur le faux Beretta avant que la clochette n’ait fini de tinter.
C’était un homme cette fois, de constitution solide, qui portait une barbe et un turban.
— Je suis un confrère, dit-il avec l’accent du quartier de Whitechapel, je vends des tissus africains.
— J’ai peur de ne rien avoir pour vous, dit John. Allez voir chez Alfie.
— J’y suis passé, dit le barbu, sans céder de terrain.
— Allez voir la boutique au coin de la rue, spécialisée dans les arts africains, dit John en serrant si fort le pistolet que ses articulations blanchissaient. Marks et… euh… Markham et Wilson. Tournez à droite en sortant, et encore à droite au prochain carrefour. Vous ne pouvez pas les manquer.
— Merci, dit le barbu en souriant. Vous êtes bien aimable.
La sonnette tinta. John soupira et relâcha le jouet.
— Ouf. Allez, va chercher tes affaires pendant que je ferme.
John ouvrit la porte de l’appartement.
— Personne n’est entré.
— Le vieux truc du cheveu, dis-je en voyant tomber un fil sur le sol.
— Simple, mais généralement efficace. De toute façon, deux précautions…
Il jeta un coup d’œil soupçonneux dans la pièce, alla dans la chambre, entra dans le bureau et me précéda dans la cuisine.
— C’est bon.
Je rangeai les commissions et m’installai devant la télévision en attendant l’appel de Schmidt. John, qui voue un mépris total à la culture populaire, se réfugia dans le bureau, le nez en l’air.
D’une certaine manière, je ne lui reprochais pas d’éviter ce qui était devenu soit une entreprise de démoralisation (les infos), soit une entreprise d’abrutissement (les sitcoms), mais tout cela me détendait. Un sachet de chips dans une main et une bière dans l’autre, je zappais d’une chaîne à l’autre lorsqu’une image me fit renverser mes chips.
— John, criai-je, viens voir ! Vite !
Il se rua dans la pièce. En me voyant debout, saine et sauve, il était sur le point d’exploser quand je lui montrai l’écran.
— Regarde, c’est lui !
Je reconnaissais le décor : la façade du musée Altes de Berlin. Au premier plan, le Dr Ashraf Khifaya, secrétaire général du Conseil suprême des antiquités, dans toute sa gloire, interviewé par la BBC.
Il portait un casque colonial et brandissait une gigantesque pancarte qui disait en anglais, en allemand et en arabe : « Rendez-nous Néfertiti ». Des journalistes l’entouraient. On aurait dit une star hollywoodienne particulièrement sexy jouant les archéologues aventuriers.
Il ne lui manquait que le lasso. À l’arrière-plan, une longue file de femmes en djellaba noire arpentait le trottoir sur un lent battement de tambour.
— Pas de danseuses ! dit John, critique.
— C’est mieux comme ça. Solennel et dramatique.
« Je ne demande que notre dû », disait Khifaya, dans un anglais parfait, avec la petite pointe d’accent suffisante pour ne pas perdre son exotisme.
On le coupa au milieu de son numéro ; aucune information n’a droit à plus de quelques minutes. Pour conserver une apparence d’impartialité, les caméras se braquèrent vers un homme assis derrière son bureau.
— C’est lui…, couinai-je.
— Lui ?
— Chuuut.
— Nous sommes dans un pays libre, dit l’homme, d’une voix ciselée. Si l’honorable secrétaire veut s’exhiber sur la place publique, c’est son droit le plus strict.
— Alors, Néfertiti ne retournera pas en Égypte ? demanda une femme blonde, en regardant la caméra.
— Vous avez reçu un dossier de presse précisant la position du musée. Elle n’a pas changé. Je n’ai rien à ajouter.
— Donc, le conflit n’est pas réglé, insista la blonde, avec un rire joyeux.
Elle fut aussitôt remplacée par une starlette tout aussi blonde qui répondait à des questions sur son divorce imminent. John attrapa la télécommande et éteignit la télévision.
— Tu l’as reconnu ? Pas Khifaya, l’autre, demandai-je…
— Je crois que c’est le directeur du musée.
— L’assistant du directeur ! C’était Jan Perlmutter. Tu te souviens, l’homme qui a dérobé l’Or des Troyens sous notre nez !
— Sous ton nez !
— Oh, voyons, tu étais en chasse, toi aussi. On s’était trompé de tombeau ! Je ne sais toujours pas comment Perlmutter a su lequel était le bon.
— Ah, ça y est, ça me revient. À mon avis, il a eu l’information par ton copain, le petit graveur sur bois. J’avais comme l’impression que ce vieux bonhomme en savait plus qu’il ne le prétendait. Tu ne t’es jamais posé la question ?
— Je n’ai pas eu le temps. Je me suis enfuie la queue entre les jambes et Herr Müller avait déjà quitté Garmisch pour aller voir sa sœur. Je voulais entrer en contact avec lui, mais quelques semaines plus tard, j’ai reçu une lettre de la sœur, qui m’annonçait sa mort.
Je me sentais toujours un peu coupable de ne pas avoir fait l’effort de prendre de ses nouvelles. J’avais fini par bien l’aimer et je crois qu’il m’aimait bien aussi. M’avait-il caché des informations ?
Si oui, il avait sans doute estimé qu’il serait dangereux pour moi de le savoir. Ce n’était que trop vrai, d’ailleurs ! Müller m’en aurait peut-être dit plus s’il n’était pas mort si vite …
— Si tu veux savoir si j’ai demandé à ce fumier de Perlmutter comment il l’avait su, la réponse est « non ». Je ne lui ai pas parlé depuis.
— Je ne l’avais pas reconnu, admit John. Il perd ses cheveux.
Il passa la main dans ses boucles abondantes.
— Bien fait pour lui, dis-je, agressive. Cette découverte lui a permis d’obtenir une promotion mirobolante et il m’a fait passer pour une idiote.
— Il n’avait pas l’air très heureux, si cela peut te consoler.
— Ah tiens… S’apercevrait-il soudain que diriger un musée, ce n’est pas toujours affaire de riches mécènes et d’œuvres d’art ? Tiens, pourquoi tu ne regarderais pas sur Internet pour voir si on trouve des histoires de musée assiégé ?
— On en trouvera sûrement ! Tous les ragots y sont.
Reuters et les journaux allemands publiaient des articles, abondamment illustrés de photos de Khifaya. Sa beauté, son charisme et ce casque colonial avaient un impact graphique aussi impressionnant que s’il s’était agi d’une véritable star.
Il s’exprimait avec éloquence et passion et parfois une touche d’humour triomphant. J’aurais pu jurer qu’on voyait des larmes dans ces grands yeux noirs lorsqu’il en appelait à la justice mondiale.
— Tu baves devant lui ! dit John, méchamment, en navigant sur ce qu’il appelait des blogs d’égyptologie.
On y voyait Khifaya partout. J’approchai une chaise, poussai John et commençai à lire quelques commentaires. Les opinions étaient partagées. Certains estimaient qu’on devait répondre aux exigences égyptiennes, d’autres acceptaient les déclarations du musée et considéraient que le buste était trop fragile pour être déplacé.
Ensuite, je me laissai distraire par d’autres sujets, allant du plus profond professionnalisme au délire le plus complet. On y débattait de tout, de la construction des pyramides à l’âge du Sphinx, et ce n’était pas l’ignorance qui empêchait les gens d’exprimer leur opinion !
Un mot attira mon attention et je retins John qui allait passer à l’écran suivant : le mot « momie ».
Il me fallut quelques minutes pour remonter le fil de la discussion qui avait commencé depuis un certain temps. Quelqu’un avait retrouvé la reine Hatchepsout. Un autre disait que c’était faux, car il s’agissait d’une autre momie, dans un autre tombeau, identifiée par un simple nombre qui n’évoquait rien de spécial, et un troisième affirmait que cette momie numéro deux était Néfertiti, ou sa fille, peut-être.
— Je pourrais y passer des heures, dis-je, fascinée. Regarde ce dessin de la momie numéro deux. C’est la réplique exacte de la statue de Berlin.
— Le monde ne manque pas de fanatiques, dit John. Au moins, ils ne parlent pas de…
Mon portable sonna. Je sautai dessus.
— Je suis là, dit une voix indolente. Je peux passer vous voir ?
— Non ! cria John.
— Schmidt, tu vas bien ? demandai-je.
— Non, je suis désespéré. J’arrive !
— Non, reste, reste là où tu es !
John attrapa le téléphone.
— Le Savoy ?
— Aber, natürlich. Je vais toujours au Savoy quand je suis à Londres. On me connaît bien et…
— On te rejoint, dis-je en reprenant mon portable. Ne bouge pas. On arrive dans moins d’une demi-heure.
— Sehr gut. Je vous invite à dîner.
Un long soupir suivit. Je raccrochai au beau milieu.
— Tu ferais mieux de te changer, dit John en jetant un coup d’œil désapprobateur sur mon jean et mon T-shirt.
— Ils n’ont pas un grill ou une pizzeria au Savoy, ou un restaurant moins huppé que le grand salon ?
— Non. Change-toi, et dépêche-toi. Schmidt n’est pas un parangon de patience.
John ôta son jean et sa chemise tout en parlant. À peine avais-je déniché un pantalon correct et un haut sans inscription infamante qu’il nouait déjà sa cravate.
— Les Royal Marines ? demandai-je en étudiant les rayures.
— Le premier Régiment de Gloucester.
— Tu devrais avoir honte.
— Ma chère amie, rien n’interdit de porter une cravate militaire. Il commença à sortir divers objets des poches de la veste qu’il portait pour les mettre dans celles de son élégant blazer en laine et soie. Le dernier objet fut le pistolet. Jouet ou pas, il était assez lourd pour faire plisser le vêtement. Il étudia son reflet dans le miroir, fronça les sourcils et transféra le pistolet dans une poche intérieure.
— Et si tu m’en donnais un ?
— Tu voyages trop. Essaie de passer la sécurité d’un aéroport avec ça, tu verras que cela n’amuse personne.
Le Savoy était l’un des nombreux endroits où John ne m’avait jamais emmenée. Ça m’a plu tout de suite ! L’allée circulaire qui donnait directement sur le Strand, le serviteur en haut-de-forme qui sautait sur la porte du taxi, le magnifique lobby où Schmidt nous attendait, bras ouverts.
Il m’embrassa – il aurait aussi embrassé John si celui-ci ne s’était méfié – et annonça qu’il avait réussi à nous obtenir une table.
Cela ne devait pas être une mince affaire, et John semblait impressionné.
Tandis que Schmidt était plongé dans le menu, je l’étudiai attentivement, de plus en plus inquiète.
Il avait bonne mine et n’avait pas continué à maigrir, mais il y avait quelque chose… Son regard n’arrêtait pas de bouger.
Il babillait, mais son enthousiasme forcené habituel avait disparu, comme s’il essayait de se changer les idées !
— Bon, Schmidt, dis-je, maintenant, ça suffit, vide ton sac. C’est pour ça qu’on est là.
Schmidt sortit un grand mouchoir qu’il pressa devant son visage.
— Je n’ai pas envie d’en parler. Plus tard, peut-être, mais pas ici : je ne veux pas me mettre à pleurer en public. Distrayez-moi. Parlez-moi de vous, dites-moi ce que vous faites. Comment vont les affaires ? Des trouvailles intéressantes ?
— J’ai un magnifique Enterrement du Christ par un graveur sur bois allemand du XVe siècle. Mais n’espère pas que John te fasse une réduction. C’est toujours plus cher pour les vrais amis.
Schmidt éclata d’un rire bruyant.
— Très bien, très bien. Je passerai le voir demain à la boutique.
J’ouvris la bouche et reçus immédiatement un coup de pied dans les chevilles.
— Quand vous voudrez, dit John. Combien de temps avez-vous l’intention de rester à Londres, Schmidt ?
— Je ne veux pas bouleverser votre programme.
— Il est flexible, dit John, ce qui était sans doute la plus belle litote de l’année.
J’étais certaine qu’il avait toujours l’intention de quitter la ville dès le lendemain matin, sans rien dire à Schmidt. C’était une mauvaise idée, à mon avis, de le laisser tout seul à Londres, totalement et, de son point de vue, légitimement furieux contre nous. J’avais appris à ne pas sous-estimer mon patron. Il serait sur notre piste dès qu’il aurait appris que nous n’étions plus dans son rayon d’action. L’idée d’avoir sa petite personne corpulente et peu discrète à nos trousses en Égypte me mettait mal à l’aise.
Si nous allions en Égypte, bien entendu.
En remarquant mon air soucieux, Schmidt dit :
— Tu ne t’inquiètes pas pour Clara, j’espère ? Je me suis assuré qu’on s’occuperait bien d’elle.
— Parfait, fis-je, absente.
Je crois que nous avons très bien mangé, même si je ne me souviens pas de ce que j’avais dans mon assiette. De nouvelles idées affolantes ne cessaient de me traverser l’esprit. John s’était arrangé pour que Schmidt ne fasse pas un pas dehors.
Notre vieil ami était-il en danger ? Qui devait-il craindre ? Et pourquoi ? S’il risquait effectivement quelque chose, nous ne pouvions pas le laisser sans protection.
Je revins dans le monde réel pour entendre John et Schmidt qui discutaient du Victoria and Albert Museum.
— Cela fait un moment que je n’y suis pas allé, fit Schmidt en tordant délicatement sa moustache. J’aimerais bien revoir les armures. Vicky, tu voudras bien m’accompagner, j’espère ? Vous êtes le bienvenu aussi, John, mais vous serez sans doute occupé au magasin.
— Je croyais que vous vouliez voir l’Enterrement… dit John.
— Un autre jour, peut-être.
Schmidt insista pour nous escorter jusqu’à la porte.
— Bon, dit-il, demain à neuf heures, Vicky, pour le petit-déjeuner et ensuite, direction le musée.
Il nous envoyait toujours des baisers lorsque le taxi s’éloigna.
— Tu n’as pas eu l’impression qu’il ne voulait pas de ma présence, demain ? dit John.
— J’ai beaucoup d’impressions, plus absurdes les unes que les autres. Je commence à croire…
— Pas maintenant… bien sûr, corrigea John, tu peux penser ce que tu veux, mais ce n’est pas la peine d’en discuter maintenant.
Je me contentai donc de regarder par la vitre. Londres est l’une de mes villes préférées. Je m’y étais toujours sentie en sécurité, avant, même après l’attentat-suicide dans le métro.
Les attaques terroristes sont aussi imprévisibles que les tornades, me disais-je, elles peuvent tout aussi bien se produire à New York qu’à Madrid ou au Moyen-Orient. Mais le matin même, j’avais failli être enlevée par des gens qui m’en voulaient, à moi, Vicky Bliss, et non pas à une victime anonyme.
On pourrait penser que je m’étais habituée à force de fréquenter John, mais croyez-moi, on ne s’habitue jamais à ce genre de chose.
John fit le tour de l’appartement avant de s’installer sur le divan et de me faire signe de le rejoindre.
— Tu réfléchis toujours ? demanda-t-il.
— Oui. Non. Je crois que nous devrions tout raconter à Schmidt.
Pour seule réponse, il leva le sourcil. J’avais ruminé mes arguments, si bien que je me lançai : — Schmidt a de nombreux contacts. Il connaît tout le monde. Tu ne cesses de le dénigrer avec des adjectifs comme « vieux » ou « petit gros », mais sans Schmidt, notre aventure égyptienne de l’an dernier ne se serait pas terminée aussi bien. Il a joué les deus ex machina, il nous a sortis de situations scabreuses. Tu le prends peut-être pour un rigolo…
— C’est un rigolo. C’est une des choses qui le rend si efficace. Les gens le sous-estiment. Je commence à apprendre à ne pas le faire. Crois-moi ou pas, j’envisageais cette possibilité aussi. La seule chose qui m’en empêche, c’est que j’aime bien ce vieil… pardon, ce cher ami. Je n’ai pas envie qu’on lui fasse du mal.
— Et moi, à ton avis ? Mais il est adulte, John, même s’il est enrobé et qu’il n’est plus aussi jeune qu’avant. Je n’ai pas le droit de prendre des décisions à sa place et toi non plus. Son ego vient déjà d’en prendre un coup avec cette garce de Suzi. Il préférerait sans doute risquer sa vie que de perdre l’estime de soi. Tu ressentiras peut-être la même chose quand tu auras son âge.
John me prit la main.
— Ne pleure pas.
— Je ne pleure pas, dis-je en reniflant.
— Tu as failli me faire pleurer ! dit John en me tendant un mouchoir. (Il en a toujours un sur lui.) Et tu m’as convaincu. Dieu sait que je préfère avoir Schmidt avec moi que contre moi.
— D’ailleurs… Oh, tu es d’accord ? Alors, comment on procède ?
— Tu vas le retrouver au Savoy, comme prévu, prends un copieux petit-déjeuner, saute dans un taxi, et en route pour Heathrow. Je t’y retrouverai. Terminal international. À dix heures et demie.
Je m’y attendais plus ou moins.
— Qu’est-ce que je lui raconte ?
— Si je le connais bien, la seule chose à lui dire, c’est que nous sommes partis sur une nouvelle aventure et que je lui donnerai tous les détails en temps voulu. Que tu as juré le secret, dit John qui commençait à se passionner pour ce scénario, et que tu n’oses pas divulguer les plans du maître d’œuvre (moi). Que nous courrons tous un grand danger, tant que nous ne serons pas à destination, et, qu’une fois sur place, on l’intronisera dans la cabale. On pourra même organiser une petite cérémonie, avec masques et costumes de rigueur !
John recourait à ces bêtises comme à un moyen de défense. C’était si contagieux que, lorsqu’il me proposa un en-cas, j’optai pour une autre forme de distraction.
La réaction de Schmidt fut totalement différente de ce que nous avions prédit, John et moi.
Lorsque je demandai au chauffeur de taxi de nous conduire à Heathrow, et non au musée, on aurait dit qu’on venait de lui apprendre le décès de son meilleur ami.
— Alors, tu es en cavale, dit-il, les sourcils froncés. Une fois de plus.
— Nous sommes en cavale, corrigeai-je. Qu’est-ce qui te prend, Schmidt, tu n’aimes plus l’aventure ?
— Si, si, dit-il à contrecœur. Pourquoi ne pas m’avoir prévenu ? Comment puis-je partir pour une destination inconnue sans bagages.
Il avait le plus important : son passeport et son ordinateur portable, dans une élégante sacoche de cuir. Je crois qu’on ne l’aurait pas laissé entrer ainsi au musée, mais ce n’était pas le moment de le lui faire remarquer puisqu’il n’en était plus question.
Il n’était guère plus démuni que moi.
J’avais mis des sous-vêtements et une brosse à dents dans mon sac à dos, c’est tout. Tôt ou tard, quelqu’un devrait me racheter une garde-robe.
J’espérais que ce serait Schmidt. Il était plus généreux que John.
Schmidt voulait savoir où nous allions, ce qui me paraissait raisonnable. Et pour quelles raisons. Le discours de John, que je reproduisis presque à la lettre, ne lui remonta pas le moral. Après avoir annoncé qu’il ne poserait plus de questions, il se réfugia dans le silence, les bras croisés, la lèvre boudeuse. Cela ne lui ressemblait guère, et, si je n’avais pas été préoccupée par d’autres problèmes, je me serais demandé ce qu’il tramait. Cela n’aurait rien changé, de toute façon.
John nous attendait, cartes d’embarquement à la main. Schmidt lui arracha la sienne des mains.
— Berlin, dit-il, d’un ton neutre.
— Berlin ? répétai-je d’une voix suraiguë.
— Nous avons encore le temps de boire un café, dit John en prenant Schmidt par le bras.
Il resta collé à Schmidt comme un frère après une longue séparation et l’accompagna jusqu’aux toilettes. À bord, je fus reléguée à un siège entre deux étrangers, pendant que John maternait Schmidt, quelques rangs devant moi.
Attends-toi et prépare-toi toujours au pire, ainsi, tu ne seras pas déçue et jamais prise au dépourvu. Telles étaient les règles de conduite de John, mais j’étais persuadée, que, dans notre cas, il en rajoutait. Schmidt se conduisait bizarrement, mais je n’arrivais pas à imaginer que mon vieil… cher ami avait de mauvaises intentions.
Comme je n’avais rien à lire, après avoir feuilleté le magazine de l’avion et décidé quel carré Hermès j’aurais choisi si on avait proposé de m’en offrir un, j’essayai de deviner les raisons qui nous conduisaient à Berlin. J’espérais que nous n’allions pas tomber sur une version germanique de Bernardo. Un Monseigneur Anonyme allemand ? Une personne liée au musée ? Je pourrais peut-être me fabriquer une pancarte et monter le siège avec les autres manifestants ?
Cela aurait au moins l’avantage d’embêter ce salaud de Perlmutter, surtout si j’arrivais à passer à la télévision. Allez, ne cherche pas à savoir, suis aveuglément ton maître… J’aurais aussi bien pu être mariée. L’amour, l’honneur et surtout l’obéissance…
Aucune voiture de location ne nous attendait à l’aéroport mais l’hôtel devant lequel le taxi nous déposa ressemblait un peu à celui de Rome, dans un quartier tranquille, un petit hôtel sans histoire. Le réceptionniste ne sembla pas reconnaître John, mais après avoir échangé quelques mots avec le directeur, il nous accorda une suite, avec deux chambres, ce qui laissait penser à d’anciennes frasques communes… peut-être pas si anciennes. Nous montâmes à l’étage et, quelques instants plus tard, un garçon d’étage nous apporta une bouteille de vin.
Schmidt avait réussi à aller à la salle de bains sans escorte. En sortant, il jeta un coup d’œil morose sur le vin.
— Un agréable petit merlot, dit John. Vous préférez le vin rouge, je crois ?
— J’aimerais mieux de la bière.
— Bien entendu. (John décrocha le téléphone.) Vous voulez quelque chose à manger ? Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?
— Rien.
— Voyons, Schmidt, dis-je, inquiète. L’heure du déjeuner est passée depuis longtemps. Je suis sûre que tu as faim.
Aussi impavide qu’un Bouddha moustachu, Schmidt regardait dans le vide. John passa une commande, au petit bonheur la chance, et s’assit, les bras croisés.
— L’heure est venue, dit-il, d’un ton mesuré, de vous dire toute la vérité.
Schmidt grommela entre ses dents.
— Quoi ?
— Vous n’êtes pas obligé de tout me dire.
— Votre confiance absolue et votre loyauté me touchent au plus profond du cœur, dit John, en mettant la main sur la position approximative de cet organe. C’est parce que j’ai cette même confiance en vous que je veux que vous sachiez la vérité, toute la vérité, rien que…
— Arrête un peu, dis-je, irritée. Bon, voilà, il y a trois jours…
John ne cessait de m’interrompre, mais je n’étais pas d’humeur à supporter ses enjolivures rhétoriques. Je résumais la situation aussi simplement et aussi brièvement que le permettait la complexité de l’affaire. Schmidt me fixait, les yeux écarquillés, la bouche ouverte.
— Toutankhamon ? On a volé Toutankhamon ?
— Et tout le monde s’imagine que c’est moi, dit John. Tout le monde étant une quantité indéterminée, mais néanmoins mesurable, d’individus qui ont des liens avec mon ancienne profession.
— Des escrocs, traduisis-je.
Un gargouillement sortit de la gorge de Schmidt.
— Je suis innocent, Schmidt, entonna John. Aussi innocent que le bébé…
Je lui donnai un coup dans les côtes.
— Ce n’est pas le moment d’amuser la galerie.
— Je ne cherchais pas à amuser la galerie, répondit John, indigné, en tournant ses yeux d’un bleu de cristal vers Schmidt. J’en appelle à vous, Schmidt. En souvenir du bon vieux temps, et parce que vous êtes l’allié le plus courageux et le plus sage que je pourrais jamais trouver, voulez-vous m’aider à blanchir mon nom ?
Schmidt s’assit sur le sofa et éclata en sanglots.
Il est très sentimental, notre Schmidt, mais ses larmes n’étaient pas des larmes d’émotion d’un cœur débordant, c’était un flot, un torrent qui trempait sa moustache et ruisselait sur ses joues et son menton.
Je m’approchai de lui, lui passai le bras autour des épaules, mais il m’écarta d’un violent revers de main.
— Non, ne sois pas gentille avec moi. Je ne le mérite pas. Je t’ai trahie.